Ernest Mesnet. L’automatisme de la mémoire et du souvenir dans le somnambulisme pathologique. Considérations médico-légales. Extrait de la revue « L’Union médicale », (Paris), 21 et 23 juillet 1874.

Ernest Mesnet. L’automatisme de la mémoire et du souvenir dans le somnambulisme pathologique. Considérations médico-légales. Extrait de la revue « L’Union médicale », (Paris), 21 et 23 juillet 1874,
Et tiré-à-part : Pari, Imprimerie de Félix Malteste, 1874. in-8°, 30 p.

 

Ici en texte intégral, un texte que l’on peut considérer comme-pré-fondateur du concept de dédoublement de la personnalité défini quelques années plus tard par Adam.

Ernest-Urbain-Antoine Mesnet [1825-1898]. Médecin, formé comme interne dans le service de Briquet, ce qui explique en partie son intérêt pour l’hystérie, puis par l’hypnotisme et le somnambulisme. Il est l’auteur de nombreuses publications, qui sont d’un intérêt variable. Nous avons retenu quelques unes :
— Etude des paralysies hystériques. Thèse de médecine. Paris, 1852.
— Etude sur le somnambulisme envisagé au point de vue pathologique. Paris, Archives de médecine, 5e série, 1860. Une des premières études faites en France sur le somnambulisme pathologique.
— L’homme dit le Sauvage du Var. Mémoire présenté à l’Académie de médecine, dans la séance du 28 février 1865. Rapport du Dr Cerise à la séance du 22 août 1865..
— Etude médico-légale sur le somnambulisme spontané et le somnambulisme provoqué. Communication lue à l’Académie de médecine dans la séance du 15 mars 1887. Paris, G. Masson, 1887. 1 vol. 16/24.3 [in-8°], 39 p.
— Un accouchement dans le somnambulisme provoqué. Déductions médico-légales. Communication lue à l’Académie de médecine dans la séance du 12 juillet 1887. Paris, G. Masson, 1887. 1 vol. 15.5/24.2 [in-8°], 24 p.
— Outrages à la pudeur. Violence sur les organes sexuels de la femme dans le somnambulisme provoqué et la fascination. Etude médico-légale. Paris, Rueff et Cie, 1894. 1 vol. in-8°
— Le somnambulisme et la fascination. Paris ? 1894.
— Autographisme et stigmates dans la sorcellerie au XVIe siècle. Paris, 1890, 1 vol. in-8°, 24 p., 3 planches hors texte. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons rectifié quelques fautes de composition. – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les images, ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

DE
L’AUTOMATISME
DE LA MÉMOIRE ET DU SOUVENIR
DANS
LE SOMNAMBULISME PATHOLOGIQUE
CONSIDÉRATIONS MÉDICO-LÉGALES
Par le Docteur Ernest MESNET
Médecin de l’hôpital Saint-Antoine, Lauréat de l’Institut, Chevalier de la Légion d’honneur.

 

DE L’AUTOMATISME
DE LA MÉMOIRE ET DU SOUVENIR
DANS LE SOMNAMBULISME PATHOLOGIQUE
CONSlDÉRATIONS MÉDICO-LÉGALES

Les troubles que nous nous proposons d’étudier dans ce travail, appartiennent aux névroses que Cerise avait caractérisées d’extraordinaires ; elles sont extraordinaires, en effet, par leurs expressions bizarres, et par la singularité des phénomènes qui les accompagnent. C’est le plus souvent au milieu des désordres de l’hystérie et des perversions fonctionnelles du système nerveux qu’on les voit apparaître. Ils se manifestent par crises ou plutôt par accès de courte durée, ce qui rend leur étude difficile. L’incertitude des conditions organiques qui les produisent, contribue bien aussi pour sa part à rendre le terrain dangereux et glissant ; c’est pourquoi ils trouvent souvent des contradicteurs, voire même des incrédules. Mais l’observation vient parfois établir la relation de cause à effet d’une manière si évidente, qu’elle donne aux faits l’autorité scientifique, qui tant de fois leur a été contestée ; ici rien de pareil à craindre, puisque les troubles psychiques que [p. 6] nous allons décrire et étudier ont eu un point de départ matériel, et ont débuté à l’époque où le malade était encore sous le coup d’une lésion grave et profonde du cerveau.

F… , âgé de 27 ans, sergent à l’armée d’Afrique, reçut, dans les batailles livrées sous Sedan, une balle qui lui fractura le pariétal gauche. La balle, tirée obliquement, fit une plaie de 8 à 10 centimètres de longueur, parallèle à la suture temporale, et située à 2 centimètres environ au­ dessous de cette suture.

Au moment où il reçut cette blessure, F… eut encore la force de renverser d’un coup de baïonnette le soldat prussien qui venait de le frapper ; mais, presque aussitôt, son bras droit se paralysa, et il dut abandonner son arme pour échapper à l’incendie et aux obus qui pleuvaient sur le village de Bazeilles en feu. iIl put marcher environ 200 mètres, puis sa jambe droite se paralysa à son tour, et il perdit complétement connaissance. Ce n’est que trois semaines après que F… , reprenant l’usage de ses sens, se trouva à Mayence, où il avait été transporté par une ambulance prussienne.

A ce moment, l’hémiplégie du côté droit était complète, la perte du mouvement absolue. Six mois après, transporté en France, il fut placé dans divers hôpitaux militaires de Paris, et resta paralysé pendant environ une année. Néanmoins, il fut assez heureux pour guérir de cette paralysie, qui ne laisse plus aujourd’hui d’autres traces qu’une légère faiblesse du côté droit, à peine sensible pour le malade, appréciable seulement au dynamomètre.

Dès l’époque où le malade était encore à Mayence, il présenta des troubles de l’intelligence, se manifestant par [p. 7] accès périodiques, caractérisés surtout par l’occlusion partielle des organes des sens et par une activité cérébrale différente de l’état de veille. Depuis cette époque, même après la guérison de l’hémiplégie, ces accès n’ont point cessé de se reproduire, toujours semblables à eux­mêmes, à une différence près de la périodicité plus ou moins éloignée (moyenne : quinze à trente jours), de la durée de l’accès plus ou moins allongée (moyenne : quinze à trente heures).

Les troubles nerveux que nous nous proposons d’étudier chez F… ont donc eu un point de départ matériel indéniable : une fracture du pariétal avec destruction de l’os dans une étendue facile à constater encore aujourd’hui, et, à l’occasion de cette fracture, une lésion du cerveau dans son hémisphère gauche, comme en témoigne l’hémiplégie de toute la moitié droite du corps pendant plus d’une année. Quelle a pu être la lésion du cerveau ? Vraisemblablement une encéphalite locale ou un abcès dans la substance nerveuse, puisque la plaie extérieure et la paralysie ont guéri presque au même moment, après une durée d’un an, et ont permis aux fonctions de sensibilité et de mouvement, si longtemps abolies dans le côté droit du corps, de reprendre leur équilibre normal. Que reste-t-il aujourd’hui ? Un simple trouble fonctionnel, apparu au moment où le cerveau était matériellement malade, et persistant alors même que toutes les fonctions de la vie de relation sont rétablies.

Depuis quatre années, la vie de F… présente deux phases essentiellement distinctes : rune, normale ; l’autre, pathologique.

Dans son état ordinaire, F… est un homme assez intelligent [p. 8] pour pourvoir à ses besoins, pour gagner sa vie ; il a été commis dans différentes maisons, chanteur dans un café des Champs-Élysées ; et ses fonctions de sergent, lorsqu’il était au régiment, révèlent certaines aptitudes qui l’avaient fait remarquer de ses chefs. Depuis qu’il est entré dans mon service d’hôpital, il se montre serviable, bienveillant pour les autres malades, et il n’a donné lieu à aucun reproche grave pour sa conduite.

Sa santé ne laisse rien à désirer ; toutes ses fonctions sont régulières, bien qu’il porte en ce moment sur la muqueuse buccale et à la partie externe des membres, quelques traces de syphilis secondaire, dont le début remonte à cinq ou six mois.

Tout l’intérêt que présente ce malade est dans la phase pathologique que nous allons étudier, et dans le trouble qui, tout à coup, survient dans l’exercice de ses facultés intellectuelles. La transition de l’état normal à l’état de maladie se fait en un instant, d’une manière insensible. Ses sens se ferment aux excitations du dehors ; le monde extérieur cesse d’exister pour lui ; il ne vit plus que de sa vie exclusivement personnelle ; il n’agit plus qu’avec ses propres excitations, qu’avec le mouvement automatique de son cerveau. Bien qu’il ne reçoive plus rien du dehors et que sa personnalité soit complétement isolée du milieu dans lequel il est placé, on le voit aller, venir, faire, agir, comme s’il avait ses sens et son intelligence en plein exercice ; à tel point qu’une personne, non prévenue de son état, le croiserait dans sa promenade, se rencontrerait sur son passage, sans se douter des singuliers phénomènes que présente ce malade. [p. 9]

Sa démarche est facile, son attitude calme, sa physionomie paisible ; il a les yeux largement ouverts, la pupille dilatée ; le front et les sourcils contracturés, avec un mouvement incessant de nystagmus accusant un état de malaise, de souffrance vers la tête ; et un mâchonnement continu. S’il marche, se promène dans le milieu qu’il habite et dont il connaît les dispositions locales, il agit avec toute la liberté d’allure qu’il a dans sa vie habituelle ; mais si on le place dans un autre milieu dont il ne connaît point les êtres, si on se plaît à lui créer des obstacles en lui barrant le passage, il heurte légèrement chaque chose, s’arrête au moindre contact, et, promenant les mains sur l’objet, il en cherche les contours et le tourne facilement. Il n’offre aucune résistance aux mouvements qu’on lui imprime ; soit qu’on l’arrête, soit qu’on le fasse changer de direction, soit qu’on précipite sa marche, soit qu’on la ralentisse, il se laisse diriger comme un automate et continue son mouvement dans la direction qu’on a voulu lui donner.

Pendant toute la durée de ses crises, les fonctions instinctives et les appétits s’accomplissent comme à l’état de santé ; il mange, il boit, il fume, il s’habille, se promène le jour, se déshabille le soir, se couche aux heures où il a l’habitude de le faire. Sous quelle influence tous ces actes s’accomplissent-ils ? Sont-ils provoqués par des besoins réels, par des sensations organiques, ou bien ne sont-ils pas, eux aussi, automatiques, le simple résultat des habitudes de la veille continuées dans le sommeil ? Je serais disposé à accepter cette dernière interprétation, car chaque fois que j’ai vu le malade manger, il mangeait avec gloutonnerie, sans discernement, mâchant à peine les aliments, avalant tout [p. 10] ce qu’il avait sous la main sans arriver jamais à la satiété ; témoignage certain de la satisfaction donnée au besoin. Il boit de même tout ce qu’on lui présente, vin ordinaire, vin de quinquina, eau, asa fœtida, sans témoigner d’aucune impression agréable, pénible ou indifférente.

L’examen de la sensibilité générale, et de la sensibilité spéciale des organes des sens, accuse une perturbation profonde. La sensibilité générale de la peau, des muscles, est absolument éteinte ; on peut impunément piquer la peau des différentes parties du corps, aux mains, aux bras, aux pieds, aux jambes, à la poitrine, à la face. Le malade n’éprouve également aucune sensation si, prenant une épingle ou une broche, on traverse le derme et on pénètre dans la profondeur des muscles. Il en est de même des expériences faites avec une forte pile électrique ; le malade est insensible à l’action des plus forts courants portés sur les bras, la poitrine, la face, bien que l’excitation électrique se révèle par la saillie et la contraction la plus énergique des muscles.

La sensibilité générale est donc réduite à néant. La sensibilité musculaire est conservée.

Ouïe complètement fermée, Il ne reçoit aucune impression des bruits qui se font autour de lui. Le conduit auditif est, dans toute sa profondeur, insensible aux chatouillements et aux piqûres.

Le goûtn’existe plus. Il boit indifféremment : eau, vin, vinaigre, asa fœtida. Les muqueuses de la bouche, de la langue sont insensibles à la piqûre.

Odorat. Aucune odeur, bonne ou mauvaise, n’est perçue [p. 11] par le malade ; ni le vinaigre, ni l’asa fœtida. La muqueuse des fosses nasales est insensible dans toute sa profondeur. On peut enfoncer un corps étranger à travers les fosses nasales, jusqu’au voile du palais, sans provoquer ni chatouillement ni éternuement.

Vue. La vue est, comme les autres sens, fermée aux impressions extérieures, mais peut-être d’une façon moins complète. Le malade nous a semblé, à plusieurs reprises, n’être point insensible aux reflets des objets brillants ; mais la sensation qu’ils déterminent en lui ne lui donne que des notions si vagues et si confuses, qu’il appelle aussitôt le toucher à son aide pour arriver à la connaissance de la forme, du volume, des contours, etc.

Le toucher. Le toucher est, de tous les sens, le seul qui persiste et met le malade en rapport avec le monde extérieur. La délicatesse avec laquelle il promène ses mains sur les objets, l’usage qu’il a su faire du toucher dans mille occasions auxquelles nous avons assisté, témoignent d’une finesse, d’une subtilité de ce sens, supérieures à la moyenne de son exercice dans les conditions normales de la santé.

L’isolement dans lequel F… se trouve placé est donc la conséquence d’un trouble considérable apporté dans l’exercice de ses fonctions nerveuses. F… est un malade chez lequel l’innervation cérébrale perd momentanément ses attributs de sensibilité générale et spéciale qui mettent l’homme en échange incessant avec les choses extérieures. Il est atteint d’un trouble fonctionnel qui présente tous les caractères des névroses, et qui, bien que très-singulier, très-exceptionnel dans ses manifestations, [p. 12] n’est pas pour cela sans exemple et sans précédents dans l’histoire des maladies du système nerveux.

Il m’a été permis d’observer, pendant une longue série de mois, un fait qui offre la plus grande analogie avec le malade que nous étudions, et dont l’observation a été insérée avec tous ses détails dans les Archives de médecine, en 1860.

Quelques années plus tard, M. le docteur Motet publiait, dans les Annales médico-psychologiques, l’observation d’une jeune fille qui présenta, au milieu d’autres désordres du système nerveux, un certain nombre d’accidents plus ou moins semblables à ceux que nous venons d’indiquer, dont je fus moi-même témoin.

Le concours ouvert à l’Institut en 1855, par la section des sciences morales et politiques, sur la question du sommeil au point de vue physiologique et psychologique, devint l’occasion de travaux remarquables de MM. Albert Lemoine et Macario, qui furent conduits à traiter plusieurs points du sujet qui nous occupe.

Quelques années après, vers 1861, M. Alfred Maury publiait son livre : Du sommeil et des rêves, dans lequel on trouve les renseignements les plus intéressants sur cette question, etc., etc.

Entre toutes les névropathies, celles qui portent atteinte aux fonctions de l’innervation cérébrale sont toujours les plus saisissantes par la singularité de leurs expressions. Ce sont elles qui ont ouvert le champ au merveilleux, et ont servi à tous les âges, chez tous les peuples, à exploiter [p. 13] la simplicité des crédules. Il est facile, dans une étude superficielle ou dans un examen fait avec des idées préconçues, de passer à côté de la vérité, en négligeant certains détails, en exagérant certains autres, et d’arriver ainsi à des conclusions fantaisistes, dans lesquelles le merveilleux et le surnaturel sont mis au premier plan, alors que la scène appartient au malade. C’est pour échapper à l’erreur que j’ai voulu soumettre à l’examen et à l’observation de mes collègues de l’hôpital Saint-Antoine, le malade que j’avais sous les yeux, en même temps que je me renseignais près de M. le docteur Legroux, qui me l’avait confié, et que je m’adressais à l’expérience de M. Alfred Maury, qui voulait bien m’éclairer de ses sages conseils.

Le trouble nerveux que présente F… ne se manifeste que par crises ou accès de courte durée, relativement à la période intermédiaire. Le premier de ces accès remonte aux premiers mois de 1871, alors que F… était encore prisonnier en Allemagne et hémiplégique du côté droit. A cette époque, les crises se répétaient à intervalles plus courts, et il en fut ainsi tant que la plaie du crâne resta ouverte, c’est-à-dire un peu plus d’une année ; à dater de cette époque, elles s’éloignèrent, et la période intermédiaire, qui était de cinq à six jours au début, devint, en moyenne, de quinze à trente jours. Depuis deux ans environ, elles ont conservé cette périodicité, à moins que quelques écarts de régime ou quelques excès du malade ne viennent en précipiter le retour. Quoi qu’il en soit, elles sont toujours semblables à elles-mêmes et marquées au sceau de l’activité inconsciente. Le début de la crise est [p. 14] précédé d’un malaise, d’une pesanteur vers le front, que le malade compare à l’étreinte d’un cercle de fer ; il en est de même de sa terminaison, car, plusieurs heures après, il se plaint encore de pesanteur à la tête et d’engourdissement. La transition de la santé à la maladie se fait rapidement, en quelques minutes, d’une manière insensible, sans convulsions, sans cris ; il saute de l’une à l’autre sans passer par les demi-teintes de jour et de raison, qu’on retrouve d l’heure où le sommeil va venir ; et l’être conscient, responsable, en pleine possession de lui-même, n’est plus, un instant après, qu’un instrument aveugle, un automate obéissant à l’activité inconsciente de son cerveau. Il se meut avec des apparences de liberté qu’il n’a pas ; il semble vouloir, et il n’a qu’une volonté inconsciente et impuissante à le débarrasser des plus minces obstacles opposés à ses mouvements.

Tous les actes auxquels il se livre, toute l’activité qu’il montre dans sa crise, ne sont que la répétition de ses habitudes de la veille. Il est incapable de concevoir aussi bien que d’imaginer ; et cependant il est un acte, étrange, —que nous étudierons plus tard isolément, —qui s’est montré à la première crise, alors qu’il était encore soldat, qui chaque fois se reproduit dans les mêmes conditions, et semble le but spécial de son activité maladive : c’est l’entrainement au vol, ou plutôt à la soustraction de tous les objets qui lui tombent sous la main, et qu’il cache indistinctement là où il se trouve. Le besoin de soustraire et de cacher est un fait tellement dominant chez ce malade, qu’apparu dès la première crise, il n’a pas cessé de se montrer dans tous les accès ultérieurs, Tout lui est bon à prendre, même les choses les plus insignifiantes ; et, s’il ne trouve [p. 15] rien sur la table de son voisin, il cache avec les apparences du mystère, alors qu’une assistance l’entoure et le surveille, les différents objets qui lui appartiennent : montre, couteau, porte-monnaie, etc.

Tout le temps que dure l’accès est une phase de son existence, dont le souvenir n’est pas pour lui au réveil ; l’oubli est tellement complet, qu’il exprime la plus grande surprise lorsqu’on lui relate ce qu’il a fait ; il n’a pas la notion, même la plus obscure, du temps, du lieu, du mouvement, des investigations dont il a été l’objet, ni des différentes personnes qui l’ont assisté.

La séparation entre les deux phases de sa vie, santé et maladie, est absolue !

Arrivons à l’étude psychologique de cet homme, par l’interprétation des faits qui se produisent pendant la crise, sans négliger toutefois les détails de l’observation de chaque jour.

La sensibilité générale est, avons-nous dit, complétement éteinte. —La sensibilité musculaire conservée. —L’ouïe, l’odorat, le goût, sont fermés aux excitations du dehors. —La vue ne donne plus que des impressions obscures, sans connaissance. —Le toucher est conservé, et semble même acquérir une finesse, une sensibilité exagérées.

Et c’est au milieu de cette perturbation nerveuse, considérable, que nous avons à déterminer la valeur et la signification des actes que nous allons décrire.

L’activité de F…, pendant sa crise, est presque la même que dans son état normal, à cela près que le mouvement est moins rapide ; il marche l’œil ouvert, le regard fixe, si on [p. 16] le dirige sur un obstacle, il le heurte légèrement et le tourne ; que ce soit un arbre, une chaise, un banc, un homme, une femme, ce n’est pour lui qu’un obstacle dont il ne connaît pas les différences. L’expression de sa physionomie est le plus ordinairement immobile, impassible, et cependant elle reflète parfois les idées qui se présentent spontanément à son esprit, ou que les impressions du toucher réveillent dans sa mémoire. Ses expressions, son geste, sa mimique, qui ont cessé d’être en rapport avec le monde extérieur, sont exclusivement au service de sa personnalité ou, mieux encore, de sa mémoire. — C’est ainsi que nous assistâmes à la scène suivante :

Il se promenait dans le jardin, sous un massif d’arbres ; on lui remet à la main sa canne qu’il avait laissé tomber quelques minutes avant. Il la palpe, promène à plusieurs reprises la main sur la poignée coudée de sa canne, —devient attentif, —semble prêter l’oreille, —et tout à coup, appelle : « Henri ». Puis : « Les voilà ! ils sont au moins une vingtaine ! A nous deux, nous en viendrons à bout ! » Et alors, portant la main derrière son dos comme pour prendre une cartouche, il fait le mouvement de charger son arme, se couche dans l’herbe à plat ventre, la tête cachée par un arbre, dans la position d’un tirailleur, et suit, l’arme épaulée, tous les mouvements de l’ennemi qu’il croit voir à courte distance. —Cette scène, pleine de péripéties en rapport avec le danger imaginaire qui le menace, a été pour chacun de nous l’expression la plus complète d’une hallucination provoquée par une illusion du tact, qui, donnant à une canne les attributs d’un fusil, a réveillé chez cet homme les souvenirs de sa dernière campagne, et reproduit la lutte dans laquelle il a été si gravement blessé. J’ai [p. 17] voulu, dans la crise survenue quinze jours plus tard, chercher la confirmation de cette idée, et je ne crois pas possible de mettre en doute l’interprétation, puisque le malade, ayant de nouveau été placé dans les mêmes conditions, j’ai vu la même scène se reproduire à l’occasion du même objet. Il m’a donc été possible de diriger l’activité de mon malade dans un ordre d’idées que je voulais faire naître, en mettant en jeu les impressions du tact, alors que tous les autres sens ne me permettaient aucune communication avec lui.

Tous les actes, toutes les expressions de F… sont ou la répétition de tout ce qu’il fait chaque jour, ou sont provoqués par les impressions que les objets produisent sur le tact. Il suffit d’observer ce malade pendant quelques heures pour se faire, à ce sujet, une conviction bien assise. C’est en le suivant dans ses pérégrinations à travers l’hôpital Saint-Antoine que nous avons été témoins, M. Maury et moi, de mille faits nés du hasard, mais tous intéressants au point de vue psychologique.

Nous étions au fond d’un corridor, devant une porte fermée. F… promène les mains sur cette porte, trouve le bouton, le saisit, et veut ouvrir ; la porte résiste ; il cherche la serrure, puis la clef qu’il ne trouve point. Il promène alors ses doigts sur les vis qui fixent la serrure, essaye de les saisir et de les faire tourner, dans le but de détacher cette serrure. —Toute cette série d’actes témoigne d’un mouvement de l’esprit en rapport avec l’objet qui l’occupe. Il allait quitter cette porte et se diriger vers un autre lieu, quand je présente à ses yeux un trousseau de sept à huit clefs ; —il ne les voit pas ; —je les agite avec bruit à son oreille, —il n’entend pas ; —je les mets dans sa [p. 18] main : il les saisit aussitôt, et les présente tour à tour au trou de la serrure, sans en trouver une seule qui puisse entrer. Il quitte alors la place, et s’en va dans une salle de malades, prenant sur son passage divers objets dont il remplit ses poches ; et arrive devant une petite table servant aux écritures de la salle.

Il promène les mains sur cette table ; elle était vide ; il rencontre, en la palpant, le bouton d’un tiroir ; il l’ouvre ; il prend une plume, et, tout aussitôt, cette plume éveille en lui l’idée d’écrire ; car, à l’instant même, il fouille le tiroir, en retire plusieurs feuilles de papier, puis un encrier, qu’il place sur la table. Il prend une chaise, et commence une lettre dans laquelle il se recommande à son général pour sa bonne conduite et sa bravoure, en lui demandant de s’occuper de lui pour la médaille militaire.

Cette lettre est écrite en termes fort incorrects, mais équivalents, comme expression et orthographe, à tout ce que nous lui avons vu faire dans son état de santé. L’expérience à laquelle nous faisait assister le malade, en écrivant cette lettre, nous a conduits, séance tenante, à rechercher dans quelle mesure le sens de la vue concourait à l’accomplissement de cet acte. La facilité avec laquelle il traçait ses caractères et suivait ses lignes sur le papier, ne nous laissait aucun doute sur l’exercice de la vision appliquée à l’écriture; mais, pour faire la preuve irrévocable, nous avons à diverses reprises placé une épaisse plaque de tôle entre ses yeux et la main qui écrivait ; bien que tous les rayons visuels fussent interceptés, il n’interrompit point immédiatement la ligne commencée; il continua à tracer quelques mots encore, écrits d’une manière presque illisible, avec des jambages enchevêtrés [p. 19] les uns dans les autres ; puis il s’arrêta sans manifester de mécontentement ni d’impatience. L’obstacle levé, il reprit la ligne inachevée, et en recommença une autre.

Le sens de la vue était donc bien en pleine activité, et nécessaire à l’expression écrite de la pensée du malade.

Il nous a été facile d’appeler en témoignage une seconde épreuve non moins démonstrative : pendant que le malade écrivait nous substituons de l’eau à l’encre dont il se servait ; la première fois qu’il y trempe sa plume, il obtient encore des demi-teintes suffisantes pour que l’écriture reste visible ; mais à la seconde reprise, la plume, qui n’avait plus que de l’eau, traça des caractères frustes dont il s’aperçut aussitôt. Il s’arrêta, essuya le bout de sa plume, la frotta sur la manche de son habit et voulut recommencer à écrire ; —mêmes effets ; —nouvel examen de sa plume, qu’il regarde plus attentivement encore que la première fois ; —nouvel essai infructueux ; —et ce malade, enrayé dans son action par notre volonté, n’eut pas un instant l’idée de chercher l’obstacle dans l’encrier. Sa pensée était incapable de spontanéité ; et sa vue, ouverte sur le papier et la plume qu’il tenait à la main, restait fort incomplète à l’endroit de l’encrier, avec lequel il n’avait aucun point de contact. Cette seconde expérience confirme la première ; l’une comme l’autre nous démontre que la vue existe réellement ; mais il nous a semblé résulter de ce fait, que le champ de la vision était exclu et restreint à un cercle absolument personnel au malade ; que le sens de la vue ne s’éveillait qu’à l’occasion du toucher, et que son exercice restait limité aux objets seulement avec lesquels il était actuellement en rapport par le toucher. D’autres observations [p. 20] viendront plus tard à l’appui de celte idée ; mais, avant de passer à un nouvel ordre de faits, je veux signaler une hallucination fort curieuse que nous fîmes naître fortuitement au moment où F… était occupé à écrire.

Il avait pris pour écrire plusieurs feuilles de papier, il y en avait une dizaine superposées ; il écrivait sur la première page, lorsque nous vint l’idée de la retirer brusquement ; sa plume continue à écrire sur la deuxième feuille, comme s’il ne s’était point aperçu de la soustraction que nous venions de faire, et il achève sa phrase sans même s’arrêter, sans autre expression qu’un léger mouvement de surprise. Il avait écrit dix mots sur le deuxième feuillet, lorsque nous l’enlevâmes rapidement comme le premier ; et il termina sur le troisième feuillet la ligne commencée sur le précédent, exactement au point où sa plume était restée placée. Nous enlevons de même et successivement le troisième feuillet, puis le quatrième, et, arrivé au cinquième, il signe son nom au bas de la page, alors que tout ce qu’il venait d’écrire avait disparu avec les feuillets précédents. Nous le voyons alors diriger ses yeux vers le haut de cette page blanche ; relire tout ce qu’il venait d’écrire, avec un mouvement de lèvres accusant chaque mot ; puis, à diverses reprises, tracer avec sa plume, sur différents points de cette page blanche, là une virgule, là un e, là un t, en suivant attentivement l’orthographe de chaque mot, qu’il s’applique à corriger de son mieux ; et chacune de ces corrections répond à un mot incomplet que nous retrouvons à la même hauteur, à la même distance sur les feuillets que nous avons entre les mains.

Quelle signification donner à cet acte d’apparence si singulière ? Il nous semble avoir sa solution dans l’état[p. 21] hallucinatoire qui crée l’idée-image, et donne à la pensée ou à la mémoire une telle puissance de réflexion vers les sens, que ceux-ci, entrant en exercice, donnent, soit à la pensée, soit au souvenir, une réalité extérieure, C’est l’hallucination telle que nous la rencontrons dans le sommeil, dans les rêves, dans les névropathies cérébrales. F… relit dans sa mémoire la lettre qu’il vient d’écrire, alors que ses yeux fixés sur cette feuille blanche lui donnent la sensation fausse de lignes qui n’existent pas ; de même que, dans une des précédentes expériences, il avait, présents devant les yeux, les soldats prussiens dont il surveillait les mouvements, afin de les surprendre à l’heure convenable.

Sa lettre terminée, F… quitte la table, se remet en mouvement, parcourt de nouveau une longue salle de malades, prenant indistinctement les objets qu’il rencontre sous sa main, les mettant dans sa poche, et les cachant ensuite sous une couverture, sous un matelas, sous une housse de fauteuil, sous une pile de draps. Arrivé au jardin, il prend dans sa poche un cahier de papier à cigarettes, l’ouvre, en détache une feuille, prend son sac de tabac, et roule une cigarette avec la dextérité d’un homme habitué à cet exercice. Il cherche sa boite d’allumettes, frotte l’une d’elles, allume sa cigarette, jette à terre son allumette encore enflammée, met le pied dessus pour l’éteindre, et fume sa cigarette en se promenant de long en large dans toute l’étendue du jardin, sans qu’aucun de ces actes présente la plus légère déviation de leur manière d’être à l’état normal. Tout ce qu’il venait de faire était la reproduction fidèle de sa vie ordinaire. [p. 22]

Cette première cigarette terminée, il se prépare à en fumer une autre ; nous intervenons alors et lui créons des obstacles. Il a à la main une nouvelle feuille de papier prête à recevoir du tabac ; il cherche dans sa poche son sac qu’il ne trouve pas ; je le lui avais volé. Il le cherche dans une autre poche, parcourt tous ses vêtements, revient à la première poche pour la chercher encore, et sa physionomie exprime la surprise. Je lui présente le sac, il ne le voit pas ; je l’approche de ses yeux, il ne le voit pas plus ; je l’agite à la hauteur de son nez, il ne voit rien. Je le mets au contact de sa main, il le saisit aussitôt et achève sa cigarette. Au moment où il porte à sa cigarette une de ses allumettes qu’il vient d’allumer lui-même, je la souffle et lui présente à la place une allumette en feu que je tiens à la main; il ne la voit pas ; je l’approche de ses yeux, si près, que j’ai pu lui brûler quelques cils, il ne la voit pas davantage, il n’a pas même le plus léger mouvement de clignement. Il allume de nouveau une autre allumette à lui, je la souffle encore et lui substitue la mienne : même indifférence de sa part. Je la mets au contact de la cigarette qu’il tient à la bouche, je brûle le tabac de sa cigarette, il ne s’aperçoit de rien, ne fait aucun mouvement d’aspiration. Cette expérience, si remarquable par sa simplicité et par ses résultats, vient à l’appui de la précédente : toutes deux nous prouvent que le malade voit certains objets et ne voit pas certains autres ; que le sens de la vue est ouvert sur tous les objets personnels en rapport avec lui par les impressions du toucher, et fermé, au contraire, sur les choses extérieures à lui ; il voit son allumette et ne voit pas la mienne. J’ai, à différentes reprises, dans les accès ultérieurs, répété la même expérience et obtenu les mêmes résultats ; [p. 23] le malade restait indifférent à tout ; son œil, terne et fixe, n’offrait ni clignement ni contraction pupillaire.

Depuis plus de deux heures, M. Maury et moi nous suivions ce malade, observant ses mouvements, son allure, épiant sa pensée ; nous avions parcouru avec lui la plus grande partie de l’hôpital, et nous nous trouvions alors dans le département de la cuisine. Je le dirige vers le cabinet de la religieuse, où il n’était jamais entré ; il se guide avec les mains, fait le tour de la pièce, touche chaque chose ; sent un placard, l’ouvre ; palpe quelques fioles, les prend, les regarde ; voit du vin, le boit.

Arrivé à un petit bureau, sa vue est impressionnée par quelques objets brillants placés sur une étagère, il les prend, les examine, les met tous successivement dans sa poche. Je jette, sur le bureau où il promène ses mains, quelques plumes que ses doigts rencontreront et qui lui donneront, j’espère, l’idée d’écrire de nouveau.

A peine les a-t-il touchées qu’il prend une chaise et commence une lettre adressée à une de ses amies. Il lui dit :

« Qu’il faut changer l’heure du rendez-vous, qu’il chante ce soir au café des Champs-Élysées, et qu’il ne sera pas rentré chez lui avant onze heures. » Nous le laissons achever sa lettre sans lui créer aucun embarras. Il la met sous enveloppe, l’adresse à Mlle X… , et ajoute : A envoyer par un commissionnaire. Cette indication spéciale signifiait évidemment que cette lettre avait pour lui une certaine importance et qu’il tenait à la faire parvenir sans retard. Il la met dans sa poche, se lève, et au même instant je prends sans précautions, sans aucune subtilité de main, cette lettre à laquelle il attache tant d’importance ; il ne [p. 24] pas de la soustraction que je lui fais, bien que ma main vienne intentionnellement heurter sa poitrine et son bras pour arriver jusqu’à sa poche. Les termes de la lettre me firent penser que notre malade était dans un ordre d’idées que nous désirions beaucoup lui voir prendre, mais qu’il nous était impossible de lui suggérer. Il avait, dans sa crise précédente, chanté plusieurs romances de son répertoire, à un moment où le souvenir de son ancienne profession de chanteur lui avait spontanément traversé l’esprit ; nous attendions donc de quelque hasard heureux qu’il voulût bien chanter encore, car nous n’avions nul moyen de rengager dans cette voie. A peine avait-il fait quelques pas dans la cour qu’il commença à fredonner des airs qui, du reste, lui semblaient familiers ; après quoi il se dirigea vers la salle qu’il habite depuis son entrée à l’hôpital. Arrivé à son lit, il prend sur sa tablette son peigne, sa glace ; il se roule les cheveux, se brosse la barbe, ajuste son col, ouvre son gilet, procédant avec soin à tous les détails de sa toilette.

M. Maury retourne sa glace ; il n’en continue pas moins ses mêmes soins de toilette, en se regardant, comme devant, dans sa glace qui ne reflète plus aucune image. Plus de doutes pour nous, il se prépare à une représentation théâtrale. Il prend sur son lit le vêtement qu’il avait quitté, et le rejette aussitôt, —c’était sa capote d’hôpital ; —il promène rapidement les mains sur sa chaise, sur l’appui de la croisée, en témoignant de quelque impatience.

L’expression de mécontentement du malade était trop claire pour que chacun de nous ne vît pas qu’il lui manquait un vêtement en rapport avec l’idée qu’il poursuivait ; sa [p. 25] redingote, qui d’habitude était sur un des meubles du voisinage, ne se retrouvait pas à sa disposition. L’un de nous quitte la sienne, la lui met entre les mains ; aussitôt il la revêt. Son œil est attiré par l’éclat d’un ruban rouge, il le touche, le regarde, l’enlève. Il rencontre sur son lit plusieurs livraisons d’un roman périodique qu’il feuillette rapidement sans rencontrer ce qu’il cherche. Que peut-il chercher ainsi ? Quelques pages de musique. Je prends une de ces livraisons, je la roule sur elle-même et, en la lui mettant ainsi toute roulée dans la main, je satisfais à son désir en lui donnant l’illusion d’un rouleau de musique ; car aussitôt il prend sa canne et traverse la salle d’un pas lent, dégagé. —Chemin faisant, on l’arrête pour lui enlever le vêtement qu’il avait sur lui, il se laisse faire sans aucune résistance ; l’infirmier lui met entre les mains sa propre redingote, il s’en revêt, cherche sa boutonnière, voit son ruban de la médaille militaire, et paraît satisfait. Il descend agilement l’escalier qu’il fréquentait chaque jour, traverse la cour de l’hôpital avec l’allure d’un homme affairé, et se dirige vers la porte de sortie. Arrivé là, je lui barre le passage et le tourne le dos contre la porte ; il se laisse faire sans aucune résistance, puis reprend sa marche dans la nouvelle direction que je viens de lui donner, et entre en tâtonnant dans la loge du concierge, ouverte sur le passage où nous étions.

A ce moment, le soleil éclairait d’une vive lumière un vitrage de verre qui ferme la loge du côté de la cour. Il parut n’être point insensible à l’éclat de cette lumière, qui vraisemblablement lui créa une illusion de la vue, en éveillant une sensation adéquate à l’idée qui le faisait agir. Cette lumière dut lui donner l’illusion d’une rampe, car il [p. 26] se plaça aussitôt vis-à-vis d’elle, rajusta sa toilette, ouvrit le rouleau de papier qu’il avait à la main, fredonna doucement un air, parcourant des yeux les pages qu’il feuilletait lentement, et marquant avec la main une mesure parfaitement rythmée. Puis il chanta à pleine voix, d’une manière fort agréable, en nuançant habilement son chant, une romance patriotique que nous écoutâmes tous avec plaisir. Ce premier morceau terminé, il en chanta un second, puis un troisième. Nous le vîmes alors prendre son mouchoir, s’essuyer la figure ; je lui présentai un demi-verre d’eau fortement vinaigrée, qu’il ne vit pas ; je plaçai le verre sous son nez sans que l’odeur du vinaigre fût perçue par lui ; je le lui mis dans la main, et il but sans accuser aucune sensation.

Quel rôle le sens de l’ouïe, absolument fermé aux impressions du dehors, a-t-il joué dans l’exécution si parfaite des trois romances que nous venons de lui entendre chanter ? S’entendait-il chanter ? Avait-il la perception réelle de sa voix, alors qu’il n’entendait ni la mienne lorsque je lui parlais, ni les bruits éclatants et variés que nous faisions retentir à ses oreilles ? De même que, dans une précédente expérience sur le sens de la vue, nous avions constaté qu’il voyait l’allumette qu’il tenait à la main, et restait absolument étranger à l’allumette que je lui présentais.

La scène à laquelle nous venions d’assister ne nous permettait point de trancher la question, car la mise en œuvre de ses romances pouvait être un simple mouvement automatique, tout aussi bien que la lutte vigoureuse engagée entre lui et le soldat prussien, au moment où il [p. 27] s’était cru armé d’un fusil, n’avait été qu’un souvenir en action. —Ses gestes, sa tenue, ses inflexions de voix, les nuances de sentiment et de chaleur qu’il exprimait dans son chant, étant choses apprises depuis longtemps, et répétées par lui un grand nombre de fois, pouvaient donc n’être qu’un épisode de sa vie habituelle, une simple réminiscence, une expression vocale inconsciente, automatique comme tant d’autres faits qui venaient de se passer sous nos yeux.· Nous avions le plus vif désir de résoudre ce nouveau problème par une expérience décisive ; et c’est encore par la voie des impressions du toucher que nous avions songé à interroger le sens de l’ouïe.

Nous savions que le contact d’une plume éveillait chez F… l’idée d’écrire ; nous savions que du tabac mis dans sa main lui faisait naître l’idée de fumer, nous pouvions donc penser que, en lui faisant rencontrer un archet, nous lui suggérerions l’idée de musique, car il avait l’habitude de se servir d’un violon pour étudier ses romances. Nous avions, à cet effet, préparé un violon complètement désaccordé que nous voulions lui mettre entre les mains ; et nous allions trouver, dans cette expérience, une démonstration complète de l’exercice ou du non-exercice du sens de l’ouïe, si F… avait pu rétablir l’accord et se servir de son violon comme il le faisait d’habitude. —Mais la crise s’est terminée avant que nous ayons pu faire cette expérience si simple, que nous nous proposons de réaliser dans le prochain accès que nous présentera notre malade.

Cette scène, que je me suis attaché à reproduire fidèlement, est intéressante par l’enchaînement des faits qui se sont succédé depuis la lettre écrite sous nos yeux à son [p. 28] amie, car elle marque le moment où l’idée de concert se présente à son esprit. Depuis lors, jusqu’au moment où il la réalise, tout s’harmonise et concourt au même but ; il poursuit la même idée pendant au moins trois quarts d’heure sans que rien ne l’en puisse distraire un instant.

C’est là un des points de vue tout particulièrement intéressants dans cette observation, car il accuse clairement la différence essentielle qui existe entre l’état psychologique du sommeil et du rêve et les conditions spéciales que la maladie de F… a créées à son innervation cérébrale. L’exercice automatique de la mémoire est, dans tous les cas, le point de départ du rêve et du mouvement ; mais le rêveur n’est point indépendant des influences extérieures ; on peut l’influencer, changer son rêve, lui donner une autre direction ; on peut, en piquant légèrement la peau avec une épingle, lui faire rêver duel ; on peut, en éclairant sa chambre, lui faire rêver flamme, incendie ; l’action cérébrale provoquée chez lui est toujours en rapport avec le sens sur lequel l’excitation aura été portée.

Chez F… un seul sens a conservé son extériorité ; tout aussi bien que chez le dormeur ordinaire, les impressions de ce sens éveillent en lui des mouvements du cerveau correspondant aux influences du dehors ; mais une fois la pensée en activité, F… la poursuit et l’exécute sans que rien l’en détourne; on lui crée des obstacles, il passe outre ; on l’arrête sur son chemin, on le déshabille, il refait sa toilette et marche à son but ; au moment où il va sortir je lui barre le passage, je le change de direction ; qu’importe où il aille, il se rend au concert ; un vitrage brillant lui crée une illusion en rapport avec son idée, il [p. 29] se croit au théâtre, et il chante. Singulier mélange de sensations obscures, d’illusions des sens, d’hallucinations, au service d’une idée aveugle et dépourvue de spontanéité.

Poursuivons la comparaison, et nous voyons les différences s’accuser de plus en plus. Le rêve s’évanouit au moindre éveil des sens engourdis ; il cesse même spontanément par le simple effet des sensations pénibles ou douloureuses que parfois il provoque ; chez F…, la vie de relation est suspendue à tel point que le réveil est impossible ; quelques tentatives que l’on fasse pour le provoquer. Les stimulations portées sur la peau la trouvent insensible ; les courants électriques d’une pile énergique ne provoquent aucune douleur, soit qu’on se serve d’éponges ou de conducteurs métalliques. Pendant une de ses crises, j’ai saisi F… par les épaules et je l’ai jeté violemment par terre sur une pelouse de gazon, où nous marchions ensemble, il n’a témoigné d’aucune émotion, a porté les mains sur le sol pour prendre connaissance du lieu, et s’est relevé impassible et calme.

Ce sont là des caractères propres à une certaine classe de névroses cérébrales dont la science ne possède que de rares exemples, mais dont l’étude offre un grand intérêt en raison des singularités de leurs expressions et des impulsions instinctives que présentent parfois ces malades. Le trouble que ces perversions fonctionnelles du système nerveux apportent dans l’exercice de la vie de relation s’étend non-seulement aux organes des sens et aux actes intellectuels proprement dits, mais il réveille aussi parfois des excitations instinctives qui livrent l’homme, sans défense, privé de discernement et de raison, aux entrainements les plus déplorables. Il agit avec des apparences de liberté qu’il n’a pas ; il [p. 30] semble préparer et combiner certains actes, alors qu’il n’est, en réalité, qu’un instrument aveugle obéissant aux impulsions irrésistibles d’une volonté inconsciente.

Dans chacune de ces crises, nous voyons F… dominé par le besoin du vol ; il dérobe tous les objets qui tombent sous sa main et les cache avec dextérité.

Tel autre combine le suicideet prépare mystérieusement, au milieu d’une nombreuse assistance, les moyens de se détruire. J’ai assisté à deux tentatives de suicide, l’une par empoisonnement, l’autre par pendaison, que j’ai laissées se poursuivre jusqu’à la dernière limite de l’expérimentation ; j’ai coupé la corde au moment où l’asphyxie commençait (1).

Tel autre est homicide ;

Tel autre incendiaire ;

Et après l’accomplissement de ces actes malheureux, la crise cesse, le malade se réveille, reprend les habitudes de sa vie normale, sans garder aucun souvenir de la période pathologique qu’il vient de traverser. Conduit devant la justice, il nie le fait accompli, qu’il ignore réellement, alors que sa participation est évidente pour tous.

C’est envisagée à ce point de vue, que l’étude du somnambulisme pathologique dans ses rapports avec les intervalles lucides et la responsabilité légale, peut offrir des aperçus nouveaux et intéressants, que nous examinerons dans la suite de ce travail.

Note

(1) Archives générales de médecine, février 1860 ; Études sur le somnambulisme pathologique, par le Dr Mesnet.

 

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