Émile Gardes. La démonologie juive : son infiltration dans les évangiles synoptiques.  1864. Texte intégral.

Émile Gardes. La démonologie juive : son infiltration dans les évangiles synoptiques. Thèse présentée à la Faculté de Théologie protestante de Strasbourg, et soutenue publiquement le 28 novembre 1864 pour obtenir le grade de bachelier en théologie… Strasbourg, Typographie de G. Silbermann1864. 1 vol. in-8°, de 35 p. Texte intégral. 

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[p. 2]

il est arrivé, après de sérieuses réflexions, à des conclusions bien opposées ; c’est assez dire qu’il est allé avant tout où les faits l’ont conduit.

S’il a fait fausse route, il demande ardemment à Dieu de l’éclairer et de redresser les faux jugements qu’il a pu porter.

[p. 3]

LA

DÉMONOLOGIE JUIVE

SON INFILTRATION

DANS LES ÉVANGILES SYNOPTIQUES.

Introduction.

Avant de nous occuper de la démonologie juive, il nous semble utile de rappeler les idées que les anciens Hébreux avaient sur ce sujet.

La doctrine des mauvais esprits n’existait que dans leurs croyances populaires. Leur imagination avait peuplé les déserts et les campagnes de certains êtres malfaisants שדימ démons,שעידימ boucs satyres, et attribuait à leur influence certaines maladies (1. Samuel XVI, 23).

Mais hâtons-nous de dire que ces idées ne faisaient pas partie de l’enseignement mosaïque ; le mosaïsme attribuait à Dieu lui-même le mal physique et le mal moral. C’est l’Éternel qui détruit Sodome et Gomorrhe, qui endurcit Pharaon etc. Le serpent du paradis ne saurait représenter Satan. Il n’est plus question dans l’Ancien Testament de la tentation d’Adam et d’Ève, ce qui est une preuve qu’on ne considérait pas le récit [p. 4] qui la l’apporte comme une histoire littéralement vraie (1).

Mais que faut-il penser de l’Azazel auquel est envoyé le bouc chargé du péché du peuple (Lévitique XVI, 8, 10,22)1 On connaît ce qui se passait le jour des propitiations. Après s’être purifié, le grand-prêtre conduisait devant l’autel un jeune taureau, victime expiatoire de ses péchés, et deux boucs, victimes pour les péchés du peuple, Le taureau était immolé. Le sort était jeté sur les deux boucs ; l’un était sacrifié à Jéhova, l’autre destiné à être envoyé à Azazel. Alors le souverain sacrificateur entrait deux fois dans le saint des saints. Après avoir répandu quelques gouttes du sang du taureau et du bouc sur le couvercle de l’Arche et fait l’expiation des péchés des enfants d’Israël, il sortait et faisait approcher le bouc destiné par le sort à être envoyé à Azazel. Posant solennellement les mains sur la tête du bouc, il confessait les iniquités et les impuretés du peuple, et en chargeait ce second bouc expiatoire pour les emporter dans un lieu désert, où il périssait avec les péchés dont il était chargé. ‘

C’est ainsi que le texte s’explique lui-même sur ce qu’il avait appelé d’abord envoyer à Azazel. Les peuples voisins de la Palestine croyaient que les lieux déserts étaient habités par des êtres malfaisants, dont le plus puissant s’appelait Azazel, puissant de Dieu ; de là venait l’expression proverbiale envoyer à Azazel, pour dire vouer à la perdition, et Moïse emploie cette expression sans penser au sens primitif de ce mot.

Cette explication n’a pas satisfait tous les critiques. [p. 5]

Les uns pensent que ce chapitre tout entier est de l’époque pharisienne du second Temple (2) ; mais cette opinion ne nous paraît pas suffisamment motivée.

D’autres, avec Hengstenberg, y ont reconnu Satan en personne auquel on renvoyait les péchés qu’il avait fait naître. Mais un instant de réflexion suffit pour faire comprendre qu’un pareil rite, est trop opposé à l’esprit du mosaïsme. Tirer au sort entre Jéhova et Satan, c’est à-dire reconnaître sa puissance, quel blasphème dans la bouche du législateur des Hébreux !

Nous ne voyons donc pas d’autre explication possible que celle que nous avons donnée et que nous avons empruntée à un savant juif (3).

Il est certain que Satan n’apparaît pour la première fois que dans le prologue du livre de Job. Après nous avoir fait connaître Job et son immense fortune, l’auteur nous transporte dans le ciel, où nous voyons Jéhova entouré de ses anges. Au milieu d’eux se trouve Satan, qui rapporte à Dieu ce qu’il a vu dans une tournée faite parmi les hommes. C’est Dieu lui-même qui attire son attention sur Job, son serviteur. Satan indique alors le moyen de faire tomber cette vertu que tout le monde admire, et se fait autoriser à l’éprouver. Après cela, il ne reparaît plus.

Ce n’est pas là précisément un agent inoffensif ; il ne se mêle de rien de bon, ne se fait pas charger de couronner le vainqueur ou de lui rendre le double de ce qu’il avait perdu (4). Toutefois, ce n’est pas Satan tout entier, chef d’un empire opposé au règne de Dieu ; il est [p. 6] dénué de toute puissance propre. C’est un agent d’un caractère plus malin que les autres, narquois et enclin à médire ; ce n’est pas le génie du mal, existant et agissant par lui-même (5).

Ainsi dans les livres écrits avant la captivité nous ne trouvons pas une théorie des puissances infernales ; la littérature juive après l’exil va nous la montrer. [p. 7]

PREMIÈRE PARTIE.

LES CROYANCES DÉMONOLOGIQUES DES JUIFS.

§ 1. Depuis l’époque de Néhémia jusqu’à la fin de celle
des Macchahées.

On sait que les royaumes d’Israël et de Juda, pour avoir fait ce qui déplaît à l’Éternel, disparurent sous la main puissante des rois babyloniens. Dans son malheur, Israël revint sur lui-même. Il eut le temps de réfléchir et d’étudier la loi de Moïse. Babylone à son tour, tomba pour ne plus jamais se relever, comme le lui avait prédit le prince des prophètes, le grand Ésaïe. Cyrus établit son règne sur ses ruines et permit aux Israélites de retourner dans leur patrie et de relever le temple. Tous les exilés ne profitèrent pas de cette permission. Les Juifs enrichis restèrent en Perse, mais les plus pieux revinrent à diverses reprises à Jérusalem, où ils proclamèrent de nouveau la loi de Moïse. Zorobabel, Esdras, Néhémie, les prophètes Aggée, Zacharie étaient à leur tête et relevaient leur courage. Ce demier s’attacha à faire sentir à Zorobabel et au grand-prêtre Josué l’importance de la mission que l’Éternel leur avait confiée. Dans ses discours, Satan apparait devant l’ange de l’Éternel, qui seul a le gouvernement du monde.

Les Israélites, désignés sous le nom de Juifs depuis le retour de la captivité, continuèrent à être soumis aux rois de Perse. Ils jouirent d’une entière liberté de culte et se gouvernèrent avec assez d’indépendance. Ils [p. 8] suivirent le sort de l’empire perse lors des conquêtes d’Alexandre, et furent soumis tour à tour aux Ptolémées, rois d’Égypte, puis aux Séleucides, rois de Syrie, jusqu’à ce qu’enfin le despotisme d’Antiochus Épiphanes provoqua une levée de bouclier et leur rendit momentanément l’indépendance.

Pendant ce temps s’étaient élevées les Synagogues, qui concoururent à la formation du Judaïsme rabbinique. Il ne nous reste malheureusement qu’un petit nombre des livres que produisirent ces écoles. La rédaction des livres des Chroniques date du commencement de l’ère des Séleucides. Satan y est encore envisagé comme un instrument de Dieu (1 Chrono XXI, 1). Un dénombrement, dont les suites furent si funestes, y est attribué à Satan ; le même fait est attribué à la colère de Dieu dans 2 Samuel XXIV, 1.

Il est évident que le Satan de Zacharie et des Chroniques se rapproche plus que celui de Job de l’idée que l’on se fait d’un esprit du mal. Nous voyons que la démonologie était en voie de formation parmi les Juifs. Ce n’est cependant ici que le premier moment de cette doctrine, un moment de transition. Satan est comme un compromis entre l’ange de l’Hébraïsme el le démon du Judaïsme (6).

Les Apocryphes de l’Ancien Testament, qui sont en général postérieurs au livre dont nous venons de parler, nous offrent une démonologie plus développée. On sait que ces livres différent non-seulement par le sujet et la forme, mais encore par le pays d’où ils proviennent. Pour les uns, c’est la Palestine, pour les autres l’Égypte. [p. 9]

Juif proie d’un démon – Gargouille en grès provenant de Rouffach (France).

Occupons-noue d’abord de la littérature palestinienne. Nous trouvons, dans le livre de Tobie, Asmodée, esprit malin qui exerce une influence funeste sur les sept premiers époux de Sara (Tobie III , 8 ; VI, 14), parce que lui-même est épris de ses charmes (III, 7, 8). Il est chassé en Égypte par la fumée du cœur et du foie d’un poisson jetés sur des charbons (VI, 15 ; VIII, 2, 3) et il est enchaîné par l’ange Raphaël (III, 17 ; VIII,  23).

Ceux de nos lecteurs qui s’intéressent au sort du démon Asmodée ne liront pas sans quelque intérêt le récit suivant. Les voyageurs racontent des choses prodigieuses d’un serpent qui se trouve dans une grotte de la Haute-Égypte. Il ne nuit à personne, on le touche, on le caresse, on le tue, on le coupe en morceaux, on l’emporte à plusieurs journées de là, et après tout cela il se retrouve dans sa caverne tout en vie. Il paraît avoir du sentiment ; il va au devant de certaines personnes, il les embrasse et les enveloppe de ses plis, il en fuit et en évite d’autres. Les voyageurs reconnaissent dans cet animal quelque chose de miraculeux, et ont imaginé que ce pourrait être le démon Asmodée enchaîné dans la Haute-Égypte. Calmet (7) qui rapporte

ce récit, avance timidement qu’il pourrait bien être un conte fait à plaisir, pour embellir un voyage et pour amuser le lecteur crédule.

Dans le premier livre des Macchabées, le diable est l’adversaire des fidèles adorateurs de Dieu (I, 3-.6). Il y est dit des Israélites qui veulent forcer les habitants de Jérusalem à adopter les mœurs grecques, qu’ils furent un diable méchant pour tout Israël.

En passant à la littérature des Juifs d’Alexandrie, [p. 10] nous rencontrons deux documents : Baruch et la Sapience.

Pour l’auteur de la seconde partie de Baruch, les fausses divinités du paganisme sont des démons. Il reproche aux Israélites qui ont un penchant pour l’idolâtrie, d’avoir sacrifié à des démons et non à Dieu (VI, 7).

On trouve la même opinion dans la version des Septante (Ps. XCVI, 5 ; CVI, 37 ; Deut. XXXII, 17 ; Ésaïe LXV, 11 etc.).

La Sapience (II, 24, 25) nous donne une idée plus élevée du rôle des mauvais esprits. « Dieu, dit-elle, avait créé l’homme pour l’immortalité ; il l’avait fait à son image. L’envie du diable introduisit dans le monde la mort, qui est devenue l’héritage de tous. Ceux qui se déclarent de son parti éprouvent ses cruels effets. » Voilà la première allusion au récit de la tentation de nos premiers parents dans le jardin d’Éden et à ses suites désastreuses.

Mais l’auteur de la Sapience et la littérature juive d’Alexandrie ne tirent pas parti de cette idée du dogme du péché originel.

Enfin Philon, dont le système était fondé sur le dualisme grec, l’opposition de l’esprit et de la matière, ne parle des mauvais esprits que dans un passage (de gigantibus, 4). Leur fonction est d’exciter dans l’homme des désirs impurs.

  • 2. La démonologie au siècle des Hérodes.

Nous n’avons pas à raconter ici comment s’éteignit la famille des Macchabées, et comment celle des Hérodes [p. 11]en flattant les Romains arriva au pouvoir. Il nous suffit de dire pour notre sujet que c’est sous le règne d’Hérode-le-Grand qu’on place la composition de l’Apocalypse d’Hénoch.

Ce livre a joui d’un très-grand crédit. L’épître attribuée à saint Jude et la deuxième épître attribuée à saint Pierre en citent quelques passages. Les pères de l’Église en parlent avec respect et lui attribuent la plus haute antiquité (8), George Syncelle dans sa Chronographie, Grabe dans son Spicilegium Patrum, Fabricius dans son Codex pseudepigraphus, en citent de longs passages. L’ouvrage ne fut bien connu que lorsque le célèbre voyageur Bruce en eut rapporté de l’Abyssinie plusieurs  manuscrits. Richard Lawrence, professeur d’hébreu à Oxford, en a publié une traduction ; il pense que la composition de cet écrit se rapproche du commencement de l’ère chrétienne, et qu’elle a eu lieu durant les premières années du long règne d’Hérode-le-Grand (9).

L’auteur de ce livre s’attache surtout à décrire la lutte des mauvais anges contre Dieu, leurs relations avec les filles des hommes, et leur funeste influence sur l’humanité.

Qu’il nous soit permis de citer un fragment de ce singulier ouvrage. Les filles des hommes s’étant multipliées, les Veillants se dirent entre eux : Allons, choisissons-nous des épouses de la race des femmes, et. engendrons des enfants. Ils étaient au nombre de deux cents ; Samyaza et dix-neuf autres étaient à leur tête. [p. 12]

Ils s’engagèrent par serment à faire tout ce qu’ils verraient faire à leurs .chefs.

Ils prirent donc des femmes sur la terre, et se souillèrent par toutes sortes d’abominations.

De ces mariages naquirent les géants dont toute l’antiquité a tant parlé.

Azaziel enseigna aux hommes à fabriquer des armes ; il leur apprit à fabriquer des miroirs, l’usage des parfums, des bracelets, des ornements, des pierres précieuses et de toutes les couleurs.

L’impiété augmentait, l’impudicité croissait, et tous transgressaient et corrompaient leurs voies.

Amazarak enseigna tous les enchanteurs, Barkayal les observations des astres, Akibeel les signes et Asaradel le mouvement de la lune.

Les bons anges, chefs de l’armée du ciel, informés des désordres que ces révoltés avaient commis dans le monde, en portèrent leurs plaintes au Tout-Puissant, qui leur donna ses ordres pour arrêter les progrès de ces dérèglements, Il dit à Uriel : Allez vers Noé, fils de Lamech, et dites-lui de se cacher pour un temps ; parce que je dois envoyer sur la terre un déluge, qui fera périr tout ce qui est sur sa surface. Instruisez-le de ce qu’il a à faire pour se préserver de ce malheur, afin qu’il devienne le père d’une race nouvelle.

Le Seigneur dit ensuite à Raphaël : Allez, liez Azaziel et le jetez dans les ténèbres et placez sur lui des pierres aiguës ; couvrez-le de ténèbres, fermez-lui les yeux, et au jour du jugement il sera jeté dans le feu. Puis réparez le mal que les anges ont causé sur la terre par le mystère d’iniquité qu’ils ont enseigné à leurs femmes et à leurs enfants. Dieu dit ensuite à Gabriel de [p. 13] marcher contre les géants, de les exciter les uns contre les autres, afin qu’ils se tuent mutuellement, et qu’il n’en demeure aucun sur la terre.

Enfin il dit à Michel de lier Samyaza et les autres qui lui étaient attachés. Il ajouta : et quand ils auront été témoins de la mort violente des géants leurs fils, qu’ils demeurent enchaînés dans les forêts Pendant soixante et dix générations, jusqu’au jour du jugement dernier. Alors ils seront précipités dans le chaos éternel, et dans le feu qui ne s’éteindra jamais. Les hommes qui seront tombés dans les désordres, et qui auront mérité la condamnation, seront précipités avec eux dans ces ténébreux cachots.

Cette fable, que nous venons de rapporter tout au long, a sa source dans la fausse interprétation du passage de la Genèse VI, 1, 2. « Or il arriva que, quand les hommes eurent commencé à se multiplier sur la terre, et qu’ils eurent engendré des filles, les fils de Dieu voyant que les filles des hommes étaient belles, prirent pour leurs femmes, de toutes celles qu’ils choisirent. » Les fils de Dieu désignent ici les fils de Seth qui étaient de la race choisie, et les filles des hommes, celles de Caïn et de ses descendants. Le premier de ces titres est souvent donné aux fidèles adorateurs du vrai Dieu (Deut. XIV, 1). La version des Septante, Josèphe, Philon, les rabbins, la plupart des pères ont pensé qu’il était question des anges. Délaissant leurs demeures, ils se seraient souillés avec les filles des hommes, et auraient donné naissance à la race des géants. L’antiquité faisait descendre les héros. des dieux épris de l’amour des femmes, Rémus et Romulus, du dieu Mars et de Rhéa Sylvia, qui était mortelle. Les Pères familiarisés [p. 14] avec les mythologies païennes ont vu probablement dans la tradition hébraïque la source de ce mythe. Mais cette erreur des païens, tout ancienne qu’elle puisse être, ne peut servir à appuyer une autre erreur, et la peine que Dieu fit souffrir aux hommes en punition de ces désordres, est une preuve que les hommes étaient seuls coupables (10).

Il est facile de montrer comment le récit de la Genèse s’est transformé en la légende du livre d’Hénoch. En faisant des géants les enfants des anges et des filles des hommes, ce qui est contraire au texte hébreu de la Genèse VI, 4, la traduction des Septante jette un jour équivoque sur leurs mariages. Bientôt une secte ascétique de l’Égypte qui se servait de cette version, et qui rapportait l’origine du mal aux désirs charnels qui s’élèvent dans des êtres créés purs, imagina que les anges s’étaient souillés par ces relations, et inventa la légende que nous venons de citer (11).

Ce fut probablement aussi dans le sein de cette secte d’Égypte que les fragments juifs des oracles sibyllins furent composés.

Nous y trouvons Béliar, l’Antéchrist, le prince des démons. Ce mot est une faute d’orthographe ou de prononciation pour Bélial, l’anéantissement, la mort, l’enfer (12).

Nous avons, encore à consulter deux autres documents, Josèphe et les Targums. Le premier croit que les âmes des méchants après leur mort viennent quelquefois tourmenter les vivants (Guerre des Juifs, VII, [p. 15] 6, 3), établissent leur domicile dans leurs corps et les frappent de maladies. Cette opinion paraît particulière à Josèphe, car le commun des Juifs ne doutait pas que ce ne fussent de vrais démons qui possédassent les énergumènes.

Quoi qu’il en soit, il fait remarquer que ces âmes des méchants tueraient les possédés si on n’avait pas de secours à leur procurer. Dès qu’on approche une certaine plante du nez d’un possédé, le démon en sort aussitôt. Cette plante croît aux environs de Machærus. Elle s’appelle Baarasdu nom de l’endroit. Elle ne se laisse pas aisément toucher, et fuit, en se retirant, des mains de ceux qui se présentent pour la prendre. Il y a plusieurs moyens de l’arrêter ; encore ne saurait-on, avec les précautions qu’il indique, la toucher sans mourir, si on ne la tient suspendue par ses racines. Pour pouvoir la soutenir de cette façon, on creuse tout alentour jusqu’à ce qu’on ait mis à découvert ses racines les plus profondément enfoncées dans la terre ; et à l’extrémité de ces racines, qu’on y laisse, on lie un chien, qui, voulant suivre celui qui l’y a attaché, arrache aisément la plante et meurt aussitôt. On peut après cela l’enlever sans aucun risque et s’en servir pour chasser les démons (Guerre des Juifs, III, 3).

Le même historien raconte ailleurs, Antiq. judaïq., liv. VIII, chap. II, qu’il a vu un Juif nommé Éléazar qui, en présence de l’empereur Vespasien, de ses fils et de ses capitaines, délivra plusieurs possédés. Il attacha au nez du possédé un anneau dans lequel était enchâssée la merveilleuse racine, et aussitôt que le démon l’eut sentie, il jeta le malade par terre et l’abandonna en passant par son nez. Éléazar récita [p. 16] ensuite les mêmes paroles que Salomon a laissées par écrit, et en faisant mention de ce prince, il défendit au démon de revenir. Mais, pour faire encore mieux voir l’effet de ses conjurations, il remplit une cruche d’eau et commanda au démon de la jeter par terre, et le démon obéit.

De semblables récits ne se réfutent que par leur exposition et donnent une triste idée des croyances démonologiques des Juifs.

Disons enfin un mot des Targums. Ce sont des traductions de l’Ancien Testament en araméen, langue vulgaire des Juifs de cette époque.

Celui de Jonathan sur les Prophètes, qui appartient au premier siècle de notre ère, mentionne deux démons, Armilos et Samaël, Ce dernier a une certaine célébrité ; il est le prince de la mort ; c’est lui qui séduisit nos premiers parents. Voici l’explication rabbinique de ce grand événement : Dieu s’entretenant un jour avec les anges, remarqua que la jalousie s’était emparée de leur esprit à l’occasion de l’homme. Ils soutinrent que l’homme n’est que vanité, et que mal à propos il lui avait donné un si grand empire sur les créatures. Dieu soutint la dignité de son ouvrage par les deux raisons suivantes : la première, parce que l’homme était destiné à le louer sur la terre, comme les anges font au ciel, et la seconde parce qu’Adam savait le nom de toutes les créatures, en quoi il était supérieur aux anges, qui ne le savaient pas. Samaël, chef des esprits révoltés, résolut de faire perdre à l’homme les plus belles de ses prérogatives. Il descendit sur la terre, et ayant remarqué que le serpent est le plus rusé et le plus subtil de tous les animaux, il s’en servit [p.17] pour tenter Ève, et pour lui inspirer des sentiments d’orgueil et d’indépendance. Ève fut séduite, et Adam eut la complaisance d’imiter la vanité et la désobéissance de sa femme.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur tout ce que les Juifs savaient raconter au sujet des mauvais anges. Mais nous ne devons pas dépasser les limites que nous nous sommes imposées. Nous voici arrivé à l’époque où les Évangiles synoptiques furent écrits ; avant de passer en revue leurs croyances, voyons l’origine que nous devons attribuer à la démonologie juive.

  • 3. Origine de la démonologie juive.

Quelques savants regardent la doctrine des mauvais esprits comme une importation étrangère dans la théologie des Juifs. Ils attribuent cette croyance aux Perses qui furent longtemps leurs maîtres.

A l’appui de leur opinion ils citent un passage du Talmud qui reconnaît que les Assyriens ont fourni aux Juifs les noms des mois, des anges et des caractères dont ils se servent pour écrire leurs livres sacrés (13).

Ils comparent ensuite la démonologie juive avec la doctrine mazdéenne (14).

Selon le Talmud, l’homme est entouré de tant de démons que, s’il les voyait, il ne pourrait subsister. Ils sont plus nombreux que nous et nous entourent comme on voit un champ entouré d’une clôture. Chacun de nous en a mille à sa gauche et dix mille à sa droite. Quand nous nous sentons pressés dans une foule, cela vient de leur présence ; quand nos genoux [p. 18] faiblissent sous notre corps, eux seuls en sont la cause ; quand il nous semble qu’on a brisé nos membres, c’est encore à eux qu’il faut attribuer cette souffrance (15).

D’après le Zend-Avesta, les démons ou les dews, ces enfants d’Ahrimane et des ténèbres, ne sont pas moins nombreux que les créatures d’Ormuzd ; ils parcourent la terre pour répandre chez les hommes la maladie et la faiblesse (16). Quel est, demande Zoroastre à Ormuzd, quel est le lieu où sont les dews mâles, où sont les dews femelles, où les dews courent en foule de cinquante côtés, de cent, de mille, de dix mille côtés, enfin de tous les côtés (17) ?

« Anéantissez les dews qui affaiblissent les hommes et ceux qui produisent les maladies, qui enlèvent le cœur de l’homme, comme le vent emporte les nuées (18). »

Selon le Talmud, il y a trois choses par lesquelles les démons ressemblent aux anges, et trois autres par lesquelles ils ressemblent aux hommes : comme les anges, ils lisent dans l’avenir, portent des ailes et volent, en un instant, d’une extrémité à l’autre de la terre : mais ils mangent, ils boivent et se reproduisent à la manière des hommes. De plus, ils ont pour origine les rêves lascifs qui troublaient les nuits de notre premier père, pendant les années qu’il a passées dans la solitude, et aujourd’hui encore chez ses descendants les mêmes causes engendrent les mêmes effets.

Les dews, dit le Zend-Avesta, s’unissent l’un à l’autre et se reproduisent à la manière des hommes (19).  Mais ils [p. 19] se multiplient également par nos propres impuretés (20) etc.

Les partisans de l’hypothèse que nous exposons font remarquer en outre que la démonologie ne se développa chez les Juifs qu’après le retour de la captivité ; que la croyance aux mauvais esprits est enseignée pour la première fois dans un écrit dont l’auteur connaissait fort bien la Mésopotamie et la démonologie persane ; d’après eux le nom d’Asmodée dérive d’un verbe qui dans cette langue signifie tenter.

Ces considérations ne sauraient à notre avis donner le droit de conclure que la démonologie juive est un emprunt fait au mazdéisme. Elles indiquent seulement que la religion des Perses a exercé quelque action sur le judaïsme dans la formation de cette doctrine.

Les réflexions suivantes renverseront l’hypothèse dont nous venons de parler. 1° Comment les écoles pharisiennes, si jalouses de la pure tradition intérieure, se seraient-elles emparées d’une doctrine dont elles auraient connu la provenance étrangère ? 2° Nous nous sommes efforcé de montrer dans les paragraphes précédents que la doctrine juive ne s’est formée que peu à peu. Le travail de formation que nous avons reconnu bannit toute idée d’emprunt, dans le sens exact du mot.

Voici comment nous comprenons l’influence du mazdéisme sur le judaïsme. Il est probable que la vue de la révolution opérée par Zoroastre dut produire une impression profonde sur l’esprit des Israélites. A ceux qui se les représenteraient comme brisés par leurs infortunes, étrangers à tout ce qui se faisait chez leurs vainqueurs, nous montrerions Daniel, Zorobabel, [p. 20] Néhémie, élevés dans toutes les sciences, et participant aux plus hautes fonctions de l’empire. Ils durent alors éprouver le besoin de remplacer les anthropomorphismes, que l’Écriture avait consacrés dans son langage poétique, par une autre manière de concevoir les rapports entre l’homme et Dieu. L’Éternel ne fut plus considéré comme l’auteur du mal, et le rôle de Satan commença à se dessiner. La Sapience attribua dès lors au démon la tentation d’Adam et d’Ève ; et le dénombrement que le livre des rois attribue à la colère de Dieu, fut attribué par le livre des Chroniques à l’influence de Satan.

Ainsi nous pensons que la croyance aux mauvais esprits, dans sa conception primitive, a pu être inspirée par la comparaison avec la doctrine mazdéenne. Mais nous accordons au développement intérieur une large part dans le développement de cette doctrine. Les Juifs purent s’assimiler quelques éléments étrangers qui complétèrent leurs idées propres : mais ils les accommodèrent à l’ensemble de leurs croyances (21).

L’idée d’un ange particulier, adversaire des hommes, idée que l’Écriture ne connaissait que comme une fiction poétique, bien qu’elle pût avoir sa racine dans les croyances du peuple, se combina avec la notion du principe mauvais, tel que l’admettait le dualisme, et cette combinaison, toujours subordonnée à la théorie monothéiste, engendra finalement l’idée du diable (22).

Nous ne saurions mieux dire et mieux conclure cette première partie de notre travail.

SECONDE PARTIE.

LES ÉVANGILES SYNOPTIQUES (23)

La démonologie juive que nous venons de voir se développer après la captivité se retrouve dans les premiers écrits chrétiens. La théologie chrétienne ne changea rien aux idées répandues à cet égard dans la société juive et propagées par l’enseignement des Pharisiens (24). C’est ce qu’il nous faut montrer maintenant.

§ 1. Hiérarchie et noms donnés aux mauvais esprits.

La littérature chrétienne dont nous nous occupons, les représente comme formant une milice bien organisée. Ils ont un chef appelé d’abord le Satan, c’est-à-dire l’ennemi, l’adversaire ; ce nom hébreu est employé dans les Évangiles sans être traduit, ou bien traduit par le mot διαβολος.

Il est encore appelé le Prince des démons ό αῥϰων των δαίμονιων(Matth. XII, 24) ; Béelzébul (Matth. XII, 24 ; Marc III, 22 ; Luc XI, 15, 18, 19). Baal zeboub, dieu des mouches, était primitivement le nom d’une divinité des Philistins. On trouve à sa place dans d’autres exemplaires celui de Baal zeboul, dieu du fumier. On peut regarder ce dernier nom comme une corruption [p. 22] de Béelzeboub, ou bien comme une faute des copistes du Nouveau Testament Quelques critiques pensent que par mépris on l’avait ainsi volontairement altéré. D’autres le font dériver de זכל habitare, pour exprimer les possessions démoniaques.

Le Méchant, ό πονηρος (Matth. VI, 18 ; XIII, 38-39) ; εϰδρος, l’ennemi (Matth. XIII, 25, 39); le tentateur, ό πείραςων Matth. IV, 3).

Ceux qui obéissent à ce chef sont en très grand nombre (λεγεων, Marc V, 9). Les évangélistes les nomment : 1° Démons, δαιμονια; δαιμων, chez les Grecs, signifiait un être intelligent. Ils entendaient par δαιμονια, des génies inférieurs aux dieux, mais supérieurs aux héros, les uns bienfaisants, les autres malfaisants. On leur attribuait les événements dont les causes demeuraient ignorées.

2° Esprits impurs πνευματα αϰαταρτα (Matth. X, 1 ; Marc IX, 25).

3° Esprit muet et sourd άλαλον ϰαί ϰωφον (Marc9, 25).

§ 2. Fonctions des mauvais esprits.

Les Évangiles synoptiques enseignent qu’ils sont les auteurs du mal dans le monde.

Et d’abord du mal physique. A peine Jésus commence-t-il son ministère en Galilée que nous le voyons guérir les démoniaques δαιμον ϰαί ϰωφον. Étudions les récits des guérisons de ces malades afin de nous faire une idée exacte de leur état.

Nous trouvons les symptômes de la folie chez le démoniaque qui fut guéri dans la synagogue de Capernaüm (Marc I, 23 ; Luc IV, 33).

Les détails que Matth. XVII, 14, donne sur le démoniaque [p. 23] guéri après la transfiguration, les chutes subites dans les endroits dangereux, les cris, les grincements de dents, l’écume, nous font reconnaître un épileptique.

Les évangélistes signalent encore, comme démoniaques, des muets (Matth., XII, 22), une femme affectée de contractions goutteuses (Luc XIII, 11).

Nous découvrons encore les symptômes de la folie chez le plus fameux des possédés délivré par Jésus, celui de Gadara résidant sur la rive orientale du lac de Tibériade. Qu’il nous soit permis d’étudier quelques instants le récit des synoptiques.

Matthieu nous apprend qu’il y avait deux possédés ; Marc et Luc qu’il n’y en avait qu’un seul. D’après Matthieu, ils vivaient dans les sépulcres, et ils étaient si furieux que nul n’osait les approcher.

D’après Marc, il errait nuit et jour dans les sépulcres sur les montagnes ; il rompait les liens avec lesquels on l’attachait et se déchirait avec des cailloux ; Luc dit que personne ne pouvait le dompter et qu’il était emporté par le démon dans le désert. Matthieu raconte que le malade, s’identifiant avec les puissances malignes dont il se croit tourmenté, s’écrie : qu’y a-t-il entre toi et nous, Fils du Très-Haut ? Pourquoi es-tu venu avant le temps pour nous tourmenter ? Luc dit que c’est Jésus qui adressa le premier la parole au démoniaque. Neander observe avec raison que cette remarque a dû être ajoutée postérieurement, par celui qui a recueilli la tradition, pour expliquer la conduite du démoniaque.

Marc et Luc rapportent que le malade, ne pouvant pas sortir de son illusion, répond à Jésus qui lui [p. 24] demande son nom : « je me nomme légion, car nous sommes plusieurs. »

Les trois évangélistes racontent que les mauvais esprits sollicitent la permission de passer dans un troupeau de deux mille pourceaux qui paissaient non loin de là. Jésus le leur permet : Ces démons entrent alors dans les pourceaux qui se précipitent dans la mer. On comprend sans peine l’irritation des gens de la ville à la nouvelle de la perte de leurs troupeaux, et le départ de Jésus qui s’embarque à l’instant, et gagne l’autre rive (Matth. VIII, 28, 34 ; Marc, V, 1, 20 ; Luc VIII, 26, 39). La dernière partie de ce récit a soulevé quelques objections. On a été fort surpris de trouver, en un même endroit, des troupeaux de pourceaux si nombreux, dans un pays où cet animal était considéré comme immonde, et où la malédiction frappait celui qui en aurait élevé un seul. On a cru faire disparaître la difficulté en disant que les Juifs s’abstenaient d’en manger eux-mêmes et les vendaient aux étrangers.

L’effet que les démons produisirent sur le troupeau présente encore une autre difficulté : ils les excitèrent à se précipiter dans le lac. Pourquoi détruire ce troupeau ? pour faire plaisir à des démons. Mais on cherche vainement quel intérêt ils peuvent avoir à entrer dans le corps de ces animaux qu’ils tuent aussitôt en les faisant noyer. Ne vont-ils pas ainsi dans l’abîme qu’ils voudraient fuir ?

Ces difficultés et bien d’autres- encore, par exemple le passage des démons dans le corps des pourceaux, ont fait douter de la fidélité historique de ce récit. Les pères l’interprétaient d’une manière allégorique. Nous nous rangeons à l’opinion des théologiens qui, tout en [p. 25] admettant la réalité de la guérison d’un malade par Jésus pensent que quelques traits de ce récit ont pu être ajoutés par l’imagination des premiers chrétiens.

Il nous reste à signaler une autre difficulté, qui se rattache au point de vue auquel se placent les évangélistes. Ils pensent qu’un esprit impur ou plusieurs se sont emparés du malade ; que ces démons parlent par leur bouche, tourmentent le patient, jusqu’à ce que, chassés avec violence, ils l’abandonnent.

On considère aujourd’hui ces faits sous un point de vue bien différent. Grâce aux progrès des sciences médicales, les mauvais esprits ne sont plus rangés parmi les causes des maladies, On ne saurait dire que ces maladies étaient particulières à la Palestine, et même à l’époque du Sauveur ; nous avons vu, en effet, qu’on les connaissait avant et qu’on les connut après lui.

Et de nos jours, si les mêmes causes nous sont étrangères, les maladies ne nous sont pas inconnues. Quand on s’attache aux symptômes maladifs des démoniaques, on voit qu’ils répondent à des maladies qui existent encore aujourd’hui et qui sont attribuées à d’autres causes. Ce qui faisait jadis les démoniaques, fait aujourd’hui les fous, les épileptiques, les sourds-muets. Les évangélistes s’étaient donc trompés sur les véritables causes de ces maladies. Et ce qui vient corroborer cette conclusion, c’est que l’Écriture ne fait pas mention, à côté des démoniaques, des fous, des épileptiques. Il n’y a donc pas de distinction à faire.

Ainsi la cause de ces maladies n’est qu’un préjugé populaire. On peut expliquer assez facilement la genèse de cette opinion. Les malades avaient tous un caractère commun ; ils étaient extérieurement. semblables à [p. 26] ceux qui étaient, en parfaite santé ; l’organisme ne présentait aucune trace de maladie ; on était de la sorte conduit à l’attribuer à une cause étrangère à l’individu, et on rapportait cette cause au principe de tout mal, au démon. Les évangélistes parlent comme si ces esprits étaient des êtres réels, et nous croyons pour notre compte qu’ils partageaient le préjugé de la foule.

Et Jésus l’a-t-il partagé ? La question est délicate et difficile à traiter ; aussi mettrons-nous à profit l’enseignement oral et écrit de nos maîtres aimés et vénérés.

Jésus parle souvent des possessions comme s’il y croyait ; une simple lecture des récits des guérisons qui nous sont rapportées dans les synoptiques suffit pour le reconnaître. On peut en conclure qu’il a cru aux possessions, ou bien qu’il n’a pas cru nécessaire de faire disparaître cette erreur.

Nous penchons pour cette dernière opinion. A côté du langage judaïque que les trois premiers évangélistes mettent dans la bouche de Jésus, nous en trouvons un autre tout à fait emblématique et poétique. Qu’on lise par exemple les passages suivants (Luc X, 18) : Je voyais Satan tomber du ciel comme un éclair, c’est-à-dire je voyais en esprit la ruine de l’empire, de l’erreur et du péché. Matth. XIII, 19, Satan enlève la bonne semence du champ (Marc IV, 15). — Matth. XIII, 39, il répand la semence de l’ivraie.

Ailleurs, Pierre est un satan quand il déconseille la passion ; ses faiblesses sont décrites sous l’image d’un crible, où Satan demande à l’agiter comme on agite le froment (Luc XXII, 31).

Qu’on lise encore le passage suivant (Matth. XII, 43, 45 ; Luc XI, 24, 26) où sont réunies les deux manières [p. 27] de parler du Christ au sujet des démons. On y voit l’esprit immonde sortir d’un homme, y revenir, en ressortir et revenir de nouveau : c’est le langage ordinaire 1 du temps, le reste c’est image: c’est le langage du Christ (25).

La différence de langage que nous venons de constater jette quelque lumière sur cette question. Elle nous fait comprendre pourquoi Jésus n’a pas combattu la croyance aux mauvais esprits et leur action sur les hommes. Il ne pouvait s’attaquer à toutes les erreurs à la fois pour les détruire immédiatement. Il avait une telle confiance dans son œuvre, il était si sûr de ses moyens et de son but, qu’il abandonnait volontiers à l’action combinée des principes et du temps le soin de faire disparaître ce qui n’était pas marqué du sceau de l’éternité. Sous ce rapport l’histoire a pleinement justifié sa méthode et sa haute prévoyance (26). Il ne dit rien par exemple de l’esclavage et de beaucoup d’autres questions ; il se contente de poser le principe de l’amour fraternel, persuadé qu’une fois ce principe accepté, l’erreur serait bien vite dissipée. Quant à la question qui nous occupe, elle ne touchait pas non plus immédiatement à sa vocation. Elle n’était pas du domaine de la religion ; elle appartenait aux sciences naturelles, à la psychologie et à la médecine. Ce qui appartenait seulement à sa tâche, c’était le Principe qui reliait la maladie et le désordre physique au mal moral, et l’on peut dire que cette manière populaire de parler, qui rapportait la cause de ces maladies à la milice de Satan, pouvait servir de point d’attache, par cela même qu’elle [p. 28] indique d’une manière générale que la maladie a son principe dans le mal moral, les détails ultérieurs appartiennent à la science proprement dite (27). Tel est le point de vue sous lequel nous envisageons la question des démoniaques.

En second lieu les évangiles synoptiques attribuent aux mauvais esprits le mal moral.

Ces esprits cherchent à séduire les fidèles et à leur faire commettre des péchés.

Immédiatement après son baptême, Jésus, poussé par l’esprit, se retira dans le désert, où il passa quarante jours et quarante nuits, et où il fut tenté par le diable.

Marc est le seul qui parle des bêtes féroces qui servaient Jésus.

Matthieu et Luc racontent qu’après un jeûne de quarante jours il eut faim.

Le diable se présente alors pour le tenter. « Si tu es le Fils de Dieu, ordonne à ces pierres de se changer en pain. » Jésus lui répond : « L’homme ne vivra pas de pain seulement, mais de tout ce qui sort de la bouche de Dieu. »

Après cela, le tentateur transporte Jésus sur le haut du temple et lui dit : « Si tu es le Fils de Dieu, jette- toi en bas, car il est écrit que Dieu a ordonné à ses anges d’avoir soin de, toi et de te porter dans leurs mains, de peur que ton pied ne heurte contre quelque pierre. » A cette citation du Psaume XC, 11, 12, Jésus oppose celle du Deutéronome VI, 16 : « Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu. » Remarquons que Jésus et Satan [p. 29] citent la traduction des Septante au lieu de l’original hébreu.

Enfin le diable transporte Jésus sur une haute montagne d’où il voit tous les royaumes de la terre, qu’il promet de lui donner s’il consent à l’adorer. Jésus lui répond : « Retire-toi, Satan, car il est écrit : tu adoreras le Seigneur ton Dieu et tu n’adoreras que lui seul. » Cette citation est encore tirée du Deutéronome et faite d’après la version grecque (Matth. IV, 1-10 ; Marc I, 12 ; Luc IV, 1-13).

Les évangélistes présentent ce fait comme réel et objectif ; il est question dans ce récit d’un tentateur personnel et visible, du diable enfin (28). Aussi plusieurs théologiens ont-ils fait de graves objections.

Et d’abord où trouver la place des quarante jours ?

Nous savons par Marc que la tentation a eu lieu après le baptême et avant le voyage en Galilée (I, 9-14) ; et Jean, qui fait le compte des jours écoulés depuis le baptême jusqu’au voyage en Galilée n’atteint pas ce chiffre, (Jean 1,19) : Jean-Baptiste affirme aux envoyés du Sanhédrin qu’il n’est pas le Christ ; le lendemain, Jean voit venir à lui Jésus et le baptise (29). Le lendemain, il dit de Jésus : voici l’agneau de Dieu (35 ; 36). Le lendemain encore, Jésus voulant aller en Galilée, se fait suivre de Philippe (43), et au premier verset du second chapitre le même évangéliste montre, trois jours après, Jésus aux noces de Cana en Galilée. Aucun des efforts tentés pour faire disparaître cette difficulté n’a encore été couronné de succès.

On a fait remarquer en outre quelques divergences entre les récits des synoptiques. D’après Matthieu, [p. 30] la tentation eut lieu après les quarante jours passés au désert ; d’après Luc, Jésus fut tenté pendant et après les quarante jours. Matthieu et Marc disent que Jésus fut conduit par l’esprit divin, Luc que c’est en esprit seulement.

Nous n’en finirions pas si nous voulions parler plus longtemps des difficultés soulevées par ce récit. Nous nous bornerons à en indiquer encore quelques-unes.

L’Écriture déclare que le diable a été lié aux enfers jusqu’à l’époque du jugement dernier (2 Pierre II, 4); comment a-t-il pu faire une apparition personnelle ?

Comment Jésus a-t-il pu être serré dans les bras du diable et transporté en divers lieux ?

Josèphe nous apprend que la couverture du temple était semée et comme hérissée de broches en lames d’or très-pointues, afin d’empêcher les oiseaux de s’y abattre (Guerre judaïque; liv. V, chap. XIV). Comment donc un homme aurait-il pu s’y tenir ? Où trouver enfin la montagne du haut de laquelle on aperçoit tous les royaumes du monde ?

Ces difficultés ont de tout temps occupé les commentateurs, et chacun a dit son mot sur ce récit. Pour les uns, le diable dont il est ici question est le plus rusé des Pharisiens, envoyé par le Sanhédrin auprès de Jésus pour s’assurer s’il voudrait appuyer le pouvoir sacerdotal et se déclarer contre les Romains.

D’autres ont pensé que Jésus avait raconté à ses disciples une parabole qu’ils auraient comprise historiquement et dont le sens était d’enseigner qu’il ne faut faire aucun miracle pour son avantage particulier, quelle que soit la circonstance ou le besoin qui presse ; qu’il ne faut jamais y recourir pour se concilier la [p. 31] faveur de la multitude, et que, même pour la plus grande utilité, il ne faut pas entrer en communication avec les impies.

D’autres, enfin, ont trouvé que ce récit ressemble plutôt à une vision qu’à un fait.

Nous, n’insisterons pas davantage sur ces explications, qui nous paraissent contraires au texte des trois évangiles ; nous indiquerons seulement les traditions qui ont contribué à la formation de ce récit. On sait que les plus grands hommes de l’hébraïsme avaient été mis à l’épreuve par Dieu lui-même. Jésus, qui ne devait pas paraître inférieur à ces grands serviteurs de l’Ancienne-Alliance, fut tenté à son tour, seulement l’agent de la tentation fut Satan, qui dans le judéo-christianisme était l’auteur du mal moral.

On sait en outre que le nombre de quarante jours ou années était sacré et traditionnel chez les Hébreux. Dans la vie de Moïse nous le rencontrons à diverses reprises : il passe quarante ans à la cour de Pharaon, quarante ans dans le désert de Madian, il fut le chef du peuple d’Israël pendant quarante ans, il jeûna quarante jours. La tradition fit aussi jeûner Jésus pendant quarante jours au désert.

On sait enfin qu’Élie avait voyagé dans les airs, et que le prophète Ézéchiel avait été transporté par l’Esprit de la terre d’exil à Jérusalem. Il en fut de même de Jésus.

Considéré sous ce point de vue, le récit de la tentation du désert s’explique naturellement.

  • 3. Demeures et destinées des mauvais esprits.

Les Évangiles enseignent qu’ils sont établis dans les [p. 32] airs; ils se tiennent dans le corps d’un homme ou dans les lieux déserts (Matth. XII, 43) ; s’ils ne peuvent s’attacher à une autre créature, ils sont précipités dans les profondeurs de la terre (Luc VIII, 31).

Leur séjour futur sera l’abîme (Luc VIII, 31) ; la géhenne, la géhenne du feu ; il est dit qu’un feu éternel est préparé pour le diable et pour ses anges.

On n’a qu’à rapprocher ce que dit le livre d’Hénoch sur ce sujet, pour se convaincre de la similitude de la démonologie juive et de la démonologie des Évangiles synoptiques. [p. 33]

Résumé général et conclusion.

Arrivé au terme de la tâche que nous nous étions imposée, qu’il nous soit permis, avant de déposer la plume, de jeter un regard sur le champ que nous venons de parcourir, de résumer les résultats auxquels nous sommes arrivé.

Dans les livres écrits avant la captivité de Babylone (606) la croyance aux mauvais esprits ne dépasse pas les limites d’une vague superstition populaire. Le Satan du prologue du livre de Job est encore bien éloigné de l’idée que l’on se fait d’un esprit du mal.

Les livres de l’Ancien Testament, de date plus récente, nous ont montré un génie d’une nature plus mauvaise que celle du précédent. C’est dans les livres apocryphes, qui n’ont pu trouver place dans le Canon, que nous avons rencontré les noms des mauvais esprits, leur chute.

Nous avons après cela recherché l’origine que nous devions attribuer à la démonologie juive.

Repoussant l’hypothèse d’un emprunt pur et simple, nous avons reconnu cependant que ce n’était pas impunément que les Israélites avaient vécu parmi leurs vainqueurs. Mais nous avons fait aussi une large place au développement de ces croyances dans le sein du peuple juif.

Abordant ensuite la démonologie des Évangiles [p. 34] synoptiques, nous avons vu qu’elle est la même que celle des Juifs. Ils font apparaître Satan en personne pour tenter le Fils de Dieu. Nous avons expliqué ce récit en disant que l’élément légendaire s’était glissé dans la tradition.

Nous avons montré en outre-que les évangélistes n’ont fait que reproduire les idées qui avaient cours chez le peuple juif sur les possessions démoniaques. Nous avons admis l’opinion que Jésus n’a pas voulu redresser cette fausse idée, qu’il a laissé la vérité faire son chemin ; il se contentait de déposer le germe dans le cœur de ses disciples, persuadé qu’en se développant, il ferait disparaître bien des erreurs. A l’appui de cette opinion on peut citer l’exemple de Jean qui, écrivant son évangile après la destruction de Jérusalem, ne parle pas des démoniaques, lors même qu’il raconte aussi des guérisons miraculeuses opérées par Jésus-Christ.

La question que nous posions au début est donc résolue. Les Évangiles synoptiques reproduisent la démonologie juive, qui â son tour est d’origine rabbinique. Nous avons donc un triage à opérer dans leurs écrits. Mais parce que tout n’y est pas égal, devons-nous tout rejeter. A Dieu ne plaise ! Nous y lisons encore les sublimes paroles que le Sauveur prononça sur la montagne. Nous y lisons des paroles comme celles-ci : Va-t’en en paix, tes péchés te sont pardonnés ; paroles qui sont, après tout, l’Évangile, la bonne nouvelle ; notre conscience nous en est un sûr garant.

Voilà le terrain sur lequel nous nous plaçons ; nous sacrifions, il est vrai, quelque chose de la Bible, la forme transitoire, mais le fond, la doctrine révélée demeure toujours intacte. Puissent les chrétiens [p. 35] comprendre enfin que le christianisme n’est pas en danger, si on refuse à un récit la même autorité que l’on doit accorder à la parole du maître ! C’est du fond du cœur que nous adressons à Dieu cette prière :Que ton règne vienne !

Vu par le président de la soutenance,
Strasbourg, le 10 novembre 1864.
T. COLANI.

Permis d’imprimer.
Strasbourg, 12 novembre 1864.
Le Recteur, DELCASSO.

 

Notes

(1) Bruch, Christianisme et foi chrétienne. p. 26.

(2) Alexandre Weill, Moïse et le Talmud.

(3) Munk, La Palestine, p. 190.

(4) Matter, La philosophie et la religion, t. II, p. 229.

(5) Herder. Cinquième dialogue de la poésie hébraïque.; Renan, Introduction au poème de Job.

(6) Nicolas, Doctrines religieuses des Juifs, p. 245.

(7)Dissertation sur le démon Asmodée.

(8) Tertullien et saint Jérôme le regardaient comme un livre inspiré et croyaient qu’il avait été sauvé du déluge.

(9) Gustave Brunet, Les Évangiles apocryphes, p.327

(10)Dom Calmet, Commentaires sur la Genèse.

(11) Voy. Nicolas, Doctrines relig., p. 261.

(12) Reuss, Histoire de la thélog., p. 466.

(13) Talmud de Jérusalem, Trait. Rosch-Haschana.

(14) Frank, La Kabbale, p. 362.

(15)Traité Berachoth, fol. 6 recto.

(16) Zend-Avesta , T. Il, p. 235; T. III, p. 158.

(17)Vendidad sadé, T. Il, du Zend-Avesta, p. 325.

(18) Zend-Avesta, T. II, p. 113.

(19) Voy. Zend-Avesta, T. Il, p. 336.

(20) Voy. Zend-Avesta, T. Il, p. 408, Vendidad sadé.

(21) Voy. Michel Nicolas, Doctrines religieuses des Juifs, Influence du Parsisme sur le Judaïsme.

(22) Reuss, Histoire de la théologie chrétienne au siècle apostolique. 2e édit., p.87.

(23) Ouvrages consultés : Mayer, Historia diaboli. Tub. 1780. — Winzer, De dæmonologia in Novo Testamento proposita. Viteb. 1812. — Hœffel, La démonologie selon les quatre Évangiles. Strasbourg 1844. — Strauss, Vie de Jésus, traduit par Littré. — Neander, Vie de Jésus, traduit par Goy.

(24) Reuss, Histoire de la théologie, p. 463 ; Oltramare, Cours sur les synoptiques.

(25) Coquerel, Christologie(voy. l’article sur les Démoniaques).

(26) Reuss, Histoire de la théolog., p. 278.

(27) Oltramare, Cours sur les synoptiques.

(28) Reuss, Histoire de la théolog., p. 457.

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