Sorcellerie et anthropophagie en Guinée. Par P. de Quennatain. 1957.

Masques utilisés par les sorciers et féticheurs en pays Guerzé.

Masques utilisés par les sorciers et féticheurs en pays Guerzé.

P. de Quennatain. Sorcellerie et anthropophagie en Guinée. Article parut dans la revue « Science et Voyage », (Paris), N°133 — N°137 – mai 1957, pp. 53-55, sur 3 colonnes.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Les  images sont celles de ‘article original. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

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SORCELLERIE ET ANTHROPOPHAGIE 
EN GUINÉE

C’était il y a juste un an, le 26 avril 1956. La grande salle du Palais de

Justice de Conakry — Guinée française, — où siégeait la Cour d’Assises, jugeait une de ces curieuses affaires dites de « crimes rituels » qui, chaque année, amènent au banc des accusés quelques-uns des habitants de la grande forêt, restés, malgré l’évolution, enfermés dans leurs habitudes séculaires.

L’affaire mettait face à face d’impressionnants magistrats vêtus de rouge et des Noirs sortis d’un monde très ancien, de la nuit des temps. Pour être jugés selon notre Code, dans la ville civilisée, on les avait tirés de leurs arbres sacrés, de leurs lois d’initiation, de leur sorcellerie antique et pourtant bien présente.

Le canton de Saourou est en pleine dense forêt tropicale où ne s'ouvrent que quelques rares pistes ou sentiers.

Le canton de Saourou est en pleine dense forêt tropicale où ne s’ouvrent que quelques rares pistes ou sentiers.

Une petite fille dans un hameau perdu.

Le canton de Saourou est en pleine, dense forêt tropicale. II s’appuie à la Côte d’Ivoire, où se continue sans interruption la même épaisseur végétale qui couvre une énorme étendue, enjambant, sans souci des frontières et délimitations, Côte-d’Ivoire et Libéria.

Leurs villages, qui vivent la même forme d’existence depuis des générations, n’ont rien abandonné de leurs rites millénaires. II faut faire des heures de marche dans [p. 53 – colonne 2] l’étouffante sylve, par des sentiers vite recouverts par la rapide poussée des herbes et des lianes, pour atteindre ces groupes de cases, presque collées les unes aux autres, élevant vers le ciel le cône pointu de leurs toitures de chaume. C’est dans ces clairières arrachées à la forêt qui les encercle que se sont installés les groupes humains isolés.

II faut donc véritablement des hasards pour que soient connus les crimes provoqués la plupart du temps par les pratiques des sorciers, qui s’appuient sur les vieilles croyances fétichistes et invoquent les Esprits, afin de garder leur pouvoir.

Le village de Kogota est l’un de ces villages. II y vivait une petite fille de cinq ans, Yawondé, dont la mère, Banty, était venue de son hameau de Côte-d’Ivoire pour se marier. avec un guerzé, Yromou Yawé.

La petite Yawondé menait dans sa forêt, comme les autres enfants, la vie insouciante, et laborieuse déjà, des fillettes noires : aller chercher avec sa mère de l’eau au marigot caché derrière les arbres, une petite calebasse sur la tête, commencer à porter sur ses jeunes reins le petit frère de quelques mois, apprendre a cueillir, pour l’assaisonnement de la cuisine familiale, les herbes et fruits sauvages.

Yawondé fut un jour confiée à un oncle [p. 53 – colonne 3] dont la case était à l’autre bout du hameau ; elle devait y rester quelques jours ; Yawondé, la petite fille insouciante de la forêt, ne devait jamais revenir à la case maternelle.

Ce village dans la forêt vit encore pour une grande part selon les mêmes rythmes et les mêmes rites depuis des siècles, et le crime d'anthropophagie rituel s'y produit encore trop fréquemment.

Ce village dans la forêt vit encore pour une grande part selon les mêmes rythmes et les mêmes rites depuis des siècles, et le crime d’anthropophagie rituel s’y produit encore trop fréquemment.

Le sorcier exige le sacrifice.

Dans sa case, le sorcier Singbeu a invoqué les Esprits. Secrètement, il désire la richesse, qui peut, croit-il, lui être apportée, avec la considération des autres villageois, en « gagnant » le poste de chef de canton.

La connaissance de la magie doit aider son ambition. Mais les Esprits aiment les sacrifices sanglants, et il faut qu’un enfant soit immolé pour un repas rituel.

Sous la lumière faible de la lampe fumeuse, qui pend aux traverses soutenant la toiture de la case, trois hommes sont accroupis sur des nattes : le sorcier Singbeu,

son frère Yromou Yarvé (le propre père de l’enfant Yawondé) et le fils du sorcier, lui-même élève de son père dont il prendra la succession, le jeune Yromou Gué. Ce garçon de dix-neuf ans en paraît douze par la taille ; son cerveau, dominé par un père qu’il craint et admire, est réduit par la soumission, et l’atmosphère de peur dans laquelle il vit depuis sa naissance l’a écrasé. Il dira au procès : « Mon père était très puissant. Il avait tous les grigris. [p. 54 – colonne 1] Avec un de ces grigris, il pouvait se transformer en hibou et aller dans les villages. Moi, je n’avais pas encore le grigri, je ne pouvais pas le faire. Mon père, j’avais peur de lui, je ne pouvais pas « lever les yeux sur lui ».

Dans la lourde chaleur de la case, Singbeu a déclaré à Yromou Yawé :

— … Pour obéir au Niomou, il faut ta fille. Va la chercher !

Le père reçoit cet ordre qui pénètre comme un couteau dans son esprit, habitué aux exigences d’une puissance occulte qu’on ne discute pas. Pourtant il essaie de garder son enfant, sa petite Yawondé :

— Pourquoi ne prends-tu pas un enfant dans ceux de ta famille ? Toi, Singbeu, tu as des filles mariées qui ont beaucoup d’enfants.

— Non, réplique le sorcier, c’est ta petite qu’il faut. Moi, je ne veux pas d’ennuis avec mes gendres.

Le malheureux père tente encore une fois d’implorer :

— Mais tu sais bien que je n’ai pas encore assez d’enfants moi-même pour en donner un…

Alors Singbeu donne le coup final :

— Si tu ne donnes pas ta fille, c’est toi et elle qui serez sacrifiés.

La petite Yawondé allait chercher avec sa mère de l'eau au marigot.

La petite Yawondé allait chercher avec sa mère de l’eau au marigot.

L’horrible festin.

Dans la case, la lampe jette une lueur de veillée funèbre. Les hommes transpirent dans la lourde chaleur. Et le jeune « apprenti sorcier » reçoit l’ordre d’aller sans délai chercher la petite victime pour l’apporter.

Yyromou Yawé ne peut pas discuter : on ne discute pas l’ordre d’un sorcier tout puissant qui représente l’Esprit ; il a déjà assez risqué, en essayant tout à l’heure de sauver sa fillette.

Et, cette nuit-là, Yawondé, la petite sacrifiée, est arrachée au sommeil dans la case de l’oncle Lomi. Jetée sur l’épaule, [p. 54 – colonne 2] terrorisée, elle est apportée sous un immense fromager, dans un coin isolé de la brousse proche.

En pays animistes, les grands arbres, et surtout les vieux fromagers, aux gigantesques racines qui s’étendent loin autour du tronc formant des sortes de grottes creusées comme de solides contreforts, ont le privilège d’être des arbres sacrés. Ils sont, la demeure de diables, servent à certaines pratiques de magie, et c’est dans les excavations de leurs fortes racines que sont enterrés les corps des féticheurs et sorciers.

C’est sous l’un de ces géants de la forêt que les trois hommes feront leur horrible

cuisine d’ « anthropophages rituels ». [p. 54 – colonne 3]

Les témoignages.

C’est cette macabre ambiance qui est ressuscitée aux Assises lors du procès. On voit passer à la barre, des êtres diminués, physiquement, dont les dépositions, traduites par l’interprète, font passer un frisson d’horreur dans l’assistance. La naïveté, la simplicité des réponses faites par les accusés montrent, une fois de plus, l’emprise de la forêt, lourde de la fermentation des vieux cultes.

La mère, Banty, portant dans son dos un bébé de quelques mois, est affligée d’un goitre, qui s’ajoute à une taille courte et à un facies de primitive.

Le sorcier, principal accusé, ne paraîtra pas devant ses juges ; il est mort assez bizarrement, quelques jours à peine après son arrestation, pendant son incarcération au chef-lieu du cercle. Il y a toujours un petit médicament approprié pour ceux qui risqueraient de dévoiler les secrets de la Secte !

Mais la déposition du principal témoin, le chef de canton, éclaire suffisamment, ainsi que celle du gendarme chargé de l’enquête, pour que cet acte d’anthropophagie soit jugé à sa valeur.

Le chef de canton — c’est toujours un indigène, — qui, avant de succéder à son père dans ce poste, avait été dans les cadres du Service de Santé, s’exprime dans un excellent français et raconte son arrivée, le lendemain, dans le village. Il est en tournée de recensement et tombe, par le plus grand des hasards, au moment où le crime vient d’être consommé. Il est alerté par la mère qui cherche en vain sa fillette disparue. Le chef, lui-même de race guerzé, connaît trop sa région pour ne pas soupçonner ce qui s’est passé, lorsqu’il a fait rechercher en vain, par tout le village, dans la forêt environnante, l’enfant Yawondé.

Il tente lui-même, en se servant de son [p. 55 – colonne 1] autorité incontestée, d’éclaircir la question. Mais la peur travaille les cerveaux, et l’inquiétude boucle les bouches. Les complices tentent d’égarer les soupçons du chef en parlant d’enlèvement par des gens venus d’ « ailleurs ». « Ailleurs », c’est la Côte-d’Ivoire. C’est une population d’une autre race, c’est une difficulté de plus pour la suite de 1’enquête, pensent les criminels. Mais la gendarmerie locale provoque successivement certaines paroles qui mettent sur la voie. Enfin, ce seront les aveux.

Réparations rituelles et condamnations.

Masques utilisés par les sorciers et féticheurs en pays Guerzé.

Masques utilisés par les sorciers et féticheurs en pays Guerzé.

Les gens de Côte-d’Ivoire qui furent accusés à tort sont venus à Kogota réclamer réparation et excuses publiques qui sont offertes selon la coutume :

Devant les autorités, avant que les criminels ne soient emmenés au chef-lieu, a lieu la cérémonie. Ceux qui ont menti doivent se coucher face contre terre, devant tous les habitants du lieu, sur la place du village, et les notables délégués par les offensés de Côte-d’Ivoire posent leur pied sur leur dos en signe de pardon.

Singbeu mourra onze jours après, en [p. 55 – colonne 2] détention. Son fils et le père misérable, malgré les plaidoiries intelligentes des avocats, seront condamnés par la Cour d’Assises à des peines de travaux forcés : à perpétuité pour le père criminel, à dix ans avec circonstances atténuantes pour l’apprenti sorcier, dont la responsabilité est fortement atténuée, pour qui connaît la formidable emprise que possèdent les sorciers de ces régions.

Il est difficile de juger, comme on le ferait de cerveaux éclairés, ces hommes imprégnés de rites millénaires, dominés par la peur des Esprits, qui réclament toujours du sang par 1’intermédiaire de leurs prêtres tout-puissants.

Nos tribunaux le savent bien et punissent en conséquence. C’est la société indigène qui doit évoluer pour que d’autres petites Yawondé ne soient plus d’innocentes victimes.

 

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