Extase, hystérie, possession : les théories d’Alexandre Bertrand. Par Jean-Jacques Goblot. 1979.

GOBLOTBERTRAND0001Jean-Jacques Goblot. Extase, hystérie, possession : les théories d’Alexandre Bertrand. Article paru dans la revue « Romantisme », (Paris, n°24, 1979, pp. 56-59.

Jean-Jacques Goblot (1931-2009). Agrégé de lettres, spécialiste de l’histoire politique et intellectuelle du XIXe siècle, il se fit reconnaître comme helléniste et angliciste grand connaisseur du marxisme anglais. Quelques ouvrages :
— avec Antoine Pelletier Matérialisme historique et histoire des civilisations. Paris, Éditions Sociales, 1973
— Aux origines du socialisme français : Pierre Leroux et ses premiers écrits. Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1977.
— Le Globe, 1824-1830, Documents pour servir à l’histoire de la presse littéraire. Paris, Honoré Champion, 1993.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

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Jean-Jacques Goblot [A]

Extase, hystérie, possession :
les théories d’Alexandre Bertrand.

Né en 1795, mort prématurément quelques mois après les Trois Glorieuses, le docteur Alexandre Bertrand est un personnage mal connu. Il n’a été ni un grand praticien, ni véritablement un savant. Mais ses écrits témoignent d’une pensée originale, appuyée sur une vaste culture scientifique, historique et philosophique. Et l’on peut dire que ses théories ont joué un rôle non négligeable non seulement dans l’histoire de la psychiatrie française, mais plus généralement dans l’histoire des idées.

Je donnerai d’abord quelques précisions biographiques (1). Bertrand était né à Rennes et avait fait ses études au lycée de cette ville, où il avait eu pour condisciples Paul-François Dubois et Pierre Leroux, les deux futurs fondateurs du Globe. Il avait montré de brillantes aptitudes pour les mathématiques, ce qui lui avait valu, en 1814, d’entrer à l’Ecole polytechnique. Mais après les Cent Jours, comme un grand nombre d’élèves de cette promotion, il avait dû se résoudre à démissionner de l’Ecole, où les mal-pensants étaient pourchassés.

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Bertrand entreprend alors ses études de médecine, qu’il achève en 1819. Dès cette époque, il commence à s’intéresser au magnétisme et au somnambulisme. Et c’est aussi vers 1819, autant qu’on sache, qu’il devient l’un des familiers de Maine de Biran.

Bertrand exerça son métier modestement et pauvrement : les honneurs n’étaient pas pour lui. Du reste il n’aimait guère la monarchie bourbonienne, même la Monarchie selon la Charte. En 1821, il fit partie d’une vente de carbonari dans laquelle se trouvaient aussi Pierre Leroux, Paul-François Dubois, Augustin Thierry et Théodore Jouffroy. Il était très lié avec Pierre Leroux, et en 1824, lorsque Leroux et Dubois fondèrent le Globe, Bertrand entra aussitôt dans la rédaction de ce journal dont il fut jusqu’à sa mort le chroniqueur scientifique : il y publiait notamment chaque semaine des comptes rendus des séances de l’Académie des Sciences et de l’Académie de Médecine, ce qui ne s’était fait jusqu’alors dans aucun journal. Il faut dire que cette publicité nouvelle ne plaisait pas à tous les académiciens : Bertrand dut [p. 54] affronter notamment l’hostilité de Cuvier, qui prétendit lui interdire d’assister aux séances. Mais il tint bon et défendit tenacement le principe selon lequel, dans l’intérêt du peuple et de la science elle-même, il fallait rendre populaires les résultats de la science.

Les curiosités scientifiques de Bertrand étaient multiples : il s’intéressait aux animaux fossiles et à la géologie, aux recherches de Geoffroy Saint-Hilaire sur l’anatomie comparée, aux recherches d’Ampère sur l’électricité ; il rendait compte des premières études statistiques, par exemple des enquêtes du docteur Villermé sur la mortalité dans les classes pauvres. Mais la grande ambition de sa vie, c’étaient ses propres recherches et théories sur ce qu’il appelait l’état d’extase.

Dès 1818 il s’était intéressé aux expériences des magnétiseurs et aux phénomènes de somnambulisme. Un an plus tard il ouvre un cours public où il expose son interprétation de ces phénomènes, et en 1822 il publie un Traité du somnambulisme. En 1826, la question de ce qu’on appelait alors le magnétisme animal fait l’objet d’une vive controverse à l’Académie de Médecine, et Bertrand en profite pour réexposer ses théories dans un ouvrage intitulé Du magnétisme animal en France, suivi de Considérations sur l’extase. Il consacra encore à cette question plusieurs articles, notamment dans le Globe (2), et il projetait d’écrire sur le même sujet un vaste traité, qui selon Pierre Leroux devait comporter huit volumes. La maladie et la mort ont empêché la réalisation de ce projet.

J’ai dit qu’Alexandre Bertrand avait été en relations avec Maine de Biran. Il me faut revenir sur ce point, car tout indique que ces relations jouèrent un grand rôle dans la genèse des théories de Bertrand. On trouve dans le Journal de Maine de Biran, en novembre 1821, une longue note relatant et prolongeant en quelque sorte un entretien avec Bertrand sur le somnambulisme et sur le magnétisme (3). Et lorsque Bertrand, un an plus tard, eut publié son premier ouvrage sur cette question, Maine de Biran en fit un vif éloge et y vit une confirmation de son propre point de vue (4).

D’autre part, après la mort du philosophe en 1824, on voit Bertrand se faire le défenseur de l’héritage biranien — cela au moins à deux reprises.

Tout d’abord, le 30 juillet 1825, le Globe, par la plume de Damiron, fidèle disciple de Victor Cousin, consacre un article à Maine de Biran. Quelques jours plus tard, le même journal publie une lettre non signée, qui est certainement de Bertrand (5) : dans cette lettre, Bertrand laisse entendre que Damiron a méconnu certains aspects de la pensée de Maine de Biran, et il insiste sur l’importance des manuscrits inédits laissés par cet auteur. Il fait allusion notamment aux Nouveaux essais d’anthropologie, et il indique aussi que Maine de Biran se proposait de publier un Traité de la Folie, dans lequel serait éclairée la nature des rapports entre le physique et le moral. Nous connaissons aujourd’hui l’ensemble des œuvres de Maine de Biran, et je ne sache pas qu’il y figure, même à l’état de projet, un Traité de la Folie. Je suppose qu’en réalité Bertrand faisait allusion aux Nouvelles considérations sur les rapports du physique et du moral de l’homme, texte que Maine de Biran avait rédigé en 1820 et qu’il avait conçu comme les [p. 55] prolégomènes psychologiques d’un cours sur l’aliénation mentale que pré parait un médecin de ses amis (6).

Deux ans plus tard, en juin 1827, toujours dans les colonnes du Globe, Bertrand publie un article dans lequel il ose contester ouvertement les thèses que Théodore Jouffroy avait soutenues quelques temps auparavant sur le sommeil (7) : il dénonce chez Jouffroy le présupposé selon lequel « l’âme, substance immatérielle, ne peut être assujettie aux besoins du corps », et ce faisant il se réfère à l’œuvre de Maine de Biran, notamment à son Mémoire sur l’habitude.

Comme vous le voyez, cet ancien élève de Polytechnique égaré parmi les normaliens du Globe soutenait dans ce journal des opinions assez peu orthodoxes, philosophiquement parlant. Les spiritualistes du Globe posaient en principe une séparation absolue entre les sciences de la nature et ce qu’ils appelaient les sciences philosophiques, au premier rang desquelles ils plaçaient la psychologie : une psychologie entièrement fondée sur « l’observation des faits de conscience », comme disait Jouffroy, c’est-à-dire entièrement séparée de la physiologie. A cet égard, ils pouvaient certes s’appuyer sur l’affirmation biranienne d’une hétérogénéité de nature entre les phénomènes psychologiques et les phénomènes physiologiques. Mais d’un autre côté, sans le dire et peut-être sans même s’en apercevoir, ils se séparaient de Maine de Biran pour autant que celui-ci était resté fidèle, même dans ses dernières années, à l’héritage de Cabanis et des idéologues.

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Et en effet, si Maine de Biran avait rompu avec tout physiologisme réducteur, il s’opposait aussi à ceux qu’il appelait les métaphysiciens, c’est-à-dire à ceux qui posent a priori l’âme en tant que substance immatérielle, en faisant abstraction de l’étroite couture qui l’unit au corps (8). Pour lui, le fait « primitif » qui doit servir de base à une science de l’homme, c’est l’implication mutuelle du psychique et du physiologique. D’où l’attention qu’il porte aux conditions organiques de la vie intellectuelle et spirituelle. D’où également son intérêt pour les puissances de l’imagination et du désir, qui à ses yeux forment précisément le lien entre la vie intellectuelle et la vie sensitive. L’homme, affirme-t-il, n’est ni une pure « intelligence servie par des organes », selon le mot de Bonald, ni une pure volonté : il est un être « mixte », c’est-à-dire un être de désir. Et ne voit-on pas précisément dans le désir que l’imagination peut influer puissamment sur les organes de la vie sensitive, comme ceux-ci sur l’imagination (9) ?

C’est dans cette perspective que Maine de Biran s’intéresse aux états d’hypnose créés par les magnétiseurs. Et il en vient à supposer que les choses extraordinaires qu’on raconte sur les effets du fluide magnétique pourraient bien être un cas extrême, favorisé par des dispositions particulières du système nerveux, de l’influence que l’imagination exerce sur la vie organique, en dehors de tout contrôle volontaire (10).

Eh bien, en rappelant très sommairement ces orientations biraniennes, il me semble que j’ai défini en même temps la base philosophique et le point de départ des recherches de Bertrand. Bertrand se sépare nettement de ce qu’on appelait « l’école physiologique », c’est-à-dire du matérialisme médical de Broussais et de ses disciples (11). Mais il récuse aussi, nous l’avons vu, les présupposés des « psychologues » [p. 56] spiritualistes ; et il reste fidèle, au moins méthodologiquement, au monisme psycho-phychiologique [sic] qui fondait chez Cabanis et chez Maine de Biran le projet d’une anthropologie, c’est-à-dire d’une science unitaire de l’homme incluant l’étude de la vie organique comme celle du psychisme.

D’où l’esprit dans lequel Bertrand aborde la question du magnétisme animal. Très rapidement, il acquiert la conviction que les phénomènes d’hypnose allégués par les magnétiseurs sont bien des phénomènes réels, et qu’en tout cas il ne s’agit nullement d’une pure et simple imposture. En même temps, dès le début de ses recherches, il se défie de l’explication qui est donnée de ces phénomènes ; et bientôt il en vient à conclure que le magnétisme animal, à proprement parler, n’existe pas. Pour lui, les phénomènes de somnambulisme qu’on attribue à l’effet d’un fluide magnétique sont une manifestation parmi d’autres d’un état psycho-physiologique particulier, constant dans sa nature quoique divers dans ses formes, auquel il donne le nom générique d’extase.

Or l’extase, affirme Bertrand, n’a pas attendu les magnétiseurs pour exister : elle a existé de tout temps. Ici, Bertrand se tourne vers l’histoire, et il étudie les témoignages les plus divers qu’elle peut nous fournir sur les phénomènes de possession, de transe et d’hallucination collective, sur les prophètes et les visionnaires, sur les sorciers, les thaumaturges, les inspirés. Il évoque notamment les pythonisses et les lycanthropes de l’Antiquité, la sorcellerie et la démonologie médiévale, certains états mystiques cultivés par les brahmanes de l’Inde ; il parle aussi des crises d’hystérie qu’on attribue, en Italie du Sud, à la morsure de la tarentule ; il examine le cas de Jeanne d’Arc et de ses visions, de Mahomet et de ses prophéties. Et il rapporte tout cela à ce qu’il nomme l’état d’extase.

On reconnaît ici ce comparatisme historique souvent hâtif qui caractérise la première moitié du XIXe siècle. L’intéressant, c’est que sur la base de cette méthode comparative Bertrand met en évidence certaines des déterminations historiques et socio-culturelles des phénomènes qu’il étudie. Par exemple, il observe que les hypnoses des magnétiseurs réussissent plus aisément sur des sujets incultes que sur des personnes issues des classes cultivées. De même, dit-il, l’extase était plus commune aux siècles d’ignorance : elle est plus rare à l’époque moderne, où les progrès de la civilisation ont fait reculer les croyances religieuses, et où le raisonnement tend à prévaloir sur l’imagination. Enfin, il observe que dans bien des cas les femmes paraissent particulièrement disposées à tomber en extase.

Bertrand étudie plus spécialement trois épisodes relativement récents, sur lesquels on dispose de témoignages circonstanciés, et où l’extase s’est répandue par contagion comme une véritable épidémie : l’affaire des possédées de Loudun, le cas des trembleurs des Cévennes à l’époque des dragonnades, et enfin l’histoire des convulsionnaires de Saint-Médard. Il récuse évidemment l’idée d’une intervention surnaturelle, qu’elle soit démoniaque ou divine ; mais il se sépare aussi des esprits forts qui prétendent que tout cela n’est que supercherie. Et par exemple, il estime que certains des prétendus miracles de Saint-Médard étaient des phénomènes très réels, analogues aux symptômes [p. 57] extraordinaires que les magnétiseurs attribuent à leur fluide. Il en arrive ainsi, par une série de rapprochements et de confrontations,

à recenser les manifestations caractéristiques de l’état d’extase, qu’il définit comme un état particulier dans lequel l’organisme et ses fonctions vitales subissent des modifications spécifiques dues à des causes morales : dans l’extase, dit-il, le physique tombe en quelque sorte au pouvoir du moral qui lui-même est placé dans la dépendance d’une illusion ou d’une croyance qui le domine. Inversement, du reste, l’état d’extase peut être favorisé par certaines particularités physiologiques, notamment par certaines affections hystériques ou convulsives, et plus généralement par certaines dispositions particulières du système nerveux. Par exemple, Mahomet était épileptique dès l’enfance ; par exemple, Jeanne d’Arc, selon certains témoignages, n’avait jamais été menstruée — et Bertrand note que c’est un cas relativement fréquent chez les femmes sur lesquelles les magnétiseurs exercent leurs pouvoirs. Mais la principale condition favorable à l’apparition de l’état d’extase, selon Bertrand, c’est une exaltation morale portée à un haut degré : d’où la fréquence de cet état aux époques de persécution religieuse, ou lors de la naissance d’une nouvelle religion.

C’est dire qu’il est impossible de rendre compte de l’état d’extase et des phénomènes extraordinaires qui l’accompagnent si l’on méconnaît l’influence puissante que le moral peut exercer sur le physique, l’état moral étant lui-même conditionné par certaines particularités physiologiques. Cela dit, Bertrand reconnaît volontiers que cette action réciproque entre le moral et le physique demeure mystérieuse dans sa nature : nous ne savons pratiquement rien, dit-il, de la manière dont ces deux ordres de faits sont liés l’un à l’autre ; mais l’existence même de ce lien est indubitable, et faute de la reconnaître on tombe inévitablement dans des absurdités.

Partant de ce principe, Bertrand en déduit certaines conséquences significatives, et d’abord du point de vue thérapeutique. Car si l’extase selon lui n’est pas à proprement parler une maladie, elle est liée de près à la pathologie nerveuse. Et Bertrand avance l’idée que dans les maladies nerveuses certaines manifestations somatiques, auxquelles on est tenté d’assigner une cause organique, sont en réalité l’effet d’une cause proprement psychique, et relèvent par conséquent de ce qu’il appelle une « médecine morale ». Dans une de ses chroniques du Globe, il cite le cas d’un jeune fils de paysan qui était entré au séminaire et qui fut pris d’un accès incoercible de hoquets dont rien, apparemment, ne pouvait venir à bout ; en même temps, le jeune homme se plaignait de sentir un souffle qui voyageait dans toutes les parties de son corps. Au bout de quelques temps il sentit que le souffle était parvenu dans sa main, et en serrant sa main avec force il réussit pendant quelques jours à supprimer le hoquet. Mais le souffle vint se loger dans l’autre main, et les hoquets réapparurent. Les médecins cherchèrent à emprisonner le souffle avec un garrot, et le souffle s’échappa encore. On administra au malade diverses médications antispasmodiques qui n’eurent aucun effet. Finalement, en désespoir de cause, on se décida à sortir le jeune homme du séminaire et à le renvoyer dans son village : le hoquet disparut aussitôt, et cette fois d’une manière définitive. Ainsi le trouble somatique avait pour cause [p. 58] un conflit proprement psychique, méconnu par le sujet lui-même. Et Bertrand se moque des médecins qui avaient pris au mot, la traduction somatique de la maladie (12).

Evidemment, l’orientation des travaux de Bertrand était diamétralement opposée à la médecine organiciste et mécaniste qui commença à prévaloir vers 1840, et qui fut la tendance dominante de la médecine française jusque vers la fin du XIXe siècle. D’où peut-être le relatif oubli dans lequel tombèrent les idées de Bertrand. Pourtant, il avait eu quelques disciples, qui après lui continuèrent solitairement à explorer la voie qu’il avait ouverte. Parmi eux, on cite un certain Noizet, qui publia en 1854 un Mémoire sur le somnambulisme. Or l’enseignement de Noizet exerça à son tour une influence déterminante sur le docteur Liébault, le fondateur de l’Ecole de Nancy, qui dans les années 1880 prenait le contrepied des théories mécanistes de Charcot 13). Et si l’on se souvient que le docteur Freud, en 1889, fit un séjour à Nancy pour s’entretenir avec Liébault et Bernheim, et que la controverse entre Charcot et l’Ecole de Nancy joua un certain rôle dans sa biographie intellectuelle, on peut penser que les idées de Bertrand étaient riches d’avenir.

Mais la pensée de Bertrand n’intéresse pas seulement l’histoire de la médecine : elle a joué également un rôle philosophique, par exemple dans la réflexion sur l’histoire des religions ; et elle a exercé une influence considérable sur des hommes tels que Pierre Leroux ou Ange Guépin, qui ambitionnaient de fonder un ordre social nouveau sur une nouvelle philosophie religieuse. Dès 1825, dans les premiers articles de Leroux, on trouve de nombreuses références aux travaux de Bertrand (14). Et je suis persuadé pour ma part que les critiques extrêmement vigoureuses que Leroux, après 1830, adresse au spiritualisme cousinien doivent beaucoup à la pensée de Bertrand. Du reste, Leroux lui-même rappelle à ce sujet les controverses de Bertrand et de Jouffroy sur le sommeil. Mais n’est-ce pas encore l’héritage de Bertrand que l’on retrouve lorsque Leroux, contre la psychologie de Cousin et de Jouffroy, cite Maine de Biran et Cabanis et reprend à son compte, programmatiquement, l’idée d’une anthropologie (15) ? Il y aurait ici toute une étude à faire. Je me contenterai d’évoquer brièvement un aspect de la question.

Une des conclusions philosophiques que Bertrand avait tirées de ses travaux, c’est que les représentations de la conscience comme l’exercice de la volonté peuvent échapper complètement à la souveraineté du moi : ce qui le conduisait à mettre en cause le dogme spiritualiste de la liberté morale, conçue comme une liberté absolue et en quelque sorte inconditionnelle. Par exemple, il avait consacré plusieurs articles à des cas de monomanie homicide (16) ou de pyromanie (17), et il avait entrepris de démontrer que dans des cas semblables la liberté morale, et par conséquent la responsabilité cessent d’exister, et qu’il s’agit bien moins de punir que de soigner., Il semble que cette idée ait vivement frappé Pierre Leroux. Dès 1826, à propos précisément du problème de la liberté et de la responsabilité morale, il écrit ceci : « Notre intelligence n’est pas à nous ; elle dépend de nos organes et du monde qui nous entoure » (18). Voilà qui contredit nettement toutes les dissertations sur les facultés de l’âme. Et dans le très bel article [p. 59] que Leroux publie en 1831 sous le titre « Aux philosophes », je relève ce passage, qui est encore plus explicite : « Oui, j’en conviens avec vous, sophistes, l’homme est une force libre ; mais vous savez que cette force a ses limites étroites, et que cette liberté cesse dans la folie ou l’excessive passion. Or qu’est-ce que la folie ou l’excessive passion, sinon le penchant inné en nous devenu aveugle et furieux faute d’être dirigé, ou satisfait, ou combattu par un développement normal de la vie qui rende heureux celui qui le recèle ? Donc l’homme n’est une force libre qu’à la condition d’être associée et harmonisée avec les autres forces libres qui existent sur la terre. Or cette harmonie existe-t-elle avec la lutte du droit contre le fait : du droit qui est l’égalité des hommes, du fait qui est l’inégalité des conditions ? » (19)

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Charcot. Nouvelle Iconographie de la Salpêtrière.

Comme on le voit, Leroux, en reprenant à son compte les idées de Bertrand, leur ouvre un champ d’application plus vaste et les intègre à sa propre philosophie sociale. Au-delà même des désordres psychiques individuels, c’est la dysharmonie sociale qu’il dénonce comme une cause essentielle de la pathologie mentale. Et qu’en est-il dès lors de la liberté ? Pour Leroux, elle n’est plus un privilège métaphysique, une propriété inaliénable de l’individu comme tel : concrètement, elle n’existe que d’une manière conditionnelle, elle est précaire et menacée ; et en un sens elle reste à conquérir, puisque l’homme n’est libre que si les hommes créent les conditions appropriées à leur libre développement. Voilà encore, assurément, une idée riche d’avenir.

Jean-Jacques GOBLOT.
(Université de Lyon II)

NOTES

  1. Elles ont empruntées pour l’essentiel à l’article consacré à Bertrand par Pierre Leroux (Encyclopédie nouvelle, t. II, Gosselin, 1836, pp. 641-644).
  2. Voir notamment une série de quatre articles intitulés « De l’état d’extase », Le Globe, t. I, n° 92 et 98, t. II, n° 101 et 113, avril-juin 1825.
  3. Maine de Biran, Journal, La Baconnière, Neuchâtel, 1957, t. III, p. 179.
  4. Voir Maine de Biran, Œuvres, t. XIV, P.U.F., 1949, p. 345.
  5. Le Globe, t. II, n° 140, 2 août 1825. Leroux fait allusion à cette lettre in Revue indépendante, I-XI-1842, t. V, p. 293.
  6. Voir Maine de Biran, Œuvres, t. XIII, P.U.F., 1949, pp. 4-5.
  7. Le Globe, t. V, n° 29, 9 juin 1827.
  8. Voir Maine de Biran, Œuvres, t. XIV, pp. 334-335.
  9. Ibid., pp. 337-339.
  10. Ibid., pp. 343-345.
  11. Voir Le Globe, t. IV, nos 19 et 27, 26 sept, et 14 oct. 1826.
  12. Voir Le Globe, t. IV, n° 16, 19 sept. 1826.
  13. Voir à ce sujet Michèle Ristich De Groote, La Folie à travers les siècles, Laffont, 1967, pp. 261-262.
  14. Voir notamment un article sur le Coran (Le Globe, t. IV, n° 5, 24 août 1826, article signé Z : Leroux y fait clairement allusion dans Job, drame en cinq actes, Dentu, 1866, p. 430).
  1. Voir P. Leroux, Réfutation de l’éclectisme, nouv. éd. Gosselin, 1841, p. 121 et pp. 291-292.
  2. Le Globe, t. II, n° 200, 22 déc. 1825, et t. III, n° 79, 24 juin 1826.
  3. Le Globe, VIe année, n° 94, 20 mai 1830, et n° 157, 23 juil. 1830.
  4. Le Globe, t. IV, n° 37, 7 nov. 1826 (article signé Z.).
  5. Revue encyclopédique, sept. 1831 (article reproduit dans D.O. Evans, Le Socialisme romantique. Pierre Leroux et ses contemporains, Rivière, 1948, pp. 212-222).

[A] Note de histoiredelafoie.fr : On trouvera en ligne sur notre site la publication de l’article princeps : Alexandre Bertrand. Extase. De l’état d’extase considérée comme une des causes des effets attribués au magnétisme animal [Partie 1]. Article parut dans « l’Encyclopédie Progressive », 8e Traité, Bequest et Conven Francis, 1826, 24, pp. 337-392. A été édité en tiré-à-part avec double pagination, celle de l’original et pp. 1 à 56. –  [Partie 2]Article parut dans « l’Encyclopédie Progressive », 8e Traité, Bequest et Conven Francis, 1826, 24, pp. 337-392. A été édité en tiré-à-part avec double pagination, celle de l’original et pp. 1 à 56.

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