Emile Duprat. A propos de la mémoire des rêves. La mémoire des rêves chez les enfants. Article paru dans la « Revue de psychiatrie et de psychologie expérimentale », (Paris), 4e série, 9e année, tome IX, 1905, pp. 279-283.

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Emile Duprat. A propos de la mémoire des rêves.  La mémoire des rêves chez les enfants. Article paru dans la « Revue de psychiatrie et de psychologie expérimentale », (Paris), 4e série, 9e année, tome IX,   1905, pp. 279-283.

Emile Duprat. Assistant d’Edouard Toulouse au Du laboratoire de psychologie expérimentale de l’Ecole des Hautes Etudes à l’Asile de Villlejuif. Auteur de nombreux articles et observations de malades parus dans le Journal de Psychiatrie.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 279]

A PROPOS DE LA MÉMOIRE DES RÊVES LA MÉMOIRE DES RÊVES CHEZ LES ENFANTS

par

Em. DUPRAT

Amené, par la lecture de quelques travaux récents sur la psychologie du rêve à nous occuper nous-même de cette question, nous avons eu l’occasion d’observer, régulièrement, pendant deux semaines, le sommeil et les rêves de deux enfants normaux. Ayant déjà remarqué que la mémoire des rêves est en général plus nette chez les enfants et les gens d’une médiocre culture intellectuelle, que chez les adultes et surtout les personnes d’une mentalité supérieure ou même moyenne, il nous a paru intéressant d’étudier nos deux sujets à ce point de vue, espérant retirer de ces observations quelques informations propres à éclairer, soit la psychologie de la mémoire chez les enfants, soit le mécanisme du rêve lui-même.

I

Nos sujets sont deux frères : Jean, âgé de 13 ans et Henri, âgé de 10 ans. Jean est de tempéramment nerveux, doué d’une [p. 280] assez bonne mémoire auditive ; très peu visuel. Henri est un moteur et a une très bonne mémoire visuelle et auditive.

Pendant les deux semaines d’observation, Jean et Henri se sont couchés à neuf heures et demie. Henri s’endort très rapidement ; son frère au contraire ne peut dormir que vers dix heures, souvent même vers dix heures et demie. Le rythme de leur sommeil est le suivant : Jean : de dix heures ou dix heures et demie à deux heures, sommeil profond ; de deux heures à cinq heures, sommeil avec rêves plus ou moins conscients, de cinq heures à 7 heures, sommeil léger, puis réveil. Sur 16 nuits durant lesquelles nous l’avons observé, il s’est réveillé 3 fois entre deux heures et demie et cinq heures, — chaque fois en proie à un cauchemar, — pour se rendormir d’ailleurs aussitôt après.

Henri : de neuf heures et demie à deux heures et demie, sommeil très profond et période de repos absolu ; de deux heures et demie à six heures environ, sommeil et rêves ; vers six heures, premier réveil suivi d’une période de sommeil léger avec rêves intermittents. Réveil définitif vers sept heures.

Nous avons pratiqué l’observation directe et l’interrogatoire au réveil.

Il importe d’abord de noter tous les rêves racontés par nos deux sujets sont caractérisés d’une part par le manque de l’élément d’absurdité et d’illogisme, si fréquent dans certains rêves.

Il semble, — à entendre les deux enfants raconter leurs rêves — que le jeu des images continue logiquement l’état de veille.

Aucun fait insolite, aucune apparition brusque et inexpliquée ne se produit dans le déroulement des images. Henri, exprime ce caractère de ses rêves en disant que « c’est comme des histoires ». Ce sont presque en effet des « histoires », des contes enfantins assez bien liés, et nous avons cru plusieurs fois, de la part de l’un et de l’autre sujet à des inventions mensongères, tant la cohérence de ces rêves était frappante. Mais, outre que nous connaissons la franchise ordinaire de nos deux sujets, pendant tout le cours de nos expériences, nous n’avons jamais indiqué le but de notre étude aux deux enfants, qui, s’ils en avaient connu l’objet, n’auraient peut-être pas pu résister au plaisir de broder et d’enjoliver, tout au moins, pour se donner de l’importance ou pour le simple plaisir de tromper. De plus, nous devons ajouter que l’étude des attitudes et de la mimique pendant le sommeil confirmait les dires de nos sujets. Enfin, dans l’interrogatoire, nous avons souvent essayé en vain de prendre en défaut la bonne foi des narrateurs. Il semble donc certain que chez eux cet élément de cohérence relative du rêve soit établi.

D’autre part. les rêves des deux enfants montrent l’influence générale de l’état de veille sur l’état de sommeil. Nous avons [p. 281] dit plus haut que le jeu des images semble, chez eux, continuer l’état de veille. C’est que leur imagination n’est pas créatrice, mais reproductrice, et presque purement reproductrice. Les paysages qu’Henri (bon visuel) voit en rêve sont des paysages connus, vus tous les jours ; les personnages sont des amis de classe, des parents, des voisins. Dans un des rêves de Jean, quelqu’un lui parle « de derrière la porte, et j’ai reconnu la voix de papa ». Il arrive très souvent aux deux enfants (1) de revivre en rêve, ou plus exactement de revoir des scènes qui se sont passées en réalité. C’est ainsi qu’Henri a assisté de nouveau en rêve à la première communion de son cousin. Lorsque nos sujets rêvent ainsi de choses déjà vues, lorsqu’ils revoient leur passé, il leur semble bien reconnaître la scène ; il leur semble bien qu’ils revoient les faits dans tous leurs détails, mais ils n’en sont pas sûrs. D’après les explications, assez obscures et imparfaites, je l’avoue, des sujets eux-mêmes, le sentiment du déjà-vu est très faible, très indistinct pendant le rêve. Dans tous les cas, le souvenir du fait réel n’est jamais localisé, même d’une façon approximative.

Il convient également de noter que la mémoire du rêve, très nette au réveil s’efface rapidement. Les détails s’estompent et s’effacent tout d’abord, ne laissant place qu’à un souvenir schématique et en quelque sorte verbal. Puis, c’est ce souvenir lui-même qui disparait il suffit de vingt-quatre heures, pour que, dans la plupart des cas, la mémoire du rêve soit complètement abolie.

II

Les rêves dont nous venons de parler pourraient, semble-t-il, rentrer dans la forme de rêves que M. Renouvier appelle de simple imagination reproductive (2). « Ce dernier, dit-il, dans lequel l’élément d’absurdité manque totalement, ou en grande partie, se forme de souvenirs ou de désirs qui en l’état de sommeil se réalisent ou s’actualisent pour la conscience. Tels sont beaucoup de songes d’enfants, ou même d’hommes d’un esprit relativement simple. Les songes chez les individus ou chez les peuples qui leur accordent un intérêt de superstition, sont ou de cette même nature, ou corrigés et arrangés pour recevoir des interprétations ».

Il est à remarquer en effet que parmi les caractères signalés par M. Renouvier, nous en retrouvons deux chez nos sujets ; ce sont : l’absence de l’élément d’absurdité, et la part prépondérante donnée aux souvenirs dans la formation des rêves.

Seul, l’élément désir nous a paru faire défaut chez les deux enfants que nous avons observés. Mais notre intention n’est pas [p. 282] d’étudier le rôle de la mémoire dans les rêves ; nous nous bornons à la question de la mémoire des rêves chez les enfants. Il nous suffira d’avoir dit en passant que nos expériences nous ont amené à vérifier les opinions de MM. Renouvier et Bergson (3) au sujet du rôle essentiel joué par la mémoire dans la constitution du rêve chez les enfants.

Pour en venir à la mémoire des rêves, nous pouvons dire d’abord d’une façon générale, qu’au réveil, les deux enfants étudiés par nous présentent une mémoire plus vive et plus précise que les adultes ou même les jeunes gens. Mais ceci encore est un fait connu. Il nous semble plus utile d’attirer l’attention sur le mode de dissociation de cette mémoire et sur sa dissolution.

Nous avons systématiquement indiqué plus haut la disparition successives des éléments institutifs du rêve. Ce sont d’abord les détails qui s’effacent, — comme il est naturel, — puis le souvenir lui-même disparaît, le plus souvent après vingt-quatre heures environ. De la mémoire nette et précise du réveil à l’oubli complet nous avons don : une première période de dissociation des images pendant laquelle le souvenir concret du rêve s’intellectualise en quelque sorte pour aboutir au souvenir purement verbal ; — une seconde période, ordinairement plus longue, mais moins nuancée, qui a son point terminal dans l’oubli complet.

Prenons un exemple. — Un matin, Henri nous dit qu’il a rêvé être allé chez un de ses camarades de classe passer l’après-midi. Il raconte avec précision tout ce qu’il a fait, depuis les jeux auxquels les deux enfants se sont livrés, jusqu’au goûter et à la conversation qu’il a eue avec ses petits amis. Vers neuf heures, il raconte le rêve à son père, mais il a déjà oublié une grande partie des détails. Il se souvient seulement qu’il s’est « disputé une fois » avec son camarade, vers une heure de l’après-midi ; il ne se souvient plus que d’une chose : c’est qu’« il est allé chez Etienne ». Le souvenir concret a évolué, en perdant sa richesse d’images, vers un souvenir de type plutôt intellectuel, qui disparaîtra d’ailleurs, quoique plus lentement. Le lendemain dans la matinée, je l’interroge : « Quel était le rêve dont tu m’as parlé hier ?  — Et il répond : « Si tu crois que je me le rappelle » ; ce rêve n’a d’ailleurs pas une assez grande importance pour attirer son attention.

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Ainsi, dans la première période de dissociation de la mémoire du rêve, ce qui a d’abord disparu, c’est ce que nous pourrions appeler la mémoire imaginative du fait. Les détails concrets, les images vues, le cadre de l’action du rêve a disparu. Toutefois, [p. 283] la mémoire effective a subsisté. L’enfant se rappelle sa discussion avec son camarade, quoique d’ailleurs il en ait oublié les motifs. Puis, il ne reste plus que la mémoire proprement intellectuelle du rêve, exprimée, non plus par un récit, mais par une phrase, par une simple proposition : « J’ai rêvé que j’étais allé chez Etienne ».

C’est à la fixation par des mots du souvenir, qu’il faut attribuer le retard qui s’introduit désormais dans la dissolution de la mémoire du rêve et aussi à ce fait que l’enfant ayant parlé souvent de son rêve, se l’étant rappelé plusieurs fois, a une habitude prise, une mémoire constituée. D’autant que cette mémoire verbale est mieux organisée pour la résistance, — chez l’enfant, — que la mémoire Imaginative. Pour rendre en effet dans le détail ce qu’il a vu dans le rêve, l’enfant n’a pas de termes précis, pas d’expressions adéquates. Il ne peut fixer, — et par conséquent conserver, — cette richesse d’images, qu’il sait bien encore voir, mais qu’il ne peut exprimer. Une fois au contraire que l’habitude est prise, que la phrase est trouvée, organisée physiologiquement, une fois que les détails sont tombés dans l’oubli parce qu’ils n’ont su trouver une forme définitive, le squelette du rêve tend à rester ; la « chose est assimilée » et peut désormais se reproduire.

Comment le souvenir intellectualisé et fixé dans une phrase se dissocie-t-il à son tour ? C’est là une question plus difficile et plus embarrassante. Toutefois, il convient de remarquer que l’oubli total se produit en général après vingt-quatre heures. Il y a dans ce fait une sorte de rythme qui tendrait à montrer que, chez l’enfant, chaque journée est, en un certain sens, une « vie » pour ainsi dire complète. Ce qui relie un jour à un autre, pour l’enfant, c’est la persistance des impressions et la continuité des habitudes. Toute impression trop fugace, — comme celle des rêves, — tend à disparaître selon le rythme même de la vie organique. Et une mémoire de rêves, — nous avons pu l’observer chez ces deux enfants — semble détruire et supplanter une autre mémoire de rêves. L’enfant se souvient du rêve d’aujourd’hui, mais celui d’hier est déjà très loin dans le passé.

Toutefois, ce souvenir n’est pas mort. Si on lui rappelle son rêve de la veille, il le reconnaîtra, mais de lui-même, il ne sait pas le retrouver.

Nous ne tirerons pas de conclusion de cette étude trop incomplète sur la mémoire des rêves. Il nous paraît probable que le rythme de la vie mentale chez l’enfant suit exactement le rythme même de la vie physiologique. Mais une affirmation absolue serait téméraire. Il faut d’autres faits, d’autres observations pour tirer une conclusion scientifique certaine. D’autres études essaieront de tirer au clair ce complexe problème de la vie du rêve, le passage du souvenir concret et riche au souvenir intellectualisé, et à l’oubli total.

NOTES

(1) Sur une moyenne de 12 rêves, 5 fois.

(2) Nouvelle Monadologie, p. 166.

(3) Matière et Mémoire, p. 167.

 

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