Eugène Bernard-Leroy. Sur quelques variétés de souvenirs faux dans le rêve. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), XXIVe année, 1927, pp. 539-549.

Eugène Bernard-Leroy. Sur quelques variétés de souvenirs faux dans le rêve. Extrait du « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), XXIVe année, 1927, pp. 539-549.

 

Encore une contribution majeure sur les rapports du rêve et de faux souvenir, par un spécialiste de l’illusion de fausse reconnaissance,.

Eugène-Bernard Leroy (1871-1932). Nous n’avons trouvé aucune donnée biographique sur ce médecin, pourtant important. Nous nous contentons donc, provisoirement de citer quelques unes de ses publications :
— Dépersonnalisation et fausse mémoire. « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Pris), 1898
— Sur l’illusion dite de « dépersonnalisation ». « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Pris), 1898.
— Un cas singulier d’illusion de dédoublement. Article paru dans la « Revue de l’hypnotisme expérimental et thérapeutique », (Paris), 1898, pp. 148-151. [en ligne sur notre site]
— Sur les relations qui existent entre les Hallucinations du rêve et les images langage intérieur. Article parut dans la « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Paris), vingt-sixième-année, LI, janvier-juin 1901, pp. 241-248. [en ligne sur notre site]
— Étude sur l’illusion de fausse reconnaissance (identificirende Erinnerungstauschung de Kraepelin) chez les aliénés et les sujets normaux. Thèse pour le doctorat en médecin de la Faculté de Médecine de Paris. Paris, Henri Jouve, 1898. 1 vol. – Edition de librairie sous un titre différent : L’Illusion de Fausse Reconnaissance: Contribution A L’étude des conditions psychologiques de la reconnaissance des douvenirs. Paris, Félix Alcan, 1898. 1 vol. [en ligne sur notre site]
— Sur le mécanisme intellectuel du rêve. Extrait de la Revue Philosophique, 1901, t. LI, pp. 570-593. Paris, Félix Alcan, 1901. 1 vol
— Le langage. Essai sur la psychologie normale et pathologique de cette fonction. Paris, Félix Alcan, 1905. 1 vol. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ».
— Interprétation psychologique des « visions intellectuelles » chez les mystiques chrétiens. In Annales du musée Guimet. Revue de l’histoire des religions, (Paris), 1907. Et tiré-à-part : Paris, Ernest Leroux, 1907.
À propos de quelques rêves symboliques. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), cinquième année, 1908, pp. 358-365. [en ligne sur notre site]
— Kleptomanie chez une hystérique ayant présenté à différentes époques de son existence des impulsions systématiques de diverses natures. XVIIe congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française, Genève-Lausanne, 1-7 août 1907 / E. Bernard-Leroy / Genève 1908.
— Stendhal psychologue. Extrait du Journal de Psychologie normale et pathologique, 1920. Paris, 1920. 1 vol. in-8°, pp. 266-288. Tiré-à-part.
— Les visions du demi-sommeil. Paris, Librairie Félix Alcan, 1926.
— Sur quelques variétés de souvenirs faux dans la rêve. Journal de psychologie. 1927.
— Confession d’un incroyant. Document psychologique recueilli et publié avec une introduction. Paris : Impr. Lefebvre, 1933.
— La Franc-Maçonnerie jugée objectivement. Paris, le Symbolisme , 1934. 1 vol.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.– La note de bas de page a été renvoyée en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. . – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 539]

SUR QUELQUES VARIÉTÉS

DE

SOUVENIRS FAUX DANS LE RÊVE

Le titre donné à ma communication sur la feuille que vous avez reçue ne répond plus très exactement à mes intentions. Lorsque j‘ai proposé à notre dévoué secrétaire, mon désir était bien de me limiter à une seule catégorie de souvenirs faux dans le rêve ; en y réfléchissant, je me suis rendu compte qu’ainsi restreint, mon exposé manquerait de clarté et prêterait à une foule d’objections ; c’est pourquoi, sans avoir l’intention d’épuiser le sujet, bien entendu, même de passer sommairement en revue tous les genres de faux souvenirs que l’on peut rencontrer dans les rêves, je voudrais en signaler non pas une, mais deux variétés, appuyées chacune sur une observation particulière.

Il est une petite difficulté d’exposition qui se présente presque constamment dans les publications sur le rêve : si l’on donne les observations intégralement, telles qu’elles ont été recueillies, on se trouve attirer l’attention sans le vouloir, non seulement sur le point particulier que l’on traite, mais sur une foule de problèmes divers ; et, surtout s’il s’agit, comme ici, d’une communication orale, l’attention des auditeurs se disperse ; — si l’on élague au contraire tout ce qui ne se rapporte pas directement au sujet, on ne donne plus que des rêves incomplets, des moignons de rêves, et l’on peut être soupçonné d’avoir fait les coupures conformément à une thèse préconçue.

Je prends le parti de faire le moins de coupures possible, et j’aurai besoin de toute votre attention et de toute votre bonne volonté. [p. 540]

I

Je commence par le genre de faits qui me paraît le plus simple. En donnant d’abord un rêve que j’ai fait le 20 janvier 1924 :

OBSERVATION. I. — Dimanche 20 janvier 1924, avant 3 heures du matin. « J’entre dans mon cabinet de travail. Ce n’est exactement ni celui que j’occupe actuellement, ni celui que j’avais lorsque j’habitais Paris. Il a comme l’un et comme l’autre deux fenêtres, mais le plafond paraît beaucoup plus haut que dans mon cabinet actuel, les fenêtres beaucoup plus allongées, le milieu de la pièce beaucoup mieux dégagé ; en revanche, la disposition du bureau sur lequel je travaille habituellement est celle de mon cabinet actuel. Je ne fais aucune de ces réflexions pendant le rêve : c’est mon cabinet et je ne m’étonne de rien. La lumière est un peu rougeâtre ou orangée (comme si elle était tamisée à travers la couverture de la Revue des Deux Mondes), elle est très douce, très abondante. Cette clarté, cette lumière agréable, un moindre encombrement par les meubles donnent à l’ensemble un aspect neuf, propre, que n’a pas mon cabinet actuel, assez encombré, et dont, surtout, le plafond très bas est très enfumé ; je sens cela et j’en conclus immédiatement que la femme de ménage a mis de l’ordre et a nettoyé…

« Je suis à l’une des extrémités et non au milieu, et je distingue particulièrement la paroi la plus éloignée, avec les livres dont elle est tapissée du haut en bas. Je vois en outre, adossé à cette paroi, un meuble qui n’a, en réalité, jamais été chez moi, mais qui m’est familier pourtant : le bureau dont se servait mon beau-père, bureau de forme démodée, en bois noirci ; je remarque qu’il est beaucoup plus noir que la dernière fois que je l’ai vu, comme s’il avait été reteint ; je ne m’étonne pas du tout de le trouver chez moi, je m’étonne seulement qu’il ait été placé en cet endroit : c’est évidemment une initiative de la femme de ménage pour, désencombrer la pièce, elle a fait disparaître les meubles que j’avais disposés devant la fenêtre pour me préserver des vents coulis ; je me représente, je me rappelle, à ce moment, un empilement de casiers peints en couleur acajou (comme mes meubles réels) et placés entre mon fauteuil et la fenêtre. (Or ceci est un souvenir complètement faux, car je n’ai jamais installé rien de tel)…

« D’autre part, une ficelle est tendue en travers de la pièce, à hauteur de l’œil, et l’on y voit appendus, à la façon de serviettes qui sèchent, des rectangles de tissus que je juge être les deux pièces (six fois plus grandes en réalité) de cotonnade imprimée qui habituellement me servent à préserver de la poussière ma machine à écrire et mon bureau. La femme de ménage a, me dis-je, imaginé cette disposition nouvelle afin que mon [p. 541] cabinet de travail soit séparé en deux parties égales, l’une destinée à ma secrétaire-dactylographe qui, travaillera sur le bureau noir, et l’autre à moi-même : elle a jugé que de cette façon, nous pourrions travailler en même temps d’une façon indépendante et sans nous gêner l’un l’autre…

« Au bord de mon bureau (qui est à sa place habituelle) je vois maintenant une petite barre rectangulaire pouvant mesurer une douzaine de centimètres de long sur un centimètre d’épaisseur et un centimètre et demi de large : c’est de la pâte de fruits, de la pâte d’ananas ; je me souviens fort bien que ma femme a apporté cela il y a peu de temps (c’est-à-dire tout à l’heure ou il y a quelques jours) ; je ne l’ai pas mangé, je l’ai oublié là (ces prétendus souvenirs sont encore faux de toutes pièces). Je goûte ce bâton, m’attendant à lui trouver un goût d’ananas et une consistance moelleuse ; je lui trouve en effet un goût ou un parfum d’ananas incontestable, quoique faible, mais une consistance sèche, rêche, comme si j’avais mordu un morceau de carton. Je m’explique cette consistance désagréable par le fait qu’il est demeuré là, exposé à la poussière. »

Dans mon petit livre sur Les visions du demi-sommeil, j’ai dit que le rêve était essentiellement, pour le rêveur, une  aventure, et non pas simplement un spectacle auquel il assiste ; celui que je viens de vous lire semble intermédiaire entre les deux : ce n’est guère une aventure : c’est un peu plus qu’un spectacle, parce que c’est un spectacle auquel le sujet ne s’intéresse pas seulement pour des raisons d’esthétique ou de simple curiosité, mais pour des raisons personnelles : ce que je vois, c’est  mon cabinet, c’est  mon bureau, ce sont  mes affaires, c’est le milieu dans lequel je vis et sur lequel j’agis constamment. Le rêve n’a d’ailleurs consisté qu’en une série de visions accompagnées d’interprétations ; les faux souvenirs que nous y remarquons sont, eux aussi, des interprétations, ce sont tous de faux souvenirs « explicatifs », justificatifs de ce qu’il peut y avoir d’inattendu dans certains détails du spectacle.

Je crois que précisément, dans le rêve en général, les faux souvenirs ne sont que cela le plus souvent : ils sont une explication, une justification. Lorsque, le 20 janvier 1924, à mon réveil, je notai immédiatement mon rêve, j’écrivis, à propos de la pâte d’ananas, cette phrase que je crois encore fort juste : « C’est une interprétation de la présence de cet objet sur mon bureau ; ce qui est singulier, c’est que cette interprétation vraisemblable apparaisse sur le moment comme une certitude. » Mais nous savons que le doute vrai, le doute [p. 542] intellectuel et justifié, n’est pas un état d’esprit fort commun dans les rêves.

II

Le deuxième rêve dont je veux vous parler est moins simple et appartient à un tout autre type :

OBSERVATION II. — Are, rêve du 17 janvier 1909. — «  Je suis sur un pont de pierre, en compagnie d’une personne inconnue ; nous sommes au milieu du pont et il y a devant nous un groupe de personnages quelconques… (Ici se place une description du pont, extrêmement intéressante, mais sur laquelle je reviendrai une autre fois)… On voit entre les pierres (du pont) des lueurs rouges. Les pierres me tiennent chaud aux pieds et je sais que je vais assister à une catastrophe dans le genre de celle de Messine… (Suit une longue description du paysage que l’on voit du pont, à propos de laquelle je ne puis que renouveler la même observation que tout à l’heure)… Songeant à la catastrophe prévue, j’examine la possibilité de fuir par la route et je me dis qu’il sera difficile de franchir le fossé (qui la coupe perpendiculairement, à une certaine distance) ; cependant, les pierres du pont deviennent sous mes pieds de plus en plus chaudes, et même brûlantes, la catastrophe m’apparaît comme imminente : il faut maintenant se sauver…

« Dès que cette idée m’est venue, je me mets à décrire, la catastrophe comme si j’en lisais à haute voix le compte rendu (sans toutefois m’entendre parler) ; au fur et à mesure que je décris l’incendie des monuments, je vois vaguement de grands édifices en flammes, à ma droite, au delà de la région où la rivière cesse d’être distincte. Je ne me rappelle qu’une phrase de la description : « Et seul, l’antique Palais des Princes restait debout parmi les ruines fumantes ! » Comme je dis cette phrase, je vois le palais en question : quelque chose, dans le genre du Louvre ou de l’ancienne Cour des Comptes, mais en beaucoup plus petit ; ce monument, tout gris, s’enlève sur un ciel gris plus clair ; il est sur la même rive que la route, mais au delà de la région où sont en cure visibles la rivière et la route ; il est, comme tous les autres édifices incendiés, bien au-dessus du niveau de la rivière.

« Je vois ensuite une succession de tableaux que je ne puis me rappeler exactement : ce sont tantôt des rues pavées de gros pavés irréguliers, tantôt des routes avec des poteaux indicateurs. (A ces visions qui, pendant le rêve même, n’étaient, pas, je crois, très distinctes, correspondent les idées suivantes) : Nous nous rendons, mon mari et moi, dans un département normand (le Calvados peut-être) pour éviter le tremblement de terre qui va avoir lieu ; je sais que le cataclysme en prévision duquel je fuis est [p. 543] celui auquel j’ai assisté dans les phases précédentes de mou rêve, et pourtant, je ne localise pas ces tableaux, que j’ai vus déjà, dans le passé, mais dans l’avenir ; en d’autres termes, tout en fuyant, j’ai le souvenir d’avoir assisté de loin à cette même catastrophe, et j’ai en même temps la conviction que cette même catastrophe, cause de ma fuite actuelle, est une catastrophe à venir : J’ai l »impression très nette d’avoir vécu les événements en quelque sorte à l’envers… »

Ce fragment de rêve a quelque chose d’extrêmement paradoxal qui avait fort impressionné Mlle Are. Cependant, il me paraît possible de l’expliquer assez simplement, si l’on veut bien réfléchir à l’indépendance relative du langage à l’égard du reste de la pensée, que ce soit en rêve ou que ce soit à l’état de veille.

Il ne faut pas perdre de vue que les images du langage, outre certains caractères qui leur sont propres, se distinguent surtout par la façon dont elles entrent en jeu, par le genre d’automatisme très particulier qui préside à leur apparition. Elles se déterminent les unes les autres elles se succèdent, indépendamment parfois des circonstances. Le langage est une fonction douée, jusqu’à un certain point, d’autonomie ; dans les cas surtout où l’attention est un peu lasse, la fonction-langage s’émancipe ; chacun sait que dans les états de fatigue ou de maladie, des phrases peuvent être prononcées, qui ne sont pas incohérentes, mais qui n’ont pas été voulues, et qui n’ont pas de rapport avec les constances et avec la pensée même du sujet.

À l’état de veille, ce phénomène n’a d’autre résultat qu’une émission plus ou moins distincte de sons articulés. À l’état de rêve, il peut arriver que les mots évoquant en même temps les images appropriées et déterminent une série de tableaux visuels, dont la succession est très différente de ce qu’elle aurait été si le langage n’était pas intervenu.

Aujourd’hui, devant-vous, il pourrait se faire que, par suite de je ne sais quelle aberration, je me souvienne faussement d’être allé, par exemple, me promener hier aux Champs-Élysées… Mais, l’expérience nous-montre que, tant que je, demeure sain d’esprit, il est assez peu vraisemblable qu’apparaisse ainsi le souvenir faux d’une promenade imaginaire : le fait, si il se produisait, serait un fait rare et d’explication délicate ; que je dise, au contraire simplement : « Je suis allé me [p. 544] promener hier aux Champs-Élysées », il s’agit de tout autre chose : cela peut être un simple lapsus, cela peut être une impulsion verbale, cela peut être un mensonge, cela peut être une explication hypothétique que je m’offre à moi-même pour expliquer tel ou tel fait, mais que je ne pose que pour la contredire immédiatement ; cela peut même être enfin une affirmation fantaisiste proposée simplement à titre d’exemple — comme en ce moment même. Rien a priori ne prouve que cette proposition repose sur un souvenir faux. Et il peut en être de même dans le rêve. Mais à l’état de veille, un mensonge ou une affirmation fantaisiste ne créent que rarement le faux souvenir, du moins immédiatement et du premier coup ; même dans le cas légendaire du Marseillais qui finit par croire vraies les galéjades qu’il a racontées, l’illusion ne se produit qu’après un certain nombre de répétitions.

Dans le rêve au contraire, dans nombre de cas, ainsi que je me rappelle l’avoir montré autrefois, il arrive que les paroles prononcées (articulées ou entendues) évoquent des images correspondantes, non pas d’une manière vague comme à l’état de veille, mais avec une netteté, une vie, une « « réalité » égales à celles des autres visions du rêve.

Ceci posé, dans le rêve qui nous occupe, il faut distinguer deux catégories d’épisodes, ou, si l’on veut, deux courants d’images. Le courant fondamental, la « chaîne » même du rêve, c’est la crainte d’une catastrophe imminente, crainte liée à l’apparition de lueurs rouges entre les pierres d’un pont, et en même temps à une sensation de chaleur croissante sous les pieds ; j’ignore à quoi attribuer les lueurs rouges, mais la sensation de chaleur était due à ce que la patiente souffrait à cette époque d’engelures aux pieds. Tandis que se développe ce courant fondamental, la patiente se met brusquement à déclamer ; le sujet de la déclamation est évidemment en rapport avec les événements qu’elle redoute, mais, ainsi qu’il arrive souvent, soit à l’état de veille, soit en rêve, la déclamation devance la pensée et la détermine ; elle ne décrit pas ce qu’elle voit, elle déclame comme si elle lisait un, compte rendu pathétique, et, au fur et à mesure, les choses décrites lui apparaissent : tout en paraissant décrire ce qu’elle voit elle voit au contraire ce qu’elle décrit, et ce qu’elle voit ainsi est suffisant pour donner lieu à des souvenirs évocables, à de véritables [p. 545] « faux souvenirs ». Cependant, le courant principal continue de couler, la fuite devant (ou plus exactement, avant) la catastrophe prévue, la crainte de celle catastrophe à venir, persistent et se développent avec des épisodes appropriés ; et comme le souvenir des images évoquées par le discours persiste aussi, il en résulte cet aspect paradoxal de la situation qui a si fort étonné la patiente. On pourrait résumer ainsi tout cet ensemble. Lorsque Mlle Are Are dit : » En fuyant la catastrophe, j’ai le souvenir d’avoir assisté à la catastrophe », elle se trompe : elle n’a pas assisté à la catastrophe, elle en a parlé, ce n’est pas tout à fait la même chose.

Peut-être est-il téméraire de critiquer et de « réinterpréter » conformément à ces vues certains rêves qui, cités partout, sont dans la mémoire de tous les psychologues français qui se sont intéressés à la question ; nous en avons le droit, pourtant, à condition, bien entendu, de ne pas donner l’interprétation comme certaine, mais seulement comme vraisemblable ou probable. Deux de ces rêves me paraissent particulièrement frappants : l’un est d’Alfred Maury et l’autre de Victor Egger.

Voici d’abord celui de Maury (1).

« (Nuit du 7 avril 1861). — Je rêvais que j’étais en chemin de fer dans le train-poste et que j’avais été obligé de descendre à une station située près de Lagny. J’entrai dans un café d’où l’on découvrait toute la campagne ; l’on y apporta de la bière… Assis à une table, je reconnus un café où j’étais descendu jadis, lors d’un autre voyage, voyage purement fantastique que je racontais dans mon rêve, comme remontant à sept ou huit années, à ma femme qui m’accompagnait. J’étais dans ce rêve, persuadé que je reconnaissais les lieux, la table et toutes les circonstances de l’excursion antérieure, faite soi-disant avec mon frère cadet. »

Maury interprète cette illusion en l’attribuant à un rêve antérieur dans lequel il aurait fait le prétendu voyage, rêve complètement oublié et remontant probablement (à un avis) à plusieurs années. Comment ne pas remarquer que le fait saillant de cette observation de Maury, c’est que le rêveur raconte à sa femme son premier et illusoire voyage ? Évidemment, l’hypothèse que sous-entend l’auteur et qu’il considère comme « allant de soi » est celle-ci : « puisque dans [p. 546] ce rêve, je raconte à ma femme un voyage, c’est que je me souviens de ce voyage ». En fait, c’est tout le contraire qui est arrivé, selon moi : Maury s’étant mis en rêve a raconter un prétendu voyage, a eu jusqu’à un certain point l’illusion de se souvenir d’un voyage.

Le rêve de Victor Egger auquel je faisais allusion il y a un instant est encore plus sommairement raconté ; le voici :

« Le 20 juin 1878, étant couché, contrairement à mon habitude sur le côté, mon rêve, me promène dans les bâtiments de l’École normale supérieure ; j’arrive en face d’une porte fermée, et je me dis (en des paroles intérieures dont le texte n’a pas été retenu, mais seulement le sens) : « C’est dans la salle qui est derrière cette porte que le docteur (anonyme) m’a fait la résection de l’épaule, une terrible opération et pourtant je n’étais pas malade, c’était une simple précaution préventive. » (2) .

Victor Egger s’est donné beaucoup de peine pour expliquer ce rêve ; voici ce qu’il ‘a supposé : « Étant couché sur le côté, position anormale pour moi, j’éprouvais une certaine gêne dans l’épaule droite ; j’ai traduit cette sensation faible par un souvenir… un souvenir est un état faible ; rêver qu’on m’opérait l’épaule droite eût été ridicule ; rêver qu’on me l’avait opérée l’était beaucoup moins, puisqu’une épaule opérée doit rester sensible pendant bien des années, sinon pendant toute la vie. Maintenant, pourquoi ai-je déterminé l’opération avec cette précision ? C’est que, sept ans et demi auparavant, j’avais assisté à une résection de l’épaule ; l’opération, assez mal conduite, avait duré trois quarts d’heure, me laissant, comme c’est naturel, un souvenir très durable. Enfin, une opération ne se fait pas dans un escalier, ni dans un couloir, mais dans une salle ; il était donc assez logique de supposer une salle de derrière la porte aperçue en rêve, ou d’imaginer une porte, signe d’une salle, étant donné que je pensais à une opération …. Un état de conscience très faible, sensation dans le cas cité, image ou groupe d’images dans d’autres cas, serait interprété comme souvenir, à cause de sa faiblesse même ; parallèlement, simultanément aux états relativement forts que nous externons la conscience du rêveur contient des états très faibles subconscients ; leur extrême faiblesse est un prétexte à [p. 547] reconnaissance, comme la force des autres est le prétexte de la perception externe par laquelle nous les interprétons à tort. »

Bref, Victor Egger suppose que la paramnésie est due à l’apparition d’une image ou d’une série d’images qui, en raison de leur faiblesse, sont interprétées comme des souvenirs. Mais, à mon avis, le seul élément qui soit à retenir dans cette interprétation, c’est que l’idée de « résection de l’épaule » avait été « introduite » par une légère douleur à l’épaule due à la mauvaise position. Dire que cette idée de résection de l’épaule s’est présentée comme un souvenir et non comme un fait actuel parce que la sensation provocatrice n’était pas assez intense et que rêver dans ces conditions d’une opération actuelle eût été « ridicule », c’est méconnaître ou oublier complètement les caractères généraux de la logique particulière aux rêves. L’explication proposée par Victor Egger n’était certes pas absurde, mais les probabilités en faveur de mon hypothèse me paraissent infiniment plus grandes. En outre de la sensation de gêne à l’épaule, que voyons-nous dans ce rêve ? Un petit discours, devant une porte fermée, un petit discours qui est l’interprétation de la douleur ressentie et qui à ce litre, est la vraie cause du faux souvenir : le rêveur arrive devant une porte fermée, et dit : « C’est ici que j’ai subi une opération, etc. » La « fonction-verbale » de Victor Egger a (qu’on me passe l’expression) menti, elle a « émis » un petit récit pathétique à propos de deux détails insignifiants (une porte fermée et une douleur à l’épaule), et c’est ce mensonge, cette « fantaisie oratoire », si l’on veut, qui a créé les images, les faux souvenirs consécutifs.

III

Ainsi, je pense vous avoir montré deux origines pour les souvenirs faux qui apparaissent en rêve : les uns (ce sont peut-être les plus fréquents et les plus connus) sont en réalité des explications que le rêveur se donne à lui-même, les autres sont créés en quelque sorte par le langage parlé. L’exposé sommaire que j’ai fait de ces deux catégories est, comme je vous en avertissais en commençant, bien loin d’épuiser la question ; il est tout un côté de cette question que, notamment, j’ai volontairement laissé de côté : c’est le souvenir du rêve en rêve. [p. 548]

Vous savez que plusieurs auteurs, dont le plus notable est Alfred Maury, ont soutenu que les faux souvenirs apparaissant dans les rêves étaient ordinairement (sinon toujours) des souvenirs vrais de rêves antérieurs plus ou moins anciens. Je n’ai jamais trouvé d’exemples vraiment probants venant en confirmation de cette hypothèse ; je n’en ai jamais trouvé, du moins, remplissant les conditions que supposaient les auteurs en question, à savoir : deux rêves séparés par un intervalle notable, des années, des jours, ou même simplement des heures, et tels que le souvenir du premier apparaissant dans le second, y soit pris pour le souvenir de faits réels. Mais, on pourrait examiner ce que devient le souvenir d’un rêve dans ce que j’appelle les rêves « itératifs » ; ce sont des rêves dont certains épisodes, aussitôt terminés (ou même avant que l’on ait l’impression qu’ils sont terminés), recommencent, et cela, parfois, à un grand nombre de reprises ; ils ne recommencent d’ailleurs pas toujours d’une façon identique, mais ce qui ne varie guère, ce sont les sentiments qui accompagnent — et ces sentiments sont généralement pénibles. Le rêveur, par exemple, se propose une tâche difficile, ou, plus souvent, une tâche lui est imposée ; il n’arrive pas à l’accomplir jusqu’au bout, souffre, est inquiet ou angoissé ; il a quelquefois un instant de repos pourtant, puis le cycle recommence. Le mécanisme général de ce genre de rêves me paraît analogue à celui qui, à l’état de veille, produit l’obsession. J’ai montré, dans mon récent petit livre, que l’on observe en ce genre, non seulement des rêves véritables, mais aussi des visions hypnagogiques.

On peut se demander si, dans un rêve itératif, à un instant donné, le souvenir des périodes qui ont précédé, pourrait apparaître sous une forme telle que l’hypothèse de Maury s’en trouvât confirmée ; en d’autres termes, il semblerait que, dans les rêves itératifs, les faux souvenirs (lorsqu’il s’en trouve) pussent s’expliquer par le souvenir vrai de faits rêvés dans une des phases précédentes du même rêve. Mais en fait, sur moi-même, et quoique j’aie fait à diverses époques un assez grand nombre de ces rêves, je n’ai jamais rien observé de tel. Dans une période quelconque d’un rêve itératif, le souvenir des périodes précédentes m’est toujours bien apparu comme faisant partie du même rêve, ou plus exactement, comme directement lié [p. 549] aux événements actuels : j’ai toujours bien eu le sentiment de quelque chose qui venait de se passer, une ou plusieurs fois, et qui cependant recommençait encore : il n’y avait là aucun souvenir faux.

CONCLUSION

Quoique je n’aie traité devant vous que des points forts limités et que je me sois restreint le plus que j’ai pu, je crois que l’on peut tirer de ce que nous avons examiné aujourd’hui quelques considérations sur la méthode.

Les deux rêves que j’ai exposés, et dans lesquels les illusions de la mémoire reconnaissaient selon moi des mécanismes si différents, appartenaient dans leur ensemble à des types de rêves extrêmement différents aussi : le premier était un rêve aussi dépourvu d’action qu’il est possible de le concevoir, formé simplement par des représentations visuelles et des interprétations immédiates de ces représentations ; le deuxième était, au contraire, d’un bout à l’autre et d’une façon presque continue, dominé par un sentiment de crainte : le sujet croyait agir (fuir) et, en outre, parler ; je le qualifierais volontiers en disant qu’il était, avant tout, émotif et oratoire. Si nous joignons à ces deux rêves la catégorie, à laquelle j’ai fait allusion, des rêves itératifs, nous voyons que l’on peut avoir affaire, lorsque l’on étudie, dans le rêve, les phénomènes de souvenir, à trois espèces de rêves bien différentes, au moins. Je crois que, jusqu’à présent, l’on n’a pas suffisamment tenu compte de ces différences fondamentales ; de là peut-être, les opinions contradictoires, et toujours extrêmement confuses que l’on a émises sur la question.

Notes

(1) Maury. Le Sommeil et les Rêves, 1861., p. 96 ; 1878, p. 122.

(2) Le Souvenir dans le Rêve, Rev., philos., août 1898, p, 156. [en ligne sur notre site]

 

 

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