Essai sur la Psychologie de la Stigmatisation. Par Georges D. Wunderle. 1936.

WUNDERLESTIGMATISATION0001Georges D. Wunderle. Essai sur la psychologie de la Stigmatisation. Article parut dans la revue les « Etudes carmélitaines », (Paris), Desclée de Brouwer et Cie, 20e année. — Vol. II., octobre 1936, pp. 157-163.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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Essai sur la Psychologie de la Stigmatisation

Un des signes de notre temps est l’intérêt particulier avec lequel il suit les manifestations extraordinaires de la vie mystique. Ce n’est pas seulement le simple peuple qui s’intéresse à ces questions, mais aussi les savants de toute nuance. Partout où l’on constate des faits mystiques – ou réputés tels – on rencontre une foule de partisans et d’adversaires. Les discussions qui s’engagent au sujet de la vérité et de la signification de ces faits sont un signe certain du besoin intérieur d’expériences religieuses fortes et convaincantes qui se fait de nouveau sentir très vivement.

Les dix dernières années ont apporté dans ce sens des témoignages tout à fait concluants. Le cas le plus significatif me paraît bien être celui de Thérèse Neumann. Depuis plus de dix ans j’ai beaucoup étudié ce fait au point de vue de la psychologie religieuse. Aussi n’ai-je pas cru pouvoir refuser l’honneur que m’a fait le Comité du Congrès en me demandant de vous parler de la psychologie de la stigmatisation.

Dans ces quelques pages, je ne puis qu’esquisser un tableau, présenter un essai d’explication psychologico-religieuse de la stigmatisation. Mais auparavant, je voudrais faire quelques remarques :

D’abord, j’éviterai de traiter « ex professo » d’un cas particulier. Ceci soit dit en passant pour les faits de Konnersreuth dont je ne connais plus par moi-même l’état précis (1).

Ensuite, je n’ai pas la pensée de vouloir réserver à l’examen du seul psychologue les faits mystiques de stigmatisation. L’explication, la signification et la valeur de la stigmatisation relèvent de toute une série de critères. Il appartient à l’Église de juger en dernier ressort : tous les autres critères, notamment la psychologie [p. 158] religieuse, la médecine et la théologie mystique, ne peuvent que préparer le terrain.

La stigmatisation est un signe de la piété catholique et de la seule piété catholique romaine. Le fait qu’elle ne se produise pas dans l’Église d’Orient est du plus haut intérêt psychologique. Cette différence ne peut provenir que de la différence de l’état d’âme avec lequel on considère le fait de la crucifixion. L’histoire de l’art oriental, en ce qui concerne la crucifixion, nous apporte une précieuse contribution. En Orient, d’une façon générale, la majesté de Dieu, le « divin » frappe vivement l’imagination du spectateur. En Occident, c’est l’humanité, « l’humain » qui apparaît d’une façon touchante – surtout depuis saint Bernard de Clairvaux – et qui excite en nous la « compassio » c’est-à-dire le sentiment de compassion : elle seule peut exprimer de façon adéquate l’état d’âme du spectateur.

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Depuis quelques années, on parle en Allemagne d’un cas de stigmatisation chez une protestante (dans le sanatorium du Docteur Lechler). Le cas en question ne nous intéresse pas en ce que la stigmatisée appartient à la religion protestante, mais en ce que ce phénomène a été provoqué délibérément sous l’influence de la suggestion. L’an dernier j’ai vu cette personne, en compagnie du Dr Deutsch dont les travaux au sujet du cas de Konnersreuth vous sont bien connus. Nous avons pu nous rendre compte de la réalité de la stigmatisation par les marques qu’elle portait et notre croyance dans les procédés de suggestion a été confirmée par des expériences appropriées. D’ailleurs, il me semble qu’on peut affirmer à juste titre qu’il s’agit là encore en réalité d’un fait d’influence catholique, puisque l’état d’âme de la stigmatisée est commandé par ses relations avec Thérèse Neumann.

Depuis la première stigmatisation qui nous soit signalée dans l’histoire de l’Église catholique comme fait mystique et qui remonte à l’an I224 – date à laquelle saint François d’Assise reçut les stigmates du Christ crucifié – nous pouvons compter un assez grand nombre de cas parmi lesquels le sexe féminin l’emporte numériquement de beaucoup. Et cela non plus n’est pas à négliger au point de vue de la signification psychologique. Sur ce nombre l’Église n’en a béatifié qu’environ soixante-dix.

Pour les expériences du psychologue catholique n’entrent d’abord en ligne de compte que les cas authentiques, c’est-à-dire, les stigmatisations qui sont reconnues comme phénomènes mystiques. Mais les autres cas aussi, ceux qui ne sont pas authentiques, [p. 159] ceux qui sont causés artificiellement, apporteront une précieuse lumière sur le motif religieux qui a provoqué cette auto-stigmatisation. C’est justement là qu’on voit clairement que ce n’est pas toujours l’intention de tromper qui a fait agir ces personnes mais bien parfois le désir intense de s’identifier le plus parfaitement possible au divin Crucifié par les plaies sanglantes. Le moment n’est pas encore venu de nous occuper de cette compassion qui est la condition « sine qua non » de la stigmatisation.

Le Docteur Imbert-Gourbeyre, médecin catholique dont l’ouvrage vous est bien connu, attribue trop exclusivement – à mon avis – à Dieu la cause de la stigmatisation en tant que phénomène mystique. Dans le cas de stigmatisation authentique, je ne nie nullement que l’influence divine ne soit prépondérante – la théologie mystique est là pour nous l’apprendre. Par contre, je ne vois pas de contradiction, mais plutôt je vois une certaine nécessité à affirmer que, dans ce domaine intérieur, l’action de Dieu ne s’exerce pas exclusivement comme venant de l’extérieur : avant tout il faut la relier intimement aux états d’âme de ces privilégiés. Dans ces états mystiques, Dieu ne traite pas l’homme comme quelque chose d’inanimé, mais il respecte l’état de l’âme.

Bien qu’on souligne cet aspect du phénomène, on ne nie pas pour autant l’action surnaturelle et merveilleuse de Dieu dans cette opération. Car dans la production d’un fait extraordinaire il appartient à la Toute Puissance divine d’utiliser d’une façon visible non seulement les agents matériels, mais aussi les facteurs spirituels. .

Naturellement, si on admet cette possibilité, on me demandera aussitôt si la stigmatisation n’est pas assimilée à un acte purement naturel.

Pendant longtemps, au point de vue psychologique, on n’osait pas croire à la possibilité de provoquer la stigmatisation. Et j’avoue qu’il m’a fallu à moi-même bien du temps dans les longues études psychologiques de ce problème pour me convaincre de cette possibilité. Aujourd’hui, je suis d’avis qu’on ne peut pas tout bonnement récuser le fait d’une stigmatisation naturelle. Le cas du Docteur Lechler, malgré les lacunes qu’il présente en est une preuve convaincante. Cette manière de penser est lourde de conséquences aussi bien pour la théologie mystique que pour la psychologie religieuse. Ainsi, du simple point de vue scientifique, nous incombe le grave devoir d’accorder une grande importance à la loi de l’Église qui nous prescrit d’être prudents. Nous serons ainsi capables de comprendre que certaines étapes du processus de la stigmatisation n’ont pas nécessairement une origine surnaturelle. [p. 160] Et ce n’est pas au psychologue catholique de juger comment Dieu fait entrer le naturel dans l’ensemble de ce phénomène, ni dans quelle mesure il l’utilise pour aboutir en fin de compte à cette grâce mystique. Mais pour comprendre le plus parfaitement possible le côté naturel de ces faits qu’il est appelé à examiner, le psychologue doit puiser consciencieusement à toutes les sources qui sont capables de le renseigner : la psychologie normale, la pathopsychologie, la parapsychologie. C’est l’Église qui l’y invite, et aucun cercle d’adeptes qui s’assemble autour d’une stigmatisée ne doit l’empêcher de remplir son austère devoir dans l’investigation de la vérité.

Vers 1880, il y avait des psychologues allemands qui considéraient ces faits du point de vue matérialiste et qui n’ajoutaient pas foi à la possibilité de la stigmatisation psychogénique. Bien plus ils estimaient que de tels cas étaient faux ou trompeurs ou provoqués artificiellement sous l’influence religieuse. Aujourd’hui c’est l’opinion contraire qui prévaut: on surestime la psychogénie dans ce processus merveilleux et on en arrive à mettre complètement de côté la question de l’influence surnaturelle divine comme inutile, voire même comme stérile. Je réprouve de toutes mes forces ces méthodes en médecine et en psychologie, parce qu’elles sont incapables de considérer dans toute leur ampleur les problèmes qui se posent, et donc de les résoudre. Ce n’est pas une solution suffisante, et encore moins une réponse satisfaisante que d’en appeler à l’hystérie pour résoudre ces difficultés. Cette façon d’agir est simple, mais ne contente personne.

Alors, en quoi pouvons-nous, en fin de compte, trouver une réponse satisfaisante ?

Je répète encore que la vraie stigmatisation suppose toujours un état d’âme profondément « commotionné ». Une représentation du crucifix, par exemple. Toutes les descriptions de ces événements – à commencer par les témoignages que nous avons de la stigmatisation de saint François d’Assise – confirment cette opinion d’une façon indubitable. En outre, ils sont d’accord pour dire que la stigmatisation spirituelle est comme le fondement de la stigmatisation corporelle.

Dès le haut moyen âge il n’y a plus de doute sur la connexion qui existe entre la stigmatisation intérieure et la stigmatisation extérieure. Les auteurs mystiques qui en parlent voient dans la stigmatisation corporelle et sanglante l’aboutissement du processus qui a commencé dans l’âme élevée à un état mystique. En fait, on peut déjà reconnaître chez Ruysbroeck cette théorie que Gorres a formulée en termes si clairs dans ses ouvrages sur la mystique chrétienne. [p. 161]

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D’après Gorres, la puissance spirituelle transformatrice de l’âme qui rejaillit sur le corps provient de la compassion aux douleurs du Christ crucifié. Selon son expression, c’est une « force plastique » (« plastische Kraft ») qui agit dans le stigmatisé. Et c’est cette force plastique qui imprime la ressemblance corporelle selon les dispositions intérieures de compassion du stigmatisé.

De nos jours, la psychologie est à même d’apporter un matériel imposant de faits qui montrent abondamment la force plastique de l’âme et de ses activités par rapport au corps et aux réactions corporelles. Aujourd’hui, nous lui donnons un nom moins marquant, mais qui n’en est pas moins expressif : le psychogénisme des réactions corporelles. Le savant en quête d’éclaircissements psychologiques et physiologiques de la stigmatisation est sûr de rencontrer partout des explications de ce genre.

Il faut certes les utiliser et les apprécier à leur juste valeur. Le psychologue clairvoyant et qui juge objectivement constate qu’il ne s’agit pas là d’une théorie qui prétende avoir réponse à tout.

Car on est bien obligé de reconnaître que la stigmatisation n’a pas lieu chaque fois que ce sentiment de compassion est poussé à son maximum.

A propos de cette question, on objecte avec raison le cas de la Sainte Vierge que personne n’a certainement égalée dans sa compassion au pied de la croix. Et pourtant nous ne rencontrons nulle part dans la tradition historique la moindre allusion à une stigmatisation extérieure. On trouve de nombreux cas semblables dans la vie des Saints et même ailleurs.

Il s’ensuit que la pleine efficacité de cette force plastique est en dépendance d’autres causes. A coup sûr, il faut y voir des influences qui ne dépendant que de Dieu qui est libre dans la distribution de ses faveurs.

Nous ne pouvons connaître la téléologie de ces facteurs, ni comprendre pourquoi la faveur de la vraie stigmatisation est accordée ou refusée à telle époque ou à telle autre, ou à une personne plutôt qu’à une autre.

L’attention du psychologue est attirée par une série de réalités dont il doit tenir compte : la nature particulière de la personnalité, la constitution corporelle, la puissance de réaction vasomotrice et autre, toutes choses qui relèvent surtout de l’examen du physiologue.

C’est moins l’affaire du psychologue que du théologien mystique de bien remarquer les obstacles qui s’opposent à la sainteté religieuse et morale de la stigmatisée. [p. 162]

Le fait de considérer une stigmatisée comme une « malade » ne permet de rien affirmer contre sa sainteté, sauf le cas spécial d’hystérie, qui est caractérisée par la nosophilie.

Je reconnais que par ce que j’ai dit, je suis loin d’avoir circonscrit la psychologie de la stigmatisation. Reste toujours une question : comment se représenter le passage de la compassion spirituelle de l’âme à l’expression corporelle qui s’exprime par des signes ? Même en se référant à la psychologie expressive (« Ausdruckspsychologie ») l’énigme reste entière : comment l’influence idéoplastique peut-elle arriver à s’exprimer par des signes ?

L’expérience réalisée par le Docteur Lechler avec sa stigmatisée fait seulement comprendre qu’il est possible de provoquer naturellement la stigmatisation au moyen de la suggestion. Nous sommes obligés de recourir à l’analogie et de reconnaître l’insuffisance de ces procédés scientifiques.

Une représentation qui affecte toute la personnalité et qui met en branle toute la vie affective est évidemment en rapport intime avec les différents centres moteurs.

Dans le cas d’un « envahissement » où toutes les conditions psychologiques déjà énumérées se trouvent réalisées – et en présupposant une grâce particulière de Dieu – on peut, du point de vue psychologique regarder le processus de la stigmatisation comme un cas typique de l’idéoplastie.

Néanmoins, du point de vue psychologique, et plus encore du point de vue mystique, il ne faut jamais oublier de jeter un regard d’ensemble sur toute la personnalité du stigmatisé.

De cette façon et autant qu’il est possible à un homme de le savoir, le psychologue parviendra à discerner si l’expérience est authentique, ou si la préparation et le développement de cette expérience ont été provoqués par des facteurs externes.

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Je suis tout à fait d’avis que l’état d’âme de compassion – provoqué par la suggestion – ne conduit à la stigmatisation que lorsque la disposition intérieure est pleinement réalisée. Je crois que l’effet idéoplastique n’agit que lorsque toutes les énergies de l’âme sont concentrées sur le spectacle du Crucifié. La stigmatisation s’accomplit ordinairement pendant l’extase. Ce n’est certes pas le lieu de parler de diminution de la connaissance. Il faut plutôt y voir une tension extraordinaire qui pousse la personne compatiente à une telle extériorisation.

Encore un mot. J’ai déjà fait remarquer que le psychologue religieux dépasserait les limites de sa compétence si par ses seuls travaux il voulait se prononcer sur l’authenticité de la stigmatisation. C’est là le rôle de l’Église. La constatation par l’Église, [p. 163] de l’héroïcité des vertus est d’un grand secours au psychologue religieux : elle lui permet de connaître et d’apprécier la profondeur de l’expérience religieuse qui a provoqué par son influence l’extériorisation corporelle.

Dr D. GEORGES WUNDERLE
Professeur à l’Université
de Würzburg.

(1) Le Prof. Wunderle a vu jadis le sang sortir de la plaie du côté de Thérèse Neumann et de la plaie du pied. (Note de la rédaction),

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