Fr. J.-M.-L. Monsabré (O. P). L’Empire du diable. Extrait de la « Revue thomiste », (Paris), 2e année, 1894, pp. 289-308.

Fr. J.-M.-L. Monsabré (O. P). L’Empire du diable. discours prononcé à la chapelle des RR. PP. dominicains, le 28 mai 1894. Extrait de la « Revue thomiste », (Paris), 2e année, 1894, pp. 289-308. Et tiré-à-part : Paris : aux bureaux de la Revue thomiste, 1894. 1 vol. in-8°, 20 p.

 

Jacques Marie Louis Monsabré (1827-1907). Prêtre catholique (1851) , dominicain (1855). – Prédicateur à Notre-Dame de Paris (1869). Véritable polygraphe (195 publications retenues sur (B.n. F.), nous avons retenue les quelque titres suivants :
— Le Mariage. Précédé d’une lettre de Mgr François Richard, archevêque de Paris. Paris : P. Lethielleux , 1887. 1 vol. In-8° , XII-384 p
— L’École et la famille, discours pour la distribution des prix de l’externat Saint-Joseph, au Havre, 27 juillet 1900. Rouen : impr. de L. Gy , 1900. 1 vol. in-12, 23 p.
Or et alliage dans la vie dévote.Paris : E. Baltenweck , 1877. 5e éd. 1 vol. in-16, III, 209 p.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé les notes de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 289]

L’EMPIRE DU DIABLE

L’ordre de Saint-Dominique vient de clore la série des fêtes prescrites par l’Église pour la béatification solennelle des vénérables martyrs dominicains de la Chine, Pierre Sanz, François Serrano, Joachim Royo, Jean Alcobert et Francois Diaz. D’autres ont raconté l’histoire de leur vocation, loué la perfection de leurs vertus, l’héroïsme de leurs combats, la gloire de leur triomphe. Nous avons pensé que l’occasion était bonne de nous transporter dans les vastes régions où ils ont été décapités, étranglés étouffés pour la sainte cause de Dieu et de son Christ et de résoudre une question providentielle qui trouble bon nombre d’âmes chrétiennes.

Le martyre de nos Bienheureux n’est qu’un épisode de la lutte gigantesque engagée depuis des milliers d’années, entre le ciel et l’enfer, dans cet extrême Orient dont nous ne connaissons pas encore tout le mystère. Sur les races étranges que n’ont pu pénétrer notre civilisation et nos mœurs, l’immortel ennemi de Dieu, Satan, règne en maitre, et l’on se demande, avec douleur, pourquoi la Providence a permis et permet encore cette longue et altière domination ; avec inquiétude, quelle sera finalement l’issue du combat entre Dieu et son adversaire. Nous allons essayer, avec la grâce de Dieu, d’éclaircir ces mystères.

I

Il est de mode, dans un certain monde de penseurs et de savants, de ne plus croire à l’existence du démon el à sa puissance ; et d’’honnêtes chrétiens se permettent de penser  e de dire  que mêler les esprits d’un autre monde aux choses humaine c’est compromettre la gravité de nos dogmes et les mettre dans une fausse situation en regard de l’incrédulité contemporaine. A l’occasion, ils font leur petite partie de scepticisme moqueur dans le concert de négations qui tendent à isoler l’homme des [p.290] influences surnaturelles que vénéraient et que redoutaient nos pères.

Qu’est-ce que cela prouve contre les intentions et les pressentiments de la raison qui devine dans le monde invisible le prolongement de l’univers visible (1) ; contre l’universelle tradition des peuples, qui affirme l’existence et l’action des mauvais esprits dans la nature et dans les événements de la vie humaine, et surtout contre l’enseignement si précis de l’Écriture, de l’Église et des saints docteurs qui nous racontent les orgueilleuses prétentions de Lucifer, ses combats et sa chute, nous invitent à fuir ses pièges et nous dictent les prières que nous devons faire pour déjouer ses tentatives ? — Oui, qu’est-ce que cela prouve ? — Qu’il y a en ce monde bon nombre d’esprits légers ; que le diable est un ennemi intelligent et que, dans certains milieux, il juge à propos de se faire oublier pour tromper plus sûrement et mieux affermir son pouvoir.

Le vrai chrétien ne se laisse pas prendre à cette ruse. Il croit avec l’Église que le Créateur a rempli les abîmes qui séparent le monde divin du monde inférieur où s’accomplit notre épreuve, d’esprits plus parfaitement configurés à sa très pure essence que nous ne le sommes nous-mêmes. Il croit que ces esprits étant libres ont pu prévariquer et déchoir de leur perfection native. Il croit que l’orgueil et l’envie ont provoqué dans le ciel un immense conflit, et que Lucifer et ses tenants ont été précipités dans les abîmes où Dieu les châtie éternellement. Il croit que le diable et ses anges, ne pouvant plus trouver le bonheur dans la paix, cherchent à se procurer les fausses et cruelles joies de la vengeance et qu’ils y déploient toutes les forces de leur admirable nature. Mais de qui se venger ? — De Dieu à qui ils ravissent les adorations de la créature en contrefaisant sa toute-puissance par des prestiges ; des anges, leurs frères fidèles dont ils contrarient le gouvernement et la protection en troublant la nature et en séduisant les âmes : de l’homme surtout, qui leur fut préféré dans l’ineffable mystère de l’union de Dieu avec la création, de l’homme qui doit remplir les vides qu’ils ont laissés au cic et qu’ils portent au mal pour l’entrainer avec eux dans un éternel [p. 291] malheur. Enfin, le vrai chrétien croit que la vengeance de Satan a triomphé sur le père de notre race, et avec l’apôtre saint Paul il confesse douloureusement « que nous avons à lutter non seulement contre la chair et le sang, mais encore contre les principautés et les puissances, contre les rois invisibles de ce siècle ténébreux contre les esprits de malice répandus dans l’air. »  — Non est nobis colluctatio adversus carnem et sanquinem, sed odversus principes et potestates, adversus mundi rectores tenebrarum harum, contra spiritualia nequitiæ in cælestibus (2).

Redoutable puissance des mauvais esprits ! On se demande s’il est possible que Dieu lui permette de se déchainer sur la pauvre humanité ! Eh oui, cela est possible, puisque cela est : et cela est, parce qu’il a plu à Dieu de donner plus de solennité à notre épreuve et plus de lustre au triomphe de la vertu ; cela est parce que le genre humain dans la personne de son chef a donné prise sur lui en fléchissant et en se laissant vaincre dans l’épreuve qui devait fixer le cours de ses destinées et lui assurer la transmission des privilèges et des gloires de son origine immaculée (3).

Entendons-nous bien cependant sur le pouvoir de Satan et gardons-nous de trembler devant lui comme devant une inéluctable fatalité.

« Une grande partie de nos fautes, dit saint Thomas, provient des défections de notre libre arbitre, sollicité par nos propres convoitises. Toutefois l’office propre du diable est de nous tenter : Dicitur officium proprium diaboli tentare (4). Sa malice aiguillonnée par l’orgueil et la jalousie est ennemie de notre progrès moral, elle plus sûr moyen pour lui d’entraver ce progrès est de nous faire pécher. Il prépare donc nos chutes par des illusions perfides, par le trouble secret et Ies excitations malsaines de nos appétits. Mais, dans ce travail funeste, il lui est défendu de toucher à notre âme et de faire violence à notre volonté. S’il nous entraîne au mal, c’est que nous l’avons voulu. Mais malheur à [p. 292] nous si nous sommes vaincus ; car il emploie toute l’énergie de sa grande et puissante nature à nous retenir captifs (5).

Hélas ! il l’a exercé, ce pouvoir de détention, sur la plus grande partie du genre humain. Au lendemain de la chute, il s’est emparé de la race de Caïn ; il a flétri et corrompu celle de Seth ; il a attiré sur ses misérables esclaves l’immense catastrophe du déluge. Après cette effroyable leçon il a repris la guerre et est devenu tellement maître qu’un Dieu seul pouvait délivrer l’humanité de son exécrable tyrannie. On l’a vu à l’œuvre, ce Dieu, dans le vieux monde où Satan régnait et tenait si bien l’empire de la mort que les justes eux-mêmes, pieusement endormis dans le Seigneur et embaumés de leurs vertus, étaient obligés d’attendre sous son joug odieux ]a fin d’un long exil. Royal restaurateur de l’empire de son père, ce Christ que la souffrance a couronné de gloire et d’honneur, il est venu détruire par le sacrifice de sa vie celui qui avait l’empire de la mort (6). Accomplissant la promesse qu’il avait faite avant de mourir, de jeter dehors Je prince de ce monde : Princeps hujus mundi ejicietur foras (7), il a brisé d’abord les portes des prisons mystérieuses où étaient détenues les âmes justes, et les a entraînées avec lui, esclaves de sa gloire et de son honheur, dans l’éternelle patrie que leur avait fermée l’homicide des premiers jours, en corrompant le père de l’humanité : Christus ascendens in altum captivam. duxit captivatem (8). Il a dissipé les ombres de la mort au milieu desquelles le genre humain était assis ; il a renversé les autels où, sous mille noms et mille figures, Satan était adoré par le monde païen ; il a imposé silence à ses oracles menteurs ; il a armé l’homme régénéré contre ses tentations et ses prestiges ; il a établi un royaume de lumière et de paix où retentit ce cri d’une nouvelle humanité : Christus vincit, Christus regnat, Christus imperat.

Triste royaume ! dira-t-on. Triste royaume que notre petit monde européen, en regard de ces immenses contrées de l’Orient où Satan règne encore sur des centaines de millions d’âmes. Non, le Christ n’a pas détruit le pouvoir de celui qui avait l’empire [p. 293] de la mort ; non, la promesse qu’iI a faite de mettre dehors le prince de ce monde n’est pas accomplie : à moins qu’on n’entende parce dehors la vaste agglomération des peuples que Dieu a déjà voués à une éternelle réprobation. Ce qui serait monstrueux.

Ne nous hâtons pas de juger les desseins de Dieu, la conduite de sa providence et l’œuvre de son Christ. Il est très vrai que, depuis les temps les plus reculés, Satan a établi son empire sur les infortunés peuples de l’extrême Orient ; mais il est très vrai aussi qu’il n’a pu devenir maître que par le lâche et monstrueux acquiescement de ceux qu’il a vaincus. Partout et en tout on reconnaît son orgueilleuse domination et l’ambition qui le tourmente de s’égaler à Dieu et de se mettre à sa place.

Dans les rêveries philosophiques des sages et des lettrés, il a fait reculer en un vague lointain l’idée de Dieu père et maître de toutes choses, il lui a substitué l’universelle nature où tout est Dieu ; et dans cette nature universelle il a fait prévaloir la matière sur l’esprit. Il a voulu faire de la vie humaine l’image de sa vie misérable et l’a comme enveloppée d’un pessimisme sombre et désespéré d’où l’on ne peut sortir qu’en entrant dans le repos anéanti du Nirvana. Par le système des transmigrations il a faussé les espérances de l’homme et lui a inspiré un respect superstitieux, une imbécile commisération pour des animaux nuisibles et parfois dégoûtants, pour des plantes vulgaires et souvent inutiles.

Dans les religions populaires, il a multiplié les dieux et les idoles : non plus ces chefs-d’œuvre d’art du polythéisme occidental, où se révèlent une perception exquise des grâces de la forme et un profond sentiment de la vie, mais des géants monstrueux, des figures grimaçantes, des corps aux cent têtes, aux cent mamelles, aux cent bras et aux cent jambes ; bien plus, des représentations de membres et d’actes obscènes ; mieux encore, pour narguer la malédiction qui l’a frappé sons la figure du serpent, il a fait de cet animal un être sacré à qui il faut des temples et des adorateurs.

Autour de ces idoles il a ses prêtres : orgueilleux mendiants qui se croient sortis de la tête d’un Dieu et considèrent l’aumône qu’on leur fait comme le plus grand acte de religion, impitoyables bourreaux qui fouillent les entrailles humaines, sinistres étrangleurs [p. 294] qui surprennent en trahison les victimes destinées à apaiser la colère de l’atroce Kali, audacieux nécromanciens, sombres fakirs, hideux sorciers adonnés aux évocations d’outre-tombe et aux plus noires pratiques de la magie. Il a ses pèlerins et ses ascètes condamnés pour lui plaire aux longs voyages, aux interminables jeûnes, aux crucifiantes immobilités, aux poses désordonnées ; aux emmurements, aux plus intolérables supplices. Il a ses martyrs, légions de fanatiques qui se font écraser sous les roues du char où trône un hideux poussah ou se laissent immoler en de ténébreux mystères.

Il a ses miracles, orgueilleuses contrefaçons des merveilles de la toute-puissance de Dieu, œuvres prestigieuses qui sur passent le pouvoir de l’homme et étonnent son ignorance des forces cachées de la nature et du monde invisible. C’est le Kounboum, arbre unique et irréproductible aux feuilles et à l’écorce couvertes de caractères thibétains parfaitement formés dont on cherche en vain le sens mystérieux. Caractères dont on voit germer les formes indéterminées sur chaque feuille qui naît et sur chaque nouvelle écorce (9). Ce sont encore les abioses, suspensions de vie ou fausses morts, suivies, à la distance de plusieurs semaines, de plusieurs mois, et quelquefois de plusieurs années, par de fausses résurrections. Rien de plus étrange et de plus saisissant que ces phénomènes qui, comme tous les prestiges diaboliques, n’ont évidemment pas d’autre but que d’étonner et de séduire. Ils ont été constatés officiellement par des mandataires du gouvernement anglais, relatés dans les annales de l’Indiana Company et jusque dans nos revues. Un fakir, par exemple, annonce qu’il va mourir et renaître au bout de cent jours. Après s’être étourdi par une ronde vertigineuse, il s’immobilise et se momifie en quelque sorte : on n’a plus sous les yeux qu’un cadavre. « Le cadavre est enfermé dans un sépulcre de pierre dont le couvercle est fixé par des écrous sur lesquels [p. 295] on appose le sceau de l’Amirauté. Puis des sentinelles anglaises montent la garde pendant cent jours aux pieds et à la tête du prétendu défunt. Le centième jour les brahmes viennent, ouvrent le sépulcre en présence des officiers envoyés par l’Amirauté. Ils en retirent une sorte de squelette jaune, ratatiné, affreux, qu’ils étendent délicatement sur un matelas. Les frictions d’huile parfumée commencent sur tous les membres à la fois de la tête à la plante des pieds. Au bout de seize heures, l’épiderme perdant peu à peu la couleur de parchemin devient souple et blanc. Un brahme desserre les dents du fakir et lui verse dans la bouche un cordial magique. Les frictions recommencent et finalement, après trente-deux heures de manipulation, le cadavre exhalant un soupir se relève … Quelques minutes plus tard il parle (10). »

Ajoutons à cela les maladies sans causes naturelles subitement guéries par des enchantements ; les fanfaronnades cruelles et dégoûtantes des Lamas bockte qui s’ouvrent le ventre avec un coutelas, arrachent leurs entrailles, les étalent devant eux, aspergent de leur sang la foule qui les admire et les invoque, ferment leur blessure et rentrent tranquillement dans leur premier état ; la disparition ou évaporation soudaine de personnes vivantes ; les prestiges, les jongleries stupéfiantes des fakirs, près desquelles les plus habiles opérations de nos prestidigitateurs ne sont que des jeux d’enfants. D’autres manières encore, Satan rappelle à ses esclaves sa présence et son pouvoir. Il trouble la paix des foyers, hante les maisons, bouleverse, brise, détruit, chasse les familles et répand partout la terreur. Il simule l’envahissement divin par du soudaines possessions. Il marque d’un signe mystérieux les Lamas suprêmes qu’il destine aux adorations de la foule hébétée.

On reconnaît sa haine homicide dans ces êtres sans entrailles, qui méprisent, mutilent et maltraitent la femme après avoir écrit dans leurs digestes : « La femme ne reste fidèle que par la terreur des coups et de la prison… Le néant, le vent, la mort, les régions profondes, le coupant du rasoir, la prison, les serpents ne sont pas, quand ils sont réunis, aussi méchants [p. 296] que la femme (11). » Êtres sans entrailles qui jettent dans le limon des grands fleuves les enfants qui les gênent, ou les abandonnent à la voracité des animaux immondes ; qui prescrivent les suicides officiels sur les bûchers des morts et dépensent leur féroce ingéniosité dans les supplices qu’ils inventent. On reconnaît son besoin d’avilir la race humaine dans les mœurs honteuses où s’étalent sans pudeur la fourberie, le mensonge, le parjure, le vol et la rapine, où l’impudicité se montre à nu sur les théâtres et jusque dans les jouets des enfants. Mais surtout on reconnaît son orgueil jaloux et son incurable ambition de s’égaler à Dieu dans ces antres et ces temples de l’occultisme où le vrai Dieu s’appelle le mal, où Lucifer est adoré sous le nom du Dieu bon, où d’abominables sectaires provoquent ses apparitions et l’honorent par les plus horribles blasphèmes, profanations et cruautés.

Il faudrait un gros volume pour raconter en détail la lugubre histoire de l’empire de Satan dans l’extrême Orient. Ce qu’on vient de lire est le résumé des récits que nous tenons, non pas seulement des rapides voyageurs qui ne visitent que les côtes et n’y voient guère que la superficie des religions et des mœurs, mais des missionnaires dont la vie est entrée dans la vie des populations qu’ils ont évangélisées jusqu’à l’épuisement de leurs forces et souvent jusqu’au martyre. Nous croyons encore entendre l’un d’eux nous dire avec une profonde tristesse : « Dans notre monde occidental, Satan est contenu par la présence et l’action du Christ libérateur ; mais là-bas, il triomphe sur des vaincus el l’on peut dire : Diabolus vincit, Diabolus regnat, Diabolus imperat.

II

N’est-on pas tenté d’adresser ici à la Providence une douloureuse question ? — Pourquoi le Christ libérateur a-t-il fait un choix parmi les nations ? Pourquoi a-t-il laissé jusqu’ici les peuples dont nous venons d’exposer le triste état, courbés sous la domination de Satan ? Puisqu’il nous est défendu d’accuser de caprice la sagesse divine, nous devons croire qu’il y a dans [p. 297] l’histoire de ces peuples quelque lointaine et monstrueuse prévarication qui leur a mérité une sorte de réprobation manifestée par l’abandon de Dieu.

Penser ainsi, ce serait méconnaître et  mutiler l’œuvre libératrice du Christ. « Elle est totale, dit saint Thomas : « Potestatem diaboli ; quâ victos detinet Christus ex toto amovit. » Mais il faut qu’on y coopère. « S’il y a encore, ajoute le saint docteur, des idolâtres courbés sous le joug de Satan, c’est, qu’ils négligent d’emprunter à la passion du Sauveur les secours dont ils ont besoin pour être délivrés (12). »

Ces secours sont de tous les temps. L’efficacité de la rédemption a précédé l’apparition du Rédempteur. « Le Christ est hier et aujourd’hui et dans tous les siècles, dit I’Apôtre :

Christus heri, Et bodie ipse et in sacula (13). » « L’agneau a été virtuellement immolé dès l’origine du monde et a commencé dès lors son livre de vie (14). » C’est en vue de ses mérites futurs que toute âme a reçu la grâce du salut, depuis le jour où le péché est entré dans le monde, jusqu’au jour où s’est consommé le sacrifice du Calvaire ; c’est par la vertu de ce sacrifice que le pouvoir du diable doit être partout aboli.

Or Dieu a-t-il proposé les secours de la passion du Sauveur aux misérables vaincus que Satan délient sous son empire ? Assurément, et sous toutes les formes qui convenaient à tous les temps. La foi explicite qui nous est demandée aujourd’hui n’était pas nécessaire aux générations qui devaient vivre dans l’attente du libérateur. Il leur suffisait de croire en un Dieu rémunérateur de ceux qui le cherchent avec sincérité, et d’espérer de sa bonté la délivrance du péché. Or personne, dans les temps anciens, n’était incapable de cette foi et de cet espoir. Les émigrés de Babel emportèrent jusqu’aux extrémités de l’Orient les traditions divines qui pouvaient les sauver. « S’ils les eussent conservées dans leur primitive pureté, ils eussent obtenu, dit saint Thomas. De la bonté de Dieu qui veut sauver tous les hommes, la grâce ne manque à personne et qui se communique à [p. 298] tous autant qu’il est en elle (15). » Mais bientôt l’action de l’ennemi du genre humain se fit sentir, et les passions, lâches complices de sa tyrannie, altérèrent la vérité traditionnelle dont il ne resta plus que des souvenirs défigurés au fond des rêveries absurdes et malsaines qui devinrent la théologie de Satan.

Dieu va-t-il abandonner les races corrompues qui se sont laissé vaincre et opprimer par son adversaire ? Non, il a choisi un peuple dépositaire de sa vérité et de sa loi. Il s’en sert pour forcer les portes de l’extrême Orient. Au jour de sa splendeur il l’envoie du port d’Asiongabert, creusé par Salomon au fond du golfe oriental de la mer Rouge jusqu’aux bouches de l’Indus. Il rapporte du pays d’Ophir les dents d’éléphant, les singes, les paons et les bois odoriférants, et il y laisse quelque chose de ses traditions et de ses espérances. Après lui avoir donné les dures leçons de l’esclavage et de l’exil, Dieu exploite son châtiment au profit des vaincus de Satan. Dans les vastes empires de Salmanazar, de Nabuchodonosor, de Cyrus et d’Alexandre, les Juifs captifs fondent des colonies où ils emportent leur foi, leur culte et leurs espérances. L’Arabie, ]a Perse, la Médie, la Tartarie, l’Inde et la Chine elles-mêmes voient s’établir ces étranges proscrits qui se mettent en rapport avec les lettrés et les sages, réveillent leurs souvenirs, corrigent leurs traditions et invitent les peuples à l’espérance d’un libérateur.

« La dispersion des Juifs dans l’Asie entière, en Chine et particulièrement dans l’Inde, dit Mgr Laouenan dans la conclusion générale de son ouvrage sur le Brahmanisme, est un des faits les plus considérables de l’histoire ancienne, un de ceux qui ont exercé le plus d’influence sur le développement intellectuel et religieux, sur les institutions sociales des peuples asiatiques.

En 606 et 558, Nabuchodonosor 1er, s’étant rendu maître de Jérusalem et de la Judée, emmena en captivité la plupart des Juifs et les distribua dans toutes les parties de son vaste empire d’où ils se répandirent dans l’Asie entière … portant [p.299] avec eux, en même temps que leurs doctrines, leurs traditions et leurs institutions.

A l’époque de l’édit ile Cyrus, les Juifs qui étaient venus dans l’Inde y sont restés et leurs descendants existent encore à la côte Malabar, à Cochin et dans les environs. On a trouvé entre leurs mains un exemplaire du Pentateuque écrit sur un immense rouleau de peaux cousues ensemble. Plusieurs autres familles sont fixées de temps immémorial dans la Perse, l’Arabie, la Tartarie, la Médie, la Chine. La tradition et l’histoire des Afghans Bohillas ne laissent aucun doute, sur leur origine hébraïque.

Le Juif Benjamin de Tudèle, qui voyageait au XIIe siècle dans le pays de Gazan, y rencontra une colonie d’Israélites qui s’y étaient conservés et multipliés depuis l’époque de Salmanasar.

Philon (Leg. ad Cuiam) affirme qu’il y avait de son temps siècle Ier de l’ère chrétienne) un grand nombre de Juifs répandus dans tout l’Orient. Josèphe (16) dit que les dix tribus existaient encore au-delà de l’Euphrate. Saint Jérôme (17) ; assure qu’on les trouvait encore captives dans la Médie…

Les anciens missionnaires jésuites de la Chine, les PP. Ricci, Adam Schaal et autres, assurent qu’il y avait en divers lieux de la Chine des Juifs assez nombreux qui y étaient venus au temps de la captivité sous Salmanusar, qu’ils conservaient des exemplaires du Pentateuque écrits sur des rouleaux de peaux, semblables il ceux qui ont été trouvés dans l’Inde.

Cette pénétration providentielle du peuple juif a dû sauver bien des âmes dont Dieu seul connait le nombre, mais la masse orientale, les prêtres et les sages eux-mêmes n’ont retiré  du contact d’Israel que des rites extérieurs «  et quelques graves préceptes de morale, qui étonnent, dit un voyageur, quand on les voit noyés dans un amas de choses obscures, de visions, de sentences et de vieux contes, mêlés d’un peu de philosophie (18). » En définitive, les sages n’ont rien appris ni rien réformé. Le peuple les adore par des sacrifices de pourceaux et de chèvres ; et Satan règne encore. [p. 300]

Cependant, la Providence n’a pas renoncé à ses miséricordieux desseins. Le grand événement dont le peuple juif a semé l’espoir jusqu’aux extrémités de l’Orient. vient de s’accomplir. Le Christ libérateur est apparu, et avant de remonter aux cieux, son éternelle demeure, il a chargé ses apôtres et son Église d’exécuter la sentence prononcée contre le prince de ce monde :

Princeps hujus mundi ejicietur foras.

Les infortunés peuples de l’Orient n’ont pas été oubliés dans cette mission. Barthélemy et Thomas ouvrent le chemin de terre que suivront les apôtres de l’Inde, de la Chine, de la Tartarie et du Thibet, évangélisent les peuples et fondent les premières églises. Sur leurs traces, saint Panthène va prêcher la foi aux brahmanes et aux philosophes. A quelque temps de là, saint Athanase écrit que « le concile de Nicée est connu des Indiens et de tous les autres chrétiens parmi les barbares ». Frumence, qu’il a ordonné évêque, a traversé !’Indus en compagnie d’Edèse, converti de nombreuses populations, institué des prêtres et fondé des églises. Un écrivain du vie siècle nous parle des fidèles et des clercs de l’église de Ceylan.

« Un monument d’une importance capitale et d’une authenticité indubitable, dit Mgr Laouenan, constate que le christianisme florissait dans la Chine au vue et au VIIIe siècle. » C’est l’inscription de Si-gan-fou, autrefois capitale de l’empire. Elle fut trouvée en 1625 par des ouvriers chinois creusant les fondements d’une maison. Elle était gravée sur une vaste pierre, marquée d’une croix, en ancien chinois mêlé de caractères stranghelos dont se servaient les anciens Syriens. Cette inscription contenait un remarquable exposé de la religion et de la discipline chrétiennes. On y lisait que l’empereur Thaï-Tsoung, fondateur d’une nouvel1e dynastie, fil traduire en chinois les Saintes Écritures apportées par un homme de grande vertu nommé O-lo-pen et que l’an douzième de Chim-Kuan (638 de Jésus-Christ) il ordonna que la religion chrétienne, seule véritable et bonne, fût publiée et divulguée dans ses États. Ses successeurs Koo-Tsoung, Hi-ven-Tsoung Sou-Tsoung se montrèrent comme lui défenseurs et protecteurs de la grande loi d’Occident, et l’empereur Thaï-Tsoung II, doué de toutes les vertus civiles et militaires, en agrandissant l’empire augmenta la multitude chrétienne à laquelle il distribuait [p. 301] les mets de sa table impériale pour la rendre plus remarquable et plus célèbre. « Cette pierre, conclut l’inscription, a été établie et dressée la seconde année de l’empereur Thaï-Tsoung (781). En ce temps-là Nim-Xou, seigneur de la loi, gouvernait la multitude des chrétiens dans la contrée orientale. Liou-Sieuyen, conseiller du palais et auparavant du conseil de guerre, a écrit cette inscription (19). Le vertueux U-lo-pen et les autres seigneurs de la loi dont il est question dans l’inscription de Si-gan-fou, n’étaient-ils pas Nestoriens ? Leur apostolat entaché d’hérésie ne pouvait avoir raison de l’empire de Satan. Il ne fut pourtant pas inefficace. Il a pu donner aux populations chinoises, qui les recevaient de bonne foi, les vérités nécessaires il leur salut cl servir de préparation lointaine aux prédications orthodoxes dos apôtres d’Occident. Vers la tin du XIIe siècle, le grand Khan des Tartares, chrétien et prêtre, envoie une ambassade au pape Alexandre Ill. Puis c’est à partir du XIIIe siècle que l’assaut de la Providence devient plus vigoureux, la pénétration plus active et plus profonde. Deux ordres célèbres enfantés par des saints sont entre les mains de l’Église les infatigables propagateurs de la vraie foi el les héroïques soldats de la lutte engagée par le Christ contre l’empire de Satan. (19)

Ambassadeurs et missionnaires, ils parlementent dans toutes les cours, ils prêchent dans tous les pays. Le franciscains Jean de Montcorvin meurt sur le siège de Pékin, après avoir institué des évêques, et baptisé plus de trente mille infidèles, laissant au français Nicolas, son successeur, une église prospère. Le dominicain Jourdain Catalan, après avoir traversé la Perse pour gagner la Chine, recueilli pieusement les restes de ses compagnons martyrisés pour la foi, enrôlé de nouveaux missionnaires de son ordre, baptisé avec eux plus de dix mille infidèles sur la côte Malabar et dans le Travancore, retourne en Europe, recrute des ouvriers évangéliques et revient évêque de Coulam pour recevoir la couronne du martyre et laisser à ses frères le glorieux exemple de son zèle apostolique et de son héroïque courage.

Que de milliers d’âmes ont été délivrées du joug de Satan, dans ces invasions quatorze fois séculaires des ouvriers évangéliques. [p. 302] Mais , hélas ! la masse orientale résiste, et le fond des vieilles erreurs n’est pas atteint. Les apôtres n’obtiennent des docteurs et des prêtres du brahmanisme et du bouddhisme que des contrefaçons : contrefaçons dans les récits, contrefaçons dans la doctrine, contrefaçons dans la législation morale, contrefaçons dans la liturgie, contrefaçons dans la hiérarchie sacerdotale et la vie monastique, contrefaçons inexplicables, si l’on tient compte du mouvement historique du judaïsme et du christianisme vers l’extrême Orient, mais dont la mauvaise foi des libres penseurs s’autorise pour nous accuser d’avoir emprunté aux religions d’Orient notre doctrine, nos lois, nos institutions, notre culte. Sous le couvert de ces contrefaçons Satan règne toujours.

Jusqu’ici l’empire du diable a été attaqué par terre : n’est-il pas temps de l’attaquer par mer ? Eh bien ! oui, l’assaut va être donné. Conduit par la Providence, l’intrépide Vasco de Gama vient de doubler le cap des Tempêtes, où un génie malfaisant troublait les flots pour protéger son empire, et qui s’appellera désormais le cap de Bonne-Espérance. L’océan Indien est ouvert aux vaisseaux de l’Occident. Ils s’y précipitent, d’année en année plus nombreux et plus vifs à la course, et servant de transport aux religieux de tous les ordres : Dominicains, Franciscains, Augustins, Carmes, Jésuites, auxquels s’ajoutent dans les deux derniers siècles toutes les congrégations apostoliques qui viennent d’éclore au sein de l’Église. Quelle splendide histoire de combats ! Quels poèmes guerriers ! Ils ont envahi l’Inde, l’lndo-Chine, le Tonkin, le Thibet, la Tartarie, la Chine, le Japon, ces pacifiques conquérants que l’Europe envoie à la délivrance des vaincus de Satan, faisant de leur vie, dès qu’ils sont décidés à partir, une vie sacrifiée, bravant tous les périls : péril de la mer, des fleuves, des montagnes, des abîmes, des bêtes féroces, des climats perfides, des tyrans et des faux frères. Hélas!! oui, des faux frères ! Car, faut-il le dire, il y a maintes nations d’Occident qui portent devant Dieu la honteuse et lourde responsabilité de l’opiniâtre résistance de l’extrême Orient aux pénétrations de la foi chrétienne. Les avidités mercantiles, l’empressement à favoriser certains vices pour en tirer profit, l’orgueilleuse oppression, les abus de la force et souvent l’irréligion [p. 303] des Européens ont fait soupçonner et accuser nos missionnaires de n’être que les pionniers hypocrites, les perfides auxiliaires d’une ambition avide de domination et trop souvent la peureuse défiance des gouvernements, la haine des prêtres et des lettrés n’ont répondu à leur apostolat pacifique et désarmé que par ce cri féroce : « A mort mort les étrangers ! »

Que de martyrs ont inondé de leur sang généreux l’empire de Satan ! Salut à ces douces et saintes victimes ! Salut à ces chers bienheureux dont nous avons chanté la gloire ! Ils ne sont qu’une toute petite escouade de la grande armée dans laquelle notre saint ordre occupe une si grande place. Nous attendons d’autres glorifications et d’autres fêtes et nous adressons d’avance nos hommages au protomartyr de la Chine, à cet héroïque François de Capillas qui disait à ses juges : « Je n’ai pas d’autre maison que le monde, d’autre toit que le firmament, d’autre lit que la terre, d’autres provisions que celles que la Providence m’envoie chaque jour, d’autre but en Chine que de travailler et de souffrit pour la gloire de Jésus-Christ et le bonheur éternel de ceux qui croient en son nom. » Il s’est effacé pour laisser passer devant lui Alphonse Navarette, Pierre Sanz et leurs bienheureux compagnons, Mais nous le retrouverons un jour sur les autels, à la tête de ces centaines de martyrs dominicains de la Chine, du Tonkin et du Japon dont le sang généreux crie sans cesse vers le Christ rédempteur : — « Seigneur, délivre ton peuple du joug de Satan. — Chasse dehors, comme tu l’as promis, le prince de ce monde. » — Mais le peuple n’est point encore délivré, et en regard de quelque cent mille catholiques, Satan règne toujours sur des centaines de millions d’âmes. La guerre continue. Quelle en sera l’issue ?

III

Il nous bons semble que le grandiose spectacle des efforts de la Providence, à travers tous les siècles, pour détruire l’empire de Satan, doit arrêter sur nos lèvres chrétiennes toute question indiscrète et surtout toute accusation offensante contre la bonté miséricordieuse qui veut le salut de tous les hommes. Le Christ [p. 304] libérateur pourrait dire aujourd’hui aux peuples que Satan détient sous son exécrable tyrannie : « Que de fois je vous ai appelés, que de fois j’ai voulu vous rassembler autour de moi, comme la poule rassemble ses petits sous ses ailes, et vous n’avez pas voulu : Et noluisti. Maintenant c’est fini, vous ne me verrez plus : Dico autem vobis quia non videbitis me. »

Mais alors l’Orient serait irrémédiablement réprouvé et nous approcherions de la catastrophe suprême qui doit clore en ce monde l’action du gouvernement divin ? Il y en a qui le croient et l’on a pu lire dans certaines graves revues et dans certains livres mélancoliques les vaticinations de la science alarmée et de la foi découragée : La science prétend que la vie européenne est usée et se décompose ; que les masses grouillantes de l’Orient sont tourmentées du mystérieux besoin de se déplacer ; qu’elles tournent vers l’Occident des regards avides ; qu’il va se produire dans l’histoire humaine un mouvement formidable, analogue à celui qui s’est produit dans l’histoire naturelle, lorsque les sur-mulots des régions orientales sont venus par millions détruire et remplacer nos rats indigènes. Ce sera peut-être la palingénésie de l’Occident ; mais au prix de quelle catastrophe ! — La catastrophe, s’écrie la foi découragée, c’est la fin des temps, nous y sommes ! L’athéisme scientifique, politique et pratique a préparé les voies à l’homme de perdition en qui Satan doit s’incarner. Ne nous envoie-t-Il pas déjà ses précurseurs dans ce boudhisme qu’on enseigne publiquement en nos chaires et dans cet occultisme dont les temples mystérieux sont ouverts et dont les ténébreuses pratiques fleurissent au sein de nos capitales ? Les faux prophètes et les faux christs pervertissent les peuples. Bientôt on ne trouvera plus de foi sur la terre. Gog et Magog vont arriver. Les fléaux vont pleuvoir et, dans le monde bouleversé, on entendra sonner la trompette du jugement.

Il y a ici une question eschatologique qui demanderait d’assez Longs développements, Nous aurons peut-être l’occasion d’y revenir plus tard. Pour le moment contentons-nous d’écarter les sinistres prophètes qui nous annoncent la fin prochaine des temps.

Nous ne pouvons pas soupçonner la rédemption du Sauveur d’être une œuvre manquée, et, cependant, elle nous semblerait-gravement compromise, si le monde devait s’effondrer dans l’état [p. 305] où nous le voyons présentement. Heureusement la parole du Christ est là pour nous rassurer. Il a dit qu’il nous délivrerait et que le prince de ce monde serait jeté dehors : Princeps hujus mundi ejicietur foras. Il est juge trop sage d trop puissant pour n’avoir prononcé qu’une sentence équivoque et inefficace. Nous sommes en droit d’attendre qu’il fasse honneur à sa parole et qu’il exécute l’arrêt de sa justice, et nous attendons. Nous attendons qu’il donne à l’édifice de notre rédemption des proportions dignes de sa longue préparation, laquelle a duré soixante siècles et peut-être davantage. Nous attendons qu’il accomplisse les splendides prophéties qui lui promettent un règne universel pacifique et incontesté. Il doit, disent les oracles, dominer de l’Orient au couchant et jusqu’aux confins de la terre (20) ; — « il doit se faire connaître aux peuples qui n’ont jamais entendu parler de lui (21) ;  — « il doit voir entrer toutes les nations dans son héritages (22) ; —il doit recevoir les adorations de tous les rois et enrôler tous les peuples à son service (23) ; —« il doit étendre partout son empire donner la paix à toute créature (24) ;  — il doit enfin, selon sa propre parole, attirer tout à lui (25). » Nous attendons donc que le Christ consomme sa victoire sur le monde toujours en guerre contre la vérité et la loi évangéliques ; que la Jérusalem nouvelle, l’Église qu’il a fondée, jouisse enfin d’une paix chèrement achetée par vingt siècles de combats souffrance. « Elle verra, dit Isaïe, se lever la lumière et briller sur elle le grand jour de la gloire du Seigneur. Les nations et les rois voudront marcher dans sa lumière : les peuples voleront vers elle comme des nuits légères ou comme des colombes empressées de gagner leur gîte ; ses portes seront ouvertes la nuit et le jour afin de laisser entrer les rois et l’élite des nations ; [p. 306] ses ennemis convertis adoreront la trace de ses pas et rappelleront la cité du Seigneur (26). »

Nous attendons encore, dernier mystère de miséricorde, nous attendons que les Juifs, tant exécrés aujourd’hui, se lassent de porter la malédiction du sang qu’ils ont invoquée au tribunal de Pilate. Que ceux qui les maudissent se rappellent pourtant qu’il y a Juif et Juif : le Juif spirituel et le Juif charnel. Le Juif spirituel savait s’élever au-dessus de la prospérité temporelle et dire avec le psalmiste : « Bienheureux le peuple dont le Seigneur est le Dieu (27). » Le grand objet de ses désirs était la lumière qui devait éclairer toutes les nations et glorifier· le peuple de Dieu, Israël (28). En observant la loi, il en buvait l’esprit à cette roche mystérieuse sur laquelle s’est brisé le Juif charnel. Il marchait dans la foi, il souffrait dans la foi, il triomphait dans la foi. Par l’élévation de ses idées et la sublimité de ses désirs il tenait la tête de toutes les nations de l’antiquité. Le Juif spirituel a été consommé dans le fruit divin d’une fleur virginale, le Juif Jésus-Christ, fils de David par sa sainte Mère, fils de Dieu par son éternelle génération. Le rédempteur du monde est Juif, né d’une mère juive ; les apôtres continuateurs de la rédemption sont Juifs ; l’Église en ses éléments primitifs est toute juive. Voilà ce que Dieu n’oublie pas et ce qu’on ne doit pas oublier lorsqu’on parle de ce peuple.

Ce qui nous en reste, c’est le Juif charnel, grossier interprète des promesses divines, attaché à l’écorce de la loi, contempteur de la grâce ; meurtrier de Celui qui l’a apporté au monde, enveloppé de la malédiction de Dieu et en proie à tous les vices qui furent l’opprobre de l’ancien Israël et lui attirèrent tant de maux. Autrefois il rêvait richesses, honneurs, empire du monde. Les peuples qui l’environnaient el grandissaient autour du petit coin de terre où il végétait sous le sceptre asservi d’un étranger [p. 307] étaient pour lui autant d’ennemis de ses grossières espérances. Il lui fallait, pour contenter ses désirs, un chef illustre et puissant selon le monde, capable de lui donner une revanche sur les nations dont Dieu s’était servi pour le châtier et de soumettre par les armes tout l’univers. Ses malheurs et sa dispersion ne l’ont pas corrigé de ses vues ambitieuses ; il rêve encore aujourd’hui l’universelle domination, de ne pouvant l’obtenir par de glorieuses conquêtes, il espère y arriver par la ruse, le vol, l’exaction, le pouvoir de l’argent.

Le Juif charnel est un peuple parmi les peuples. Il a l’unité des anges réprouvés pour mal faire, et continue sur les membres du Christ le crime du Golgotha. En lui ouvrant les portes des sociétés chrétiennes, on n’a point amolli sa tête de pierre et son cœur d’airain ; il abuse des droits qu’on lui donne pour multiplier ses trahisons. Il a commis le crime de Caïn (29), dit l’apôtre saint Jude, et il le commet encore. Il a tué le nouvel Abel et il cherche à l’opprimer dans sa postérité. Dieu l’a maudit, comme il a maudit Caïn. Marqué comme lui d’un signe mystérieux, il parcourt le monde et traverse les siècles, partout et toujours méprisable et odieux aux honnêtes gens, partout et toujours inexterminable.

Voudrait-on le détruire ? On n’en viendra pas à bout, Dieu s’est réservé cette exécution pour un miracle final. C’est lui, lui seul, qui détruira le Juif charnel, sa cupidité, sa haine, son aveuglement, pour le faire revivre, spirituel, en son l’Église.

Par quelle grâce ou quelle catastrophe se fera cette exécution ? Nous n’en savons rien. Tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’à la suite d’une grande leçon, ce qui restera de la race juive, encore chère à Dieu à cause de s ses pères, ouvrira les yeux. « Elle se sentira prise, dit l’apôtre saint Paul, d’une religieuse émulation en voyant la plénitude des nations entrées dans le bercail du Christ (30). Remarquons bien, l’Apôtre dit ; « la plénitude des nations : Plenitudo gentiam. » Dernier ennemi [p. 308] du Sauveur, le peuple juif sera le suprême instrument de sa gloire comme il aura été le suprême objet de sa miséricorde.

Voilà le miracle promis, le miracle que nous attendons et par lui, le règne universel du Christ, car « il faut qu’il règne et que ses ennemis, Satan le premier de tous, soient couchés .à ses pieds {31) ».

Mais pour cela il faut combattre encore. Armez-vous donc, ô Christ libérateur, de tous les attraits de votre beauté : marchez que les chemins vous soient prospères et régnez (32). Et nous, enfants des pays que le Christ a conquis et où il règne encore malgré la guerre que lui font la science, la politique et les passions, marchons sur les traces de notre divin capitaine; chantons la Marseillaise de l’apostolat :· Aux armes, aux armes ! — Aux armes, vaillants et généreux apôtres ! Traversez les mers, entrez hardiment dans les régions inhospitalières où vous ont précédés tant de martyrs. Combattez jusqu’à la mort, et noyez, s’il le faut, dans votre sang le pouvoir tyrannique du démon ! Aux armes, prêtres du Seigneur ! En paissant le troupeau qui vous est confié, n’oubliez pas les brebis dévorées là- bas par les loups d’enfer. Envoyez-leur, avec les vœux de vos cœurs, les mérites fie la divine victime. Chaque jour immolée par vous sur les autels ! Aux armes, chrétiens, hommes, femmes et enfants ! Volez au secours des milices sacrées qui luttent en Orient contre l’empire du diable, et par vos aumônes et vos prières, soyez, comme les anges, les compagnons et les soutiens invisibles de leurs combats ! Aux armes ! aux armes ! Chassez dehors le prince de ce monde et puisse le XXe siècle qui va bientôt s’ouvrir, entendre de l’Orient à l’Occident ce cri de triomphe : Christus vincit, Christus regnat, Christus imperat !

Fr. J.-M.-L. MONSABRÉ, O. P.
Mettre en Sacrée Théologie.

Notes

(1) Nous conseillons à nos lecteurs de lire la belle et intéressante conférence du P. Monsabré sur le monde invisible, (Exposition du dogme catholique, carême 18i75, XVe conférence.) — (Note de la Rédaction.)

(2) Ephes., cap. VI, 13.

(3) Devicerat autem diabolus totum humamum, genus, et eis dominabatur dum eos ad hoc secundum suum totum deduxerat ut nullus pardisi januam introiret. (St Thomas in III, Sent XIX, a. 2.)

(4) Cf. Somm. Théologique,1re partie, question 114, art. 2 et 3.

(5) Potestas dæmonis in duobus consistit, scilicet in impugnando et detinendo devictos, (St Thomas in III, Sent dist. XIX, 1 a 2.)

(6) Ut per mortem destrueret eum qui kabebat mortis imperium. (Heb. cap. II, 14.)

(7) Joan., cap. XII, 31.

(8) Ephes., cap. IV, 8.

(9) On a prétendu qu’un Lama avais révélé à un de nos missionnaires le secret de ces caractères prodigieux. Toute la nuit la lamaserie est sur pied, armée de couleurs et de pinceaux pour marquer les feuilles et les écorces nouvelles. Le P. Huc, dans sa visite au Kounhoum, n’a rien vu de semblable. C’est une plaisanterie de voyageur sceptique. On se figure malaisément une centaine d’individus allant chercher dans l’ombre les feuilles et les branches neuves pour y tracer des caractères que rien ne pourra effacer.  Cf. P. Huc, Voyage dans Thibet, t. II, chap.

(10) (Colletion de l’Indépendant. 1881. Henri Tessier.

(11) Digeste indien et loi de Manou.

(12) Hoc, quod idolatræ adhuc manent sub, servritute dæmonis,·contigit ex hoc quod  auxiliæ quæ sunt ex passione Christi accipere negligunt. (In lib. III, Sent., distinct. IXI, a. 2. ad 4.)

(13) Heb., cap. XIII, 8.

(14) ln libro vitæ agni qui occisus est ab origine mundi. (Apoc., cap. VIII, 8).

(15) Deus vult omnes homines salvos fielri, et ideo gratia nulli deest ; sed omnibus quantum in se est, se communicat. (ln Epist. ad Heb., cap. XII, lect. 3.)

(16) Antiq. Jud., lib. XI, cap. V.

(17) In Ezech., XVIII.

(18) SONNERAT, Voyage aux Indes Orientales et à la Chine.

(19) mémoire de l’académie des inscriptions, II, 39. — Abel de Remusat, Mélanges asiatiques. — F. Laouelan, Du Brahmanisme, IIIe partie, chap.xi.

(20) Dominabitur a mari usque qui mare, et allumine usque ad terminosorbis terrarum. Psalm. Y. XXI.

(21) Quibus non est narratum de eo siderunt, et qui non audierunt contempli sunt, (Isaï, cap. LII, 15)

(22) Postuia a me et dubo tibi gentes hæreditatem tuam (Psalm. II).

(23) Adorabunt eum omnes reges terræ : omnes gentes serrient ei (Psalm. LXXI).
Omnes gentes quæcumque fecisti vienient et adorabunt coram te, Domine, et glorisicabunt nomen tuum (Psalm. LXXXV).

(24) Multiplicabitur rjus imperium et pacis bon erit finis (Isaï, cap. IX, 17).

(25) Et ego, si exaltatus suero a terra, omnia traham ad me ipsum. (Joan. cap. VII, 32).

(26) Surge illuminare Jerusalem : quia venit lumn tuum; et gloria Domini super te orta est… Et ambulabunt gentes in lumine tuo et reges in splendore ortus tui… Q,ui sunt qui ut nubes volant, et quasi columbæ ad fenestras suas ?… Et aperientur portæ tuæ jugiter, die ac nocte non claudentur ut afferatur ad te fortitudo gentium et reges earum adducantur… Et adorabunt vestigia pedum tuorum omnes qui detrahebant tibi et vocabunt te civitatem Domini. (Isaï., cap. IX, 1 et scq.)

(27) Beatus populus cujus Dominus Deus ejus, (Psalm., CXLIII.)

(28) Lumen ad revelationem gentium et gloriam plebis tuæ Israel, (Luc,, cap. II, 32.)

(29) Væ illis quia in via Caïn abierunt. (Epist., V, 11.)

(30) Illorum delicto salus est gentibus ut illos œmudentur… Nolo eum cos ignorare, fratres, mysterium hoc, quia cucitas ex parte contigi in lsraël, donec plenitudo gentium intraret. Et sic omnis Israël salvus fieret… secundum evangelium quidem inimici, propter vos, secundum. electionem autem charissimi prupter fratres. (Rom., cap. XI, l, 25. 26. 28.)

 

 

LAISSER UN COMMENTAIRE