Émile Castan. L’Oniromancie. Extrait de « La semaine religieuse de l’Archidiocèse d’Albi : organe officiel hebdomadaire de l’archevêché », (Albi), 38eannée, n°31, 05 août 1911, pp. 441-444.

Émile Castan. L’Oniromancie. Extrait de « La semaine religieuse de l’Archidiocèse d’Albi : organe officiel hebdomadaire de l’archevêché », (Albi), 38eannée, n°31, 05 août 1911, pp. 441-444.

 

Émile Castan (1824-1888). Prêtre du Diocèse de Paris, chanoine honoraire.
Autre publication :
— Histoire de la vie et de la mort de monseigneur Denis-Auguste Affre, archevêque de Paris. Paris, L. Vivès, 1855. 1 vol.
— Les Origines du christianisme d’après la tradition catholique. Moulins : impr. de A. Ducroux et Gourjon-Dulac, 1868.
— De l’Idée de Dieu d’après La tradition chrétienne, et les diverses autres théodicées nationalistes ou sacerdotales soit avant, soit après Jesus Christ. Paris, V. Palmé, 1871. 2 vol. 
— Déviations et maladies du sentiment religieux. Dans la collection « Science et religion ». Paris, Bloud, 1913. 1 vol. 63 p.

 

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L’ONIROMANCIE

L’oniromancie, Le sommeil, le somnambulisme et les songes naturels. — Le sommeil, qui absorbe un tiers de notre vie, est un état périodique de repos, alternant avec le travail et la fatigue, pendant lequel les fonctions locomotrices du corps (relation, mouvement) sont suspendues, ses fonctions physiologiques (respiration, circulation, digestion) ralenties, et les facultés sensibles de l’âme (imagination, mémoire) échappent plus ou moins au contrôle de y la raison et au gouvernement du libre arbitre. Tandis, en effet, que le corps se délasse en cessant momentanément ou en diminuant ses fonctions, l’esprit se repose en détendant les ressorts de l’attention et de la volonté, et en laissant l’imagination et la mémoire errer à l’aventure sur les images et les souvenirs, mobiles et fugaces, qui se combinent pour former les rêves et les songes. Des rêves, confus et incohérents, on ne garde guère de traces au réveil ; les songes, mieux sentis et suivis, offrent une certaine coordination et l’on en conserve un souvenir plus profond et plus net. La superstition a foi dans les songes, prétend en interpréter les obscurités, en tirer des inductions et des présages, y découvrir les secrets des cœurs et de l’avenir. Pour en montrer la vanité et l’erreur, il suffit d’exposer la genèse des songes.

On sait que l’imagination reproduit les perceptions des sens, et qu’en associant ces sensations visuelles, auditives, olfactives, gustatives et tactiles, elle en forme les images des objets perçus.

La mémoire, à son tour, emmagasine ces images, les idées sensibles des choses et les tire de ses archives, spontanément ou quand on l’en prie, pour les montrer à l’occasion. Après avoir vu un objet, on ferme les yeux, et on le revoit ; même les yeux ouverts, on revoit l’objet absent. Cette vision ferait prendre l’image pour l’objet correspondant, si la raison ne rectifiait aussitôt cette erreur, et si la mémoire n’avertissait que c’est l’image actuelle d’une sensation passée. Mais il arrive parfois que l’image d’un objet se présente avec tant de netteté et de vivacité qu’on la confond avec l’objet lui-même. C’est l’hallucination qui fait croire réel et extérieur un objet absent inexistant ou du moins n’existant que dans l’esprit. On est dupe de l’imagination en prenant le portrait d’un individu, la photographie d’un paysage, pour l’individu, pour le paysage lui-même. J’imagine un cavalier sur son cheval, mais je sais qu’il n’existe pas sous mes yeux, j’ai une imagination normale ; je me persuade, au contraire, qu’il existe réellement devant moi, j’éprouve une hallucination. Il arrive encore, dans la distraction et la rêverie, que les objets s’impriment dans l’imagination et la mémoire à l’insu de la conscience : de là des images latentes susceptibles de reparaître et des souvenirs inconscients susceptibles de devenir conscients dans des crises d’hypermnésie.

Ce sont ces idées-images et ces réminiscences, conscientes ou inconscientes, ces illusions et ces hallucinations, fréquentes déjà dans la veille, qui naissent ou ressuscitent durant le sommeil, où, n’étant plus contrôlées par la raison ni dirigées par le libre arbitre, elles s’associent au hasard, se heurtent, se [p. 442] bousculent, s’écroulent, se révèlent, se reconstituent, pour former les rêves et le songes. La mémoire imaginative a une puissance créatrice plus grande dans le sommeil que dans la veille, capable d’évoquer et de mettre en œuvre des matériaux amassés à son insu, et d’en construire des architectures inédites dans leur ensemble. De plus, l’esprit, n’étant pas complètement affranchi des liens du corps, en reçoit des impressions qui, vu l’assoupissement des sens, lui arrivent incomplètes et informes, qu’il insère néanmoins dans la trame de ses rêves, en les y adaptant et qui donnent lieu à des scènes fantastiques, moitié fausses, moitié vraies, où l’espace et le temps sont confondus, mais où un certain ordre peut se rencontrer. La seule présence de l’image provoque les mêmes mouvements instinctifs que la sensation elle-même : on croit voir de vraies formes, entendre de vrais sons, toucher de vrais objets. Il arrive enfin que l’activité mentale s’exalte dans le sommeil au point de réveiller partiellement le corps, de lui faire reprendre ses fonctions locomotrices et l’exercice de quelques-uns de ses organes et de ses sens, de le faire agir et parler. Le somnambulismerend certaines personnes aptes à percevoir des sensations sans l’intermédiaire des sens, de voir de nuit les objets éclairés tels qu’elles les voient de jour ; de se livrer, endormies, à la marche, à toutes les occupations auxquelles elles ont l’habitude de se livrer, éveillées ; de les exécuter même avec plus de sûreté et d’adresse, et d’en faire d’autres dont elles seraient incapables à l’état de veille.

Tous ces phénomènes sont naturels, s’expliquent par l’exaltation de certaines facultés et l’engourdissement de quelques autres, ne laissent rien d’extraordinaire à découvrir à la divination. Si le caractère se révèle dans le rêve, c’est que l’âme, agissant alors sans réflexion et sans calcul, manifeste spontanément ses sentiments intimes qu’elle dissimule à elle-même et aux autres dans la vie de relation.

Il est probable qu’il n’y a point de sommeil sans rêves, car on ne conçoit guère que l’âme cesse d’être active et de penser. S’il y en a qui prétendent ne pas rêver, ou ne rêver que rarement, c’est qu’ils perdent sans doute au réveil le souvenir de ce qui s’est passé en eux. Les témoins éveillés de leur sommeil leur surprennent toujours des gestes et des paroles, indices certains de rêves véritables. Il suffit de les leur rappeler pour leur en faire retrouver le souvenir. Cet oubli d’ailleurs n’est pas plus étrange que celui de tant de pensées qui traversent l’esprit durant le jour et dont il ne reste plus de traces conscientes le soir.

Cette activité mentale, qui persiste dans l’assoupissement du corps, peut être mise à profit et devenir féconde. Voulez-vous doubler votre temps ? dit le Père Gratry, faites travailler votre sommeil. « La nuit porte conseil », dit-on. C’est plus vrai qu’on ne pense. Un germe déposé dans l’esprit se développe, non seulement par l’étude et la réflexion, mais aussi par une sorte de fermentation sourde qui se poursuit en nous sans nous, comme la semence dont l’Évangile dit qu’elle croît d’elle-même, qu’il fasse nuit ou qu’il fasse jour, que le semeur dorme ou qu’il veille (Mat., IV, 26-28). Les écoliers qui regardent leur leçon avant de s’endormir la savent par cœur en se réveillant. Les religieux qui préparent leur méditation la veille au soir la trouvent vivante le lendemain matin. Laplace, l’illustre mathématicien, trouvait souvent résolus au réveil les problèmes que le travail de la journée n’avait pu résoudre. (Les Sources.) [p. 443]

Les songes ne sont ordinairement que des phénomènes physiologiques et psychiques sans conséquence, auxquels on ne doit pas attacher plus d’importance qu’ils n’en ont. Ou bien ils reproduisent les pensées et les préoccupations de vaille, et alors nous pouvons en être jusqu’à un certain point responsables ; ou bien ils résultent d’une combinaison nouvelle d’images et de souvenirs d’où naissent des fantômes et des chimères qui n’intéressent en rien notre raison et notre libre arbitre. S’ils apportent parfois une réponse lumineuse aux questions posées la veille, une solution inattendue aux problèmes que la réflexion avait vainement sondés, c’est par un travail inconscient de l’esprit ou par un heureux hasard. Si un pressentiment rêvé se réalise, il n’y a rien là de merveilleux, puisque tout ce qui est possible est réalisable. Pour une prévision qui coïncide fortuitement avec l’événement, il en est mille qui ne sont pas suivies d’effet.

« L’insensé attend des songes ce qu’ils ne peuvent donner. C’est vouloir poursuivre le vent et saisir une ombre que d’y chercher la vérité. De visions mensongères que peut-il sortir de vrai ? La divination par les songes (oniromancie) est chose vaine. Le cœur comme celui d’une femme enceinte, y est le jouet de l’imagination. A moins d’être une manifestation de Dieu, ils ne méritent pas d’arrêter l’attention. Ils sont une source d’erreurs et de chagrins. Il n’y a que la parole et la loi de Dieu qui ne trompent point. » (Eccli., XXXIV, 1-8).

L’Écriture Sainte nous apprend, en effet, que Dieu se sert quelquefois des songes pour entrer en relation avec les hommes. Per s omnium loquar ad eum (prophetam)(Num., XII, 6). « Dieu parle tantôt d’une manière, tantôt d’une autre, et l’on n’y fait pas attention, dit Job. Il parle dans les songes par des visions nocturnes, quand le sommeil s’appesantit sur les hommes étendus sur leur couche. Alors, il leur ouvre l’oreille (l’intelligence) et leur donne des enseignements qui se gravent dans leur esprit comme un cachet sur la cire, afin de les détourner de l’erreur et du mal, de sauver leur âme de la mort et leur vie des dangers qu’elle court » (Job, XXXIII, 14-18). Parmi les nombreuses visions divines ou angéliques rapportées par la Sainte Écriture, il suffit de rappeler celle où Jacob vit une échelle qui reliait la terre au ciel, et par laquelle les anges descendaient vers les hommes pour leur apporter les grâces de Dieu, et remontaient pour porter à Dieu les besoins et les prières des hommes (Gen., XXVIII, 12) ; celle de Joseph dont l’événement a vérifié la prédiction (Gen., 4) ; celle de Pharaon interprétée par Joseph (Gen., XLI, 17), celle de Nabuchodonosor interprétée par Daniel (Dan., II) ; celle de Salomon (III Reg., III, 5). C’est en songe que les rois mages furent avertis de ne pas retourner vers Hérode (Mat., II, 12), que saint Joseph reçut la révélation du ministère de l’Incarnation (Mat., I, 20) et l’avis de fuir en Égypte avec l’Enfant Jésus et sa Mère (Mat., II, 13). La vie des Saints en offre aussi de nombreux exemples. Saint Hugues, évêque de Grenoble, vit en songe l’arrivée de saint Bruno et de ses compagnons dans le désert de la Grande-Chartreuse. Bossuet, dans l’oraison funèbre d’Anne de Gonzague, attribue à un songe mystérieux la conversion de la princesse palatine, etc., etc. Si Dieu choisit ainsi le temps de la nuit et du sommeil pour révéler à l’homme ses pensées et ses volontés, pour lui annoncer l’avenir, c’est peut-être parce que l’âme, affranchie partiellement des servitudes du corps, des préoccupations [p. 444] et des distractions du jour, y est plus recueillie, plus attentive, plus passive, plus apte, par conséquent, à recevoir les communications divines et à y correspondre docilement. Les songes qui viennent de Dieu doivent porter avec eux des signes certains de leur origine divine. Ils ne peuvent que mettre la lumière dans l’esprit, le calme dans le cœur, la force dans la volonté, ou bien le trouble et le remords dans une conscience coupable. Les rêves pathologiques et diaboliques produisent des effets tout contraires.

Moïse disait à son peuple : « S’il s’élève du milieu de vous un prophète ou un songeur faisant des prédictions que l’événement justifie, ou prétendant avoir en songe des visions, qui vous dise : « Allons ! suivons les dieux étrangers et inconnus, servons-les ! », vous n’écouterez pas ce prophète ou ce songeur.

C’est le Seigneur votre Dieu qui vous éprouve pour s’assurer si vous l’aimez ou non. C’est lui seul que vous devez écouter, à qui vous devez obéir et rester fidèles. Quant au prophète et au songeur, il mérite la mort, parce qu’il vous a prêché la révolte contre Dieu (Deut., XIII, 1-5). Ce ne sont donc pas le songes, les visions et les prévisions oniriques que Dieu condamne ; c’est l’abus qu’on en fait pour se détourner de Dieu et en détourner les autres ; c’est la superstition qui met la confiance en des chimères au-dessus de la foi en Dieu, super stat ; c’est la divination par les songes, l’ « oniromancie ». « Ne vous laissez pas séduire par les devins ni par les songes que vous vous donnez, car c’est faussement qu’ils prophétisent en mon nom », dit le Seigneur (Jér., XXIX, 8, 9).

Émile CASTAN.

 

 

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