Rouby. La possédée de Grèzes. Extrait de la « Revue – ancienne Revue des Revues », (Paris), 1902, pp. 437-450.

Rouby. La possédée de Grèzes. Extrait de la « Revue – ancienne Revue des Revues », (Paris), 1902, pp. 437-450.

 

Pierre-Adrien-François Rouby est né le 4 mars 1841 et décédé le 2 septembre 1920. Docteur en médecine. – Directeur d’une maison de santé à Dôle, puis en Algérie où il s’installa vers 1893 et créa une maison de santé dans la Vallée des Consuls, tout près de la basilique Notre-Dame d’Afrique à Saint-Eugène. Il y resta jusqu’à sa mort en 1920.
Nous ne lui connaissons plusieurs publications :
— Marie Alacoque, sa folie hystérique.  Extrait de la « Revue de l’hypnotisme de la psychologie physiologique », (Paris), dix-septième année – 1902-1903, 1902, pp. 112-120, 150-157, 180-187. [en ligne sur notre site]
— L’hystérie de Bernadette, de Lourdes. Article parut dans la « Revue de l’Hypnotisme et de psychologie physiologique. », (Paris), 1905-1906, vingtième année, 1905, pp. 11-17, 46-53, 78-83, 108-115, 142-146. [en ligne sur notre site]
— Contribution à l’étude de l’hystérie : de l’apoplexie hystérique dans la syphilis. Paris, Imprimerie des Écoles Henri Jouve, 1889.
— L’hystérie de sainte Thérèse. Paris, Aux bureaux du Progrès Médical et Félix Alcan, 1902. 1 vol. in-8°, 42 p., 1 fnch. Dans la « Bibliothèque diabolique – Collection Bourneville. [en ligne sur notre site]
— Le Livre de vérité. Paris, E. Nourry, 1911.
— La Folie d’Abraham. Paris, E. Nourry, 1911.
— La vérité sur Marie Alacoque : fondatrice du Sacré-Cœur. Paris, E. Nourry, 1918.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. –  Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 437]

 

LA POSSÉDÉE DE GRÈZES

I

On fait actuellement grand bruit autour d’une religieuse, possédée, à ce que l’on assure, d’un ou plusieurs démons, qui n’ont pas honte, au début du XXe siècle, de faire parler d’eux.

Cet événement, publié par les voix retentissantes des journaux, a causé une émotion profonde non seulement dans le département de l’Aveyron, son lieu de naissance, mais dans la France entière et même à l’étranger. Les bonnes gens étonnées des villes et des campagnes ne savent comment expliquer des faits qui paraissent miraculeux et dépassent leur imagination.

Il est bon que la science remette les choses au point, on expliquant la nature de ces faits et leurs relations étroites avec les symptômes d’une maladie parfaitement connue aujourd’hui.

De même qu’un chimiste, non seulement peut analyser un corps composé en détachant chacun des éléments et en les montrant séparés, mais encore par un travail de synthèse, peut reprendre chacun des éléments isolés et recomposer le corps en sa première forme; de même, par exemple, qu’il peut prendre de l’alcool, l’analyser et le montrer composé d’oxygène, d’hydrogène et de carbone, puis par un travail contraire prendre les mêmes doses d’éléments ci-dessus et en refaire de l’alcool, de même, médecin aliéniste, en présence d’un cas de démonomanie comme celui de Grèzes, non seulement je puis en détailler chacun des symptômes, les étaler aux yeux du public et les expliquer scientifiquement, mais, de plus, semblable au chimiste dans son travail de synthèse, prenant un homme de mon hôpital, je puis lui donner chacun des symptômes décrits, les réunir dans son cerveau et faire de cet individu un possédé semblable à la religieuse de l’Aveyron. Si nous ne pouvons montrer la chose de visu aux lecteurs de La Revue, nous leur expliquerons du moins le mécanisme employé, de façon à ne laisser aucun doute dans leur esprit sur ce qui se passe dans les cas de possession.

II

En entrant dans l’étude de la démonomanie, il faut savoir et admettre deux choses :

1° Qu’il existe une maladie nommée hystérie.

2° Que les malades atteints d’hystérie sont susceptibles de suggestion.

Je vais tâcher d’expliquer ces deux termes, hystérie et suggestion, d’une façon aussi claire que possible pour que chacun comprenne bien ce que nous dirons de la possédée de Grèzes.

L’hystérie est une maladie nerveuse qui, chez un même individu, peut imiter toutes les maladies du corps humain, mais, contrairement à celles-ci, et — différence caractéristique — elle existe sans lésion d’organes. Ainsi, une toux hystérique ne présente pas un larynx enflammé ou dévoré par des microbes ; une dyspepsie hystérique se [p. 438] produit sans la plus petite lésion de la muqueuse stomacale; une folie hystérique éclate sans altération du cerveau; des contractures et des paralysies hystériques ont lieu sans lésion de la moelle épinière.

Le second caractère de l’hystérie est celui-ci : les symptômes de cette affection, quelle qu’en soit la gravité apparente, sous l’influence de la suggestion, peuvent disparaître subitement, comme s’il suffisait de souffler dessus pour les voir s’envoler.

Ce n’est pas ici le lieu de décrire les symptômes complets de l’hystérie ;un numéro entier de La Revue n’y suffirait pas ; nous parlerons seulement des symptômes ayant trait à la malade qui va nous occuper, c’est-à-dire des symptômes de la folie hystérique.

III

La folie hystérique se produit sous l’influence d’hallucinations des divers sens, de la vue, de l’ouïe et surtout du tact ;aux hallucinations du tact se rattachent les troubles de la sensibilité générale.

Cela veut dire qu’une personne hystérique ayant des hallucinations de l’ouïe entendra, sans qu’aucun son ne se produise autour d’elle, des bruits plus ou moins intenses, depuis le murmure d’une source qui s’épanche sur des cailloux mousseux jusqu’au bruit de bataille avec ses clameurs et ses cris de mort, ses fusillades et ses canonnades. Mais le plus souvent l’hallucination aura lieu au moyen de voix entendues, de conversations avec des êtres imaginaires ; quelquefois ce sera Dieu, ce sera la Sainte-Vierge, ce seront les saints qui parleront, comme on en trouve de nombreux exemples dans les Bollandistes et aujourd’hui, encore dans les relations de l’ange Gabriel avec Mlle Couesdon ; d’autres fois, au contraire, l’hallucination sera moins agréable, ce sera avec le Démon, les habitants de l’Enfer ou les âmes du Purgatoire qu’elle se passera : les personnes bigotes, les religieux et les religieuses des couvents qui s’occupent des peines éternelles seront sujettes à cette forme des troubles de l’ouïe.

Les hallucinations de la vue sont analogues à celles de l’ouïe : les visions, parfois à peine distinctes, donnent, dans d’autres cas, par leur netteté, l’apparence de la réalité. Le sujet des apparitions varie suivant les préoccupations ordinaires de l’individu : une personne dont l’esprit sera tourné vers les choses religieuses verra la Sainte-Trinité, la Sainte-Vierge ou son Ange-Gardien lui apparaître, ou bien, au contraire, si la peur des éternels supplices la préoccupe, verra un Démon surgir devant ses yeux, parfois même des légions de diables danser autour d’elle la sarabande infernale.

Des malades sont atteints fréquemment de ces deux formes d’hallucinations : je laisse le lecteur concevoir les diverses combinaisons de sensations qui peuvent se produire dans ces cas.

Les hallucinations de l’ouïe et de la vue dans leur forme religieuse étant connues, nous pouvons répondre quelques mots à un article du Journal le Temps, relatif à la possédée de Grèzes. Dans son numéro [p. 439] du 21 juin dernier, il raconte que la sœur est atteinte de démonomanie, qui est l’opposé de l’autre forme religieuse, la théomanie, dont l’exemple le plus connu est Marie-Alacoque.

Or, Marie-Alacoque fut non seulement la possédée de Jésus, elle fut aussi quelque peu la possédée du Diable, comme on peut le lire dans ses mémoires conservés au couvent de Paray-le-Monial : « Je ne tarderai guère, écrit-elle, d’entendre les menaces de mon persécuteur le Démon ; car s’étant présenté à moi sous la forme d’un More épouvantable, les yeux étincelants comme deux charbons, grimaçant des dents contre moi, il me dit : « Maudite que tu es, je t’attraperai et si je puis une fois te tenir en ma présence, je te ferai « sentir ce que je sais faire; je te poursuivrai partout ! » Il me semblait alors voir l’Enfer ouvert pour m’engloutir ; je me sentais brûler d’un feu dévorant jusqu’à la moelle des os. Il me fit plusieurs fois semblables menaces.

« Le Démon me faisait souvent tomber et rompre tout ce que je tenais entre les mains et puis se moquait de moi, me riant quelquefois au nez : « Oh la lourde ! tu ne feras jamais rien qui vaille. » On crut que j’étais possédée ou obsédée du Démon ; l’on me jetait dessus force eau bénite, avec des signes de croix et des prières pour chasser le malin esprit. Mais celui dont j’étais possédée, bien loin de s’enfuir, me serrait d’autant plus fortement contre lui, me disant : « J’aime l’eau bénite et je chéris la croix. »

J’arrête ici les citations qui pourraient être beaucoup plus longues ; elles sont suffisantes pour prouver que Marie Alacoque eut des accointances avec le Diable ; mais elle fut surtout une obsédée du Démon, en ce sens qu’elle eut des hallucinations de l’ouïe et de la vue le concernant, sans avoir les troubles de la sensibilité générale qui font les vrais possédés. Sainte Thérèse, elle aussi, eut des hallucinations démoniaques qu’elle nous raconte dans l’histoire de sa vie.

Dans mon livre des Hallucinations de Sainte Thérèse, à propos de la période démoniaque, je dis ceci : « Maintenant Thérèse est en proie aux hallucinations ayant pour base le démon ; cette forme que prend son délire lui est suggérée par les personnes qui l’entourent : tout le monde, ses confesseurs, ses directeurs, ses compagnes du couvent, ses amis du dehors, ne cessent de lui crier aux oreilles qu’elle est le jouet du diable, qu’il prend la forme du Sauveur pour agir en elle, tant et si bien qu’elle subit une véritable suggestion. On tourne son imagination du côté de Satan, il va paraître. » — Suit la description des hallucinations diaboliques de la sainte et sa description de l’Enfer où elle fut plongée un jour.

« Un de mes directeurs commença à me dire qu’il était clair que le démon était l’auteur de ces visions ; il m’ordonna que toutes les fois que l’esprit des ténèbres m’en procurerait, puisque je ne pouvais l’en empêcher, je fisse contre lui un signe de mépris. » Le remède que ce confesseur conseillait contre les démons était véritablement étrange pour une nonne. Arnaud d’Andilly et Chanut, les principaux traducteurs des œuvres de Sainte Thérèse, ont mal traduit le mot [p. 440] catillan Riga. Suivant le dictionnaire de l’Académie Espagnole, il signifie l’action de moquerie par laquelle on montre à quelqu’un le poing fermé et le pouce placé entre l’index et le médius : c’est ce qu’on exprime en français par la locution : « faire la figue » ; du reste, en castillan, Higa veut dire figue. De nos jours, le clergé, même espagnol, hésiterait probablement à employer de tels moyens, mais au XVIe siècle, on n’éprouvait pas ces scrupules de fausse pudibonderie, on croyait au diable, et on pensait le vexer prodigieusement avec la Higa.

Lydwine de Schiedam, dont la vie vient de nous être racontée par J. K. Huysmans, eut aussi des hallucinations démoniaques : si elles furent telles que son panégyriste nous les décrit, la sainte était atteinte de folie hystérique ; mais son histoire aurait dû nous être racontée par un médecin aliéniste qui nous eut dit la vérité sur ce cas, au lieu de l’être par un auteur qui a employé un grand talent à nous faire admirer les malpropretés et l’ignorance des temps passés. S’il eût feuilleté un seul chapitre des livres du Dr Charcot ou du Dr Pitres, Huysmans n’aurait pas perdu son temps à écrire ce triste volume.

IV

Nous avons dit que dans la folie hystérique se produisaient des hallucinations du tact et de la sensibilité générale ; donnons une explication à ce sujet.

Certains malades ont des troubles du tact qui, au lieu de se localiser à la peau du corps et aux muqueuses de l’intérieur se produisent dans les masses musculaires et dans les tissus fibreux, osseux ou autres. Tantôt il y a anesthésie, c’est-à-dire perte de la sensibilité de ces parties profondes, tantôt, au contraire, il y a hyperesthésie, c’est-à-dire augmentation de l’énergie des sensations. Ces troubles sont le point de départ, on le comprend, d’idées fausses les plus diverses ; ainsi nous racontent ces pauvres hallucinés : l’un a la sensation d’avoir un corps lourd comme du plomb, et l’autre énorme comme un éléphant ; d’autres, au contraire, sans pesanteur, veulent s’envoler au ciel : Camille, la reine des Volsques, croyait pouvoir se promener sur les champs de blé sans faire courber les épis ; elle devait être une hallucinée de ce genre.

Une dame croyait avoir un corps d’ivoire et, sous ce prétexte, ne voulait rien manger ; il fallait la nourrir à la sonde. Les corps d’or ou d’argent, de bois ou de fer sont assez fréquents : dans cet ordre d’idées, vous pouvez laisser aller votre imagination, car tout ce qu’elle inventera est possible.

D’autres hallucinations de la sensibilité générale sont les suivantes : le malade a la sensation qu’un organe lui manque ; par exemple, il n’a pas de cœur, il n’a pas d’estomac, ou encore sa masse cérébrale lui est enlevée ; parfois l’organe absent est remplacé par celui d’un autre individu : Marie Alacoque, de temps en temps, changeait son cœur avec celui de Jésus et beaucoup d’autres saintes faisaient comme elle. [p. 441]

Il arrive aussi parfois qu’une personne humaine ou extra-terrestre se loge dans une partie intérieure du corps : une jeune fille avait son père logé dans son gosier : elle le consultait sur sa conduite à tenir et il poussait des petits cris de « hou, hou » lorsqu’il n’était pas satisfait ; une autre portait dans son ventre un diable qui, de temps en temps, avec ses griffes lui déchirait les entrailles, lorsqu’elle ne voulait pas faire sa volonté.

Enfin nous arrivons au point qui nous est utile pour notre démonstration de la maladie de la sœur de Grèzes. Quelques malades ont la sensation suivante : non seulement une partie de leur corps est remplacée, mais le corps entier lui-même fait place à un corps étranger.

Si c’est le corps du Diable qui a fait ce remplacement, la malade devient possédée du Démon. C’est ce que nous nommons changement de personnalité. Ce changement peut être plus ou moins complet, en ce sens que tantôt les deux corps sont joints, organes de l’un à côté des organes de l’autre ; tantôt les chairs sont mélangées intimement ; tantôt enfin le Diable chasse le corps terrestre pour se mettre complètement à sa place ;c’est alors le Diable qui sent, perçoit, pense et ordonne à la place de l’autre.

Comme on le voit, l’analyse de la folie hystérique nous a conduit à l’hallucination principale que nous présente la possédée de Grèzes : son diable installé dans son corps, pense avec son cerveau, agit avec ses membres, ordonne avec sa volonté. Il y a changement de personnalité.

V

Nous avons dit au début que, pour comprendre la démonomanie de la sœur de Grèzes, il fallait en deuxième lieu savoir et admettre que les malades atteints d’hystérie sont susceptibles de suggestion.

Parlons de la suggestion : quelques mots seulement. On sait que lorsqu’une personne est en état d’hypnose, c’est-à-dire endormie par hypnotisme on peut lui suggérer des idées qu’elle conservera au réveil ou des ordres qu’elle transformera en actes. Par exemple, pendant le sommeil, je suggère à cette personne qu’elle est démon et qu’elle doit agir comme telle ; si elle subit ma suggestion, au réveil elle croira que le Diable a pris possession de sa personne et agira en conséquence.

Une personne hystérique peut entrer en hypnose spontanée, attaques de léthargie, de catalepsie, ou de somnambulisme, pendant lesquelles la suggestion peut avoir lieu par le fait des personnes présentes, comme dans le sommeil provoqué. Mme X. s’est évanouie dans une crise de nerfs avec des mouvements libidineux des anciens; dans son entourage affolé on s’écrie : « C’est le diable, c’est le diable qui agit. » Ces mots deviennent une suggestion pour la malade ; l’idée du diable entre dans sa tête et au réveil elle croit être transformée en démon.

Sans qu’il y ait sommeil hypnotique, la suggestion peut se faire chez une personne hystériques à l’état de veille ; c’est du moins l’avis [p. 442] d’un certain nombre de médecins qui s’occupent de cette question : tous les sujets ne sont pas suggestibles pourtant, même ceux qui sont très fortement touchés par la névrose; on doit ajouter que les personnes hystériques qui obéissent à la suggestion sans hypnose sont rares. L’abbé Faria et le général Noizet, qui ont écrit les premiers livres sur le magnétisme, en ont cité quelques exemples ; le premier faisait sur une personne éveillée cette curieuse expérience : à son commandement, il lui paralysait soit un bras, soit une jambe, soit les yeux, soit la bouche ou les oreilles. Le second avait près de lui un soldat prussien qui servait à ses expériences : il lui faisait boire de l’eau en lui ordonnant de croire à du rhum et le soldat trouvait dans cette eau pure la saveur et l’odeur de cette liqueur forte. Ces deux personnes étaient profondément hystériques et coutumières de sommeil hypnotique, nous devons le dire.

Mais si l’hypnotisme peut faire d’un hystérique un possédé du démon, au moyen de la suggestion, cette même suggestion peut aussi guérir des possédés et chasser les démons.

Il n’est plus nécessaire d’être prophète pour avoir le don des miracles ; un médecin, un profane, à l’aide des paroles magiques de la suggestion, peuvent rendre la paix et la tranquillité à celui qui se tord dans les angoisses de son idée fausse.

Je m’approche du lit, j’hypnotise, je dis : « Je chasse le démon, il sort, il n’est plus dans votre corps, vous êtes délivré. » Le malade se réveille, il oublie son cauchemar, il se lève, il sourit, il est guéri.

La suggestion ne donne pas toujours un résultat aussi miraculeux ; comme tous les remèdes, elle n’est pas infaillible ; quelquefois le sujet ne s’y prête pas, et d’autres fois c’est le thérapeute qui n’a pas le pouvoir nécessaire. Lourdes même, cet instrument si puissant de suggestion, manque parfois son effet et l’on verra la religieuse de Grèzes ne pouvoir noyer son diable tenace dans les eaux saintes de la source.

VI

S’il m’était permis de mêler à ces faits de nature tragique quelques idées de nature moins sérieuse, j’attirerais l’attention de mes lecteurs sur le point de vue suivant : Étant donné le diable, sa nature et le but pour lequel il a été créé, on ne saisit pas la raison pourquoi il s’attaque à des personnes qui ont la foi en la religion, à des êtres simples et vertueux, à ceux qui plus tard seront placés au rang des saints ; si la tentation se comprend à la rigueur, la substitution de la personnalité ne se comprend pas. Il semblerait que ce démon dût s’attaquer plutôt aux libres penseurs, à ceux qui nient son existence, à ceux qui n’ont pas la foi, aux philosophes surtout qui discutent les mystères de la religion. Or, il est de notoriété publique que jamais aucun membre de l’Institut ne fut possédé du démon ; il est non moins de notoriété publique que les membres de l’enseignement laïque à tous les degrés ont le privilège [p. 443] de ne jamais servir de domicile à Belzébuth ou à quelqu’un des siens.

Pourquoi cette préférence ?

La raison la voici : Il faut croire au Diable et y croire infailliblement pour être possédé.

L’ombre d’un doute suffit pour empêcher la suggestion.

VII

Ce que nous venons d’écrire a eu pour effet, je l’espère, d’éclairer sous toutes ses faces la question des Possédés ; c’est, comme si, dans une chambre jusqu’alors obscure, s’allumaient peu à peu des jets de lumière électrique ; leurs rayons, lorsque la religieuse de Grèzes va paraître, vont illuminer de leur éclat les particularités de sa maladie et montrer leurs similitudes avec les ordinaires symptômes de l’hystérie dont la démonomanie est un cas.

Racontons son histoire maintenant : Nous déclarons que nous n’avons pas été à Grèzes et que nous ne connaissons pas sœur Saint-Fleuret ; c’est avec des faits la concernant recueillis çà et là, dans divers journaux et ailleurs, que nous avons pu reconstituer sa maladie ; il nous a été plus facile qu’à un autre de le faire, aidé que nous sommes par notre expérience en ces matières.

Des récits de journaux nous ferons deux parts : les uns véridiques, à conserver ; les autres non admissibles, à rejeter.

Une jeune fille du nom de Saint-Fleuret, originaire d’Espayrac, petit village du canton d’Entraygues dans l’Aveyron, a été, dès son plus jeune âge, élevée dans des principes de dévotion exagérée ; elle a reçu l’instruction religieuse, elle n’en a pas reçu d’autre. Elle n’a jamais cessé de croire à tous les mystères de la religion catholique ; aucun doute n’est jamais venu, non pas seulement ébranler, mais même effleurer sa foi ; elle croit à tous les mystères du catéchisme et en particulier, à l’enfer et au démon.

De bonne heure elle entre comme novice au couvent des Grèzes ; depuis ce moment elle est soumise à un entraînement religieux intense que sa vocation lui fait accepter avec ardeur et joie.

L’enfer, le purgatoire, les démons furent, autant que Dieu, la Vierge et les saints, le thème des sermons entendus, le sujet des images vues, l’objet des longues méditations solitairement pratiquées.

Si parfois ses extatiques désirs du bonheur céleste tournaient son âme du côté du ciel, d’autres fois elle était entièrement anéantie par les terreurs irraisonnées de l’enfer. Dans les sermons de l’année, on parlait souvent des damnés, mais c’est surtout une fois par an, pendant les exercices de la retraite, qu’un missionnaire ardent venait faire jaillir aux yeux des nonnes terrifiées les immenses flammes diaboliques, menaces des âmes coupables.

D’autres fois, on lui prêchait des histoires de possédés guéris par Jésus, ses disciples et leurs successeurs; le diable, disait le prêtre, [p. 444] sortait alors de la bouche du possédé sous forme de crapauds noirs, de serpents irrités, ou d’autres animaux immondes, ou bien encore sous forme de diablotins.

C’est ainsi qu’on préparait le terrain sur lequel allait germer la maladie.

La fonction naturelle de la femme adulte est la maternité ; lorsqu’il y a lutte entre les besoins de la nature et la manière de vivre de la femme, un détraquement physique et moral peut se produire. Sœur Saint-Fleuret, fille de la campagne, privée du mariage nécessaire, par cela même qu’elle était d’une absolue chasteté, fut condamnée à la maladie par ce renversement des lois naturelles.

L’hystérie ne tarda pas à éclater avec tous ses symptômes : la constriction du cou par la boule qui monte, l’angine de poitrine qui tenaille les côtes, les anesthésies et les hyperesthésies cutanées, les névralgies de toute nature et de toute région, — puis vinrent les hallucinations de la vue et de l’ouïe qui eurent le caractère des préoccupations ordinaires des sœurs d’un couvent. Ayant l’esprit tourné vers les choses religieuses, sœur Saint-Fleuret vit Dieu, la Sainte Vierge ou les Saints se présenter à ses regards et avoir des conversations avec elle ; bientôt la peur de l’enfer agissant sur son esprit, elle a des hallucinations diaboliques; elle voit et elle entend le démon ;ses apparitions effrayantes la surexcitent et produisent les crises convulsives, sujets d’épouvante pour les assistants qui ne s’expliquent pas la violence des contorsions auxquelles se livre la malade.

Dans ces moments ont lieu des hallucinations plus intimes qui font de la pauvre femme l’épouse imaginaire de Belzébuth ; ces hallucinations, elle peut les avouer, puisque, si les incubes et les succubes les subirent, d’autre part, des bienheureuses et des saintes comme Marie-Alacoque et sainte Thérèse les ont éprouvées, et que pas plus chez elle que chez les autres elles ne sont la réalité.

La folie de délire et de convulsions dure quelques jours, puis tout rentre dans l’ordre ; la raison revient entière et sœur Saint-Fleuret reprend ses occupations et sa vie monacale, comme si aucun orage n’avait traversé sa cellule.

Mais que dit-on autour d’elle au moment de ses crises lorsqu’elle cause avec le démon, et lorsqu’on la voit dans des attitudes passionnelles et des mouvements désordonnés causés par lui, assure-t-elle ?

Tout le monde s’écrie : « C’est une possédée ! c’est une possédée du démon ! » Le chœur des prêtres et des nonnes ne cesse de répéter à ses oreilles, la même phrase : « C’est une possédée ! ». Ces mots, elle va les entendre dans les moments d’hypnose qui suivent les grandes crises convulsives ; tant et si bien qu’il va y avoir une véritable suggestion ; on lui dit, on lui répète, on lui crie sans cesse aux oreilles, qu’elle est possédée ; elle va le devenir.

Mais que fait-on autour d’elle pendant et après ses crises : autour d’elle, des bonnes sœurs prient en pleurant la bonne Vierge, la supplient de montrer sa puissance contre l’ennemi du genre humain’ l’aumônier du couvent chante des messes pour que Jésus chasse le [p. 445] démon comme il le chassait autrefois dans les villages de Judée ; des visiteurs disent des litanies, des neuvaines et d’interminables chapelets. On apporte force eaux-bénites dont on inonde, elle, son lit et sa chambre ; enfin, en grande pompe, avec les vêtements sacrés, des prêtres en procession viennent faire l’exorcisme qui doit chasser le démon.

Or, prières, cantiques, chapelets, messes et exorcismes ne font qu’augmenter la suggestion en persuadant à la malade qu’elle est bien la vraie possédée du démon, puisque tant d’efforts sont faits pour le chasser de son corps.

Chose plus grave, le démon paraissant se rire du commun des prêtres qui s’acharnent après lui, des évêques et des cardinaux viennent la voir et croient pouvoir, avec leur croix épiscopale, terrifier le démon et le faire rentrer dans les entrailles de la terre; bien au contraire, par la bouche de sœur Saint-Fleuret, le diable crache à la figure de Mgr Savignac et par ses mains blanches, il déchire les pages de la Somme de saint Thomas d’Aquin, palladium du cardinal Bouret. La croyance imprudente au démon de ces chefs du clergé augmente la suggestion de sœur Saint-Fleuret. Puisque, se dit-elle, de saints personnages sont persuadés que le diable me possède, je suis bien réellement possédée.

Enfin, on va à Lourdes : la Vierge de Lourdes, qui fait tant de miracles, fera celui-ci certainement ; elle ne peut laisser le démon, son ennemi personnel, dans le corps d’une religieuse qui lui est consacrée. Si un miracle doit se faire, c’est bien celui-là. Or, le miracle ne se fait pas et ne devait pas se faire. Pourquoi, me direz-vous ? parce qu’on faisait agir la suggestion à l’envers de ce qu’elle produit d’ordinaire; parce que Lourdes, ses processions, ses cérémonies, ses clameurs et ses prières voulaient dire : « tu es possédée, tu es possédée, tu es très possédée » portant la suggestion à son maximum, mais dans le sens de la présence réelle du diable.

Lourdes, par l’effet de la suggestion, produit des guérisons merveilleuses ; si sœur Saint-Fleuret eût souffert de symptômes d’hystérie, comme la contracture ou la paralysie, elle eût été guérie. Pourquoi ? parce que la foi ardente, les sermons entraînants, l’exaltation générale auraient fait leur office de suggestion : « La Vierge peut me guérir ! la Vierge veut me guérir ! la Vierge va me guérir ! la Vierge m’a guérie ! » Dans ce cas la suggestion se serait produite dans le sens de la guérison, tandis qu’elle s’est faite dans le sens de la croyance plus forte au diable dans le corps.

Pour bien préciser ce que peut faire la suggestion, je citerai le fait suivant : on m’amène un jour Mlle X. atteinte de paralysie hystérique du pied droit. Ce pied inerte, sans résistance, ne peut supporter le poids du corps ; c’est un pied de coton : si la jeune fille veut marcher en s’appuyant dessus, elle s’affaisse et tombe.

Je persuade à la malade que je possède un onguent, merveilleux pour guérir son pied ; je lui assure que j’ai guéri des cas semblables et tous les cas semblables ; mon remède est infaillible ; par des frictions [p. 446] je vais faire pénétrer l’onguent merveilleux- dans les jointures de son pied, et dans une heure la guérison sera obtenue ; j’en ai la certitude et elle peut l’avoir comme, moi.

Au bout d’une demi-heure de massage et de frictions faites avec de la simple vaseline, je déclare à voix forte qu’un mieux sensible s’est déjà produit et que la malade peut se tenir debout appuyée sur son pied paralysé. Soutenue sous les aisselles par deux personnes, Mlle X., ô merveille ! peut en effet s’appuyer un moment sur son pied posé à terre. Elle est ravie. Sans attendre davantage nous reprenons les frictions et les massages, sans épargner la vaseline, onguent merveilleux, et sans cesser de prédire bien haut la guérison prochaine; enfin l’heure s’achève : pontificalement, nous proclamons : « Le tout est fini, Mlle X. votre pied n’est plus paralysé, allez. » Aussitôt la malade rayonnante se lève, marche et s’en va guérie, grâce à la suggestion.

Supposons nos frictions et nos massages remplacés par un voyage à Lourdes, la vaseline par l’eau de la source miraculeuse, nos discours et nos affirmations par les prières et les sermons sur la vaste esplanade ; des phénomènes de suggestion identiques aux miens pouvaient se produire et la guérison avoir lieu par le même mécanisme. La suggestion à Lourdes se nomme la Foi.

Comme on le voit, pour chasser le Démon de la pauvre sœur Saint-Fleuret, on a pris les moyens les plus contraires au but qu’on se proposait. Cette idée fausse de possession diabolique, permettez-moi cette comparaison, est comme un clou (est-ce le clou hystérique ?) planté dans le crâne de la patiente ; au lieu de prendre dans l’arsenal médical une bonne tenaille pour l’arracher, on s’est servi d’un saint marteau pour frapper dessus : les parents, les amis, les sœurs et les novices ont donné chacun un coup et ont contribué à enfoncer quelque peu sa pointe ; les aumôniers et les prêtres ont frappé un peu plus fort sur ce clou; les évêques et les cardinaux l’ont enfoncé davantage ; enfin la foule de Lourdes a fait disparaître]complètement ce clou dans l’intérieur du cerveau. Le marteau, c’est la suggestion dont chacun s’est armé, sans s’en douter, pour enfoncer de plus en plus l’idée fausse dans la tête de sœur Saint-Fleuret.

VIII

Ce qui intéresse le plus le public en présence d’une possédée comme celle de Grèzes, ce sont les manifestations de la folie : chacun de ses actes fait l’objet de copieuses dissertations et d’interminable racontars entretenus par les feuilles publiques. Or, précisément les faits et gestes de ces malades sont ce qu’il y a de moins intéressant dans l’étude de leur maladie, parce que, d’avance, on sait ce qui va se produire. En effet, dans tous les cas de changement de personnalité, les idées des malades, qu’ils expriment par des actes, suivent un ordre logique. J’insiste sur ces deux mots ordre logique, qui vont nous servir à comprendre et à dire, d’avance, ce que vont faire les sujets dans leurs manifestations. Je m’explique par des exemples : un individu qui se croit transformé en chien, aboie, marche à quatre [p. 447] pattes, lappe sa nourriture et veut mordre parfois. Son délire ne s’écarte pas des actes perpétrés par les caniches ; il peut les imiter tous ou seulement une partie. Mais ce sont toujours des actes de chiens ; il reste dans l’ordre logique. J’ai connu à ce propos un honnête notaire dans ce cas ; il n’était pas chien complet ; il se contentait d’aboyer : sa clientèle, au courant de la chose, ne se fâchait pas quand, au milieu de la lecture d’un contrat de mariage ou d’un testament, il poussait deux forts jappements ; seuls les étrangers regardaient sous la table ; lui, agréablement, souriait à la société pour s’excuser et la société lui rendait son sourire fort délicatement.

Un autre se croit transformé, en Président Carnot ; il ne porte que l’habit noir avec le grand cordon rouge ; il fait des discours, veut présider et fait des invitations considérables pour un bal à l’Élysée.

Il reste dans l’ordre logique de son idée fausse.

Il en est de même de sœur Saint-Fleuret ; elle se croit le Démon et agit en conséquence. Elle fera donc tout ce qu’elle a lu dans les bibles, tout ce qu’elle a entendu dans les sermons concernant le roi des Enfers. Comme elle est catholique, c’est un Diable catholique qu’elle reproduit. Transformée en Diable chinois, elle aurait eu d’autres idées et aurait commis d’autres actes que ceux qu’on nous raconte.

Qu’on imagine un diable devenu non pas ermite, mais nonne dans un couvent. Comment va-t-il se conduire ? comme un démon, c’est l’ordre logique. C’est ce qu’aussi va faire sœur saint-Fleuret, lorsqu’elle se croira possédée. Chacun peut s’en faire un tableau.

Elle a horreur des objets religieux et détruit dans sa cellule le crucifix et la statue de la Vierge ; elle jette à terre ses tableaux de sainteté, déchire ses robes, ses scapulaires et ses voiles de religieuse ; elle viole les chambres de ses voisines pour mettre à mal les objets semblables. Elle blasphème le nom de Dieu et tient sur Jésus-Christ la Vierge et les Saints les propos les plus outrageants ; ses discours et ses actes sont orduriers, répugnants, indécents : s’ils ne le sont pas encore, ils peuvent l’être.

Si un prêtre s’approche d’elle pour l’asperger d’eau bénite ou pratiquer l’exorcisme, elle pousse des cris de frayeur et le couvre d’injures, à moins qu’elle ne dise, comme Marie Alacoque devenue possédée, « qu’elle aime l’eau bénite et qu’elle chérit la croix ». Si elle suppose qu’un visiteur, car elle se tient sur la défensive à cet égard, cache dans ses poches ou sous ses vêtements un objet pieux qui chasse les démons, elle se précipite sur lui et le fouille partout pour détruire la relique sainte.

Dans les légendes, on raconte que le diable n’entre jamais dans une église, qu’il y a même impossibilité pour lui d’en franchir le seuil ; sœur Saint-Fleuret le sait et se conduit en conséquence ; si on veut la mener dans la chapelle du couvent, elle entre en résistance et témoigne son horreur ; si on veut l’y entraîner de force, elle est pris, d’une violente crise convulsive et pousse des cris et des hurlements, qui s’entendent au loin d’accomplir aucun acte religieux, tel que la confession [p. 448] et la communion, se comprend bien de la part du démon qui n’est pas coutumier de ces sortes de choses.

On a raconté que, pendant son pèlerinage à Lourdes, dans la grotte miraculeuse, elle s’empara de la patène d’un calice en or et alla porter cet objet dans une cachette profonde, puis repartit pour Grèzes avec les sœurs ses compagnes, sans parler de son méfait. La supérieure du couvent reçut du prêtre, propriétaire du calice, une lettre assurant que la patène avait été enlevée par une des sœurs de Grèzes présentes à Lourdes au moment de la disparition de l’objet. La supérieure fit une enquête auprès de toutes ses sœurs et de sœur saint-Fleuret comme des autres sans recevoir d’aveux ; mais quelques heures après la possédée eut une crise et dit qu’elle avait escamoté la patène et l’avait cachée à un endroit où on la retrouva.

Les hystériques aiment à commettre des vols dans des circonstances identiques ; ils volent pour le plaisir de voler ou pour le plaisir de commettre une mauvaise action !

Mlle de Z., d’une famille riche qui ne la privait pas d’argent, vola un jour à son père deux billets de 1.000 francs, qu’elle cacha soigneusement dans le trou d’un mur. Les soupçons se portèrent sur un ouvrier serrurier qui travaillait dans la maison et qui fit trois mois de prison préventive, tellement toutes les circonstances s’étaient tournées contre lui. La coupable laissait aller la justice avec une parfaite indifférence, bien qu’elle fût bonne à l’ordinaire. Une circonstance fortuite fit découvrir la vérité ; et les billets de 1.000 francs servirent à indemniser l’ouvrier innocent. Il faut savoir qu’un malade hystérique est capable de pareils crimes et qu’il n’a jamais le remords de ses actes criminels. Bien des faits hystériques semblables ont dû se passer dans le cours des siècles, sans avoir pour l’innocent un résultat aussi favorable.

Dans le journal Paris-Nouvelles, nous lisons ceci : « Dans ses crises, la malade pousse des cris aigus, tellement retentissants que les paysans les entendent à une grande distance du couvent ; il lui semble, dans ces moments-là, que le diable la mord où la brûle à telle ou telle partie de son corps et l’autosuggestion est si forte qu’aussitôt la crise passée, on trouve à l’endroit du corps où la pauvre sœur souffrait si fort, soit une véritable brûlure sur sa peau soit l’empreinte d’une mâchoire ou d’un certain nombre de dents qui viendraient de mordre. »

Sauf que les empreintes sont, en général, moins distinctes et moins marquées qu’on vient de le dire, l’imagination, amie du merveilleux, étant disposée-à augmenter et à grossir, il n’en est pas moins vrai que ces empreintes peuvent être réelles, ce sont des troubles des nerfs vaso-moteurs, symptômes hystériques parfaitement étudiés aujourd’hui, produits sous la pression d’une forte suggestion. C’est à ces troubles qu’il faut rattacher les rougeurs et même les plaies de certains stigmatisés hystériques comme François d’Assise et d’autres saints du moyen âge et même des siècles postérieurs. [p. 449]

IX

Lorsqu’une personne a été hypnotisée ou bien lorsqu’elle s’est trouvée dans une crise convulsive avec hypnose non provoquée, elle ne conserve pas, à son réveil, le souvenir de ce qu’elle a fait ou de ce qu’on lui a dit en état de sommeil.

Mais cette personne, de nouveau en état de sommeil spontané ou provoqué, se souvient de ce qu’elle a entendu ou fait pendant les hypnoses précédentes, elle se souvient également de ce qu’elle a appris à l’état de veille.

Étant connu ces deux lois concernant le somnambulisme, il est facile de comprendre ce qui se produit chez sœur Saint-Fleuret lorsque les journaux écrivent qu’il y a deux personnes en elle et que ces deux personnes sont absolument étrangères l’une à l’autre.

Il y a sœur Saint-Fleuret dans son état normal et sœur Saint-Fleuret sous l’influence de la crise, mais celle-ci ne connaît en rien celle-là.

Et c’est ce que veulent dire encore les journaux lorsqu’ils racontent que, pendant la crise, elle peut parler et agir de façon absolument différente que dans son état normal, et au sortir de la crise ne pas se souvenir de ce qui s’est passé. Ainsi elle pourrait commettre un vol pendant sa crise, cacher l’objet volé et ne plus se souvenir de ce fait à l’état normal. Mais si une crise nouvelle survient, elle se ressouviendra à ce moment du vol commis et de l’endroit où elle a caché l’objet volé.

Tout cela est parfaitement vrai et parfaitement scientifique.

X

Il nous reste enfin à parler d’un dernier racontar et à conclure.

J’ai dit au début qu’il fallait rejeter de l’observation de sœur Saint-Fleuret les faits impossibles et, par conséquent, non véridiques.

Pour être vrais il faudrait qu’ils fussent miraculeux et nous ne croyons pas aux miracles.

Nous voulons parler du don des langues.

Quoiqu’étant une simple paysanne qui n’a jamais reçu la moindre instruction, sœur Saint-Fleuret, écrit on, parle très bien dans ses crises le grec, l’italien, le russe, l’anglais, l’allemand et elle répond toujours parfaitement dans la langue qu’on lui parle. Il paraît même, mirabile audilu ! que Mgr Savignac, lui demandant en langue caraïbe si elle était fatiguée, elle lui a répondu en langue caraïbe : « Je le suis en effet, laissez-moi tranquille et allez vous coucher ».

Je suppose que les canards parlent aussi le caraïbe, c’est pourquoi on ne les comprend pas toujours.

Ce qui est vrai, c’est qu’assez souvent les folles hystériques se composent un charabia incompréhensible qu’elles débitent en réponse aux questions qu’on leur fait. — L’auditeur français dit : « elle parle Allemand » et l’Allemand dit : « elle parle espagnol ». — aucun ne [p. 450] comprenant son langage et l’attribuant à une langue étrangère autre que la sienne.

On connaît la curieuse nouvelle d’Edgar Poë : un énorme orangoutang avait pénétré dans une maison de Paris habitée par deux femmes, et avait emporté l’une d’elles en passant par la cheminée de l’appartement ; les voisins accourus aux cris poussés par les victimes avaient entendu les exclamations furieuses de l’horrible bête qui, finalement, sans être vue, avait disparu à travers les toits.

Devant le juge, un des témoins déclarait qu’il n’avait pas compris les mots prononcés par l’assassin, mais qu’il était persuadé que le coupable parlait anglais. Interpellé pour dire s’il connaissait cette langue, il avoua qu’il ne la connaissait nullement. Un Anglais, locataire dans la maison, affirma que certainement l’assassin n’était pas Anglais, mais ayant navigué sur un bateau des Pays Bas, il avait cru reconnaître des mots hollandais dans ceux poussés par l’homme caché dans la cheminée ; or, il se trouva précisément qu’un matelot de cette nation, attiré par les cris, était monté dans l’appartement, mais, bien loin de reconnaître sa langue, il avait cru entendre du russe, langue qu’il ne connaissait pas, du reste.

Il est probable qu’il s’est passé quelque chose d’analogue en ce qui regarde sœur Saint-Fleuret qui, ne sachant, à ce qu’on assure, ni l’anglais, ni l’allemand, ni l’espagnol, ni l’italien, ni même le caraïbe, ne peut ni comprendre ni parler ces diverses langues.

XI

J’avais promis à mes lecteurs, après avoir fait l’analyse de la maladie de la religieuse de Grèzes, d’entreprendre la synthèse de cette affection en la reconstituant de toutes pièces sur un sujet que nous aurions hypnotisé et auquel nous aurions donné un à un les différents états reconnus et décrits chez sœur Saint-Fleuret. La suggestion, cette arme bienfaisante qui guérit les blessures que des imprudents lui font faire, nous aurait servi pour fabriquer un Possédé artificiel identique à la Possédée de l’Aveyron ; les deux auraient fait la paire.

Je crains de me répéter en faisant lire à mes lecteurs les mêmes faits dans un ordre inverse, comme si je leur offrais un de ces livres arabes dont le commencement se trouve au dernier feuillet et la fin au premier. — Ceux qui m’auront suivi dans cette étude pourront en esprit faire ce travail de reconstitution en se servant des données précédentes.

Comme conclusion, je dirai ce que devrait être le traitement de la malheureuse sœur de Grèzes : chaque jour une petite piqûre d’incrédulité avec ou sans la seringue de Pravaz et une forte infusion de doute à prendre chaque soir, seraient les meilleurs moyens de la guérir.

DR ROUBY,
Médecin aliéniste.

 

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