Eugène Bernard-Leroy. Un cas singulier d’illusion de dédoublement. Article paru dans la « Revue de l’hypnotisme expérimental et thérapeutique », (Paris), 1898, pp. 148-151.

BERNARDLEROYDEDOUBLEMENT0001Eugène Bernard-Leroy. Un cas singulier d’illusion de dédoublement. Article paru dans la « Revue de l’hypnotisme expérimental et thérapeutique », (Paris), 1898, pp. 148-151.

Eugène-Bernard Leroy (1871-1932). Nous n’avons trouvé aucune donnée biographique sur ce médecin, pourtant important. Nous nous contentons donc, provisoirement de citer quelques unes de ses publications :
— Dépersonnalisation et fausse mémoire. « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Pris), 1898
— Sur l’illusion dite de « dépersonnalisation ». « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Pris), 1898.
— Sur les relations qui existent entre les Hallucinations du rêve et les images langage intérieur. Article parut dans la « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Paris), vingt-sixième-année, LI, janvier-juin 1901, pp. 241-248. [en ligne sur notre site]
— Étude sur l’illusion de fausse reconnaissance (identificirende Erinnerungstauschung de Kraepelin) chez les aliénés et les sujets normaux. Thèse pour le doctorat en médecin de la Faculté de Médecine de Paris. Paris, Henri Jouve, 1898. 1 vol. – Edition de librairie sous un titre différent : L’Illusion de Fausse Reconnaissance: Contribution A L’étude des conditions psychologiques de la reconnaissance des douvenirs. Paris, Félix Alcan, 1898. 1 vol. [en ligne sur notre site]
— Sur le mécanisme intellectuel du rêve. Extrait de la Revue Philosophique, 1901, t. LI, pp. 570-593. Paris, Félix Alcan, 1901. 1 vol
— Le langage. Essai sur la psychologie normale et pathologique de cette fonction. Paris, Félix Alcan, 1905. 1 vol. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ».
— Interprétation psychologique des « visions intellectuelles » chez les mystiques chrétiens. In Annales du musée Guimet. Revue de l’histoire des religions, (Paris), 1907. Et tiré-à-part : Paris, Ernest Leroux, 1907.
À propos de quelques rêves symboliques. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), cinquième année, 1908, pp. 358-365. [en ligne sur notre site]
— Kleptomanie chez une hystérique ayant présenté à différentes époques de son existence des impulsions systématiques de diverses natures. XVIIe congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française, Genève-Lausanne, 1-7 août 1907 / E. Bernard-Leroy / Genève 1908.
— Stendhal psychologue. Extrait du Journal de Psychologie normale et pathologique, 1920. Paris, 1920. 1 vol. in-8°, pp. 266-288. Tiré-à-part.
— Les visions du demi-sommeil. Paris, Librairie Félix Alcan, 1926.
— Sur quelques variétés de souvenirs faux dans la rêve. Journal de psychologie. 1927.
— Confession d’un incroyant. Document psychologique recueilli et publié avec une introduction. Paris : Impr. Lefebvre, 1933.
— La Franc-Maçonnerie jugée objectivement. Paris, le Symbolisme , 1934. 1 vol.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les notes de bas de page ont été renvoyées en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. . – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

 

[p. 148]

Le phénomène psychologique objet de cette note est probablement rare à l’état complet, car nous n’en avons trouvé la description nulle part.

La malade chez laquelle nous l’avons observé, manifestement hystérique depuis son enfance, a présenté, avant la période actuelle, les accidents névropathiques les plus divers : attaques d’hystérie nettement caractérisées, gastralgies nerveuses, crises de larmes, accès d’angoisse, tics convulsives, contractures durables de la face et des membres.

Actuellement âgée de 33 ans, elle se présentait, le 3 mars 1897, à la Salpêtrière, à la consultation de notre maître M. le Dr. Voisin, pour des accès de fausse angine de poitrine, et des troubles mentaux divers non systématisés.

Le début de la maladie remontait au mois de septembre 1896. À cette époque, à la suite de chagrins de famille, E. N perdit complètement le sommeil. Elle affirme que pendant trois mois, l’insomnie fut absolue, qui lui fut impossible de s’endormir un seul instant.

C’est le matin, après ces nuits blanches, et peu de temps après son lever, que survenait le phénomène en question. Pendant qu’elle était occupée à faire le ménage (elle était femme de chambre) et voyait apparaître devant elle, à trois ou quatre mètres, sa propre image tenant un ballet, comme elle, l’accomplissant exactement les mêmes actions qu’elle mène.  Cette hallucination se présentait comme l’image de la malade vu dans une glace, c’est-à-dire, que le côté droit de l’image était à droite de la malade et le côté gauche à gauche.

En même temps, E. N. avait l’impression d’être comme transportée hors de son corps véritable. Il lui semblait qu’elle assistait comme simple témoin au dédoublement de ses propres actes, mouvements, pensées, sentiments, comme elle aurait assisté à ceux d’une personne étrangère, « il lui semblait qu’elle n’était plus elle-même ».

Le phénomène a toujours été d’assez courte durée, de trente secondes à une minute. Souvent la vision ne faisait, suivant l’expression de la malade, et lui passer devant les yeux. D’ailleurs, dès que le phénomène avait atteint une certaine intensité, la malade était prise de tremblements, et fondait en larmes.

Si nous analysons ce symptôme étrange, nous voyons qu’il implique deux erreurs simultanées :

La première est une illusion, une impression de dédoublement ; la seconde est une hallucination véritable. [p. 149]

Plusieurs cas d’illusion de dédoublement ont été signalés, par Krishaber, à titre de phénomènes accessoires pouvant accompagner le syndrome qu’il a décrit sous le nom de néphropathie cérébro-cardiaque. « Constamment, disait un de ces malades (1), il m’a semblé que mes jambes n’étaient plus à moi ; il en était à peu près de même de mes bras… Il me semblait que j’agissais par une impulsion étrangère à moi-même, automatiquement. Parfois je me demandais ce que j’allais faire ; j’insistais, en spectateur désintéressé, à mes mouvements, à mes paroles, à tous mes actes. Il y avait en moi un être nouveau, et une autre partie de moi-même, l’être ancien, qui ne prenait aucun intérêt à celui-ci. Je me souviens très nettement de m’être dit quelquefois que les souffrances de ce nouvel être n’étaient indifférentes.… j’étais un autre, et je haïssais, je méprisais cet autre ; il mettait absolument odieux, il est certain que c’était un autre qui avait revêtu ma forme et pris mes fonctions. » M. North, Professeur de Physiologie à l’hôpital de Westminster, éprouva cette même impression, étant influencé par la fixation du regard : « Je n’étais pas inconscient, dit-il, mais il me semblait que j’existais en double ; je me figurais que mon moi intérieur étais tout à fait vivant pour tout ce qui se passait, mais ne s’appliquait pas à s’immiscer dans les actes du moi extérieur, ni à les contrôler. La répugnance, ou l’incapacité du mois intérieur, semblait s’accroît à mesure que la situation se prolongeait davantage (2). » Tout récemment une description analogue se trouvait dans une nouvelle de M. Paul Adam : « Le bruit de nos pièces, écrit-il, celui des pierres écroulées, les cris fous des artilleurs, les ordres émis à voix furieuse dans l’ombre blanche des fumées, nous étourdirent plus que la peur… je perdis moi-même toute personnalité. Les injonctions du capitaine frappèrent mon oreille de telle sorte que je m’imaginais ne pas être désigné par elles.  J’assistais moi-même à mes gestes, à mes efforts pour paraître calme et froid, pour détacher avec soin les syllabes de mes commandements, je fis traîner un arbre sur le corps de mes deux artilleurs. Ma conscience s’étonna de l’acte, loi ma prudence, comme si un autre est prescrit cette mesure (3). » Enfin, nous-mêmes avons noté l’existence de cette impression chez un grand nombre d’individus sains ou malades, surtout chez les personnes sujettes à une autre impression non moins bizarre, l’impression de fausses reconnaissances.

L’une d’elles nous écrivait les lignes suivantes : « mais pose reconnaissance sont accompagnées d’une véritable sensation de dédoublement : l’une des individualités ne fait qu’agir, tandis que l’autre. L’acte, et éprouve des sentiments afférents à cet acte. » [p. 150]

Il s’agit certainement, dans tous les cas, d’une impression semblable ou très analogue à celle qui éprouve notre malade, mais nulle part nous n’avons trouvé d’observation, où, comme chez E. N., cette impression s’accompagnât d’un élément hallucinatoire.

Cependant, les hallucinations de ce genre, que l’on pourrait appeler « hallucinations auto-hétérotopiques », ne paraissent pas très rares à l’état isolé, c’est-à-dire sans aucune impression de dédoublement :

Michéa (4)  a rapporté le cas d’un aliéniste allemand, le Dr Brosius (de Bendorff)  qui raconte avoir produit à volonté sa propre image. Cette image posa devant lui pendant quelques secondes.

Taine (5)  raconte qu’à la fin d’un rêve assez long, sa propre figure lui apparut, assise dans un fauteuil, avec une robe de chambre à raies noire : « elle s’est tournée vers moi, dit-il, et l’effroi a été si grand que je me suis réveillé en sursaut. »

Ribot (6) rapporte le cas d’un médecin qui, durant un sommeil pénible, se vit faisant sa propre autopsie.

Enfin, nous avons entendu soutenir que c’était une hallucination de ce genre qui avait inspiré Alfred de Musset l’idée de la Nuit de Décembre.

« Du temps que j’étais écolier
Je restais un soir à veiller ;
Dans votre salle solitaire,
Devant ma table vint s’asseoir
Un pauvre enfant vêtu de noir
Qui me ressemblait comme un frère (7) ».

On remarquera que dans aucun de ces cas n’est signalée l’impression si étrange dédoublement : le sujet se voit double, mais ne se sent pas double.

En outre (mais ceci est peut-être de moindre importance), dans [p. 151] aucun de ces cas, l’image hallucinatoire ne reproduisait les gestes et les attitudes du sujet.

Le cas d’E. N. méritait donc d’être signalé.

Reste à l’interpréter.

Tout d’abord, chez E. N.,  l’élément hallucinatoire ne nous paraît pas être primitif :

Avant d’avoir été hallucinée, E. N.  avait fréquemment, et à ce qu’elle nous dit, éprouvé l’impression de dédoublement, et plusieurs fois, elle avait éprouvé dans les mêmes circonstances exactement, c’est-à-dire le matin, en faisant le ménage, jamais d’autre part elle a vu l’hallucination sans éprouver l’impression.

Tout porte donc à admettre que l’hallucination « auto-hétérotopique » résulte d’une auto-suggestion ayant son point de départ dans l’impression de dédoublement.

Quant à la nature et aux causes de cette impression elle-même, il faudrait, pour les élucider complètement, pouvoir faire une étude portant sur un grand nombre de cas analogues, et dépassant de beaucoup les limites de cette note.

Ce qui nous paraît certes actuellement, c’est que cette impression n’a que de lointains rapports avec le dédoublement de la personnalité. Le dédoublement de la personnalité, loin d’être purement subjective comme l’impression en question, mais même jamais connu du sujet que d’une façon indirecte par l’observation d’actes qui lui paraissent plus ou moins en contradiction avec son état d’esprit actuel.

À notre avis, l’impression de dédoublement doit avoir des rapports assez étroits avec une série d’autres impressions non moins bizarres et mal connues telles que les impressions d’« isolement », d’« étrangeté du monde extérieur », de « jamais vu ». Peut-être faudrait-il rapprocher également l’impression de « déjà vu » dont nous avons déjà parlé plus haut, et sur laquelle nous préparons un travail spécial (8).

Il n’est pas rare de voir ces différentes impressions coexister chez un même sujet, et toutes ont peut-être pour base des troubles passagers de l’attention.

NOTES

(1)  Krishaber : De la  névropathie cérébro-cardiaque. Paris, 1873. Obs. 38, pp. 151, et sq. — Taine : De l’Intelligence, Paris, 1883, t. II, p. 471 et 472. (Auto-observation du malade de Krishaber).

(2) Hack Tuke : On The mental condition in hypnotism. (Journal of Mental Science, avril 1883, vol. XXIX, p. 67. Londres, 1884.

(3) P Adam : Le fer siffle, (Le Journal, mardi 14 septembre 1897, 6e année, n°1813, p. 1, 4e col.)

(4) Michéa : Discussion sur les hallucinations. Soc. Médico-psychol., 28 janvier 1856, (Annales médico-psychol., 3e série, t. II, pp. 389, 390).

(5) Taine : De l’Intelligence, t. I, p. 91, Note 1. Paris, 1883, in-16.

(6) Ribot : Maladie de la personnalité, p. 1932. Paris, 1885, in-16.

(7) On trouverait certainement des récits analogues dans la plupart des auteurs de contes fantastiques : « Dans le Cœur de pierre, deux Hoffmann, un grave conseiller aulique raconte qu’en ouvrant la porte d’un papillon, il y a trouvé son double : « C’était moi-même ». Tandis qu’il regardait et écoutait avec une curiosité naturelle ce que faisait et disait son autre moi, il vit entrer le double d’une de ses amies… C’était à peine extraordinaire pour Hoffmann.  On lit dans son journal, qu’un soir, à un bal,  s’étant amusé à se figurer que tous les assistants étaient « des moi » multipliés et diversifiés, il s’était aussitôt senti responsable de leurs faits et gestes, et disposé à s’en irriter. Hoffmann  n’aurait pas eu besoin d’un grand [p. 151]  effort pour prendre son idée tout à fait au sérieux, en supposant même qu’elle ne lui ait pas été suggérée par une hallucination ». (Arvède Barine : Essais de littérature pathologique, I, Le vin ; Hoffmann : Revue des Deux Mondes, LXVe année, 4e période, t. 132e, p. 337 (15 novembre 1895).

(8) Voir le Questionnaire relatif aux « fausses reconnaissances » que nous avons publiées dans la présente revue (mars 1897). [Ce questionnaire se trouve reproduit in-extenso dans le livre du même auteur : Etude sur l’illusion de fausse reconnaissance, Paris, Henri Jouve,1898 [en ligne sur notre site].

 

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