Ernest Dupré et Léopold Lévi. Délire hypocondriaque de zoopathie interne, chez un débile tabétique hystérique et gastropathe. Extrait de la « Revue neurologique », (Paris), tome XI, 1903, pp. 918-921.

Ernest Dupré et Léopold Lévi. Délire hypocondriaque de zoopathie interne, chez un débile tabétique hystérique et gastropathe. Extrait de la « Revue neurologique », (Paris), tome XI, 1903, pp. 918-921.

 

Ferdinand Pierre Louis Ernest Dupré (1862-1921). Médecin et aliéniste, élève de Chauffard, de Landouzy et de Brouardel, il fut très influencé par Auguste Motet, directeur de la maison de santé de Charonne. C’est en 1905 qu’il propose le terme de mythomanie pour désigner la tendance volontaire et consciente de l’altération de la vérité. Il défend les théories des « constitutions », en reprenant et donnant suite à celles de Augustin Morel et Valentin Magnan. Parallèlement il développe une théorie des Phobis imaginatives et des délites d’imagination Celles-ci seront publiées par son élève, Benjamin Logre, en 1925, sous le titre : Pathologie de l’imagination et de l’émotivité. Dupré publia surtout sous forme d’articles dans de nombreuses revues. Quelques unes de ses publications:
— Les autoaccusateurs ou point de vue médico-légal. Rapport présenté au Congrès des médecins aliénistes et neurologistes, Douzième session, Grenoble, aout 1902.-Grenoble, Imprimerie Allier Frères, 1902. 1 vol. in-8°.
— Délire hypocondriaque de zoopathie interne, chez un débile tabétique hystérique et gastropathe. Extrait de la « Revue neurologique », (Paris), tome XI, 1903, pp. 918-921. [en ligne sur notre site]
— La Mythomanie. Étude psychologique et médico-légale du mensonge et de la fabulation morbide. Paris, Imprimerie typographie Jean Gainche, 1905. 1 vol. Texte intégral. [en ligne sur notre site]
— (avec Charpentier). Les empoisonneurs. Etude historique, psychologique et médico-légale. Article parut dans les « Archives d’Anthropologie Criminelle et de Médecine Légale », (Paris), n°18, du 15 janvier 1909. Et tiré-à-part : Paris, A. Rey & Cie, 1909. 1 vol. in-8°, 55 p. [en ligne sur notre site]
— Le témoignage. Etude psychologique et médico-légale. Extrait de la Revue des Deux Mondes, n° du 15 janvier 1910. Paris, Typographie Philippe Renouard, 1910. 1 vol. in-8°, 32 p.
— (avec Logre). Les délires d’imagination. Extrait de la revue « L’Encéphale », (Paris), 6année, premier semestre, 10 mars 1911, pp. 209-232, 337-350 et 430-450.  [en ligne sur notre site]
— (avec Nathan). Le langage musical. Etude médico-psychologique. Préface de Charles Malherbe. Paris, Félix Alcan, 1911. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., VII p., 195 p., 2 ffnch. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ».
— (avec Logre). Émotion et Commotion. Extrait du « Bulletin de l’Académie nationale de Médecine », (Paris),  quatre-vingt-deuxième année, 3e série, tome LXXX, 1918, pp. 124-134. [en ligne sur notre site]
— (avec Trepsat). La technique de la méthode psychoanalytique dans les états anxieux. Article paru dans la revue « L’Encéphale », (Paris), quinzième année, 1920, pp. 169-184. [en ligne sur notre site]
— Rêves, rêveries et divers états morbides de l’imagination. Partie 2. Article paru dans « La Revue hebdomadaire », (Paris), 1921, article en 2 parties.  [en ligne sur notre site]
— Pathologie de l’imagination et de l’émotivité. Préface de Mr Paul Bourget… suivie d’une notice biographique par le Dr. Achalme.. Paris, Payot, 1925. 1 vol. 14/22.5 [in-8°], XXII p., 501 p., 1 fnch. Dans la « Bibliothèque scientifique ».

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. — Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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DÉLIRE HYPOCONDRIAQUE DE ZOOPATHIE INTERNE, CHEZ UN DÉBILE
TABÉTIQUE, HYSTÉRIQUE ET GASTROPATHE.
par
Ernest DUPRÉ et Léopold LÉVI.

L’observation que nous avons l’honneur de présenter à la Société est intéressante à plusieurs titres :

D’abord, la coexistence d’états morbides multiples détermine, sur le même sujet, une riche association de syndromes, que l’analyse clinique permet de rapporter aux branches les plus diverses de l’arbre neuropathologique : débilité mentale, hystérie, neurasthénie avec gastropathie, tabès.

Ensuite, l’incessant apport à la conscience des incitations cénesthésiques les plus variées détermine, dans la sphère psychique de ce prédisposé, l’apparition d’un délire hypocondriaque, qui englobe, dans sa systématisation extensive, non seulement les malaises sensitifs, mais les troubles moteurs el les symptômes fonctionnels, et opère la synthèse des interprétations pathologiques en une psychose, qui tient à la fois des délires de possession et des délires hypocondriaques, et que, par analogie avec les démonopathies, on peut dénommer un délire de zoopathie interne.

Enfin, l’hérédité, qui domine toute l’histoire de notre malade, démontre l’intensité et la variété de son action, en accumulant sur ce sujet un si grand nombre de tares nerveuses et mentales, qu’on peut voir chez lui, réunis sur un seul individu, les principaux membres de la famille névropathique.

Louis M…, âgé de 46 ans, chiffonnier, entre le 27 juin 1903 dans le service du docteur Dupré à l’Hôtel-Dieu annexe, salle Saint-Pierre, n° 11.

Il s’est présenté à la Polyclinique H. de Rothschild, demandant à être examiné aux [p. 919] rayons X. Il se sent en effet l’abdomen habité par un animal, dont il voudrait être débarrassé.

Cette bête, qu’il suppose être un ténia, il a essayé de la chasser avec du kousso. Il se présente souvent à la garde-robe dans l’intention de l’expulser.

Il porte constamment sur lui de quoi endormir la bête, au cas où elle monterait du côté du cœur. C’est qu’en effet son mal a débuté en 1888 par des points douloureux dans la région précordiale ; puis il a descendu, a occupé successivement les deux hypocondres et vient parfois jusqu’à la région hypogastrique. Pour endormir l’animal, il se sert d’eau de mélisse, ou boit un verre de vin. Au contraire, il soutient que le lait gonfle l’animal, qui pèse alors davantage sur son estomac. Quand il se couche, souvent la bête passe en arrière au niveau des reins. Elle détermine de ce fait des troubles de la circulation qui se traduisent par la formation de boules au niveau des muscles du mollet et de la cuisse (crampes musculaires). Il attribue d’autres méfaits à l’animal. Il est gêné dans sa marche :  souvent il tombe soit en avant, soit en arrière. C’est la bête qui le pousse dans ce sens. Quelquefois il ressent de la gêne à uriner. Il ne peut pisser qu’étant accroupi. La bête s’est déplacée. Elle a changé également de position quand, après des efforts de miction, il urine presque involontairement. C’est encore à elle qu’est due, l’incontinence nocturne d’urine qui survient de temps en temps. Elle est enfin responsable de l’agénésie dont est atteint le malade. En somme, elle se place de façon à empêcher tous ses actes. Parfois il la sent partir de la fosse Iliaque gauche, gagner l’épigastre, suivre l’œsophage en l’étouffant, on en l’étranglant (boule hystérique).

Tous les phénomènes morbides que présente le sujet sont plus ou moins anciens, et il les fait remonter à une période d’instruction de treize jours qu’il fit à Lisieux en 1888.

Jusque-là il avait eu peu de maladies : la rougeole étant enfant, le favus plus tard, et dans sa jeunesse, la blennorrhagie. Il nie la syphilis, dont il ne présente d’ailleurs aucune manifestation. Mais sa maitresse, dit-il, a été soignée à l’hôpital de Lourcine pour la vérole.

Il n’a été à l’école que jusqu’à 10 ans ; et bien qu’ultérieurement il ait suivi l’école du soir, il sait à peine lire et écrite, est incapable d’effectuer une soustraction. Il répond aux questions d’un air un peu niais, mais parait avoir une bonne mémoire. L’interrogatoire permet de conclure à une débilité mentale manifeste, chez un sujet qui est d’ailleurs nettement microcéphale.

Son hérédité est chargée du point de vue névropsychopathique. Son père, mort du choléra, avait eu une fortune de plus de deux cent mille francs qu’il dissipa dans de ruineuses entreprises d’aérostation. Il descendit peu à peu dans l’échelle sociale et finit par devenir chiffonnier, ce qui est l’état actuel de son fils. Sa mère, débile, ne sachant ni lire ni écrire, reconnaissant à peine l’heure aux pendules, était sujette à de grandes crises d’hystérie. Un de ses frères, fut soigné pendant dix ans par Charcot, pour des accidents hystériques.

L’analyse clinique permet de rattacher les nombreux symptômes offerts par le malade à divers états morbides,

Le malade est tout d’abord, ainsi que nous l’avons dit, un débile. Il est atteint de tabès à la période d’incoordination motrice : signe d’Argyll avec inégalité pupillaire, abolition des réflexes tendineux, rotulien et achilléen, ainsi que des réflexes crémastérien et anal ; douleurs fulgurantes dans les membres supérieurs et inférieurs, troubles vésicaux, agénésie. Signe de Romberg, démarche tabétique, troubles trophiques dentaires.

Il présente de plus des signes manifestes de névropathie et d’hystérie. Il ressent parfois la boule hystérique qui part de la fosse iliaque gauche, remonte peu à peu sur la ligne médiane, le serre à l’estomac. l’étouffe, puis l’étrangle. Il existe dans la fosse iliaque une zone hystérogène à la pression,

Aucun stigmate permanent du côté de la peau ou des organes des sens. Irritabilité psychique, rire et pleurs faciles, instabilité émotive,

Les symptômes d’alcootisme se retrouvent chez lui, mais peu marqués. Il boit en moyenne un litre de vin par jour, et ne supporte ni absinthe, ni eau-de-vie. Il a eu l’an dernier quelques cauchemars qui ne se sont pas reproduits. Léger tremblement des mains. Crampes nocturnes fréquentes. La pression des muscles du mollet n’est pas douloureuse.

Bien que le malade ait été couvreur de 18 à 27 ans, il ne présente point d’intoxication saturnine. De la paralysie générale on ne constate aucun signe ni physique, ni psychique.

L’état des viscères abdominaux méritait toute attention. Le ventre est souple, facile palper. La paroi est peu résistante. Quand le malade est debout, Il y a tendance à la chute des organes du côté gauche. Pas d’éventration ni de hernie. [p. 920]

L’estomac est hyperesthésique. Dès que le malade a absorbé quelque aliment, en particulier du lait, il accuse des sensations de pesanteur ou de distension, qui s’accompagnent parfois de tremblement des membres et de la face, de tachypnée à 32 R. par minute. Le malade est pris alors d’aérophagie. Sous prétexte de rendre des gaz, il avale de l’air. Les rots sont bruyants et éclatent en séries d’une durée parfois de cinq minutes à un quart d’heure. Le malade dit que l’animai descend alors dans son ventre, et voit dans ces déplacements la cause de ces gaz. L’estomac est le siège d’un clapotage perçu par le malade lui-même, à trois travers de doigt au-dessous de l’ombilic. Ce clapotage correspond, pour le malade, aux grouillements de la bête.

On sent à la palpation le cœcum contractile, l’origine du colon ascendant et parfois le colon descendant en état de spasme. Mais le malade n’accuse pas do constipation habituelle. Il va à la garde-robe une à deux fois par jour. Les matières n’offrent pas de sècheresse marquée. Des glaires ont été émises en petite quantité, sans jamais contenir de fausses membranes. Le malade n’a jamais eu de vomissements :

Le foie ne dépasse pas le rebord des fausses côtes, et mesure, comme matité absolue, 7 centimètres sur la ligne mamelonnaire.

Rate normale, pas de lésions pulmonaires. Le cœur et l’aorte sont sains. Rien dans les urines.

En résumé, le malade présente une association de syndromes, qu’on peut grouper dans l’énumération suivante : débilité mentale dégénérative, hystérie, tabès avec ataxie : alcoolisme léger ; gastrite chronique avec dilatation et intolérance de l’estomac, aérophagie, entéro-colite glaireuse. Délire hypocondriaque, à forme de zoopathie interne.

Il est intéressant de rechercher chez ce malade l’ordre de succession des états morbides et de reconstituer ainsi l’évolution de son histoire.

Atteint de débilité mentale congénitale, le sujet a offert les signes précoces des névroses hystérique et neurasthénique, qui, par suite, se sont aggravée sons l’influence de la mauvaise hygiène physique et morale dans laquelle il a vécu. Les vices du régime alimentaire, un certain degré d’alcoolisme, ont engendré ensuite l’affection gastrique, qui se manifeste actuellement par de la dilatation et de l’intolérance de l’estomac, et tout un cortège de symptômes gastronévropathiques, où domine la note hystéro-neurasthénique. Parmi ces symptômes, un des plus curieux, chez notre sujet, est constitué par ce syndrome, étudié tout d’abord dans l’hystérie sous le nom d’aérophagie, par Bouveret (1),

et dont Mathieu (2) et ses élèves ont depuis, dans de nombreuses publications, analysé le mécanisme et montré l’intérêt, chez les gastronévropathes. Plus tard, et sous l’influence d’une syphilis que l’anamnèse rend bien probable sans permettre de la démontrer, est apparu le tabès, avec toute la série de se symptômes, qui ont réveillé et multiplié à leur tour les manifestations de l’état hystéro-neurasthénique. Enfin, au dernier terme de cette série progressive d’éléments morbides s’est organisé, .sous l’influence des ébranlements répétés de la sensibilité viscérale, dans ce cerveau débile et prédisposé aux réactions pathologiques, un délire hypocondriaque à forme particulière, dont il est intéressant d’analyser Ici le mécanisme et les manifestations.

Extrait des Études carmélitaines – Satan.

Le début des préoccupations hypocondriaques remonte à quinze ans en arrière, et semble avoir été marqué par l’apparition de points douloureux dans la région précordiale, et l’attribution de ces douleurs, phénomène banal chez un neurasthénique dyspeptique, à la présence et aux mouvements d’une bête habitant l’intérieur du corps. La riche série des sensations neurasthéniques, avec leur variété de siège et de caractère, doublées des malaises d’origine gastrique, ont alors alimente les préoccupations hypocondriaques du malade, qui s’expliquait tous ses malaises par les différents déplacements et mouvements de [p. 921] l’animal parasite. Pendant longtemps, les troubles digestifs surtout ont fait les frais de ce délire hypocondriaque : l’œsophagisme, la boule hystérique, l’aérophagie ; la gastralgie, les malaises dyspeptiques ; les coliques intestinales, trouvaient leur explication dans la présence et les migrations de l’animai. Plus tard, lorsque se sont développés les troubles tabétiques, le système délirant s’est enrichi de l’interprétation des symptômes douloureux, ataxiques, vésicaux, génitaux, attribués également à la vie de cette bête à l’intérieur de son ventre. Cette conviction délirante provoque chez le malade des actes de défense destinés à le protéger contre les méfaits du parasite, et à en combattre la pernicieuse influence : il a adopté des attitudes bizarres et forcées, dans la marche, qui, jointes à l’ataxie tabétique, en masquent le caractère et donnent à la locomotion du malade une allure tout à fait spéciale ; il urine, il dort, dans certaines positions, pour empêcher certains déplacements de l’animal ; il porte, depuis dix ans, dans sa poche, de l’eau de mélisse, destinée à endormir le ver si celui-ci remontait vers le cœur.

Cette forme d’hypocondrie délirante, qui dorme en elle-même la mesure du niveau mental de ce débile, est intéressante par le caractère qu’elle revêt de délire de possession. A ce titre, cette psychose hypocondriaque rappelle les délires de démonopathie interne, si fréquents au moyen âge, et dont Macario, Dagonet, Ritti, Séglas, etc., ont donné de bonnes études, et rentre dans les cas auxquels fait allusion Séglas (2), dans ses leçons sur les persécutés possédés, lorsqu’il établit l’équivalence des idées de possession par un animal, et des idées hypocondriaques, déterminées par les troubles de la sensibilité générale et viscérale. Notre cas présente de grandes analogies avec ceux qu’a décrits Bechterew, sous le nom de « Délire de reptiles dans les entrailles ».

La fréquence de la croyance de certains hypocondriaques à l’existence de serpents, de vers, d’animaux allongés et rampants, et presque toujours aquatiques, a probablement son origine dans la nature même des troubles cénesthésiques ressentis. Le siège intestinal, la nature hydroaérique des mouvement anormalement perçus par la sphère sensitive organique hyperesthésiée, apportent à la conscience viscérale des sensations de reptation et d’humidité qui se traduisent dans la sphère psychique en représentations vagues de reptiles en mouvement. Ainsi s’explique le caractère reptilien spécifique de ces délires hypocondriaques de possession a point de départ abdominal. La nature absurde de l’interprétation hypocondriaque explique que ces délires zoopathiques, comme la plupart des délires de possession, dont l’histoire de la psychiatrie montre la fréquence rétrospective aux époques d’ignorance et de superstition, soient propres aujourd’hui aux débiles et aux déments.

Notre observation offre un intéressant exemple de ces formes pour ainsi dire archaïques de délires, jadis épidémiques, dont on n’observe plus aujourd’hui, dans les milieux civilisés, que des exemples sporadiques, chez des sujets atteints de débilité intellectuelle. Ces arriérés apparaissent ainsi, dans leurs réactions mentales, comme les spécimens actuels de cette paléonto-psychologie que nous révèle, au cours des âges, la Psychiatrie appliquée à l’étude de l’Histoire.

Notes

(1) BOUVERET, Revue de médecine, 1891, p. 146.

(2) MATHIEU et R. FOLLET, Étude de l’aérophagie. Soc. méd. des Hôpitaux, 1er  mars 1901.

(3) J. SÉGLAS, Leçons sur les maladies nerveuses et mentale. Salpêtrières, 1895, p, 593. Publiées par H. Meige.

 

 

 

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