Eugène Azam. Amnésie périodique. Dédoublement de la vie. Extrait de « La Revue Scientifique », (Paris), 2esérie, 5e année, n°47, 1er semestre, 20 mai 1876, pp. 481-490.

Eugène Azam. Amnésie périodique. Dédoublement de la vie. Extrait de « La Revue Scientifique », (Paris), 2série, 5année, n°47, 1er semestre, 20 mai 1876, pp. 481-490.

 

Le premier texte publié sur Félida X… dans lequel Azam étudie la dissociation de la personnalité.

Étienne Eugène Azam (1822-1899). Chirurgien bordelais qui s’intéressa beaucoup à la psychologie en général et à l’hypnotisme en particulier. Il fut avec Alfred Velpeau et Paul Broca, un des premier à découvrir l’anglais Braid et sa théorie de l’hypnotisme, et à en faire connaitre la pensée en France.
Quelques unes de ses publications :
— De la folie sympathique provoquée ou entretenue par les lésions organiques de l’utérus et de ses annexes, mémoire adressé à la Société médico-psychologique. Bordeaux : impr. de G. Gounouilhou , 1858. 1 vol.
— Azam. L’hypnotisme. Extrait des « Annales médico-psychologiques », (Paris), 3esérie, tome VI, juillet 1860, pp. 428-452. [en ligne sur notre site]
— Double Conscience, état actuel de Félida X… Association française pour l’avancement des sciences. Congrès de la Rochelle, 1882. Séance du 30 août 1882 Paris : impur. de Chaix , (1883).
Hypnotisme, double conscience et altérations de la personnalité ; préface par le professeur J.-M. Charcot. (Paris), J.-B. Baillière et fils, 1887. 1 vol. in-16, 294 p.  Dans la Bibiothèque scientifique contemporaine. [en ligne sur notre site]
Entre la folie et la raison. Les toqués. Extrait la « Revue scientifique », (Paris), 28eannée, 1ersemestre, tome XLVII, janvier-juillet 1891, pp. 613-621. Reprise intégrale dans : Entre la folie et la raison. Les toqués. Extrait des « Annales de psychiatrie et d’hypnologie », (Paris), nouvelle série, 3eannée, 1893, pp. 97-104, et 134-146. [en ligne sur notre site]
— Hypnotisme, double conscience, origine de leur étude et divers travaux sur des sujets analogues. Paris : F. Alcan , 1893. 1 vol.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les images, ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 481, colonne 1]

Amnésie périodique, ou doublement de la vie.

AVANT-PROPOS. — Je vais raconter l’histoire d’une jeune femme dont l’existence est tourmentée par une altération de la mémoire qui n’offre pas d’analogue dans la science ; cette altération est telle qu’il est permis de se demander si cette jeune femme n’a pas deux vies.

Quelle que soit la nature des phénomènes que je, vais décrire, ils méritent de provoquer les réflexions des psychologistes, car si la physiologie ne peut se passer de l’étude des maladies, de même l’étude des facultés de l’esprit qui n’est que la physiologie des fonctions de l’ordre le plus élevé ne saurait ëtre faite sans l’analyse de leurs lésions.

Devant un sujet presque ou entièrement nouveau, éprouvant quelque embarras pour choisir, un titre, j’ai préféré laisser le choix au lecteur ; après lecture, il verra la désignation qu’il préfère. Il voudra bien être indulgent et prêter une attention soutenue, car les termes, les mots dont je dois me servir sont les termes ordinaires détournés de leur acception et pourront amener quelque obscurité.

De plus, je prie de ne pas oublier que, médecin, je raconté de mon mieux une observation qui appartient plus à la psychologie qu’à la médecine, et que simple narrateur d’un fait je n’ai pas à prendre parti pour ou contre telle solution délicate qui peut se dégager de son analyse.

Les réflexions qui suivent mon exposé sont plutôt destinées à le compléter qu’à prendre couleur dans un débat ; en racontant ce fait sincèrement et clairement, je borne mon ambition à porter ma faible contribution à la connaissance de l’homme.

Exposè. — Félida X*** est née en 1843, à Bordeaux, de parents bien portants ; son père, capitaine dans la marine marchande, a péri quand elle était en bas-âge, et sa mère laissée dans une position précaire a dû travailler pour élever ses enfants. [p. 481, colonne 2]

Les premières années de Félida ont été difflciles, cependant son développement s’est fait d’une façon régulière.

Vers l’âge de treize ans, peu après la puberté, elle a présenté des symptômes dénotant une hystérie commençante, accidents nerveux variés, douleurs vagues, hémorrhagies pulmonaires que n’expliquait pas l’état des organes de la respiration.

Bonne ouvrière et d’une intelligence développée, elle travaillait à la journée à des ouvrages de couture.

Vers l’âge de quatorze ans et demi se sont montrés les phénomènes qui font le sujet de ce récit.

Sans cause connue, quelquefois sous l’empire d’une émotion, Félida X*** éprouvait une vive douleur aux deux tempes et tombait dans un accablement profond, semblable au sommeil. Cet état durait environ dix minutes ; après ce temps et spontanément elle ouvrait les yeux, paraissant s’éveiller, et commençait le deuxième état qu’on est convenu de nommer condition seconde que je décrirai plus lard ; il durait une heure ou deux, puis l’accablement et le sommeil reparaissaient et Félida rentrait dans l’état ordinaire. Cette sorte d’accès revenait tous les cinq ou six jours ou plus rarement, et ses parents et les personnes de son entourage considérant le changement de ses allures pendant cette sorte de seconde vie et son oubli au réveil la croyaient folle.

Bientôt les accidents de l’hystérie proprement dite s’aggravèrent, Félida eut des convulsions, et les phénomènes de prétendue folie devinrent plus inquiétants ; je fus alors appelé à lui donner mes soins, car, étant alors médecin adjoint de l’asile public des femmes aliénées, il était naturel qu’on me demandât de traiter une maladie qu’on croyait mentale,

Voici ce que je constate en octobre 1858.

Félida X*** est brune, de taille moyenne, assez robuste et d’un embonpoint ordinaire ; elle est sujette à de fréquentes hémoptysies probablement supplémentaires, très-intelligente et assez instruite pour son état social, elle est d’un caractère triste, même morose, sa conversation est sérieuse et elle parle peu, sa volonté est très-arrêtée et elle est très-ardente au travail. Ses sentiments affectifs paraissent peu développés. Elle pense sans cesse à son état maladif qui lui inspire des préoccupations sérieuses et souffre de douleurs vives dans plusieurs points du corps, particulièrement à la tête ; le symptôme nommé clou hystérique est chez elle très-dévcloppè. [p. 482, colonne 1]

On est particulièrement frappé de son air sombre et du peu de désir qu’elle a de parler ; elle répond aux questions, mais c’est tout…

Examinée avec attention au point de vue intellectuel, je trouve ses actes, ses idées et sa conversation parfaitement raisonnables.

Presque chaque jour sans cause connue ou sous l’empire d’une émotion, elle est prise de ce qui on appelle sa crise ; en fait elle entre dans son deuxième état ; ayant été témoin des centaines de fois de ce phénomène, je puis le décrire avec exactitude, j’en ai parlé plus haut d’après ce qu’on m’avait raconté ; je le décris actuellement d’après ce que j’ai vu.

Félida est assise, un ouvrage quelconque de couture sur les genoux ; tout d’un coup, sans que rien puisse le faire prévoir et après une douleur aux tempes plus violente qu’à l’habitude, sa tête tombe sur sa poitrine, ses mains demeurent inactives et descendent inertes le long du corps, elle dort ou paraît dormir, mais d’un sommeil spécial, car ni le bruit ni aucune excitation, pincement ou piqùres ne sauraient l’éveiller ; de plus, cette sorte de sommeil est absolument subit. Il dure deux à trois minutes ; autrefois il était beaucoup plus long ; après ce temps, Fèlida s’éveille, mais elle n’est plus dans l’état intellectuel où elle était quand elle s’est endormie. Tout paraît différent. Elle lève la tête et ouvrant les yeux salue en souriant les nouveaux venus, sa physionomie s’éclaire et respire la gaieté, sa parole est brève el elle continue, en fredonnant, l’ouvrage d’aiguille que dans l’état précédent elle avait commencé ; elle se lève, sa démarche est agile et elle se plaint à peine des mille douleurs qui quelques minutes auparavant la faisaient souffrir ; elle vaque aux soins ordinaires du ménage, sort, circule dans la ville, fait des visites, entreprend un ouvrage quelconque et ses allures ct sa gaieté sont celles d’une jeune fille de son âge bien portante. Son caractère est complètement changé ; de triste elle est devenue gaie et sa vivacité touche à la turbulence, son imagination est plus exaltée ; pour le moindre motif elle s’émotionne en tristesse ou en joie ; d’indifférente à tout qu’elle était, elle est devenue sensible à l’excès.

Dans cet état, elle se souvient parfaitement de tout ce qui s’est passé, et pendant les autres états semblables qui ont précédé, et aussi pendant sa vie normale. J’ajouterai qu’elle a toujours soutenu que l’état, quel qu’il soit, dans lequel elle est au moment où on lui parle est l’état normal qu’elle nomme sa raison, par opposition à l’autre état qu’elle appelle sa crise.

Dans cette vie comme dans l’autre ses facultés intellectuelles et morales bien que différentes sont incontestablement entières, aucune idée délirante, aucune fausse appréciation, aucune hallucination, je dirai mème que dans ce deuxième état, dans cette condition seconde, toutes ses facultés paraissent plus développées et plus complètes. Cette deuxième vie où la douleur physique ne se fait pas sentir est de beaucoup supérieure à l’autre ; elle l’est surtout par le fait considérable que nous avons déjà indiqué, que pendant sa durée Félida se souvient non-seulement de ce qui s’est passé pendant les accès précédents, mais aussi de toute sa vie normale, tandis que, ainsi que je le redirai plus loin, pendant sa vie normale elle n’a aucun souvenir de ce qui s’est passé pendant ses accès.

Après un temps qui en 1858 durait trois ou quatre heures, presque chaque jour, tout à coup la gaieté de Félida disparatt, sa tète se fléchit sur sa poitrine et elle retombe dans l’état de torpeur que nous avons décrit, — trois à quatre minutes s’écoulent et elle ouvre les yeux pour rentrer dans son existence ordinaire. — On s’en aperçoit à peine, car elle continue son travail avec ardeur, presque avec achamement ; le plus souvent c’est un travail de couture entrepris dans la période qui précède, elle ne le connait pas et il lui faut un effort d’esprit pour le comprendre. Néanmoins elle le continue comme elle peut en gémissant sur sa malheureuse situation ; [p. 482, colonne 2] sa famille, qui a l’habitude de cet état, l’aide à sc mettre au courant.

Quelques minutes auparavant elle chantonnait quelque. romance, on la lui redemande, elle ignore absolument ce qu’on veut dire, on lui parle d’une visite qu’elle vient de recevoir, elle n’a vu personne.

Je crois devoir préciser les limites de cette amnésie. L’oubli ne porte que sur ce qui s’est passé pendant la condition seconde, aucune idée générale acquise antérieurement n’est atteinte, elle sait parfaitement lire, écrire, compter, tailler, coudre, etc., et mille autres choses qu’elle savait avant d’être malade ou qu’elle a apprises dans ses périodes précédentes d’état normal.

Dès 1858, je l’avais remarqué et je l’ai vérifié dans ces derniers temps, sur l’invitation de MM. Liardet Marion, professeurs de philosophie. Ces psychologues, qui ont bien voulu m’éclairer de leurs conseils, m’ont fait comprendre l’importance de ce caractère, car dans quelques faits célèbres de doublement de la vie l’oubli portait sur toute la vie passée, y compris les idées générales. — Il en était ainsi de la darme américaine de Mac-Nish (1).

Physiquement Félida est une hystérique très-caractérisée, elle a la boule épigastrique, sa sensibilité tactile est altérée, son goût, dans l’état normal, est détruit, car j’ai pu lui faire mâcher des pilules d’un goût détestable sans qu’elle trouvât aucune saveur ; son odorat est diminué et nombre de points de son corps sont anesthésiques ; enfin pour la moindre émotion elle a des convulsions sans perte complète de la connaissance ; je n’insiste pas sur ce tableau si connu, il me suffira de dire que chez Félida l’hystérie est certaine, et que les accidents singuliers qu’elle présente doivent être sous la dépendance de cette maladie générale.

A cette époque s’est montré un troisième état qui n’est qu’un épiphénomène de l’accès. J’ai vu cet état seulement deux ou trois fois, et pendant seize ans ; son mari ne l’a observé qu’une trentaine de fois : étant dans sa condition seconde, elle s’endort de la façon décrite, et au lieu de s’éveiller dans l’état normal comme à l’habitude elle se trouve dans un état spécial que caractérise une terreur indicible ; ses premiers mots sont : « J’ai peur…, j’ai peur…; » elle ne reconnaît personne, sauf le jeune homme qui est devenu son mari. — Cet état quasi délirant dure peu, c’est le seul moment où j’ai pu saisir chez elle des conceptions fausses.

J’aurais pu prendre pour des hallucinations de l’ouïe et de l’odorat certains états hyperesthésiques de ces sens, mais une étude attentive m’a démontré que l’exaltation seule de ses sens lui permettait d’entendre des conversations ou des bruits et de sentir des odeurs que personne dans son entourage ne pouvait percevoir ; — l’histoire de l’hystérie est remplie de faits semblables ; je n’insiste pas.

Si j’avais pu avoir des doutes sur la séparation complète de ces deux existences, ils eussent été levés par ce que je vais raconter.

Un jeune homme de dix-huit à vingt ans connaissait Félida X*** depuis son enfance et venait dans la maison ; ces jeunes gens ayant l’un pour l’autre une grande affectiou s’étaient promis le mariage.

Un jour Félida plus triste qu’à l’ordinaire me dit les larmes dans les yeux que « sa maladie s’aggrave, que son ventre grossit et qu’elle a chaque matin des envies de vomir ; — en un mot, elle me fait le tableau le plus complet d’une grossesse qui commence. — Au visage inquiet de ceux qui l’entourent, j’ai des soupçons qui devaient être bientôt levés. En effet, dans l’accès qui suit de près, Félida me dit devant ces mêmes personnes : [p. 483, colonne 1]

« Je me souviens parfaitement de ce que je viens de vous dire, vous avez dû facilement me comprendre ; je l’avoue sans détours…, je crois être grosse. »

Dans cette deuxième vie, sa grossesse ne l’inquiétait pas, et elle en prenait assez gaiement son parti.

Devenue enceinte pendant sa condition seconde, elle l’ignorait donc pendant son état normal et ne le savait que pendant ses autres états semblables ; mais cette ignorance ne pouvait durer ; une voisine, devant laquelle elle s’était expliquée fort clairement et qui plus sceptique qu’il ne convient croyait que Fèlida jouait la comédie, lui rappela brutalement sa confidence après l’accès. Cette découverte fit à la jeune fille une si forte impression qu’elle eut des convulsions hyslériques tres-violentes, et je dus lui donner mes soins pendant deux ou trois heures.

L’enfant conçu, pendant l’accès, a seize ans aujourd’hui ; nous en reparlerons plus loin.

A celte époque (1859), je racontai ce fait à divers confrères ; la plupart me crurent le jouet d’illusions ou de tromperies ; seuls, trois hommes éminents, après avoir vu Fèlida X*** avec moi, m’encouragèrent dans son étude : Parchappe, le célèbre aliéniste ; Bazin, médecin en chef de l’asile publié des femmes aliénées et professeur à la Faculté des sciences de Bordeaux, et M. Gintrac père, directeur de l’Ecole de médecino et correspondant de l’Institut. — Pour tous les autres, la science était faite, et tout ce qui est en dehors du cadre connu ne pouvait être que tromperie.

Pour ces esprits d’élite elle était à compléter en ce qui touche à l’étude si délicate des fonctions du cerveau, et aucun fait ne devait être négligé— M. Bazin me mit entre les mains un livre presque inconnu en France, Neurypneumology of the neroous sleep, de Braid , où l’hypnotisme est décrit ; c’est la lecture de cc livre qui fut l’origine des recherches qui occupèrent le monde savant à la fin de 1859 et que j’ai résumé en 1860 dans les Archives de médecine et de chi­ rurgieet dans les Annales médico-psychologiquesde Paris. Ces recherches signalées par Velpeau à l’Institut ont été confirmées par MM. Broca, Follin, Verneuil, Alfred Maury, Baillarger, Lasègue, etc., et ne sont tombées dans une sorte d’oubli que par suite de leur malheureuse analogie avec les pratique justement décriées du magnétisme animal.

C’est sur Fèlida X*** et particulièrement sur une de ses amies, Maria X***, que j’ai fait les expériences qui ont été la base de cette étude, laquelle après Braid et nombre d’auteurs anciens a établi l’action du strabisme convergent sur les fonctions cérébrales, tant chez l’homme que chez les animaux.

Pour ne pas sortir de mon sujet, je ne décrirai que ce que j’observai sur Félida X*** en ce qui touche à l’hypnotisme : Félida étant dans l’un de ses deux états et assise en face de moi, je l’invite à regarder attentivement un objet quelconque placé à 15 ou 20 centimètres au-dessus de ses yeux ; après huit à dix secondes, elle clignotte et ses yeux se ferment. Pendant quelques instants elle ne répond à aucune question, le sommeil dans lequel elle parait être la séparant cornplétement du, monde extérieur — de plus elle est anesthésique — après ce temps très-court elle répond aux questions posées et présente ce fait particulier, que dans ce somnambulisme provoqué et quel que soit son état au moment où elle a été endormie, elle est toujours dans l’état normal.

Alors elle présente les phénomènes ordinaires de ce somnambulisme, catalepsie, anesthésie, hyperesthésie de la peau, développement exagéré de l’odorat, du toucher, exaltation du sens musculaire, tous phénomènes très-faciles à produire par le procédé indiqué même sur les animaux (poules, chats) et sur lesquels je n’ai pas à insister ici.

Le réveil se fait avec la même facilité par les moyens connus, la friction ou l’insufflation sur les paupières.

Si après avoir lu le livre de Braid, où sont rapportées [p. 483, colonne 2] nombre de cures, dans lesquelles j’ai peu de foi, j’ai provoqué chez ma malade le sommeil artifleiel par les moyens qu’il recommande, c’était, je dois le dire, dans l’espérance de la guérir. Cet espoir a été déçu, car je n’ai amené chez elle aucune modification.

L’existence chez notre malade d’un phénomène spontané, la transition d’un état à l’autre, m’avait fait naturellement songer à l’hypnotisme, qui, de même que le somuambulismc, que tous connaissent, peut être spontané.

Les exemples n’en sont pas rares ; on en connaît un grand nombre, je n’en citerai que quelques-uns :

Au commencement de 1875, M. Bouchut a observé dans son service une jeune fille qui tombait en somnambulisme avec catalepsie toutes les fois qu’elle travaillait à des boutonnières, ouvrage difficile qui exige une certaine attention ct une grande fixité du regard.

C’était une hystérique qui s’hypnotisait elle-même.

M. Baillarger a cité devant moi, à la Société médico-psychologique de Paris, une jeune fllle qui tombait en catalepsie en se regardant à la glace. — Je pourrais nommer un pasteur eminent de l’Église réformée qui s’endort à volonté pendant une demi-heure, en fermant les yeux et convulsant les globes oculaires en haut et en dedans. — Ici le phénomène est compléternent à la discrétion de la personne.

Enfin, il y a neuf ou dix ans, une jeune Iernme, entrée dans mon service de clinique pour une tumeur du sein, s’endort en plein jour pendant trois heures, et rien ne peut l’éveiller. Interrogée, elle raconte qu’à un certain moment du mois elle est sujette à ces sommeils, pendant lesquels elle est anesthésique, mais non somnambule (2).

Je ne tirerai aucune conséqueuce de ces faits. Ils paraissaient autrefois merveilleux. Tous aujourd’hui sont entrés dans la science.

Je viens de décrire l’état de Félida en 1858 et 1859. A la fin de cette dernière année, les phénomènes parurent s’amender, on me le dit, du moins ; elle accoucha heureusement, nourrit son enfant. A ce moment, détourné par d’autres sujets d’étude, je la perdis complètement de vue ; elle avait épousé le jeune homme dont nous avons parlé. Or ce jeune homme, très-intelligent, a observé avec soin l’état de sa femme de 1859 à 1876. Ses renseignements remplissent la lacune de seize années qui existe dans mon observation directe.

Voici le résumé de ce qui s’est passé pondant ces seize années.

Vers l’âge de dix-sept ans et demi, Félida a fait ses premières couches, et pendant les deux années qui ont suivi sa santé a été excellente, aucun phénomène particulier n’a été observé.

Vers dix-neuf ans et demi, les accidents déjà décrits reparaissent avec une moyenne intensité.

Un an après, deuxième grossesse très-pénible, crachements de sang considérables et accidents nerveux variés se rattachant à l’hystérie, tels que accès de léthargie qui durent trois et quatre heures. A ce moment et jusqu’à l’âge de vingt­quatre ans, les accès se sont montrés plus nombreux, et leur durée, qui a d’abord égalé celle des périodes d’état normal, commence à la dépasser. Les hèrnorrhngies pulmonaires qui ont duré jusqu’à ces derniers temps sont devenues plus fréquentes et plus considérables ; Félida a été atteinte de paralysies partielles, d’accès de léthargie, d’extases, etc., tous [p. 484, colonne 1] phénomènes dus, comme chacun sait, à l’hystérie qui domine son tempérament.

De vingt-quatre à vingt-sept ans, notre malade a eu trois années complètes d’état normal. Après ce temps et jusqu’à 1875, c’est-à-dire pendant les six dernière années, la maladie a reparu avec la forme que je décrirai bientôt. J’ajouterai que pendant ces seize années Félida a eu onze grossesses ou fausses couches (y compris les couches de 1859) pour deux enfants aujourd’hui vivants.

De plus, je dois signaler une particularité considérable.

La condition seconde, la période d’accès, qui en 1858 et 1859 n’occupait qu’un dixième environ, de l’existence, a augmenté peu à peu de durée, elle est devenue égale à la vie normale, puis l’a dépassée pour arriver graduellement à l’état actuel où, connue nous allons le voir, elle remplit l’existence presque entière.

Dans les premiers mois de 1875, l’Académie de médecine de Belgique, saisie de la question Louise Lateau, chargea M. Warlomont de faire un rapport sur le sujet. Ce travail, très-bien fait, insiste sur la réalité scientifique du phénomène dit doublement de la vie, double conscience, condition seconde, états qui peuvent être spontanés ou provoqués. M. Warlomont rappelle des faits célèbres, mais assez rares. Je reconnus en ces faits les analogues de mon observation de 1858. Bien que dès celte époque j’en eusse apprécié l’importance, je ne l’avais pas publiée, la considérant comme trop isolée dans la science, ou comme trop en dehors de la chirurgie que je professe à Bordeaux.

Je me mis donc à la recherche de Félida X*** et je la retrouvai présentant les mêmes phénomènes qu’autrefois, mais aggravés.

Aujourd’hui Félida X***  a trente-deux ans, elle est mère de famille et dirige un magasin d’épiceries.

Elle n’a que deux enfants vivants ; l’aîné, conçu, nous l’avons dit, pendant une période d’accès, a le tempérament nerveux de sa mère, très-intelligent, excellent musicien. Il a des attaques de nerfs, sans perte complète de connaissance, et, après ces crises nerveuses, des terreurs inexplicables qui rappellent le troisième état que nous avons décrit. Évidentment cet enfant, qui a aujourd’hui seize ans, subit l’influence de l’hérédité morbide.

Au physique, Félida X*** est amaigrie, sans avoir l’aspect maladif.

Dès mon arrivée, m’ayant reconnu, elle me consulte avec empressement sur les moyens de sortir de sa triste situation.

Voici ce qu’elle me raconte : Elle est toujours malade, c’est­ à-dire, elle a toujours des absences de mémoire qu’elle nomme improprement ses crises. Seulement ces prétendues crises, qui ne sont, après tout, que les périodes d’état normal, sont devenues beaucoup plus rares ; la dernière remonte à trois mois. Cependant l’absence de souvenir qui les caractérise lui a fait commettre de telles bévues dans ses rapports avec les voisins que Félida en a conservé le plus pénible souvenir, et craint d’être considérée comme folle.

Je l’examine au point de vue de l’intégrité de ses fonctions intellectuelles et je n’y rencontre aucune altération.

Cependant, dans ce qu’elle vient de me dire, je démêle aisèment qu’elle se souvient très-bien de ce qui s’est passé pendant ce qu’elle nomme sa dernière crise, et cette intégrité du souvenir me donne à penser. Il y avait lieu ; car le lendemain son mari, dont je reçois la visite, me dit, que l’état dans lequel est actuellement Félida depuis plus de trois mois est l’état d’accès ou de condition seconde, bien qu’elle croie et soutienne le contraire. En effet, pour elle, aujourd’hui comme autrefois, l’état quelconque dans lequel elle se trouve est toujours l’état de raison, le souvenir que j’avais du passé m’avait donc déjà éclairé.

Seulement, depuis que je ne l’avais étudiée, les périodes [p. 484, colonne 2] d’état normal sont devenues de plus en plus rares et de plus en plus courtes, si bien que l’état de condition seconde occupe l’existence presque entière.

Dès ce jour, reconnaissant ce qu’avait de remarquable un état qui, durant seize années, modifiait si complèternent la manière d’être, la personnalité de ma jeune malade, je l’étudiai presque chaque jour, avec le désir de publier son histoire. Pour éviter des longueurs, je ne relaterai que les faits principaux de mon étude, ceux du moins qui sont caractéristiques.

Le 21 juin, Félida, qui est évidemment dans l’état de condition seconde, me raconte qu’il y a quatre ou cinq jours, elle a eu dans la même journée trois ou quatre petits accès, d’une heure ou deux chacun ; pendant ce temps, elle a compléternent perdu le souvenir de son existence ordinaire, et pendant ces moments, elle est si malheureuse de cet état singulier, qu’elle pense au suicide. Elle était alors, dit-elle, certainement folle, car elle ignorait que je l’avais revue. Elle me supplie même, pour le cas où le hasard m’amènerait à un moment semblable, de faire comme si je la revoyais pour la première fois ; une preuve nouvelle de son infirmité augmeriterait son chagrin.

Elle reconnaît que, dans ces moments, son caractère se modifie beaucoup ; elle devient, dit-elle, méchante, et provoque dans son in térieur des scènes violentes.

Averti par le souvenir du passé et par la grande habitude qu’a son mari de ces variations, il m’est très-facile de reconnaître que Félida est ‘dans l’état de condition seconde, bien qu’elle prétende le contraire.

Comme autrefois, en effet, sa parole est brève, son caractère décidé, son naturel relativement gai et insouciant ; c’est bien la même gaieté qu’il y a seize ans, mais tempérée par la raison de la mère de famille,

Je crois devoir rapporter ici certains épisodes de l’existence de notre malade, racontés par elle. Ils donneront de son état une idée excellente et complète.

Pendant l’été de 1874, à la suite d’une émotion violente, elle a été prise de ce qu’elle nomme à tort une crise qui a duré plusieurs mois sans interruption, et pendant laquelle elle a, suivant l’usage, perdu le souvenir. En effet son mari m’avait dit qu’elle avait eu à cette époque une période d’état normal si parfaite et si longue qu’il avait espéré la guérison.

Il y a deux ans, étant dans son état ordinaire (c’est-à-dire en condition seconde), elle revenait en fiacre des obsèques d’une dame de sa connaissance ; au retour, elle sent venir la période qu’elle nomme son accès (état normal), elle s’assoupit pendant quelques secondes, sans que les dames qui étaient avec elle dans le fiacre s’en aperçoivent, et s’éveille dans l’autre état, ignorant absolument pourquoi elle était dans une voiture de deuil, avec des personnes qui, selon l’usage, vantaient les qualités d’une défunte dont elle ne savait pas le nom. Habituée à ces situations, elle attendit ; par des questions adroites, elle se fit mettre au courant, et personne ne put se douter de ce qui s’était passé.

Il y a un mois, elle a perdu sa belle-sœur à la suite d’une longue maladie. Or, pendant les quelques heures d’état normal dont j’ai parlé plus haut, elle a eu le chagrin d’ignorer absolument toutes les circonstances de cette mort, à ses habits de deuil seulement, elle a reconnu que sa belle-sœur qu’elle savait malade avait dû succomber,

Ses enfants ont fait leur première communion pendant qu’elle était en condition seconde ; elle a aussi le chagrin de l’ignorer pendant les périodes d’état normal.

Je dois noter entre la situation ancienne de notre malade et son état actuel une certaine différence ; autrefois Félida perdait entièrement connaissance pendant les courtes périodes de transition ; cette perte était même si complète qu’un jour, en 1859, elle tomba dans la rue et fut ramassée par dos passants. Après s’être éveillée dans son autre état, elle les [p. 485, colonne 1] remercia en riant, ct ceux-ci ne purent naturellement rien comprendre à cette singulière gaieté.

Aujourd’hui il n’en est plus de même, cette période de transition a peu à peu diminué de longueur, et bien que la perte de connaissance soit aussi complète, elle est tellement courte que Félida peut la dissimuler en quelque lieu qu’elle se trouve. Cette période a la plus grande analogie avec ce qu’on nomme en médecine le petit mal, qui est la plus petite des attaques d’épilepsie ; toutefois, avec cette différence que le petit mal est la plupart du temps absolument subit ; tandis que certains signes, à elle connus, tels qu’une pression aux tempes, indiquent à Félida la venue de ses périodes.

Void ce qui se passe. Dès qu’elle les sent venir, elle porte la main à la tête, se plaint d’un éblouissement, et après une durée de temps insaisissable elle passe dans l’autre état. Elle peut ainsi dissimuler ce qu’elle nomme une infirmitè. Or, cette dissimulation est si complète, que dans son entourage son mari seul est au courant de son état du moment. L’entourage ne perçoit que les variations de caractère qui, je dois le dire, sont très-accusées.

Nous insisterons sur les variations que Félida signale elle­ mème avec la plus grande sincérité.

Dans la période d’accès ou de condition seconde, elle est plus fière, plus insouciante, plus préoccupée de sa toilette ; de plus elle est moins laborieuse, mais beaucoup plus sensible ; il semble que dans cet état elle porte à ceux qui l’entourent une plus vive affection.

Ces différences avec l’état normal sont-elles dues à ce que, dans ce dernier état elle perd le souvenir, tandis que dans la condition seconde elle le recouvre ; cela est probable, nous-y reviendrons plus tard.

Quelques jours après, le 5 juillet, je suis frappé en entrant chez Félida de sa physionomie triste, elle me salue cérémonieusernent et paraît s’étonner de ma visite.

Son allure me frappe, et je pressens qu’elle est dans une période d’état normal : pour en avoir la certitude, je lui demande si elle se souvient de la dernière fois où nous nous sommes vus.

« Parfaitement, répond-elle. Il y a environ un an, je vous ai vu montant en voiture sur la place de la Comédie, je crois que vous ne m’avez pas remarquée. Je vous avais vu d’autres fois, mais rarement, depuis l’époque où vous veniez me donner des soins avant mon mariage. »

La chose était certaine. Félida était dans l’état normal, car elle ignorait ma dernière visite faite, on s’en souvient, pendant la condition seconde. Je l’interroge, et j’apprends qu’elle est dans sa raison(elle dit juste aujourd’hui) depuis le matin à huit heures. Il est environ trois heures de l’après­midi.

Profitant d’une occasion, difficile peut-être à retrouver, je l’étudie avec soin. Voici le résumé de mes observations.

Félida est d’une tristesse qui touche au désespoir, et m’en donne les motifs en termes éloquents. Sa situation est, en effet, fort triste, et chacun de nous, faisant un retour sur lui-môme, peut aisément comprendre ce que serait aujour­ d’hui sa vie, si l’on supprime par la pensée le souvenir des trois ou quatre mois qui précèdent. Toul est oublié, ou plutôt rien n’existe, affaires, circonstances importantes, connaissances faites, renseignements donnés, c’est un feuillet, un chapitre d’un livre violemment arraché, c’est une lacune impossible à combler.

Le souvenir de Félida n’existe, nous le savons, que pour les faits qui se sont passés pendant les conditions semblables, les onze couches, par exemple. Je ferai ici une remarque qui a son importance. Onze fois Félida a été mère. Toujours cet acte physiologique de premier ordre, complet ou non, s’est accompli pendant l’état normal.

Je lui demande à brûle-pourpoint la date de ce jour. Elle cherche et se trompe de près d’un mois. [p. 485, colonne 2]

Je lui demande où est son mari ; elle l’ignore, ne sait pas à quelle heure il l’a quittée, ni ce qu’il a dit en la quittant. Or, à huit heures, l’état normal était survenu, et il était sorti un quart d’heure auparavant.

Auprès d’elle est un petit chien ; elle ne le connaît pas et l’a vu le matin pour la première fois. Cependant les allures de l’animal indiquent qu’il est dans la maison depuis longtemps.

Je n’aurais que le choix sur les circonstances du même ordre ; mais les exemples qui précèdent sont, je crois, suffisants.

En dehors de ces modiflcations qui résultent directement de l’absence du souvenir, je note d’autres dillérences entre l’état normal et la période d’accès.

Les sentiments affectifs ne sont plus de la même nature. Félida est indifférente et manifeste peu d’affection pour ceux qui l’entourent ; elle se révolte devant l’autorité naturelle qu’a son mari sur elle. « Il dit sans cesse je veux, dit-elle, cela ne me convient pas ; il faut que dans mon autre état je lui aie laissé prendre cette habitude. Ce qui me désole, ajoute­elle, c’est qu’il m’est impossible d’avoir rien de caché pour lui, quoiqu’en fait je n’aie rien à dissimuler de ma vie. Si je le voulais, je ne le pourrais pas. Il est bien certain que dans mon autre vie, je lui dis tout ce que je pense. »

De plus, son caractère est plus hautain, plus entier.

Ce qui la touche particulièrement, c’est l’incapacité relative qu’amènent ses absences de mémoire, surtout en ce qui touche son commerce.

« Je fais des erreurs sur la valeur des denrées dont j’ignore le prix de revient, et suis contrainte à mille subterfuges, de peur de passer pour une idiote. »

Trois jours après, son mari me raconte que l’état de raison complète dont je viens de parler a duré de huit heures du matin à cinq heures de l’après-midi ; depuis ce moment, elle est dans la condilion seconde pour un temps dont il ne saurait prévoir la durée. Il ajoute un détail intéressant :

Il est plusieurs fois arrivé que s’endormant le soir dans son état normal elle s’est éveillée le matin dans l’accès, sans que ni elle ni son mari en aient eu conscience ; la transition a donc eu lieu pendant le sommeil.

On sait que certaines attaques d’épilepsie ont aussi lieu pendant le sommeil, et que les malades ou le médecin ne s’en peuvent douter que par l’extrême fatigue que ressent le malade au réveil. Il est mème des épileptiques qui n’ont jamais eu d’attaques pendant la veille, et qui, par suite, ne sauraient avoir conscience de leur situation.

Au moment où je publie cette étude l’état de notre malade s’est peu modifié. Les périodes d’état normal ne durent que deux ou trois heures au plus et se représentent tous les deux à trois mois.

RÉFLEXIONS

I

Je crois devoir ajouter à l’exposé de ce fait quelques réflexions qui aideront peut-être à l’interpréter.

Comment caractériser l’état de Félida*** ? Présente-telle un dédoublement de la personnalité, un doublement de la vie ? Est-ce un cas de double conscience ? ou présente-t-elle une altération de la mémoire qui ne portant que sur la mémoire seule laisse intactes les autres facultés de l’esprit ?

Si, en quelque état qu’elle soit, on demande à Félida ce qu’elle pense d’elle-meme, elle ne croit et n’a cru à aucun moment de sa vie étre une autre personne, elle a parfaitement la conscience qu’elle est toujours semblable à elle­ même, elle ne répond donc pas à la définition de M. Littré qui dit :

« La double conscience est un état dans lequel le patient, [p. 486, colonne 1] ou bien a la sensation qu’il est double, ou bien sans avoir connaissance de sa duplicité a deux existences qui n’ont aucun souvenir l’une de l’autre et s’ignorent respectivement (3).

Félida n’a pas cette sensation, et dans l’une de ses existences elle a le souvenir parfait de ses deux vies.

Elle ne croit pas non plus être une autre personne, comme la dame que cite Carpenter dans sa Mental physiology, qui, se croyant devenue un vieux clergyman, trouvait ridicule que ce médecin lui proposât un mariage.

Elle n’est pas non plus semblable au pasteur cité par Forbes-Winslow qui sentait en lui deux moi, l’un bon, l’autre méchant ; ni à la dame américaine de Mac-Nish, laquelle à un moment donné, à la suite d’un sommeil spontané, oublia toute son existence antérieure, même ce qu’elle avait appris pendant cette existence, lecture, écriture, musique et qui fut obligée de recommencer son éducation jusqu’à ce que, rentrée dans l’état normal, ces notions lui fussent revenues. Nous avons vu que l’amnésie de Félida n’a jamais porté sur la série des idées générales ou des notions antérieurement acquises,

Félida ne représente aucun de ces trois types, lesquels répondent assez bien aux dénominations de dédoublement de la personnalité, de doublement de la vie, ou de double conscience ; ces termes étant ceux qui jusqu’à ce jour ont été employés par les auteurs, notamment dans ces derniers temps par MM. Warlomont et Littré.

Il est probable qu’une analyse précise des faits permettrait de remplacer ces termes l’un par l’autre. Mais nous n’avons pas à discuter ici ce point de doctrine.

Quelle est donc en résumé la situation de cette jeune femme ?

Je reconnais qu’elle paraît avoir deux vies ; mais n’est-ce pas une apparence, une illusion que donne à l’observateur l’absence du souvenir qui caractérise ses périodes d’état normal ?

Recherchons les analogies ?

Les personnes qui sont sujettes à des accès de somnambulisme naturel ne se souviennent pas au réveil de ce qui s’est passé pendant leurs accès. Il en est de mèrne pour Félida. Mais on n’a jamais vu de somnambulisme aussi parfait, car dans l’état qui correspond à l’accès de somnambulisme elle ne dort point, elle vit et pense complètement, sa vie y est même supérieure à sa vie normale, car pendant la seule durée de cette période elle peut avoir la notion complète de son existence.

J’en dirai autant du somnambulisme provoqué par le strabisme convergent ou autrement ; ce somnambulisme est aussi, dans la rigueur du mot, une condition seconde, comme le somnambulisme naturel, il ressemble par l’amnésie à l’état de Fèlida, mais ne le reproduit pas exactement, ainsi les personnes qui lui sont soumises n’ont aucune spontanéité, de plus elles présentent des anesthésies, des hyperesthésies et autres altérations ou manques d’équilibre des fonctions sensorielles ou du sens musculaire qui n’ont rien de commun avec l’intégrité fonctionnelle où est Félida dans la condition correspondante.

Il est d’autres conditions secondes artificielles ou morbides qui méritent d’être rappelées.

L’alcool, le hachisch, la belladone, l’opium provoquent des états dans lesquels ceux qui leur sont soumis pensent et agissent sans en conserver le souvenir lorsque l’action de ces substances est éteinte.

Les déliralnts par folie, épilepsie ou maladie transitoire paraissent aussi avoir deux existences, dont l’une raisonnable, [p. 486, colonne 2] dans laquelle la plupart du lemps ils ignorent ce qui s’est passé dans l’autre. — Mais là s’arrête l’analogie, car dans ces états, les idées émises ou les actes accomplis sont déraisonnables, non parce qu’ils sont émis ou accomplis en dehors de ce qu’on nomme raison, mais parce que en eux-mêmes ils ne sont pas le résultat de conceptions logiquement coordonnées. — Ces états sont à proprement parler des taches dans la vie, des manifestations morbides, des absences. Chez Félida, au contraire, nous n’y saurions trop insister, l’état d’accès, de condition seconde est une existence complète, parfaitement raisonnable, si parfaite que nul, même averti, s’il n’était guidé par son mari ou par moi ne saurait discerner celui de ces deux états qui est l’état surajouté.

S’il était nécessaire de corroborer ces différences par un argument de plus, nous comparerions les deux conditions de Félida au point de vue de la responsabilité légale.

Nous ne pensons pas qu’aucun juge éclairé puisse incriminer un acte delictueux commis dans l’une des conditions secondes que nous venons d’énumérer. Le malade, l’aliéné, l’épileptique, le somnambule sont irresponsables, l’homme ivre l’est dans une certaine mesure. En serail-il de mème de Félida, si dans un de ses deux états elle commettait un acte répréhensible. La question doit être posée, discutée, mais il faut reconnaître qu’elle n’est pas facile à résoudre.

A celui qui dirait qu’elle n’est pas responsable, on pourrait répondre qu’une personne qui pendant des mois entiers est dans le même état intellectuel, d’ailleurs parfaitement sain, doit avoir la conscience et par suite la responsabilité de ses actes, bien qu’il puisse arriver qu’au moment de l’instruclion ou du jugement elle n’en ait pas conservé le souvenir.

A celui qui soutiendrait la responsabilité on dirait, avec autant de raison, qu’il serait impossible de condamner une personne dont les fonctions intellectuelles sont aussi altérées.

En effet, étant admise l’unité du moi, une telle personne pourrait n’avoir pas la conscience bien entière, surtout si on se souvient du troisième état, dont nous ayons signalé les apparitions rares mais certaines.

De plus, celui qui ne peut se souvenir d’un acte accompli, si récent qu’il soit, ne saurait être compos mentis, ainsi que l’entend le législateur.

Si donc pour les autres conditions secondes l’irresponsabilité n’est pas douteuse, elle est en ce qui concerne celle de notre malade parfaitement discutable.

II

Nous croyons avoir établi que la condition seconde qui nous occupe n’est pas de la même nature que les états analogues déjà observés, ou plutôtdéjà publiés ; il nous resta à examiner si l’amnésie n’est pas la seule cause les différences que présentent les deux états, et si, comme nous l’avons énoncé plus haut, ce n’est pas elle qui est l’origine de cette apparence de doublement de la vie.

Il est certain que le caractère et les sentiments affectifs de Félida ne sont pas les mêmes dans les deux états.

Etant donnée la connaissance que nous avions de sa manière d’être, quelle est la valeur de ces difïérences ?

N’oublions pas qu’avant la maladie et pendant les périodes d’état normal qui reproduisent exactement l’état antérieur Félida était et est naturellement sérièuse et triste.

Or, dans sa condition seconde elle est gaie, frivole et plus préoccupée de sa toilette et de mille futilités. Mais cette gaieté, ce changement de caractère ne sont-ils pas chose naturelle ?… En effet dans cet état sou souvenir est complet, il porte sur la vie entière, Félida sait bien qu’elle perdra la [p. 487, colonne 1] mémoire, qu’elle aura des absences, mais cette pensée n’est rien en comparaison de la situation pénible où la place une amnésie foudroyante qui supprime des mois entiers de son existence et l’atteint dans son amour-propre, en l’exposant à passer pour folle ou imbécile. Dans son deuxième état, les sentiments affectifs paraissent plus développés ; mais n’est-ce pas encore là une conséquence directe de sa plus grande liberté d’esprit ; elle est moins préoccupée d’elle-même, partant elle s’intéresse davantage à ce qui l’entoure. Quand elle est dans son état normal, ayant la conscience de sa triste situation, elle ne songe pour ainsi dire plus qu’à elle. — Tout le monde connaît l’égoïsme des vieillards et des malades ; il n’a pas d’autre origine que le sentiment de leur faiblesse. Forte et relativement bien portante, Félida a les sentiments des forts, l’amour des autres, le dévouement, la générosité.

Dans cet état, son caractère est plus souple et elle se plaint moins de la légitime autorité qu’a son mari sur elle ; n’est-ce pas encore, chose naturelle ? on supporte plus doucement ce qu’on aime davantage.

Quant à sa frivolité plus grande, à son plus grand souci de la toilette, ils dérivent directement de sa plus grande liberté d’esprit et de ce fait déjà signalé que dans ces périodes ses douleurs physiques n’existent pour ainsi dire plus. — Les personnes qui souffrent ne songent pas à leur ajustement et trouvent souvent dans un travail assidu un soulagement à leurs souffrances. — En ces moments Félida n’a pas à rechercher ces soulagements.

Du reste, si dans ses conditions secondes Félida est plus gaie, plus frivole et moins laborieuse, — si elle paraît plus attachée à ceux qui l’entourent, ce n’est qu’en comparaison avec ce qu’elle est dans l’état normal, car, j’y dois insister, tout ce qu’on peut observer chez elle sur ces points ne dépasse pas l’ordinaire ; elle est, en ces moments, semblable à nombre de femmes ou de filles auxquelles nul ne songerait à faire attention.

On pourrait donc soutenir que chez Félida X***, la mémoire seule est atteinte et que les différences dans le caractère ou les sentiments affectifs ne sont que des conséquences de l’altération de cette faculté.

J’ajouterai que cette altération de la mémoire, cette amnésie, est comme périodique. En effet, dans l’état normal le souvenir enjambe, chevauche par-dessus les états de condition seconde pour relier ensemble toutes les périodes de cet état, quel que soit leur èloignement ; le schéma suivant me fera, je crois, très-bien comprendre.

Appelons A, A1, A2, A3, A4 les périodes d’état normal; B ,B1, B2, B3, B4 les périodes de condition seconde. Admettant pour un instant leur égalité, le souvenir représenté par la ligne C. embrasse, nous le savons, lorsque Félida est en condition seconde, toute la vie, soit de B en A4. Quand elle est dans l’état normal, le souvenir représenté par les courbes D, D1 ,D2, D3, etc., etc., chevauchant par-dessus les autres périodes est altéré périodiquement.

III

S’il est exact de prétendre que chez Félida la mémoire seule est atteinte, et tout le prouve, n’en peut-on pas tirer un argument [p. 487, colonne 2] en faveur d’une localisation de cette faculté dans une partie quelconque. du cerveau.

Nous n’avons aucune idée préconçue au sujet de la localisation des fonctions intellectuelles, et nous considérons comme des rêveries la plupart des tentatives faites dans ce but. Cependant il faut reconnaître que le fait qui précède est au moins une présomption. En effet, l’altération de la mémoire seule, les autres facultés demeurant intactes, est un acheminement vers cette conclusion de la même façon quo l’altération de la faculté du langage articulé, les autres facultés demeurant intactes, a conduit peu à peu M. Broca et d’autres observateurs à localiser cette fonction dans la troisième circonvolution frontale du lobe antérieur gauche.

Pour conclure à cette localisatlon, les éléments de la con naissance ont été les suivants :

1° Altération de cette faculté, toutes les autres demeurant intactes ; d’où probabilité qu’elle a pour instrument un point isolé, spécial du cerveau.

2° Altérations concomitantes d’un point du cerveau, limité et toujours le même.

En ce qui touche la mémoire, nous ne connaissons aujourd’hui que le premier de ces termes ; ne peut-il pas nous conduire à l’autre ? Recherchons les faits semblables à celui qui précède et ne perdons pas les occasions d’en faire l’étude nécroscopique.

Il est un point de cette histoire sur lequel je crois devoir insister, car il est d’application générale. Je veux parler de la façon éclatante dont elle prouve l’importance du souvenir.

Théoriquement chacun connaît cette importance, mais jamais peut être elle ne reçut une preuve pratique plus frappante, et nul en s’examinant lui-même ne saurait arriver aussi nettement à cette conception qu’en étudiant cette jeune femme.

On ne saurait croire, en effet, l’impression singulière que donne à l’observateur une personne qui, comme Félida, ignore tout ce qui s’est passé, tout ce qu’elle a vu, tout ce qu’elle a dit, tout ce qu’on lui a raconté pendant les trois ou quatre mois qui précèdent. Elle ne sort pas d’un rêve, car un rêve, si incohérent qu’il soit, est toujours quelque chose. Elle sort du néant, et si, comme la plupart des délirants elle n’avait pas vécu intellectuellement pendant cette période, la Iacune serait de peu d’importance. Mais pendant cc temps son intelligence, ses actes ont été complets et raisounables ; le temps a marché et sa vie a marché avec lui et aussi tout ce qui l’entoure.

J’ai plus haut indiqué comme comparaison à cette existence un livre auquel on aurait arraché de loin en loin des pages. Ce n’est pas assez, car un lecteur intelligent, imbu de l’esprit général de l’œuvre, pourrait reconstiluer ces lacunes, tandis qu’il est absolument impossible à Félida X *** de se douter d’un fait quelconque arrivé pendant sa condition seconde. Comment saura-t-elle, par exemple, que pendant ce temps elle a contracté une dette, reçu un dépôt ou qu’un accident, un mal subit lui auront enlevé son mari ou ses enfants; elle ne les retrouvera pas auprès d’elle, elle attendra leur retour.

Le voyageur qui demeure trois ou quatre mois loin de son pays, sans lettres ni nouvelles, a la notion du temps écoulé ; il peut s’étonner de ce qui est arrivé dans cette période. Mais il sait qu’il a dû se passer quelque, chose. Il s’attend à l’apprendre ; pour lui, le temps a marché. Tandis que, lorsqu’après quatre mois de condition seconde, Félida a une journée d’état normal, elle n’a pendant cette journée, aucune connaissance des mois qui précèdent, elle ne sait pas comblën cette période a duré: une heure ou quatre mois sont tout un pour elle.

Aussi, dans son appréciation du temps, se trompe-t-elle de la façon la plus singulière, en supprimant des mois entiers ; elle est toujours en arrière ; en un mot, si cette figure m’est [p. 488, colonne 1-1] permise, son appréciation retarde. L’almanach même ne peut lui servir, car elle n’a pas de base pour le consulter.

Son mari, ou son livre de vente, en remontant jour par jour à quelque vente dont elle se souvienne, l’éclaire sur le moment où elle se trouve et sur celui où a commencé sa période d’amnésie.

J’ai laissé au lecteur le soin de déduire les mille conséquences, les mille péripéties qui peuvent surgir dans une existence ainsi partagée. Notre rôle n’est pas d’imaginer des situations d’un intérêt pins ou moins palpitant. Il se borne à raconter la vérité.

Nous croyons devoir ici prévenir une objection : à la lecture de cette observation, ou en étudiant Félida seulement aujourd’hui, on pourrait être tenté de penser que j’ai mal apprécié la situation de notre malade, et que l’état complet, l’état de raison est celui dans lequel le souvenir est complet, celui dans lequel elle a la parfaite possession d’elle-même, et que l’état maladif est celui que caractérise l’amnésie.

On se tromperait ; voici pourquoi :

Tout d’abord, ayant vu naître et grandir les accès, je puis affirmer l’identité entre l’état accidentel d’autrefois, qui durait une heure dans un jour. et l’état d’accès presque constant d’aujourd’hui qui dure quatre mois contre un jour.

De plus, l’absence de souvenir est un mince critérium de l’intégrité des fonctions intellectuelles ; car l’oubli n’est pas nécessairement amené par un état intellectuel incomplet ou maladif au moment où l’on cherche à se souvenir. La plupart du temps, l’amnésie est amenée par le peu d’impression faite sur le cerveau, par le fait au moment qu’il s’est passé. On n’oublie pas, parce qu’on ne peut pas se souvenir ; on oublie parce que le fait oublié n’a fait qu’une impression in­ suffisante.

L’homme qui, après un délire de quelques jours, ne se [p. 488, colonne 2-1] souvient pas, une fois guéri, de ce qu’il a fait pendant son délire, n’en est pas moins en parfaite santé. Il n’était incomplet et malade que quand il délirait, et c’est parce qu’il délirait qu’il a perdu le souvenir, son cerveau n’a pas reçu une impression durable ou suffisante.

Nous croyons devoir insister de nouveau sur une circonstance remarquable. Aujourd’hui la condition seconde s’est tellement agrandie aux dépens de la vie normale, que les rôles entre les deux périodes se sont intervertis. Il y a seize ans, les accès ne duraient que quelques heures sur plusieurs jours. Ils étaient un accident, une tache dans la vie ; aujourd’hui, la condition seconde est pour ainsi dire la vie ordinaire, car elle dure trois et quatre mois de suite, contre des périodes de vie normale qui n’ont que trois ou quatre heures de durée : aujourd’hui, celles-ci sont la tache, l’accident ; c’est à elles que Félida doit le trouble de son existence.

Les caractères spéciaux à ces deux états n’ont en rien changé ; leur durée seule s’est modifiée : l’un s’est simplement agrandi aux dépens de l’autre. Le schéma suivant figure l’existence de Félida X*** depuis 1857 jusqu’en 1875. La ligne noire indique l’état norrnal, le tracé sinueux la période d’accès ou de condition seconde.

L’accroissement de ce tracé aux dépens de la ligne noire est à peu près en rapport avec l’accroissement de périodes de condition seconde aux dépens de la vie normale,

[p. 489, colonne 1]Cette modification, amenée par seize années, fait naître une pensée : la diminution toujours croissante dans la durée des périodes d’état normal et la rareté de plus en plus grande de leur apparition ne font-elles pas présager qu’elles disparaîtront complètement d’ici à quelques années ? Cela n’est certainement pas impossible, c’est même probable. Mais alors qu’arrivera-t-il ? La condition seconde deviendra toute la vie. Félida X*** aura une personnalité complète : intelligence, souvenir entier du passé, tout y sera ; mais elle n’aura plus la même personnalité qu’elle avait autrefois : elle sera une autre personne. Elle n’en vaudra pas moins ; [p. 488, colonne 1-2] elle vaudra même davantage, car elle n’aura plus d’amnésie ; mais, en fait, elle sera autre. Son existence, vue de haut, aura montré le singulier phénomène d’avoir compta trois personnalités successives : la première, normale, qu’elle a portée pour ainsi dire au monde en naissant ; la deuxième, partagée en deux par l’amnésie ; la troisième, nouvelle et différente par son in tégrité.

Le bien naîtrait ainsi de l’excès du mal, car là serait, en réalité, une sorte de guérison. Je n’oserais en espérer une autre. Si cette modification survient, ce serait dans douze à quinze ans, à l’âge dit critique, époque ordinaire de la fin [p. 489, colonne 1] de l’hystérie. Si cela m’est permis, j’aurai à le constater plus tard.

IV

Quelle hypothèse peut-on faire sur la cause prochaine de l’amnésie que nous venons de décrire ?

Voyons si ce qu’on sait ne peut pas nous mettre sur la voie de ce qui nous reste à apprendre. Les beaux travaux de MM. Claude Rernard et Luys ont établi d’une façon certaine l’action de la circulation sur les fonctions cérébrales. L’exagération dans l’afflux du sang amène l’excitation dans ces fonctions ; sa diminution amène leur calme, leur repos. Le sommeil est provoqué par cette diminution (ischémie), laquelle est elle-même amenée par le rétrécissement momentané des vaisseaux qui apportent le sang au cerveau.

Raisonnons par analogie et prenons pour exemple une fonction dont la localisation paraît certaine, la fonction du langage articulé. Eh bien ! si les vaisseaux qui conduisent le sang dans la troisième circonvolution du lobe antérieur gauche sont diminués de calibre, cette fonction sera altérée, les autres demeureront intactes. De même si la mémoire est abolie, on est parfaitement en droit de penser que cette altération est due à une diminution dans l’apport du sang à la partie du cerveau encore inconnue où est localisée celte fonction. Or, l’élat maladif de Félida rend parfaitement compte, par l’action de l’hystérie sur les éléments contractiles des vaisseaux, de la diminution de leur calibre. Telle est, du moins, ma conviction personnelle que je n’ai pas à développer ici.

Ce qui se passe lorsqu’on provoque le sommeil chez l’homme ou chez les animaux, en les obligeant à loucher en haut ou en dedans, en est une preuve de plus. En l’absence d’une étude nécroscopique non encore faite (4), on peut le comprendre d’après l’analyse de cette manœuvre : Étant donnée une personne ou un animal placés dans ces conditions, la contraction prolongée des muscles de l’œil qui le convulsent en dedans et en haut comprime les vaisseaux de l’orbite modifie leur circulation, et par suite agit sur la circulation cérébrale qui a avec celle de l’orbite une étroite connexion. N’est-il pas probable que le sommeil et le somnambulisme qui le suit sont amené par cette action ?

La manière d’éveiller ces endormis le prouve aisément. M. Puel a démontré depuis longtemps, dans un mémoire couronné par l’Académie de médecine, que la catalepsie spontanée cédait à des frictions légères sur les muscles contracturés. Après lui Braid et l’expérience de tout le monde enseignent qu’on éveille ces endormis par une friction sur les paupières ; cette friction agit évidemment sur les muscles contracturés et fait cesser leur contracture, comme elle la fait cesser ailleurs ; par suite, les vaisseaux sanguins sont délivrés de toute compression, la circulation cérébrale n’est plus troublée et l’animal ou la personne rentrent dans l’état ordinaire. En résumé, nous pensons que l’amnésie, chez cette jeune femme, a pour cause prochaine une diminution momentanée. et périodique dans l’afflux du sang à la partie du cerveau qui préside à la mémoire. Nous estimons, de plus, que ce rétrécissement momentané des vaisseaux est dû à l’état d’hystérie de notre malade, état qui a une action sur les éléments contractiles de ces canaux.

Cette conception, qui fait jouer à l’hystérie un rôle nouveau nous mènerait à des considérations trop spéciales de médecine et de physiologie qui trouveront place dans un autre travail. [p. 489, colonne 2]

CONCLUSIONS

I. —  Félida X*** est atteinte depuis seize ans d’une altération de la mémoire qui a toutes les apparences d’un doublement de la vie.

II. —  Cette altération est une amnésie qui porte sur des périodes de temps d’une durée variable, lesquelles, ayant grandi peu à peu, occupent aujourd’hui l’existence presque entière.

III. — Le souvenir, chevauchant par-dessus ces états de condition seconde, relie entre elles toutes les périodes d’état normal, si bien que Félida X*** a comme deux existences : l’une ordinaire, composée de toutes les périodes d’état normal reliées par le souvenir ; l’autre seconde, comprenant toutes les périodes des deux états, c’est-à-dire toute la vie.

IV. —  L’oubli est complet, absolu, mais il ne porte que sur ce qui est arrivé pendant la durée de la condition seconde. Il n’atteint ni les notions antérieures ni les idées générales.

V. —  En outre de l’amnésie, qui est un phénomène de l’état normal, Félida présente pendant les périodes d’accès des modifications dans le caractère et dans les sentiments affectifs qui n’en sont que la conséquence.

VI. —  Cette altération de la mémoire et les phénomènes qui l’accompagnent ont pour cause une diminution dans rapport du sang à la partie du cerveau encore inconnue où doit être localisée la mémoire.

VII. — Le rétrécissement momentané des vaisseaux, qui est l’instrument de cette diminution, est provoqué par l’état d’hystérie de Félida X***…

AZAM,
Professeur à l’École de médecine de Bordeaux.

Notes

(1) Mac·Nish, Philosophy of sleep, page 215.

(2) J’invitai mon interne d’alors, nujourd’hui médecin distingué à Bergerac et député de la Dordogne, à l’endormir artificiellement, Il le fit pendant quinze à vingt jours, et la jeune femme n’a plus revu cet accident singulier. Après six années, j’ai pu constater que ces sommeils spontanés ne s’étaient jamais reproduits.

(3) Revue de philosophie positive, 1875.

(4) Cette étude peut être faite sur les animaux par une méthode que j’ai imaginée de concert avec M. le professeur Verneuil, et que j’ai l’intention d’appliquer.

 

 

LAISSER UN COMMENTAIRE