Emmanuel Régis. Délire vaccinal. Près du « Journal de médecine de Bordeaux », (Bordeaux), n° 30, 26 juillet 1903, pp. 493-495.

Emmanuel Régis. Délire vaccinal. Extraits du « Journal de médecine de Bordeaux », (Bordeaux), n° 30, 26 juillet 1903, pp. 493-495.

 

Emmanuel Régis (1855-1918). Bien connu pour son célèbre Manuel de psychiatrie qui connut six éditions sous deux titres différents : Manuel pratique de médecine mentale (1885 et 1892) – Précis de psychiatrie (1906, 1909, 1914, 1923). – Très sensible aux idées freudienne il publie un ouvrage commun avec Angelo Hesnard, La Psychanalyse des névroses et des psychoses en 1914. – Il est l’auteur de nombreux ouvrages et de plusieurs dizaines d’articles, dont ceux-ci : 
— Les rêves et l’hypnotisme. Extrait du quotidien « Le Monde », (Paris), lundi 25 août 1890, p. 1, colonne 2 – p. 1, colonne 5. [en ligne sur notre site]
— Des Hallucinations oniriques des Dégénérés mystiques. Extrait du « Congrès des Médecins Aliénistes et Neurologistes de France et des pays de langue française – Cinquième session, tenue à Clermont-Ferrand du 6 au 11août 1894 – Procès-verbaux, mémoires et discussions », (Paris), 1895, pp. 260-276. [en ligne sur notre site]
— Les aliénés peints par eux-mêmes. 5 Article paru dans la revue « L’Encéphale », (Paris), 1882-1886. [en ligne sur notre site]
— Les rêves et l’hypnotisme. Extrait du quotidien « Le Monde », (Paris), lundi 25 août 1890, p. 1, colonne 2 – p. 1, colonne 5. [en ligne sur notre site]
— La dromomanie de Jean-Jacques Rousseau. Paris, Société d’imprimerie et de librairie, 1910. 1 vol. in-8°, 12 p. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont étés rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 493, colonne 1]

Délire vaccinal
Par le Dr E. RÉGIS,
Chargé du cours de Psychiatrie à l’Université de Bordeaux.

Il y a quelques jours, mon excellent ami le professeur Arnozan, le distingué rédacteur en chef de ce journal, me demandait fortuitement mon avis sur un cas de délire agité transitoire qu’il venait d’observer au cours d’une éruption vaccinale. En l’absence de tout antécédent alcoolique ou névrosique susceptible de l’expliquer, je pensai que ce court accès délirant pouvait en effet être rattaché à la vaccination, ses caractères symptomatiques étant ceux que je considère comme pathognomoniques d’une intoxication ou d’une infection de l’organisme. Le délire toxique vaccinal n’ayant jamais spécialement été signalé à ma connaissance, le cas n’en était que plus intéressant, et je priai M. Arnozan de vouloir bien m’en donner le résumé.

Sur ces entrefaites, deux autres de mes confrères et amis, le Dr L. de Perry et le Dr Jacquin, me signalèrent des faits analogues, qu’ils ont eu également l’obligeance de relever à mon intention.

Voici ces trois observations, telles qu’elles m’ont été communiquées :

OBSERVATION l
(Communiquée, par M. le professeur ARNOZAN.)

Un vendredi du présent mois, on venait me chercher précipitamment pour un jeune homme de vingt-deux ans qui venait d’être brusquement pris d’un accès de délire furieux et terrifiait toutes les personnes de son entourage. Je me rendis aussitôt chez lui, et voici ce que je constatai : Sur un lit, dont il n’avait laissé en place que la paillasse et dont il a l’ait rejeté au milieu de la chambre les couvertures et les matelas, le malade était étendu dans une position singulière ; à moitié couché sur le ventre, les bras en croix, les cuisses demi fléchies. Il ne répondit rien à mes questions ; mais au moment où je lui saisis doucement la main pour tâter le pouls, il se redressa violemment, montrant son facies hagard et congestionné, et se mit à frapper avec force le lit et le mur, criant : « Vous m’assassinez, vous m’assassinez ; je veux voir mon père et ma mère. » Cette scène dura quelques minutes, puis cessa brusquement, puis recommença, et ainsi de suite, les phases de violence survenant dès qu’on touchait le malade ou au contraire spontanément. Par moments, le jeune homme portait la main au côté gauche du ventre disant qu’il y souffrait ; par moments, il la portait à la gorge comme s’il suffoquait, et de fait il avait alors le cou gonflé et la face un peu cyanosée. Je ne pus faire aucune observation précise ; il me sembla seulement que le malade avait de la fièvre.

Ce jeune homme, antérieurement bien portant, n’était ni névropathe, ni buveur. Il avait été vacciné par moi huit jours auparavant ; le vaccin avait pris et formait à la région deltoïdienne [p. 493, colonne 2] trois belles pustules entourées chacune d’une large zone ecchymotique. Depuis quelques jours, le malade souffrait beaucoup du vaccin : il disait que cela lui portait à la tête ; il avait perdu l’appétit, mais quelques heures avant l’accès, il avait déjeuné assez bien, avait paru agité et s’était plaint de mal à la tête.

En présence de ces faits, je fis porter le malade à l’hôpital où on l’enferma provisoirement dans une cellule, et j’allai l’y voir trois heures après. Il était calme, étonné de se voir enfermé et surveillé, déclarant ne pas se souvenir de ce qui s’était passé. Je lui demandai avec insistance s’il se rappelait ma visite dans sa chambre; il déclara que non. Il était à ce moment tout à fait apyrétique.

Après une nuit passée en cellule, il fut admis le lendemain matin dans ma salle, où il est resté deux jours, absolument calme, ne demandant qu’à sortir et à reprendre son travail. Je n’ai constaté chez lui aucun phénomène morbide. Il a quitté l’hôpital en parfait étal de santé. Son vaccin avait évolué normalement.

OBSERVATION II
(Communiquée par M. le Dr L. de PERRY.)

Louis X … , âgé de trois ans, ne fut jamais vacciné, par suite de raison de santé, dans les premières années de sa naissance. A la fin du mois de juin dernier (très exactement le 24), je lui fis, dans la matinée, au bras gauche préalablement aseptisé trois petites piqûres avec de la pulpe vaccinale provenant de l’institut du Dr X …

Les deux premiers jours qui suivirent la vaccination, rien de particulier à signaler : l’emplacement des petites piqûres était à peine rouge, sans l’inflammation coutumière, si bien que je crus à une non-réussite. L’enfant était gai, et ne se plaignait pas de son bras. Le dimanche 28 juin, les cicatrices imperceptibles deviennent subitement plus rouges, s’aréolant d’une zone franchement inflammatoire ; la démangeaison fait son apparition. Fièvre légère, qui n’a pu être appréciée par le degré thermométrique ; chaleur assez forte sur tout le corps : les mains « brûlaient ». Néanmoins, l’enfant continuait à jouer comme si rien n’était. Mais le soir il se plaignit de lassitude. La nuit fut bonne malgré un peu d’agitation.

Le lundi 29, lassitude plus accusée, somnolence dans la journée. Pas de phénomènes gastro-intestinaux, l’appétit est, au contraire, paradoxal, c’est-à-dire augmenté. Dans la nuit du lundi au mardi, l’enfant plus agité dort mal. Entre une heure et deux heures, il se met à parler dans son sommeil et réveille sa mère, qui l’avait près d’elle. Voici exactement ses paroles : « Ne cours pas si vite, petite mère, tu vas tomber dans l’eau. » Il avait les yeux ouverts et semblait vivre son petit délire. Sa mère dut lui parler pour le calmer et lui expliquer qu’il était le jouet d’un rêve. L’enfant parut comprendre, et vaincu par le sommeil il se rendormit, rouvrit les yeux en continuant à balbutier pendant environ une heure.

La journée du 30 juin fut comme celle de la veille : l’enfant, énervé, agacé, par instants pleurait, ne pouvait demeurer en repos, par instants se plaignait de lassitude.

La nuit venue, on le coucha tôt, il s’endormit facilement.

A la même heure (entre une heure et deux heures du matin), il se réveilla. Cette fois, le cauchemar se précisa, et en pleine lumière nous assistâmes à l’évolution d’un délire onirique, [p. 494, colonne 1] toxique, bien caractéristique. L’enfant avait les yeux grands ouverts. Il était assis sur son lit ; la, figure peignait l’effroi, il voyait courir sur ses couvertures des animaux qu’il ne pouvait définir, il appela sa mère à son secours et il lui dit avec un accent de terreur : « Petite mère, ça court, ça court, là, là, sur mon lit ; attrape là, là, ça court ; j’ai peur, j’ai peur ! » On le rassura ; mais la vision continuait toujours, et l’enfant répétait les mêmes mots. Mû comme par un ressort, il bondit hors de sa couche, et vint sur notre lit pour y chercher un secours contre le danger imaginaire.

Nous le rassurâmes de notre mieux et le remîmes au lit ; l’état hypnagogique n’était pas tout à fait rompu, car la même vision se reproduisit avec la même précision, mais l’intensité· faiblissait cependant. Peu à peu, l’enfant sortit de son délire tout tremblant, couvert de sueur. Le reste de la nuit fut calme.

La nuit suivante fut une dernière fois troublée par un réveil : l’enfant, ayant conscience de son cauchemar, demandait à sa mère de le protéger contre cette illusion.

A cette date (1er juillet), les pustules vaccinales s’ombiliquaient, devenaient laiteuses, entourées de la rougeur due à la lymphangite habituelle, le ganglion axillaire se prenait. Le tout évolua dans les règles normales, sans rien provoquer de nouveau ni d’extraordinaire, sinon un peu de surexcitation diurne et d’agacement dus à la démangeaison des pustules. Une fois la cicatrisation en voie d’évolution, tous les phénomènes nerveux s’apaisèrent.

L’enfant est nerveux, vif, éveillé, infatigable ; en dehors d’une légère surexcitation, pas de crises nerveuses dans la journée.

En résumé, chez Louis, enfant âgé de trois ans, la vaccination, après une période de germination sourde, a fait le cinquième jour son apparition. Avec elle et son cortège fébrile sont apparus les accidents délirants, délire onirique caractéristique qui a atteint son maximum le sixième jour, Dès que le pus a commencé à se montrer au centre des pustules, tous les phénomènes délirants se sont évanouis. Le principal caractère de ce délire était d’être essentiellement nocturne, et de se poursuivre les yeux ouverts.

L’enfant rêve quelquefois la nuit, mais le plus souvent dort, profondément pendant cinq ou six heures de suite.

OBSERVATION III
(Communiquée par le Dr Jacquin.)

X… , vingt-deux ans, domestique et cuisinière.

Antécédents héréditaires. — Père bien portant, quarante-huit ans. Pas d’alcoolisme. Mère, quarante-deux ans, migraineuse, emportée, nerveuse. Deux enfants : l’un de vingt-deux ans, l’autre de dix-huit ans, bien portants.

Rien à signaler dans les branches collatérales.

Antécédents personnels. — Née à terme. Pas de convulsions de l’enfance. Bien constituée physiquement et cérébralement. Intelligence moyenne. Sait lire, écrire et compter.

Réglée à treize ans ; la menstruation s’accomplit normalement sans provoquer ni accidents, ni troubles nerveux.

Très sobre ; pas d’alcoolisme ; pas de grossesses. Pas d’affections chirurgicales.

A quinze ans, fièvre typhoïde assez grave ; la maladie aurait duré deux mois, accompagnée d’un délire transitoire de quelques jours à la période d’état ; il nous est impossible d’avoir [p. 494, colonne 2] aucun renseignement sur la forme du délire ; sujette aux céphalées, sans caractère de périodicité.

Le sommeil est habituellement bon. Les fonctions digestives, respiratoires et circulatoires s’accomplissent bien. Émotivité, nervosisme léger, sans signes appréciables d’hystérie.

Nous vaccinons la malade le 1er juillet 1903. Très impressionnée par l’idée d’une opération qu’elle croit douloureuse; après bien des hésitations, elle se présente à nous dans un état de surexcitation et de violente frayeur. Les inoculations sont faites au bras gauche, région deltoidienne ; inutile de dire que les craintes de la malade sont bien vite dissipées, et qu’elle rit maintenant de ses hésitations et de sa peur.

Le 4 au matin, les points d’inoculation sont le siège de trois superbes pustules vaccinales avec auréole inflammatoire et plaques de lymphangite qui s’étendent jusqu’à la région moyenne du bras. Le bras est gonflé, douloureux, la main lourde ce qui oblige Mlle X… à suspendre ses occupations. Le soir, elle accuse une céphalée intense, quelques frissons, de la sécheresse de la bouche, des nausées, un peu d’affaissement général, et se met au lit sans avoir diné.

Vers minuit, sa maîtresse, qui couche dans une chambre voisine, est réveillée par des gémissements, des appels qui partent de la chambre de sa bonne. Inquiète, elle se lève et s’approche sans faire de bruit, trouve cette dernière assise sur son lit, les yeux hagards, le visage ruisselant de sueur, et qui fait le geste d’éloigner des êtres imaginaires, et crie : « A l’assassin ! au secours, on veut me tuer, je les vois, ils sont là ! vite, de l’aide ! » Réveillée par sa maitresse, Mlle X … ne se rappelle pas son cauchemar, ne peut expliquer la cause de ses cris. Elle se plaint de la tête, de son bras, de malaise général.

Le lendemain 5 juillet, elle se réveille fatiguée, lasse, souffrant toujours de la tête, et incapable de faire son service.

L’inappétence persiste ; elle prend avec peine quelques aliments liquides, et se met au lit avec un peu de fièvre. Le mal de tête persiste, mais avec moins d’intensité.

La nuit aurait été meilleure que la précédente. Cependant sa maitresse croit avoir entendu quelques gémissements venant de la chambre de la bonne ; celle-ci n’a, pas plus que la veille, aucun souvenir précis ; elle sent pourtant qu’elle  a, mieux dormi.

Le 6, la céphalée a disparu, l’appétit revient, et la malade reprend ses occupations, le bras n’étant plus douloureux.

Les trois fais qui précèdent, observés et recueillis par trois médecins différents et particulièrement autorisés, me paraissent offrir par leur rapprochement un réel intérêt.

Et d’abord ils répondent tous les trois, trait pour trait, au type clinique du délire toxique et infectieux tel que je l’ai, dans ces dernières années, formulé et décrit. Tout s’y retrouve ; depuis la céphalée initiale jusqu’à l’amnésie consécutive, en passant par le délire onirique hallucinatoire et terrifiant, purement nocturne dans les cas légers, se prolongeant durant le jour dans les cas plus sérieux. C’est ainsi également qu’il se présentait dans un cas d’érysipèle vaccinal publié par M. P. Vergely (Soc. Méd. Bordeaux, 1878).

On sait que je considère ce type de délire comme caractéristique, au point d’indiquer à lui seul l’existence [p. 495, colonne 1] d’une intoxication de l’organisme. Il constitue donc ici un argument important en faveur de l’origine vaccinale des accidents constatés.

Il est une autre particularité qui vient également à l’appui de cette manière de voir : c’est l’époque d’apparition du délire, survenant dans chaque cas au moment de la période inflammatoire de l’éruption et cessant très rapidement avec la phase de suppuration.

Si le délire dans les trois cas rapportés plus haut est bien, comme nous le -pensons, un délire infectieux vaccinal, il est intéressant de se demander à quoi il peut·être dû dans l’espèce, car il doit être en somme assez rare.

On ne peut faire à cet égard, me semble-t-il, que des hypothèses, étant donné qu’il faut tenir compte, comme toujours, et de la graine et du terrain.

Tout ce que je puis dire à cet égard, c’est que chez le premier malade probablement et chez le second surement, le vaccin provenait d’un même Institut privé, et que chez la troisième malade, celle ayant déjà eu du délire à l’occasion d’une fièvre typhoïde, il émanait de l’Institut Pasteur de Bordeaux.

Il est donc difficile de savoir s’il y a des vaccins plus virulents, plus délirogènes, ou simplement des individus plus aptes à délirer que d’autres.

Quoi qu’il en soit, j’appelle l’attention de mes confrères sur ces faits, dont l’intérêt n’échappera à personne, et je leur demande de vouloir bien me communiquer les cas de ce genre qu’ils auraient pu observer dans leur pratique.

 

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