Eugène Gelma. Au sujet du délire. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologiques », (Paris), XXXVe année, 1938, pp. 287-298.

Eugène Gelma. Au sujet du délire. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologiques », (Paris), XXXVe année, 1938, pp. 287-298.

 

Eugène Gelma (1885-1953) à partir des années 1920, les travaux du professeur Eugène Gelma, titulaire de la chaire de psychiatrie de la faculté de médecine de Strasbourg, ses travaux important sur les attentats à la pudeur sur les jeunes enfants. Gelma est un des premiers à développer une réflexion théorique sur le consentement des victimes et les manœuvres de séduction auxquelles elles ont pu se livrer. Dans un article des Annales de médecine légale qui ne passe pas inaperçu, sur « l’état mental des petites filles plaignantes dans les affaires d’attentats à la pudeur », Eugène Gelma centre son propos sur le consentement fréquent des victimes et même la séduction qu’elles ont pu exercer sur leur agresseur, voire la provocation qu’il a eu à subir de leur part. Le consentement, affirme Gelma, est le fait d’enfants de 10 ou 11 ans, parfois moins, déjà initiées et à qui l’attentat n’a rien appris. Quelques publications :

— (avec Georges Lerat). Un cas d’hallucinations psycho-motrices chez une paralytique générale présentant un délire de démonopathie interne. Article de la « Revue de psychiatrie », (Paris), 5e série, 12e année, tome XII, n°1, janvier 1908, pp. 440-446.[en ligne sur notre site]
— État mental des petites filles plaignantes dans les affaires d’attentats à la pudeur », Annales de Médecine légale, de criminologie et de police scientifique, 3e année, 1923, p. 124- 125.
— L’altération du sens moral dans la période qui précède l’éclosion de troubles psychiques d’évolution cyclique. Travaux de la Clinique Psychiatrique de la Faculté de Médecine de Strasbourg], (Strasbourg), volume III, 1924.
Le rêve et les maladies de l’esprit. Article paru dans « La Revue hebdomadaire », (Paris), n°38, 37e année, 1928, pp. 437-459. [en ligne sur notre site]

—  Les limites de la croyance religieuse morbide. Contribution à l’étude du diagnostic de l’état délirant. Strasbourg, Editions Universitaires de Strasbourg, 1929. 1vol. in-8°, 71p.
— Une description ancienne de mutisme.] in « Paris médical : la semaine du clinicien », (Paris), n°86, partie non médicale, 1932, pp.  237-241.
— L’agoraphobie. Paris, 1944.
— Simulation et Hystérie L’accident hystérique, d’appartenance exclusivement psychiatrique, a la valeur morbide de n’importe quel processus psychopathie. Extrait des Annales médico-psychologiques, XII, 1950. XII, pp. 129-272.
— Pages de psychiatrie de l’histoire : La psychopathie mélancolique du père Surin, exorciste de l’Affaire des Diables de Loudon. Un cas de « paraphrénie dépressive ». Extrait des Cahiers de Psychiatrie de Strasbourg, 1952. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 287]

AU SUJET DU DÉLIRE

On sait combien il est difficile d’établir une définition satisfaisante du délire. Affirmer comme Sauvages qu’il est une « erreur » manifeste dans la perception, l’imagination, l’attention, le jugement, les désirs ou la volonté, ou dire comme Esquirol que pendant le délire le malade garde la connaissance et la faculté de raisonner, c’est parler fort inexactement.

Lorsqu’on se trompe, on n’émet qu’une opinion erronée sur un fait ou une intention (1), tandis que le délirant raisonne hors de l’ordre commun, d’une façon spéciale à lui seul. Et ce raisonnement est immédiatement reconnu comme morbide, tellement il choque la manière de voir, bien qu’il se trouve des cas où la morbidité de la pensée ne s’impose pas toujours avec la même évidence et où les, assertions, vraisemblables et admissibles, ne heurtent pas le sens commun.

La nature pathologique des idées n’est donc pas toujours rien qu’une question de bon sens. Cela se vérifie par exemple lorsque le délire porte sur des abstractions philosophiques ou religieuses qui échappent au contrôle et dont il est si souvent téméraire d’affirmer l’extravagance ou l’absurdité. D’ordinaire, son caractère vésanique apparaît indéniable, mais il peut n’en être pas ainsi. D’autre part, une conduite religieuse qui surprend par sa dogmatique singulière risque, bien qu’elle soit le fait d’un esprit normal, de passer pour délirante ; tandis qu’une autre, pour être apparemment moins déraisonnable, n’est que l’expression de la folie. Aussi reste-t-il fort périlleux de ne voir dans certaines manifestations ascétiques que [p. 288] des activités pathologiques. L’Église (et il convient de lui reconnaître là quelque compétence) fait les discriminations nécessaires, et ses docteurs ne manquent pas d’opposer la « vie mystique » dans tous ses degrés à ce qu’ils appellent l’« illuminisme » (2). N’enjoint-elle pas au prêtre appelé à pratiquer l’exorcisme de se garder de regrettables confusions avec les simulateurs et avec les malades de l’esprit (3) ?

Quelques-uns sont tentés de ne pas trop différencier les adeptes de l’occultisme des délirants spirites. C’est là un manque fâcheux de discernement. Les sciences « hermétiques », la divination de l’avenir, la télépathie, les phénomènes métapsychiques intéressent de fort bons esprits, sérieux et lucides ; et des savants qui ont donné, d’autre part, de magnifiques preuves dans des domaines purement scientifiques admettent la possibilité de saisir intuitivement dans la conscience de leur entourage les pensées les plus cachées, les souvenirs les plus anciens, et même d’entrevoir chez le prochain une vision de l’avenir que, paraît-il, chaque personne garde inconsciemment en soi.

Dans un article récent de la Revue de Paris, sur quelques voyantes actuellement célèbres dans la Capitale, l’auteur, dont la sincérité paraît hors de doute, s’astreint à démontrer dans quelles conditions certains sujets sont capables de lire dans le passé et dans l’avenir de leurs concitoyens. Il ne vient certainement à l’idée de personne de considérer les adeptes du spiritisme comme atteints de délire d’influence ou comme contaminés par un délire collectif.

Je me suis attaché, il y a quelques années (4), à souligner, à propos de deux cas de délire à thème religieux avec réactions homicides, l’opposition entre la croyance religieuse et la pensée pathologique sur un thème religieux. Pour indiquer, en passant, combien ce problème, difficile entre tous, peut recevoir une solution un peu simpliste, je citerai la réflexion que me faisait, fort irrévérencieusement [p. 289] d’ailleurs, un médecin, instruit pourtant ; il déclarait que toute croyance religieuse est, par elle-même, un délire. — Opinion absurde. Il n’y a pas de commune mesure entre un délire à thème religieux et la croyance religieuse d’un esprit normal, parce que, si le thème d’un délire mystique n’exprime pas toujours plus d’invraisemblances que certaines supputations dogmatiques, il reste en réalité le produit d’une mentalité pathologique, tellement différente dans ses procédés de la pensée normale.

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Les fonctions mentales adaptées aux besoins de l’existence ne nous représentent pas ce qu’elles sont en soi ; elles portent la marque du monde extérieur qu’elles concernent, puisque le fait psychologique, d’ordre qualitatif, trouve sa cause dans le phénomène extérieur quantitatif et mesurable (5). Orientées exclusivement vers la vie, vers le monde extérieur, destinées à permettre à l’individu sa lutte pour sa subsistance et son expansion au milieu de la collectivité, elles sont perçues telles que l’ambiance les a imposées, à l’aide des signes, conçus pour elles, du langage. C’est par l’intermédiaire d’une déformation verbale similaire que la mentalité collective entre en contact avec le monde extérieur et s’accorde sur la valeur réciproque des objets. Les erreurs individuelles, dues à une insuffisance d’information ou à une défectueuse aperception de ces rapports, restent toujours susceptibles de redressement par un meilleur enseignement des faits ; à la condition, toutefois, que les fonctions mentales se maintiennent dans leur conformisme avec la mentalité collective.

Ainsi, la discussion demeure possible avec celui qui se trompe, de sorte qu’une croyance erronée peut être entamée et ruinée par la persuasion. Car les argumentateurs possèdent les mêmes moyens d’accès à la connaissance, ils n’introduisent pas des valeurs différentes dans les objets qui gardent pour eux tous la même signification, et dans leurs controverses ils parlent la même langue.

L’organisation par la pensée collective de la pensée individuelle est une notion peu contestable depuis les études entreprises sur la [p. 290] mentalité des peuples primitifs. L’esprit humain, déjà préparé par l’hérédité, subit l’emprise du milieu où il se développe, et cela dès le début de la vie, et l’action éducative aura comme premier effet de prévenir, au cours du développement, tout désaccord avec la psychologie ambiante. Comme pour les tendances inacceptables, il se produira une répression, un refoulement au sens freudien. La conscience, en progression continue, se modèlera insensiblement sur celle de l’entourage faite pour la connaissance du monde matériel, pour les besoins de l’existence en commun. Cette défiguration des fonctions mentales originaires inscrite dans leur adaptation verbale, nécessaire à l’individu qui est destiné, non à une vie autistique, mais à une activité socialisée, reste insaisissable immédiatement. Ce qu’elle recouvre, l’analyse seule peut le dévoiler. Pourtant, il nous est donné de surprendre, soit dans les rêves, soit dans des bribes de souvenirs, des fragments plus ou moins regroupés de concepts depuis longtemps perdus dans l’oubli, et dont les rêveries d’enfants si pleines d’invraisemblance, semées d’agrément ou d’épouvante, sont les derniers vestiges.

Tant qu’elle ne se dégage pas des formes imprimées par la pensée collective, la conscience individuelle, moulée sur le réel, demeure propre à la vie. Mais qu’elle vienne à quitter cette position, elle perdra son ancienne acception du monde extérieur, elle insinuera entre les objets des rapports inédits, en opposition avec les données de l’expérience universelle, et impensables pour quiconque. Devenue autiste, elle se trouvera en conflit avec la pensée normale, et la scission n’isolera pas seulement l’individu de l’ambiance, mais encore la pensée pathologique du langage lequel, n’ayant pas été fait pour elle, ne l’exprimera plus sans contresens.

Le délire est ainsi un mode de pensée en conflit avec les nécessités de l’existence et en rupture avec les conventions verbales.

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C’est une « manière de penser » sans point de comparaison avec la pensée normale dont elle s’est dégagée. Malgré des apparences, des analogies verbales, elle demeure rebelle à la compréhension. Croire sur parole un délirant, c’est identifier des phénomènes [p. 291] dissemblables de conscience, c’est interpréter des états d’âme inconcevables par comparaison avec ceux de la conscience normale, c’est vouloir appréhender l’idéation désocialisée à l’aide de signes verbaux demeurés solidaires de la mentalité collective.

Lorsqu’un malade nous prévient qu’il se sent en butte à des activités hostiles, il nous renseigne mal sur la nature de ses craintes, et nous n’avons pas les moyens de les comparer avec celles que nous éprouverions si nous étions réellement menacés des dangers qu’il redoute. Le soupçon que ses démarches sont bien différentes de ce que seraient alors les nôtres, nous vient de son assurance devant des allégations inattendues, invraisemblables, absurdes à nos yeux, et de son attitude de non contestation devant l’impossible ou le contradictoire, attitude si opposée à celle que nous prendrions à l’égard d’une action agressive aussi étrange, et connue par des voies aussi singulières.

Un ecclésiastique informe le médecin d’une transmission à distance de l’évêché, lui faisant savoir, alors qu’il se trouvait couché, qu’il allait « être sacré évêque bolcheviste ». Si ce prêtre n’avait pas été en état de délire et si, avec un appareillage construit à cet effet, on l’avait mystifié par une annonce de cette nature, il aurait songé à une plaisanterie et il se serait employé à rechercher par quel procédé cette phrase, jugée par lui absurde, était parvenue à ses oreilles sans haut-parleur ou sans autre moyen acoustique décelable. Il n’a pas eu cette attitude. Sans hésiter, il a entériné sa nomination et affirmé la présence d’appareils électriques récepteurs dans le fer de son lit. Dans ce cas banal, auquel tant d’autres peuvent se rapporter, le malade émet un concept inédit et propre à lui, relatif à un emploi sacerdotal inexistant dont il n’a jamais entendu parler auparavant. Il se comporte comme s’il n’éprouvait aucun doute sur la réalité de la communication, comme s’il ne songeait pas à quelque chose d’autre qu’un avis provenant de l’évêché. Et si l’on pousse l’interrogatoire de façon à faire préciser au malade l’intensité, le timbre, le caractère de la voix, lui multipliant l’invite à en imiter aussi exactement que possible le son tel qu’il l’a « entendu », on ne tarde pas à acquérir la conviction qu’il ne s’agit là ni d’une voix, ni d’un bruit, mais d’un phénomène exprimé comme auditif qui n’a pas été entendu comme nous entendrions un appel vocal, et qui ne [p. 292] saurait par conséquent être tenu pour « perçu » sans une malencontreuse confusion ; car en répétant avec les classiques qu’il s’agit là d’une « perception sans objet », on intègre volontairement dans l’idée de perception que ce terme évoque une analogie inexacte avec un phénomène de conscience que nous connaissons pour en avoir été instruits par l’expérience.

Certaines constatations, consignées dans un mémoire (6) datant de plusieurs années déjà, semblent avoir été confirmées par l’expérimentation. M. F. Morel (7), dans un travail récent sur la question de l’audition et de l’hallucination auditive verbale, montre qu’il n’y a pas de commune mesure entre les deux ordres de phénomènes, les sons produits par l’audiomètre et la hauteur du son de l’hallucination verbale. D’après cet auteur, l’audition et l’hallucination auditive ne s’influencent pas l’une l’autre ; au point de vue de la qualité sonore, elles ne se comparent pas entre elles, et les malades invités à en chercher les points communs s’en montrent incapables. S’ils n’entendent pas l’audiomètre pendant l’hallucination, c’est par suite d’une distraction auditive facilement concevable ; et il semble établi que la différence entre le seuil habituel et le seuil élevé au moment de l’hallucination ne mesure que l’état de cette distraction (8).

On peut en dire autant des hallucinations concernant d’autres sens, comme celles, par exemple, de l’olfaction. Les malades, à les entendre, rendent compte avec simplicité des différentes odeurs qu’ils perçoivent (9) ; pourtant, si l’on s’astreint, par un interrogatoire serré, à la recherche d’indications encore plus exactes et plus près de ce qui est réellement perçu, on s’aperçoit qu’ils ne confondent pas toujours les odeurs, qu’ils seraient susceptibles de sentir par le nez, avec les phénomènes de conscience qui leur donnent la notion, assez difficile à exprimer, d’être soumis à des actions d’ordre olfactif. A cet égard, je me propose de publier prochainement l’histoire d’un [p. 293] délire hallucinatoire olfactif survenu chez un homme intelligent et instruit qui identifiait nettement sept genres d’odeurs, expédiées à l’aide de canalisations, par ses ennemis, et qui finit par reconnaître qu’il ne les percevait pas en réalité d’une façon olfactive, c’est-à-dire par le nez. On peut voir d’ailleurs par la lecture d’une observation récente de MM. Vié et Souriac (10) que, tout au moins dans leur cas, les raisons de concevoir l’hallucination olfactive comme une esthésie spécifique analogue à la sensation normale ne seraient pas bien probantes, puisque l’hallucination décrite comme olfactive n’a pu être constatée que transitoirement et qu’elle avait disparu à l’hôpital où elle a fait, en somme, l’objet d’une étude rétrospective.

Le délirant a une manière toute personnelle d’affirmer une réalité, de s’opposer à toute tentative de redressement par la persuasion, même si la constatation d’un fait visible, tangible, lui inflige un démenti sur l’heure. Les événements extérieurs n’exercent sur lui qu’une action limitée et pervertie. Les apports des sens ne sont susceptibles de modifier ni ses états affectifs, ni la valeur de ses représentations. Tandis que la connaissance d’un fait nouveau nous incite au réajustement d’une opinion, aucune contestation ne contrarie la pensée pathologique qui se projette sur l’ambiance, anime les objets à sa façon, leur trouve des relations à sa manière.

Comme dans le rêve, une censure transforme les impressions en les dépouillant des éléments inassimilables par le moi délirant, et c’est sous forme de thèmes discursifs que peuvent, par les phénomènes de déplacement, de condensation, de figuration, de dramatisation, se retrouver les résidus méconnaissables des perceptions sensorielles.

Un avocat au Conseil d’État et à la Cour de Cassation, en proie à un délire toxique, mais jusqu’à un certain point lucide et accessible, redoutait son exécution imminente ; il « entendait » d’ailleurs le montage des bois de justice dans le vacarme d’ustensiles de cuisine maniés par les infirmiers. Il reconnaissait fort bien n’avoir pas commis de crime, n’être l’objet d’aucun jugement de condamnation prononcé dans les formes légales. Invité à se rendre dans le petit [p. 294] corridor d’où provenaient ces bruits, il persistait malgré tout à répéter qu’une guillotine était là quelque part, bien qu’il ne voyait, dans ce réduit, que deux employés occupés à nettoyer des gamelles. Rien ne pouvait le rassurer, comme il serait advenu pour un sujet bien portant, un condamné à mort anxieux de l’attente d’un supplice redouté.

Un thème délirant comme celui-là paraît dépendre d’activités psychologiques inconscientes qui associent des images en complexes suivant des modalités et des tonalités affectives dont l’origine se retrouve dans de vieilles terreurs depuis longtemps abolies. On a la preuve de cette ancienneté dans le puérilisme des appréhensions, des craintes, des interprétations angoissantes de faits dont un esprit normal justifierait sans émoi l’aspect ou la nature. Le caractère archaïque de l’idéation morbide, qui choque d’autant plus l’observateur qu’elle émane parfois d’un malade cultivé, démontre bien qu’il s’agit là d’une régression de la conscience avec fixation sur une époque périmée de la vie. C’est pourquoi l’absurdité, l’invraisemblance, la niaiserie du délire surprennent et déroutent chez l’adulte, tandis que la crédulité enfantine, la mythomanie, certaines appréhensions naïves des jeunes années nous paraissent physiologiques et habituelles (11).

La vitalité, la permanente cohésion de ces groupements thématiques sont suffisamment démontrées par leur reproduction lors des récidives de délire toxique, tantôt identique, tantôt à peine modifiée. Ce sont les mêmes visions terrifiantes, les mêmes personnages menaçants, les mêmes préoccupations ; comme si un agencement d’images se trouvait prêt à réapparaître immuablement chaque fois que la censure n’en ferme plus l’accès à la conscience troublée (12). J’ai observé ainsi un alcoolique terrorisé à chaque renouvellement d’un accès [p. 295] subaigu par des torrents d’eau qu’il voyait s’échapper des murs et auxquels il cherchait de tous ses efforts à échapper. Ce même thème, on aurait pu, semble-t-il, le faire renaître indéfiniment et à volonté en provoquant, chez ce malade, comme dans une expérience de laboratoire, de nouvelles crises de délire alcoolique.

Les sentiments intenses de crainte, de terreur, d’effroi, et, plus rarement, de joie, exprimés par les malades, montrent suffisamment la primauté sur les représentations morbides de l’état affectif qui les maintient solidement unies, ainsi que des maillons d’une forte chaîne dont les extrémités seraient fixées, d’une part, à des souvenirs oubliés, source et matériel du thème délirant et, d’autre part, au moi par le délire organisé. Car, dans le délire, c’est toujours le moi qui est en cause. Les idées pathologiques ne concernent que par incidence des personnes étrangères, des proches ; mais en réalité, c’est au malade qu’« on en veut » : c’est lui qui est influencé ; c’est à lui qu’on prend des pensées ; c’est lui qui a droit à un royaume, à des titres, à des richesses ; c’est lui que l’on aime ; c’est lui qui a inventé une machine extraordinaire, c’est lui qui est Dieu, prophète, etc. ; si l’on trame quelque chose contre les siens, c’est à cause de lui. Quelle que soit la complexité du thème, c’est finalement autour de la personne du malade que gravitent ennemis et bienfaiteurs.

Cette interprétation freudienne, qui vaut aussi bien pour le délire que pour les névroses, permet seule d’expliquer l’incoercible résistance opposée par le malade à toute contestation, l’impossibilité de le convaincre et de le persuader, malgré la pertinence des preuves étalées, même involontairement, par les esprits les mieux avertis comme s’ils discutaient avec une personne normale obstinée dans une opinion erronée, et susceptible d’être détrompée. Car le linéament du thème délirant, si fermement maintenu à ses deux points de fixation, et dont la solidité de la texture est conditionnée par la violence du courant affectif, reste inébranlable. A quelque argumentation que l’on s’emploie, le délire subsiste intact ; et le seul résultat d’une inutile controverse est une déviation des forces affectives sur la personne du contradicteur qui risque, ainsi, de devenir un objet de défiance et parfois de haine meurtrière. Cette trame que ni le raisonnement, ni la production d’indubitables [p. 296] témoignages ne sauraient rompre peut se dénouer si, au courant affectif qui en assure le maintien, on parvient à en substituer un autre. C’est à la production de ces émotions substitutives que sont dus vraisemblablement les succès enregistrés par les médecins qui aiment leurs malades, et qui emploient vis-à-vis d’eux, dans leurs entretiens répétés, cette douceur, cette bonté exprimée si à propos dans ce témoignage à Magnan : « Maluit lenitatem quam vim adhibere. »

Il est possible aussi qu’une bonne part de l’action favorable attribuée à la thérapeutique de choc revienne au traumatisme moral causé par l’intervention, qui agit encore à la façon d’une émotion substitutive.

Enfin, un certain nombre d’indices permettent d’entrevoir dans les propos des malades une signification différente de ce qui nous paraît au premier abord. Il est d’observation courante de surprendre des contradictions, sur un même point et dans un même temps, chez des délirants très accessibles, qu’un non averti taxerait de mauvaise foi, de simulation, d’incroyance plus ou moins complète à leurs propres dires. Ce phénomène est surtout marqué dans les délires dits « fantastiques » où l’on voit des affirmations les plus invraisemblables, les plus inattendues, les plus discordantes émises avec sérénité et dans une lucidité apparente. En outre, les délirants, qui donnent si facilement l’impression de personnes induites en erreur par de fausses informations (hallucinations, illusions, interprétations, rêverie morbide), témoignent de préoccupations sans rapport d’identité ou même d’analogie avec celles d’un esprit trompé par une fantasmagorie. Car on ne délire pas à la suite d’un mirage, d’une illusion. Et si l’on pouvait, par aventure, mettre en action les centres d’images que Tamburini a supposés, et produire expérimentalement des auditions de voix chez une personne normale, il en résulterait sans doute, chez cette dernière, de la surprise ou de l’effroi, des interprétations cohérentes et admissibles, mais pas de vésanie (13). [p. 297]

Le délire et l’erreur sont deux manières d’être de l’esprit qui n’ont rien de commun, qu’on ne saurait ni opposer ni comparer, bien que certains auteurs s’y soient employés avec plus de subtilité que de bonheur. La confusion vient de l’absence de termes verbaux pour une pensée autochtone, inédite, « déréistique », que le malade exprime dans les seules formules verbales qui restent à sa disposition, le langage commun de la pensée normale. Il se donnera un jour, il est vrai, des néologismes et il traduira finalement sa pensée, devenue plus impénétrable encore, par des agrammatismes, par des phrases dénuées pour nous de sens.

De même il est présomptueux de faire dépendre le cours des idées délirantes de troubles psycho-sensoriels ou de raisonnements syllogistiques et d’inférence, ainsi qu’on s’y est ingénié pour expliquer les transformations du délire de persécution en délire de grandeur dans le délire chronique à évolution systématique (paraphrénie systématique). Mais les troubles psycho-sensoriels n’engendrent pas plus l’idée délirante que ne le fait une erreur d’interprétation ou une illusion. La pensée délirante constitue un tout dont les hallucinations ou les interprétations morbides ne sont que des manières d’être, et que l’on ne saurait isoler du processus morbide.

Symptôme parmi d’autres symptômes, qu’il s’agisse de délire fébrile ou toxique, de psychose systématisée hallucinatoire chronique, d’épisode délirant aigu, de délire raisonnant, de paraphrénie confabulante (délire d’imagination), etc., le délire fait partie d’un ensemble. Il commande des conduites désocialisées aussi insocialisables que l’idéation morbide dont elles dépendent. Inopportunes, inacceptables, elles suscitent le rire ou la crainte, parce qu’elles sont inattendues, contraires au sens commun, parce qu’elles menacent l’ordre social. Ce qui les caractérise en somme, c’est moins leur absurdité que leur opposition avec le milieu. Les sacrifices humains, pratiques religieuses d’une époque révolue, en accord avec la mentalité d’alors, ne sauraient être considérés comme dictés par la vésanie ; tandis qu’une personne qui les renouvellerait aujourd’hui et dans une ambiance où ils sont en horreur, agirait en malade de [p. 298] l’esprit, parce que son action insocialisable ne pourrait être conçue que par une pensée désocialisée, autistique, propre à elle-même, hors de la mentalité ambiante.

Il faut l’avouer, nos classifications reposent sur notre façon d’appréhender les symptômes d’après les dires de nos malades. On croit ceux-ci sur parole ; on ne met pas en doute le sens apparent de leurs discours qui masquent pourtant des réalités bien différentes et qui expriment en un langage intraduisible des processus psychologiques sous-jacents d’un haut intérêt. C’est avec de telles incompréhensions que nous définissons l’hallucination : « une perception sans objet », en admettant implicitement qu’il s’agit d’une perception comme est notre perception, mais avec cette seule différence qu’elle est sans objet, que nous établissons une différence foncière si peu plausible, si mal fondée dans certains cas, entre l’hallucination et l’interprétation ; d’où ces déroutantes confusions et ces démentis à ce que faisait prévoir un pronostic établi suivant les bonnes règles (14).

Le délire est l’aboutissement d’un processus lointain et complexe. Il est un terme évolutif. Son observation n’est intéressante qu’en tant qu’elle rend compte des étapes parcourues par la maladie, de l’enchaînement des troubles dont il est l’état terminal. Ce qui doit retenir l’attention est moins le thème de la pensée pathologique que l’assemblage des concepts qui édifient et maintiennent sa structure. Mais pour en faire l’inventaire, des méthodes nouvelles de recherche, qui s’avèrent malheureusement jusqu’ici ardues et décevantes, doivent être employées. Les psychanalystes nous ont avertis depuis longtemps des difficultés dues à l’inaccessibilité de délirants, à leur « résistance » si particulière. On n’imagine pas que des progrès soient réalisables en psychiatrie si l’on se borne à l’observation d’états terminaux. Aussi devra-t-on s’efforcer de mettre à jour ce dont ils dérivent, par tous les moyens d’accès à la psychicité profonde que nous possédons.

A. GELMA.

Notes

(1) Les philosophes fournissent une explication à l’erreur en disant « qu’elle provient de la confusion entre l’identité et la ressemblance se produisant à la faveur de l’influence de l’association sur le jugement ». R. DALBIEZ, La méthode psychanalytique, t. I, p. 502.

(2) A. HOUTIN, Une grande Mystique. Mémoire de Dom Sauton, de Solesmes. Voir surtout la partie théologique, rédigée par DOM SAUTON, docteur en médecine, ancien interne des Asiles de la Seine, et moine Bénédictin.

(3) Rituale Argentinense: « Imprimis non facile credat [il s’agit du prêtre] aliquem a dsemone possessum esse ; et maxime suspectas habeat puellas ac mulierculas… sed habeat ea signa, quibus energumenus dignoscitur ab iis, qui vel airabile, vel morbo aliquo laborani… Exorcista cautus esse debet ! »

(4) E. GELMA, Les limites de la croyance religieuse morbide, Les Éditions Universitaires, Strasbourg, 1930.

(5) BERGSON, Essai sur les données immédiates de la conscience. L’intensif et l’extensif.

(6) E. GELMA, Les hallucinations auditives sont-elles entendues par les malades comme des sons perçus par un sujet normal ? Strasbourg, Gœller, 1923.

(7) Ferdinand MOREL, Examen audiométrique de malades présentant des hallucinations auditives verbales, Annales médico-psychologiques, avril 1936, p. 520.

(8) GUIRAUD et MINKOWSKI, Monde Médical, 15 mars 1937.

(9) E. GELMA, L’olfaction en psychiatrie, Vie Médicale, 1927.

(10) Accès délirant hallucinatoire basé sur des hallucinations olfactives prédominantes, Ann. Méd.-Psych., juin 1937, p. 79.

(11) P. JANET oppose le doute au délire. Tandis que le doute intéresse les facultés psychiques les plus élevées et les plus « coûteuses », la croyance du délirant réalise des « économies psychiques » : D’un niveau inférieur, elle se rapproche de la foi du charbonnier, de celle de l’enfant et du primitif qui, sans raisonner, prend les désirs et les craintes pour des réalités. Ainsi, pour P. Janet, le délire est une réaction d’épuisement qui repose l’esprit en le dispensant de réfléchir, contrairement à ce que fait l’individu évolué et socialisé.

(12). E. GELMA, Activités inconscientes identiquement renouvelées et suivies d’amnésie, Le médecin d’Alsace et de Lorraine, 16 avril 1936.

(13) G. DE CLÉRAMBAULT, qui fait de l’hallucination un phénomène d’automatisme isolé de la conscience, — puisqu’il va jusqu’à dire que l’hallucination chronique est aussi peu dépendante de l’idéation que l’hémorragie cérébrale, — considère le trouble psycho-sensoriel comme cause immédiate de la pensée morbide, celle-ci ne demeurant, en quelque sorte, qu’une réaction normale de l’esprit devant un phénomène sensoriel anormal ; c’est-à-dire que pour cet auteur n’importe quel [p. 297] individu soumis pendant un certain temps à des auditions inédites, à des « scies », est susceptible de délirer. Cela me paraît moins qu’exact, et l’observation des malades après guérison ne permet guère de soutenir cette conception.

(14) GELMA et EISSEN, A propos d’un cas de délire d’interprétation Sérieux Caperas, Encéphale, 1934.

 

 

 

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