Faure. Étude sur les rêves morbides. Rêves persistants.] in « Archives générales de Médecine », (Paris), VIe série, tome 27, vol. I, 1876, pp. 550-570.

Faure. Étude sur les rêves morbides. Rêves persistants.] in « Archives générales de Médecine », (Paris), VIe série, tome 27, vol. I, 1876, pp. 550-570.

 

(Cité par Freud dans son ouvrage : La Science des rêves.)

Nous n’avons à ce jour trouvé aucun renseignement bio-bibliographique sue- ce médecin.
Autre publication :
— Rêve ayant duré soixante-douze heures chez un homme bien portant. Extrait de la « Gazette des hôpitaux civils et militaires », (Paris), 43e année, n°20, samedi 19 février 1870, pp. 82-83.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les  images sont celles de l’article original, sauf le portrait de l’auteur. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p . 550]

ÉTUDES SUR LES RÊVES MORBIDES
(rêves persistants).

Par le Dr FAURE.

Des rêves maladifs précèdent
quelquefois l’éclat de la folie. (Falret).

Les faits qui font l’objet de ce travail ont été observés à l’infirmerie du dépôt de la Préfecture de Police, ou à la maison de Charenton.

I

I. Les rêves dans le sommeil normal s’effacent en général assez vite de la mémoire, Même lorsqu’ils ont causé une impression assez forte pour qu’il s’ensuive un véritable malaise, ainsi qu’il arrive quelquefois, malaise qui peut durer plusieurs heures, ils ne tardent pas à devenir de plus en plus vagues.

Cette, fugacité du rêve, qui dépend sans doute de la mobilité de nos sensations, disparaît chez certaines personnes. On les voit alors, oubliant ou confondant toute notion de temps et de lieu, transportant dans la vie éveillée les souvenirs de ce qui, leur est apparu dans le sommeil. prendre, absolument pour un [p. 551] fait authentique, et agir en conséquence, ce qui n’est que le résultat d’un acte inconscient de la faculté de penser.

Le sujet, un jour, le plus souvent le matin à son réveil, se met à parler d’une aventure étrange, en désaccord non-seulement avec toute vérité, mais avec ses habitudes et ses dispositions les plus connues. Le fait on général est d’un fantastique inimaginable. Mais parfois, si invraisemblable, qu’il soit, il appartient à l’ordre des choses possibles et il s’ensuit dans. la famille des explications où les affirmations d’une part, les dénégations de l’autre se succèdent, avec une étrange énergie.

Chez lui la conviction est absolue. C’est un fait qui s’est déroulé sous ses yeux et dont les détails ne sauraient variés. Si l’on veut en obtenir plus qu’il ne dit, le plus souvent il répond je ne sais pas. Contrairement à ces maniaques qu’aucune question ne met en défaut, parce que toute question elle-même agit sur leur esprit comme sur un clavier et y donne lieu instantanément à un nombre infini de sensations, d’où naissent des conceptions en bien plus grand nombre encore, il n’invente rien. Pour lui, les choses se sont passées ainsi et non autrement. Il ne s’agit pas d’un de ces récits où la faiblesse de l’esprit a autant de part que le désordre de l’imagination. On discute, on le contredit, il s’en tient imperturbablement à ce qu’il a avancé dès le premier moment.

Souvent, a part sa conception erronée qui, constitue l’état maladif que nous étudions ici, il n’y a, aucune divagation. Il débite son fait avec autant de netteté que, de bonne foi, il dit qu’il a commis un attentat, un désastre, qu’il est roi, prince impérial, etc ; quel que soit le fait, il se peut qu’il n’en éprouve aucune émotion, de mêmes que s’il revêt une qualité, ou même un titre élevé, elle ne suscitera pas nécessairement en lui des idées orgueilleuses. Le fait dans sa pensée est absolument abstrait, ne se rattache à rien d’autre ; ainsi il vous dira : « qu’il est le prince impérial, qu’il a son armée à Versailles ». Là est toute la conception, n’en attendez pas davantage. Si au moment où il vient dire qu’il est le prince impérial vous lui demandez ce que fait son père, il vous répondra qu’il est tonnelier. Un autre s’imagine qu’il a causé un malheur d’où’ suivra sa ruine, je lui [p. 552] prouve qu’il n’en est rien, que cela serait su, que sa femme et son patron lui en auraient parlé, il reste sourd à tout et continue à se désespérer. Isolé dans la sphère de sa pensée dominante, si contradictoire qu’elle soit avec ce qui l’entoure, cet individu n’est touché par rien ; ce serait à croire qu’il est subitement devenu réfractaire à toute impression nouvelle. On le conduit sur les lieux où il croit avoir tout brisé, on lui montre l’homme qu’il croit avoir tué, en aussi bonne santé que lui-même ; s’il s’accuse d’un forfait on lui fait avouer qu’il sait aussi bien que quiconque qu’on ne laisse pas la liberté à un criminel, et que s’il avait réellement assassiné, i! serait ailleurs qu’au milieu des siens : rien ne le convaincs. Il raisonne sur tout avec lucidité, mais reste inébranlable dans son idée fausse.

Son rêve enfin a pris pour lui l’importance d’un fait capital dans la vie réelle, il s’impose, il l’absorbe, il se substitue à toute préoccupation étrangère ; le sujet est si éloigné de ce qui se passe autour de lui qu’il ne voit même pas ce qui, dans le monde réel, pourrait par hasard donner une apparence de raison à sa conception maladive.

Tantôt c’est un seul rêve, unique dans tonte la vie, qui jette dans l’esprit un trouble plus ou moins durable. Tantôt au contraire, plusieurs rêves à tendances différentes ou même opposées impriment successivement les dispositions les plus imprévues. M. Sauvet, élève de M. Moreau (de Tours), rapporte une observation de ce genre des plus remarquables, où le malade se montre tour à tour érotomane mystique, humanitaire, apôtre, etc.

Cet état, qui se maintient souvent avec sa forme première pendant des mois, est au contraire interrompu quelquefois par des périodes de lucidité et de retour sur soi-même. Il y a alors conscience entière de la situation, le sujet se rappelle son rêve et même les circonstances qui en ont été l’occasion ; il sait qu’il n’y a rien de vrai dans ce qu’il a affirmé un instant avant, il reconnaît l’inanité de ses actes et déplore amèrement ce qu’il a pu faire sous une telle influence. Puis, quand il semble que tout indique un réveil définitif de la raison, à l’heure où l’on s’y attend le moins, il retomba dans son [p. 553] égarement, et retourne à son erreur toujours la même, au point où il l’a laissée, comme s’il reprenait la lecture d’un livre écarté il y a quelques minutes.

Mais ce qui est plus curieux encore, assurément, c’est d’en voir qui, après plusieurs années, en pleine guérison, au moment où ils semblaient débarrassés à tout jamais de toute préoccupation maladive, retombent, et sont de nouveau martyrisés par leur malheur imaginaire pendant des heures ou des jours entiers.

II. Il ne faudrait pas croire que tout l’intérêt de ce travail se borne à une élude stérile sur des rêvasseries. Cet état pour n’avoir été signalé que très-incidemment n’en a pas moins attiré l’attention des observateurs, et il a eu parfois de graves conséquences. L’effet produit pur un rêve sur un esprit en défaillance a pu occasionner une détermination fatale, le suicide, un meurtre, une dénonciation.

1° La veuve School entend pendant trois nuits une voix qui lui dit : « tue ta fille ». Elle résiste d’abord et chasse cette idée en s’éveillant, mais l’idée ne tarde pas à devenir fixe, elle ne disparaît pas avec la veille, et quelques jours après quelques jours après la malheureuse mère immole son enfant. (Ch. Levèque.)

III. Le phénomène du rêve persistant a été observé surtout chez des alcooliques. Mais il l’a été aussi chez des sujets qui ne l’étaient en aucune façon. Si donc l’alcoolisme a son rôle ici, ce n’est qu’à titre d’agent secondaire : il fait surgir chez des sujets prédisposés par nature ce qui, sans lui, serait resté dans l’ombre, et ce qu’il faut voir avant tout, comme dans tous les cas où l’alcoolisme est en question, c’est la constitution originelle. Ces malades peuvent être divisés en trois groupes, groupes bien artificiellement limités, il faut le dire, pour la facilité de l’observation, car très-souvent ils se confondent, ou ne sont que les degrés différents du même état : 1 ° Chez les uns le phénomènes est évident, et incontestable, puisqu’ils le confessent d’eux-mêmes et se rendent compte de l’heure et des [p. 554] circonstances. 2° Chez d’autres, bien qu’il n’y ait pas la conscience du rêve, on est autorisé à en admettre l’existence par le concours et la similitude des symptômes. 3° Chez les derniers enfin, des aliénés le plus. Souvent, on ne peut que suivre de vagues conjectures, souvent, très-insuffisamment indiquées , mais très-utiles encore à étudiée comme cause, possible de l’idée dominante du délire.

II
Conscience du rêve.

IV. Le premier exemple donne une idée caractéristique du rêve persistant. La femme qui en est l’objet est prise tout à coup d’un accès de mélancolie pour un motif imaginaire, et elle tente à plusieurs reprises de se donner la mort ; on la questionne, on cherche à pénétrer La cause de son tourment, toute honteuse, elle refuse Longtemps de la faire connaitre, elle cède enfin, elle avoue que tout son chagrin vient d’un rêve. Elle est.la première à s’accuser de faiblesse impardonnable. Il est étrange alors d’assister à ce désespoir insurmontable d’une malheureuse qui sait mieux que personne qu’ellen’a aucune raison de se désespérer. On remarquera encore, indiquées à un très-haut degré, ces alternatives d’erreur et de lucidité dont il a été fait mention.

2e Madame R. a été-arrêtée au moment où elle allait se jeter dans la Seine. C’est sa troisième tentative. de suicide depuis douze jours. Elle fond en larmes, sa voix est éteinte sous les sanglots, elle est en proie à des spasmes violents, il est impossible d’en tirer un mot,

J’apprends par ses parents accourus pour la réclamer, que c’est une personne habituellement douce, affectueuse, très-aimée. Elle est depuis très-longtemps comme femme de chambre dans la même maison. On me montre des lettres qui prouvent combien elle est estimée. On ne comprend rien au changement qui s’est opéré en elle depuis quelques jours subitement. Elle est comme égarée, ne sait plus ce qu’elle fait. Elle a dû quitter ses maîtres. On la voit tout à coup fondre en larmes disant « qu’elle n’y consentira jamais ! » Pendant quelque temps, il semble qu’elle a la tête complètement perdue, elle reprend sa raison et alors elle parle d’un rêve qu’elle a fait.

Quelques heures après, je la vois beaucoup plus calme ,elle semble [p. 555] plongée dans une profonde affliction ; assise sur son lit, immobile, muette, ses bras pendants, les yeux obstinément-baissés. Après de longues instances elle se décide à parler.

« Elle sait qu’elle est tendrement aimée de tous les siens. Son mari et ses enfants sont très-bons pour elle, elle ne peut que se louer d’eux. Mais une nuit elle a rêvé, sans savoir pourquoi, sans avoir le moindre motif, que son mari voulait se séparer d’elle, elle en a ressenti une telle peine qu’elle ne pourra jamais s’en consoler et elle aime mieux mourir. » Maintenant, à l’heure où elle parle, elle en a la certitude, ce n’est qu’un rêve, mais il en est d’autres ou l’idée du rêve s’efface complètement de son esprit et alors elle est désolée par la pensée de cette séparation. Il lui arrive de vivre ainsi plusieurs jours de suite sans que rien puisse la faire sortir de cette pensée, on a beau l’entourer, lui faire toutes les protestations d’affection, son mari se montre plus tendre que jamais, rien n’y fait. Absorbée par son idée, elle est inaccessible à toute impression nouvelle.

« Elle se rend parfaitement compte d’ailleurs de la manière dont les choses se sont passées : le rêve a eu lieu telle nuit, le matin en réveillant elle y a pensé, il lui a reparu plusieurs fois dans l’esprit, elle le repoussait ; elle n’y attachait d’abord aucune importance, mais il s’emparait d’elle, il la retenait avec obstination, et pendant longtemps, il a fini par ne plus la quiller. Ne pouvant se faire a son malheur elle a voulu à quelques jours d’intervalles se précipiter par la fenêtre, s’asphyxier et se noyer. »

Par moments, aux milieu de ce délire la raison reprend le dessus, elle reconnait la vérité, mais ce n’est que pour peu de temps, et bientôt elle dit : « Tenez, vous avez beau me dire, rien n’y ferait, je vois-bien que c’est vrai, mon mari veut me quitter ! »

El elle retombe, immobile, silencieuse, dans un état de demi-stupeur dont rien ne peut l’arracher.

Le fait suivant, le premier qui se soit présenté à moi, date de 1869. Il en a été. rendu compte dans la Gazette des hôpitaux.

3e X., 45 ans, garçon de magasin, fortement constitué, d’une vie régulière.

Le 11 juillet à son réveil, agitation extrême, fièvre, sueur abondante, anxiété, malaise très-prononcé.

Il profite d’une absence de sa femme pour me dire qu’il lui est arrivé un grand malheur : « toutes leurs économies sont perdues, ils vont être ruinés. »

« La veille, en conduisant un baquet chargé de marchandises, il s’est pris de querelle dans la rue St-Louis avec un coché. Dans la bagarre son baquet a brisé la devanture d’un miroitier et tout ce qu’il [p. 556]  y avait dans la boutique. On a pris son numéro, ou fera payer les dégats à son patron, celui-ci aura recours contre lui, il y en aura bien pour six ou sept mille francs, c’est tout ce qu’il possède. Sa femme ne sait rien encore, il n’ose pas le dire, il est horriblement tourmenté. »

Il racontait d’ailleurs l’événement avec une grande ponctualité et se voyait encore serré au cou par son adversaire qui l’avait frappé si violemment qu’il en avait perdu connaissance, et qu’on avait dû le porter chez un marchand de vin voisin pour lui donner des soins. Il dépeignait la localité dans ses moindres détails : on voyait le marchand de vin, le miroitier, le baquet s’agitant au milieu des glaces dont les morceaux s’effondraient les uns sur les autres, etc., etc.

Sa femme de son côté m’affirma qu’il était dans son état ordinaire en rentrant la veille, qu’il avait fait ses affaires, passé la soirée à la maison, s’était mis au lit comme d’habitude sans aucune apparence d’une préoccupation douloureuse.

Trois jours entiers il vécut dans cet état, tremblant de voir entrer son patron furieux, revenant sans cesse sur cet accident dont les détails s’étaient fixés dans son esprit de manière à ne Jamais le contredire, tourmenté, n’ayant pas un instant de repos.

On le conduisit sur le lieu présumé du désastre, il reconnut tout, le marchand de vin, le miroitier, tels qu’il les avait dépeints, on lui prouva que rien de ce qu’il disait n’était vrai, qu’il n’y avait eu aucun dégat, on fit tout pour le rassurer. Il parut ébranlé un moment, mais le soir, sa conviction délirante avait repris le dessus.

Ce n’est que quelques jours après qu’il se rendit vraiment compte qu’il avait fait un rêve, et il en rapporta alors tous les détails tels qu’il les avaient donnés dans le premier moment.

Toutefois, pendant un mois on le vit presque chaque jour revenir à son idée fausse. Il s’asseyait alors en proie au plus grand découragement, pleurant, et malgré tout ce que sa femme et ses amis pouvaient faire, répétait : « Nous sommes perdus, nous sommes perdus ! ».

Ceci, ai-je dit, se passait en 1869 : or, aujourd’hui encore, il est, de temps à autre, repris de ces crises, il oublie la vérité, retombe dans sa fiction et pendant plusieurs jours vit sous le coup de ce désastre imaginaire, où il se voit ruiné à tout jamais.

4W. vient un matin à six heures prier un de ses amis de l’assister dans un duel. La veille dans un bal, il a, dit-il, donné un soufflet à un homme à propos d’une femme. Le rendez-vous est pris pour 8 heures du matin du côté d’Issy. Cet événement absolument [p. 557] contraire au caractère de W. cause un certain étonnement, on prend des renseignements, tout était imaginaire. Quelques jours après il avouait, qu’au lieu d’aller ce soir-là au bal, il était rentré chez lui et s’était mis au lit. Il se souvenait parfaitement d’avoir eu, en rêve une querelle qui lui avait causé une profonde terreur.

Or, pendant plusieurs années, le souvenir de cette prétendue querelle s’emparait de lui de nouveau, par instant, les circonstances lui en revenaient précises et identiques, il se voyait menacé par celui à qui il avait donné un soufflet, lequel était un de ses amis avec qui il n’avait jamais eu la moindre difficulté, et il voulait aller sur le terrain, disant les mêmes choses, se servant des mêmes mots qu’au premier jour.

Quand il reconnaissait son erreur il était le premier à en rire, mais dans d’autres moments il s’irritait et devenait furieux devant le moindre doute.

Dans le fait suivant, chose fort rare, le rêve paraît avoir porté exclusivement sur des phénomènes d’audition.

5e « Pendant la guerre, Mme X. se rencontre avec un corps de l’armée ennemie, musique en tête. Elle rentre dîner comme d’habitude et se couche assez Lard. Le matin à son réveil elle dit à son mari : « As-tu entendu, ont-ils fait un bruit toute la nuit avec leurs trompettes et leurs cors de chasse ? » On lui affirme qu’il n’y a rien eu de pareil, qu’elle n’a pu rien entendre, elle persiste dons sa conviction, ce n’est qu’après les plus grands efforts qu’on parvient à la persuader. Elle finit par se rendre à l’évidence. Aujourd’hui elle sait parfaitement qu’elle a été le jouet d’un rêve, mais la sensation fictive éveillée dans le sommeil ne l’a pas quittée depuis.

Elle a perpétuellement dans les oreilles un bruit d’instruments et de chants. Tantôt ce sont de grands morceaux qu’elle peut suivre d’un bout à l’autre, tantôt ce ne sont que quelques fragments de vieux airs oubliés depuis longtemps. Je la regarde en silence et bientôt je la vois incliner la tête, écouter avec la plus profonde attention et marquer la mesure avec les doigts. Je lui demande de me chanter l’air qu’elle entend, et aussitôt, comme quelqu’un qui suit un instrumentiste, elle entre dans une phrase musicale, prenant de plein pied la note qui court, sans reprendre du commencement, comme fait toute personne qui veut faire connaître un air.

Elle affirme qu’il lui serait impossible de chanter autre chose que ce qui se produit dans son oreille en ce moment, l’air le plus connu lui serait impossible.

Parfois aussi, elle entend des voix qui parlent, mais elle ne peut rien saisir de ce qu’elles disent, elle n’en perçoit qu’une sensation [p. 558]  vague-et confuse, qui ne se prête à aucune interprétation. Elle n’y saisit d’ailleurs aucune intention malveillante.

Elle est d’ailleurs absolument lucide et raisonnable, son infirmité n’a en rien atteint ses facultés, elle pense et agit de la façon la plus régulière.

En résumé, à l’inverse de ces malades chez qui l’intégrité des sons survit à une altération plus ou moins profonde des facultés intellectuelles chez elle, il y a une lésion grave d’un sens, conservation des facultés, et cette lésion du sens de l’ouïe est très limitée encore, puisque la malade entend et distingue, avec une remarquable netteté, tout ce que nous lui disons ; chez elle, la perception maladive se maintient fixe et invariable sur un même système d’impressions, comme chez ces sujets aux rêves persistants, précédemment étudiés ; enfin, ces voix qu’elle entend, en outre de ses perceptions musicales, ne suscitent chez elle aucune idée de persécution, ou d’une préoccupation quelconque ayant trait à sa personne, ce qui différencie singulièrement cette malade du plus grand nombre des hallucinés.

Il semble en un mot que, s’appuyant exclusivement sur une lésion spéciale du système général des sens, elle veuille, dans un genre opposé, donner un pendant à ce délire partiel, si commun dans l’aliénation mentale, qui résulte d’un trouble plus ou moins limité également, de la faculté de penser.

L’exemple qui suit s’est présenté dans le service de M. Baillarger, et j’en dois Ia communication à l’obligeance de M. le professeur Potain. On voit le malade porter en quelque sorte consciemment la conception du sommeil, le rêve, dans l’exercice de la vie éveillée. Il a la plus haute importance, en ce qu’il .montre de quelle maladie terrible un simple rêve peut être le prélude

6M. A… , banquier espagnol, très-intelligent et très-sensé, dit  un jour à son frère, M. B…, que depuis quelque temps il a toutes les nuits des rêves fort agréables, dans lesquels il se voit faisant de grandes affaires et gagnant beaucoup d’argent. Il se réjouit de cette disposition qui lui donne dans son sommeil les joies qu’il recherche dans la vie éveillée, mais dans une proportion à laquelle il n’aurait jamais pensé. Ces rêves continuent, chaque fois, avec une augmentation merveilleuse dans les bénéfices, qui provoque de véritables acclamations chez les deux banquiers. A … , jusque-là, était resté prudent et expérimenté par excellence, bientôt des [p. 559] idées nouvelles surgissent, .on voit une hardiesse inusitée. Il se lance avec témérité dans les entreprises, B… vent le modérer, il n’écoute rien. Bientôt il est manifeste qu’il apporte dans les affaires ses conceptions grandioses de la nuit. On s’inquiète, on consulte, il devient indispensable de l’enfermer dans une maison de santé, et en très peu de temps il arrive au degré le plus avancé de la paralysie générale des aliénés.

III.

Inconscience du rêve, signes identiques à ceux des cas précédents.

7V. Bardot, commis marchand, 17 ans. Front proéminent, face congestionnée, yeux animés et brillants, tremblement général, grande excitation, pituite le matin, douleurs à l’estomac. Orphelin dès l’âge de 12 ans, il a été placé très-jeune en apprentissage où il a vécu comme ses camarades plus âgés que lui. Depuis longtemps il boit et à l’occasion il se grise comme les autres. Il prend chaque jour, autant que ses moyens le permettent, de la bière, de l’eau-de–vie, ,du vin, du bitter, de l’absinthe. Caractère difficile, il a souvent des moments de violence, il change fréquemment de maison de commerce, il est sujet à des accès de tremblement général avec de grandes sueurs.

Il raconte qu’il y a quelques jours, il est tombé dans la rivière en jouant avec des camarade, et qu’il a été repêché : »Depuis ce temps-là, dit-il, je suis le prince impérial. » Ou bien : « Je suis le prince impérial, fils de l’empereur ; mon père était tonnelier à Châlons, il est mort. » Il parle d’aller à Versailles voir ses régiments, il fera justice de tous les sergents de ville qui l’ont arrêté au moment « où il ,proclamait. »

Renseignement pris, il n’est jamais tombé dans l’eau, c’est un rêve d’alcoolique. Il a manifesté pour la première fois son idée délirante de prince impérial un matin en se réveillant.

Antécédents : mère débauchée, ivrognesse, ayant quitté son mari, une sœur prostituée, un oncle du côté maternel ivrogne et fou.

8Humbert, 49, charretier, arrêté pour s’être fait conduire en voiture sans pouvoir payer. La nuit il rêve très-souvent qu’il tombe dans des précipices ou dans la mer, il voit des flammes ; dernièrement il a rêvé que le chantier où il travaille était en feu, il s’est précipité au secours étant encore tout endormi et il a cassé deux carreaux avec ses bras tendus en avant.

Il raconte une scène de violence dont il aurait été la victime.

« Un autre .charretier lui aurait demandé aide pour décharger une voiture ; après le travail on li a offert 050 cent., il voulait avoir [p. 560]  3 francs. De là une dispute, puis une rixe. Le patron de son adversaire s’en est mêlé, Humbert a été battu et laissé pour mort sur la place.

Il me montre la trace des coups reçus à la tête, sur les membres, sur Je corps, il a vu son sang couler sur ses bras, enfin il a été assommé à coups de pieds et à coups de poings : on ne voit absolument rien de tout ce qu’il montre, il n’y a rien.

Son langage est exempt de toute irrégularité, parfaitement net et correct, il n’a aucune indécision. Si l’on tente de le faire dévier dans son récit, il rétablit aussitôt, sans se tromper, les choses dans l’ordre primitif. Il est évident enfin qu’il n’invente rien, qu’il est persuadé qu’il a vu ce dont il parle, que pour lui cela est arrivé. Il en a reçu une impression fixe, déterminée, invariable,

Or, j’ai été chez son patron, je me suis informé auprès de ses camarades. Il n’y a absolument rien de vrai dans ce qu’il dit. On sait seulement qu’il y a quelques jours, après avoir travaillé la veille comme d’ordinaire, il est arrivé le matin au chantier, très-agité, criant, divaguant, se plaignant effectivement d’avoir été rossé la veille bien qu’on sût qu’il n’en était rien, puisqu’il avait disparu. Il y a en somme 10 ou 12 jours que dure ce délire éclos en une nuit, et il ne parait pas près de cesser.

Humbert espère se venger ; il est très-violent, rien ne dit qu’un jour, trompé par une de ces illusions si fréquentes chez les alcooliques, il ne s’abandonnera pas à quelque impulsion insensée comme cela leur arrive trop souvent.

9X., 34 ans, ouvrier cordonnier, arrêté pour vagabondage en état d’ivresse, ivrognerie habituelle, rêves tourmentés. C’est une espèce de maniaque dont l’esprit paraît être occupé exclusivement par des idées de prostitution universelle ; toutes les nuits, il voit sa femme se prostituant à tout le monde et surtout à son propre frère à lui. Or, il y a un an qu’il a quitté son ménage et qu’il ne sait ce que sa femme est devenue.

Cet individu a des projets de vengeance, et il ne serait pas impossible, l’occasion se présentant, qu’il commit un meurtre. A part son idée délirante, il parle très-sensément.

Antécédents : Père ivrogne sujet à des attaques de nerfs.

Il en est au premier degré de cet état si commun chez ceux que l’on amène journellement au dépôt de la Préfecture de Police. Le plus souvent, ils sont été arrêtés la nuit, errant, au hasard, parfois, mais non toujours alcooliques, ils arrivent [p. 561] éperdus, égarés, en proie à une terreur extraordinaire ; quelquefois en les maintenant, en rapprochant certains épisodes qui se perdent au milieu de leurs divagations et qu’ils rapportent toujours dans les mêmes termes, sous les mêmes formes, on arrive à reconstruire un événement imaginaire auquel se rattachent leurs manifestations actuelles. Chez ceux qui sont surtout alcooliques, la conception délirante s’efface en général au bout de quelques jours, ainsi que le fait remarquer M. Lasègue (Alcoolisme subaigu). Mais ce n’est pas le cas ici.

10M., artiste des plus distingués, excessivement travailleur et ambitieux, donnait depuis quelque temps des signes d’égarement. Un voyage à la mer avait paru lui réussir, mais il préféra l’année suivante faire une tournée qui lui permit de visiter les principaux musées du nord de l’Europe. Il voyageait avec sa femme et sa fille qu’il aime tendrement. La fatigue, l’ardeur qu’il mettait à rechercher les œuvres d’art, lui causèrent une forte excitation sans délire toutefois ; il montrait une activité infatigable. Le soir, quand tout son monde était harassé des courses de la journée, il sortait encore et ne rentrait souvent qu’assez tard.

A Cologne il se passa un événement dont il est à peu près impossible de démêler l’entière évolution d’une manière exacte, mais qui, dans tous les cas, a eu une importance telle qu’il s’impose comme une limite fixe entre la vie antérieure et celle d’aujourd’hui. Cet événement réel ou imaginaire est aujourd’hui le fait capital de la vie du sieur X.

Selon lui voici ce qui serait arrivé :

« C’était un soir après dîner, madame X. ne se sentant pas disposée à sortir était restée à l’hôtel. Lui, sur l’avis de l’hôtelier, il avait pris une voilure pour se faire conduire à certain café-concert on renom. Le cocher l’aurait trompé et l’aurait mené au loin dans un endroit écarté où il se serait vu tout à coup entouré par six, puis dix, quinze, un nombre infini de cochers avec des lanternes qui se resserraient sur lui de manière à l’enfermer dans un cercle menaçant, en criant : « C’est un Français, tuons-le ! » Alors il aurait tiré sa canne à épée et un effroyable combat s’en serait suivi. Il est parfaitement sûr d’avoir tué un de ces Allemands, l’épée l’avait si bien traversé qu’elle est sortie par le dos. »

Selon sa femme les choses ne se sont pas passées ainsi.

« Il serait sorti non le soir mais de grand matin emportant cent francs. Le soir il aurait été ramené à l’hôtel par un officier allemand [p. 562]  qui le traitait avec une courtoisie extrême. Rien n’indiquait dans sa tenue qu’il eût pris part à une lutte. Cet officier disait seulement qu’il l’avait vu égaré dans la rue et légèrement excité. M. X… n’avait plus rien de l’argent qu’il avait emporté le matin. Il avait perdu sa canne, ce dont il se montrait fort contrarié.

Il est à remarquer qu’à ce moment il n’a pas été le moins du monde question, de cette attaque de cochers, et, que cet officier qui le remit librement aux mains de sa femme ne dit quoi que ce soit qui pût faire allusion à un événement de ce genre ; or il est peu probable que Ies choses se fussent passées ainsi s’il y avait eu réellement un meurtre. On prit immédiatement le chemin de fer pour revenir à Paris. Dans la nuit M. X. eut un moment d’excitation, puis il s’endormit.

C’est le matin à son réveil, ceci ressort de la façon la plus précise de l’affirmation de Madame X., qu’il commença à parler des cochers, lanternes, combats, coups d’épée, etc.

Quelques jours après il a eu un accès de délire aigu, mais sa conception délirante n’y a rien perdu. Le fait dont il parle s’est imposé à lui avec tous les caractères de la certitude, il a vu, il a fait ce qu’il dit, il lui semble encore voir l’officier allemand qui se saisit de lui au moment où tous les cochers vont se précipiter pour venger leur camarade.

Qu’y-a-t-il au fond de cette affaire ? Son récit est-il imaginaire d’un bout à l’autre, est-ce la traduction maladive d’une impression vraie, n’a-t-il pas été, par exemple, dans la journée, spectateur ou acteur d’une scène de violence, qui a laissé dans son cerveau malade une empreinte désordonnée et confuse, mais persistante ?

Quoi qu’il en soit, le tableau présent à sa pensée est fixe, net et précis. Son récit n’a ni l’exubérance ni la diffusion du maniaque. Il n’imagine pas, il dit ce qu’il a vu et il n’en sort pas.

Tout ce que l’on fait, tout ce que l’on dit, pour lui persuader qu’il n’a tué personne, qu’il est dans l’erreur, est inutile.

Il est sur tout autre point parfaitement sensé et raisonnable. Il parle de son art, de sa position, de sa famille, avec une lucidité entière, mais si l’on cherche à détourner son esprit de son erreur, il reste absolument immuable.

L’état où je le vois aujourd’hui date de quatre mois. Un pronostic des plus graves a été porté sur ce malade. [p. 563]

VI. Quelquefois les rêves et les impressions de la vie éveillée se confondent tellement dans l’esprit, que les sujets avouent ne plus savoir si ce qu’ils disent avoir fait ou vu est arrivé ou non. Soustraits dans leur veille aux critiques de la raison, tout autant que dans leurs rêves, ils obéissent sans contrôle à leurs instincts. Leur vie devient alors un véritable tohu-bohu d’incidents incroyables, dont ils sont les premiers à s’étonner, dans les courts instants de lucidité qui leur viennent de temps à autre.

11X… a été arrêté dans les circonstances suivantes : En passant dans une rue, il voit des harengs chez un épicier, il entre en acheter. Pendant qu’on le sert, il voit des boîtes de sardines, il oublie les harengs, met dans ses poches trois boîtes de sardines et s’en va tranquillement. L’épicier court après lui, l’arrête en l’appelant voleur, il se défend et dit qu’il ne sait pas ce qu’on lui veut, il tire même une épée de sa canne et menacent ceux qui l’entourent. Il reste confondu et immobile quand on lui montre les boites sortant de sa poche.

Il me raconte qu’il est obsédé nuit et jour depuis deux ou trois ans par des idées, de vol contre lesquelles proteste sa vie antérieure, il a été officier comptable et s’est retiré du service avec les notes les plus honorables. La nuit, il rêve qu’il commet les vols les plus incroyables ; le jour, au moment où il s’y attend le moins, il est instantanément porté à s’emparer des choses qui lui sont des plus inutiles. Une fois, il ouvre le tiroir d’un de ses collègues pour prendre une plume, il voit 130 francs et il s’en empare ; n’osant pas rentrer chez lui avec cette somme dont il ne saurait justifier la possession aux yeux de sa femme, il la gaspille dans la soirée en acquisitions ridicules. Le lendemain, cette somme était restituée par lui, mais il était renvoyé de son emploi. Ailleurs, il va commander un mobilier complet, bien qu’il n’en ait aucun besoin. Mais au moment de quitter la boutique du tapissier, qui avait suscité chez lui cette tentation, il se souvient qu’il ne peut ni ne doit faire cette acquisition, et il donne un faux nom au marchand. li voit des montres, il entre chez le marchand et en choisit une de 525 francs ; le marchand, avant de la lui livrer, demande des arrhes. Il se souvient encore qu’il n’a pas besoin de cette montre, et ne voulant pas donner un acompte, il fait un billet mais il le signe d’un faux nom. Chez un tailleur, c’est une autre comédie du même genre ; enfin les plaintes de toutes sortes, en escroqueries, en filouterie pleuvent contre cet homme qui pleure, se jette à terre, se débat comme un enfant à la pensée qu’on le considère comme un voleur. Il avoue Iui-même qu’il ne pourrait pas dire ce qu’il a commis de vols absurdes. [p. 564]

Il a des moments d’agitation furieuse, ou a dû lui mettre la camisole de force. J’obtiens de lui un moment de lucidité, pendant plus d’une heure il cause très-raisonnablement, racontant, tantôt en riant, tantôt en pleurant, tous ses vols, on peut croire qu’il en accuse qui n’ont jamais été commis.

Antécédents : père ivrogne, mort fou dans un dépôt, après avoir dissipé une grande fortune.

Cet homme était alcoolique. M. Lasègue a cité un très-grand nombre de faits, qui ressemblent de tout point à celui-ci, il n’est donc que plus curieux maintenant de voir des symptômes d’une nature identique se présenter chez des individus, non-seulement étrangers à l’alcoolisme, mais remarqués pour leur sobriété.

12Il s’agit d’abord d’un homme enfermé à Charenton, dans Je service de M. Moreau (de Tours), et dont M. Sauvet, élève du service, a publié une excellente observation [Annales médico-psychologiques). Comme le précédent il était obsédé de rêves que suscitaient chez lui les tendances les plus différentes et sous leur influence des actes souvent fort opposés. Tour à tour eu proie à des impulsions érotiques, ou humanitaires, on le voyait abandonner son travail et son ménage pour obéir aux vocations qui se révélaient ainsi la nuit, et il les suivait rigoureusement sans qu’aucune manifestation délirante se mêlât autrement à sa vie. Il ne se singularisait que par l’extrême variabilité de ses occupations. En dehors de ces idées, c’est un jeune homme instruit, intelligent, s’exprimant avec facilité, d’une conversation agréable, moral et religieux, il est bon et honnête, exempt d’exagération, raisonnable on tout point. » (Sauvet).,

13Un autre, Forré, instituteur, rêve une nuit qu’il est tombé dans un gouffre d’où s’échappaient des vapeurs sulfureuses et il vit sous cette impression jusqu’au moment où, dans un autre rêve, il voit le roi dire aux hommes qui conduisaient sa voiture. « Passez sur celui-là : écrasez-le ! » Ce à quoi il aurait répondu : « Sire, ne faites pas cela ! si je suis coupable, attendez qu’on me condamne ! »

C’est en vain que les docteurs Maunoury, Lelong, Greston, lui démontrent que c’est un rêve et que cela ne pouvait pas être arrivé puisqu’il n’était même pas à Paris au moment où il rapporte cette rencontre avec le roi sur la place Louis XV, il persiste dans sa conviction délirante, manifeste des intentions régicides, veut former une armée pour détrôner le roi, etc. [p. 565]

Je rapporte les faits d’une façon très-sommaire. On comprend en effet qu’il s’agit uniquement ici de l’examen des malades.

IV.

Aliénation mentale, persistance de l’idée fixe d’un fait imaginaire
au milieu, d’un délire général
.

VII. On retrouve, dans les divagations délirantes de certains aliénés, des fragments de récits qui, si altérés qu’ils soient parfois, sont empreints d’un tel caractère de solidité invariable, que l’on se demande s’ils n’ont pas eu pour origine, comme dans les faits qui précèdent, un tableau imaginaire qui se sera fixé dans l’esprit, ainsi que le ferait le souvenir d’un événement réel. Il est évident que cette interprétation ne repose sur aucune certitude, et n’a d’autre valeur que celle d’une hypothèse ; toutefois, ce n’est pas la première fois qu’elle se présente à l’esprit, et ainsi qu’on le verra plus loin, elle a été admise comme possible par des observateurs d’une valeur incontestée. D’ailleurs celle supposition, fût-elle absolument gratuite, elle peut encore ouvrir la voie à des aperçus intéressants, et, comme le disait avec tant de raison P. Falret : « Il ne faut rien négliger pour arriver à une connaissance aussi difficile que celle des maladies mentales. »

14Madame de M…, appartient à une famille où l’on compte un grand nombre d’aliénés. Dans sa jeunesse elle a toujours été orgueilleuse et difficile, mais parfaitement lucide.

Une nuit, son père et sa mère furent assassinés par leur domestique.

Ce terrible événement jette le trouble dans son esprit déjà prédisposé. On la voit un matin déclarer qu’elle connait le mystère de sa naissance : elle a des droits à la couronne d’Espagne. On lui a volé ses titres, elle a vu Ie domestique forcer le coffret où ils étaient renfermés.

Il y a de cela de nombreuses années. Aujourd’hui madame de M…, maniaque en démence, a des hallucinations, elle est sujette à des alternatives de dépression et d’excitation, son caractère aigre s’est accentué au plus haut degré, de nombreuses perturbations intellectuelles sont venues se grouper entour de l’idée délirante première, celle-ci s’est délabrés, elle n’apparaît plus que par des fragments, qui [p. 566] se suivent dans son récit, sans être toujours liés entre eux. Mais ce qui en reste est toujours exprimé dans les mêmes termes qu’aux premiers jours.

Quoi de plus semblable au récit d’un fait véritable, ou mieux, d’une chose vue en rêve ou en réalité, que ce qu’elle dit. La conception est tout à fait en rapport avec ses propensions orgueilleuses.

Elle voit un homme qui force un coffret, l’impression qui s’éveille en elle ne porte pas sur le forfait exécrable qui vient de lui ravir son père et sa mère : « Ce ne peut être qu’un ennemi qui vient lui ravir ses titres à la couronne d’Espagne. »

Bien avant cette déclaration inattendue, tout indiquait chez elle une tendance à la folie, mais il n’avait jamais été question de ce fait spécial qu’elle a, pendant si longtemps, chaque jour, répété dans ses moindres détails, toujours les mêmes, et qui aujourd’hui ne se manifeste plus que par quelques fragments épars, stéréotypés dans sa mémoire : « Mystère de naissance, —naissance royale, —coffre, —trône, etc. »

15M. Richard B… , esprit affaibli et vivant dans la débauche, déclare un matin à sa femme qu’il est compromis dans une accusation de meurtre sur un enfant. A cette histoire, se mêlaient des idées de libertinage si extraordinaires, que l’on s’aperçut bientôt qu’il avait la tête dérangée et il a dû être interné à Charenton. Il y a trois ou quatre ans, il exposait sa conception délirante d’une manière encore assez nette ; maintenant son discours n’est plus qu’un assemblage confus d’idées tronquées et de mots incomplets. Il a des visions, des hallucinations, des idées hypochondriaques dans lesquelles il est bien difficile de saisir un sens ; mais certains vestiges permettent de constater que l’idée délirante primitive ne l’a point quitté.

16W… , en proie à une mélancolie profonde, s’accuse de détournements nombreux. Il fait remonter l’un d’eux à vingt-quatre ans, celui-là est resté comme un point fixe dans l’esprit. Il affirme qu’il a volé un livre et que le lendemain, M, Bailllière, en passant près de lui, aurait dit : Quand je prends un livre quelque part je le paye. Des renseignements que j’ai pris auprès de M. Baillière, il résulte que « W… a toujours été l’homme le plus consciencieux et le plus irréprochable. Occupé pondant de longues années à une comptabilité difficile, il lui arrivais souvent de prendre sur ses heures de repos le temps de finir ses comptes ; il était admirable. » [p. 567]

Depuis quelque temps, on s’était aperçu que cet homme, à l’esprit si droit, faiblissait dans ses raisonnements ; il prétendait que ses collègues lui cherchaient noise, ce qui n’a jamais été ; tout le monde était plein de respect pour lui. C’est pour ainsi dire instantanément que ses préoccupations d’une accusation de vol se sont manifestées.

Assurément, il n’est pas possible d’assigner une époque fixe à l’éclosion de la conception délirante qui n’a été chez cet homme que l’expression d’un état général datant déjà de loin. Mais quoi de plus semblable à un rêve, que ce tableau qu’il fait de son patron, passant auprès de lui pour lui donner indirectement une leçon ?

17M…, employé dans une librairie, profère des menaces contre un voisin dont la fenêtre fait face à la sienne, il lui écrit plusieurs fois et celui-ci, sentant sa vie menacée, porte ces lettres chez le commissaire de police. M… est arrêté et amené au dépôt. Là, il m’affirme que cet homme lui en veut, à propos d’une femme, qui n’a échappé à ses coups que par la fuite et que depuis il est en butte à ses insultes et qu’il lui a montré d’une manière significative son poing armé d’un couteau.

V.

Cos faits ne sortent pas des cas les plus vulgaires du délire de persécution. Mais quelle est l’origine de la conception délirante ? Qui saurait assigner des limites précises à ce qui revient ici à l’élaboration déraisonnable mais active d’un esprit en état de veille, ou à une vision survenue pendant le sommeil ; qui pourrait en un mot séparer d’une manière certaine le rêve de l’hallucination nocturne ? Le véritable point différentiel, s’il en a un, réside dans cette fixité des souvenirs que j’ai essayé de décrire ici, si notablement marquée dans le rêve. Mais qui voudrait, même dans les cas les plus décisifs en apparence, prendre la responsabilité d’une affirmation absolue ? Dans l’espèce, voici assurément un exemple des plus remarquables.

18La femme X… va un matin dénoncer son mari chez le commissaire de police. Elle l’a vu pendant la nuit se livrer à un acte monstrueux d’immoralité. Cet homme est mis on état d’arrestation.

Une enquête a lieu ; l’impossibilité du crime est démontrée ; [p.568] l’homme est mis en liberté, la femme est amenée à l’infirmerie du dépôt, je l’examine longuement.

Elle raconte le fait avec une netteté, une précision, une absence de variabilité dans les circonstances telles, qu’il semble impossible qu’elle n’ait point vu ce qu’elle rapporte ; il ne s’y joint pas trace de divagation.

Ajoutez à cela qu’elle est calme, lucide, pleine d’apropos ; à part sa tenue et sa malpropreté, qui décèlent déjà une maniaque, elle ne s’écarte en rien de l’apparence d’une personne sensée. Elle dit la chose d’un air désintéressé, comme quelqu’un qui a la conscience d’avoir fait son devoir, en avertissant la justice. Est-ce là le fait habituel des hallucinés ?

VI.

VIII. Je pourrais ajouter d’autres exemples, ou en montrer dans les auteurs auxquels il n’a manqué peut-être que d’être observés du point de vue sous lequel je me place, pour être reconnus comme identiques à ceux que je viens de citer.

19° Odier de Genève fut consulté en 1778 par une dame de Lyon qui, dans la nuit qui précéda l’aliénation mentale dont elle fut atteinte, avait fait un rêve dans lequel elle avait cru voir sa belle-mère s’approcher d’elle dans l’intention de la tuer. Cette impression vive et profonde se prolongeant pendant la veille, acquit une fixité mélancolique et tous les caractères d’une véritable folie.

Si cet état où le sujet, n’ayant plus la conscience du moi, est à la fois éveillé et endormi, n’a pas été jusqu’ici l’objet d’un travail particulier, il en est fait mention en vingt endroits, d’une manière plus que suffisante, pour en constater l’existence et affirmer qu’il avait dès longtemps attiré les regards. On a vu que Falret, dans son Traité d’aliénation mentale, en signale l’importance en plusieurs occasions. Brierre de Boismont associe son étude à celle des hallucinations :

«  Il y a, dit-il, des hallucinations qui commencent dans le sommeil, et qui, se reproduisant pendant plusieurs nuits consécutives, finissent par être acceptées comme des réalités pendant le jour… » [p. 569]

Plus loin:

« Il n’est pas rare de voir des malades, avant de perdre complètement la raison, avoir des rêves effrayants et la conscience qu’ils vont devenir aliénés ; quelques-uns ont peur de s’endormir, tant ils sont exposés dans leurs rêves à des apparitions terribles….

« Les névroses, ajouta-t-il enfin, et surtout l’aliénation mentale, sont souvent annoncées par des rêves bizarres et extraordinaires. »

M. Moreau (de Tours) se montre beaucoup plus explicite encore :

« Que des hallucinations, des illusions de l’ouïe et de l’odorat, finissent par fausser l’intelligence d’un individu et lui suggérer des idées extravagantes, c’est là un fait de pathologie mentale dont nous sommes témoins tous les jours ; mais que des rêves amènent le même résultat, que les divagations de l’esprit durant le sommeil soient causes d’une véritable aberration mentale, ce phénomène assurément mérite à plus d’un titre de fixer notre attention. Doit-on le regarder comme très-rare ? Je serais plutôt porté à croire qu’il n’a pas été confondu avec beaucoup d’autres, qui offraient avec lui une certaine analogie. Il arrive que des hallucinations se montrent pour la première fois pendant le sommeil, se continuent après et entraînent le délire ; M. Baillarger, dant un mémoire lu à l’Académie, a appelé sur ce fait l’attention des praticiens. » (Ann, médico -psych.)

VII.

IX. En résumé, ce phénomène de la persistance du rêve après le sommeil, difficile, dans bien des cas, à distinguer des hallucinations, a, comme celles-ci, sa signification pathologique importante.

Si dans quelques cas, rares du reste, il peut se déclarer puis cesser, de manière à n’être dans la vie de l’individu qu’un fait accidentel et isolé, le plus souvent il est le précurseur de maladies incurables, la manie ou la paralysie ;

Dans tous les cas, si un rêve peut devenir ainsi le point de [p. 570] départ d’une manifestation intellectuelle anormale, il est certain pour tout le monde qu’il n’en est que sa cause secondaire, et que la disposition au délire était préexistante.

 

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