Emile Boutroux. La psychologie du mysticisme. Extrait de la « Revue Bleue, revue politique et littéraire », (Paris), quatrième série, tome XVII, 39e année, 1er semestre, 1 janvier – 30 juin 1902, pp. 321-327.

Émile Boutroux. La psychologie du mysticisme. Extrait de la « Revue Bleue, revue politique et littéraire », (Paris), quatrième série, tome XVII, 39e année, 1er semestre, 1 janvier – 30 juin 1902, pp. 321-327.

 

Émile Etienne Boutroux (1845-1921). Philosophe et historien. Membre de l(Académie des sciences morales et politiques et de l’Académie française. Il eut comme élèves Henri Bergson, Maurice Blondel et Émile Durkheim.
Parmi ses très nombreux travaux:
— Études d’histoire de la philosophie : Socrate, Aristote, J. Boheme, Descartes, Kant, etc., Paris, Félix Alcan, 1897. Dans la Bibliothèque de philosophie contemporaine.
— Essais d’histoire de la philosophie, 1901
— La Nature et l’Esprit, 1925
— Nouvelles études d’histoire de la philosophie. Paris, Félix Alcan, 1927. Dans la Bibliothèque de philosophie contemporaine.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

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LA PSYCHOLOGIE DU MYSTICISME (1)

S’il devait être étudié sous toutes ses faces, ce sujet serait extrêmement complexe : il ressortirait à la théologie, à la littérature, à l’histoire, aux sciences physiques et morales. Nous ne pourrions, en particulier, nous dispenser de l’aborder au point de vue physiologique et pathologique, aussi bien qu’au point de vue de l’observation interne. Mais la division du travail a sa place même dans la science, et sans doute il n’est pas impossible, sans envisager les manifestations organiques du mysticisme, d’en démêler quelques traits intéressants et utiles à connaître.

Les mystiques furent souvent eux-mêmes de grands psychologues. L’observation de la vie intérieure a toujours été leur préoccupation dominante. Or, à moins de les prendre tous pour des malades, on doit tenir à noter les découvertes qu’ils ont pensé faire dans le domaine de l’âme humaine.

Il est vrai que les mystiques sont parfois présentés comme de simples malades. S’il en était ainsi, il faudrait certes renoncer à parler du mysticisme sans en étudier le côté physiologique et pathologique ; mais, à prendre le mot dans son sens large et historique, il ne semble pas qu’on ait le droit de ranger immédiatement les mystiques parmi les malades.

On a essayé de montrer que Socrate était un [p. 321, colonne 2] malade, parce qu’on trouvait chez lui quelque penchant au mysticisme. Rien n’est plus contraire à la vraisemblance. C’était un esprit sain et robuste, un raisonneur infatigable, célébrant et pratiquant par­ dessus tout la possession de soi. Un François d’Assise, un saint Bernard, un Spinoza, un Schleiermacher, chez qui la part du mysticisme est grande ou prépondérante, étaient-ils des malades ? On alléguera Pascal et l’abîme qu’il voyait constamment à son côté, et l’accident du pont de Neuilly, qui avait dérangé son cerveau. Mais ces historiettes sont sans fondement, et la critiqué actuelle les raye de sa biographie. Quant au ravissement qu’il éprouva le 23 novembre 1664, et dont il consigna le souvenir dans une pièce qu’on peut appeler son mémorial, ce phénomène, en partie physiologique, fut non une cause, mais un effet du mysticisme. C’est la pensée concentrée pendant des mois sur un même objet qui, à un moment donné, a déterminé dans l’organisme des sensations correspondantes. Quelque chose, non de semblable, mais d’analogue, est arrivé à l’homme du sens le plus rassis, à Descartes.

I

Le mysticisme consiste, d’après une belle définition que je trouve chez. Plotin, à voir les yeux fermés (μύσαντα δψιν), à voir des yeux de l’âme, pendant que sont fermés les yeux du corps. Le phénomène essentiel du mysticisme est ce qu’on appelle l’extase, un état dans lequel, toute communication étant rompue avec le monde extérieur, l’âme a le sentiment qu’elle communique avec un objet interne qui est l’être infini, Dieu. [p. 322, colonne 1]

Mais, ce serait se faire du mysticisme une idée incomplète que de le concentrer tout entier dans ce phénomène, qui en est le point culminant. Le mysticisme est essentiellement une vie, un mouvement, un développement, d’un caractère et d’une direction déterminés. A vrai dire, toutes les phases de ce développement ne se présentent pas d’une façon également distincte ou manifeste chez tous les mystiques ; on peut cependant, en comparant les récits des plus grands, arriver à se faire une idée assez nette et assez une de ce qu’est, dans sa forme normale et complète, l’ensemble du développement mystique. Je vais essayer, autant qu’il est possible de réduire la vie en formules, de marquer les étapes de ce développement.

Le point de départ, le premier moment, c’est un état d’âme difficile à définir, que caractérise assez bien le mot allemand Sehnsucht. C’est un état de désir vague, inquiet, très réel et susceptible d’être très intense, comme passion de l’âme, très indéterminé ou plutôt très inexplicable dans son objet et dans sa cause. C’est une aspiration vers un inconnu, vers un bien nécessaire au cœur et irreprésentable pour l’intelligence. Un état de ce genre peut, à vrai dire, se rencontrer chez des hommes très divers et avoir des significations très différentes. Chez le mystique, il est profond et durable, il travaille l’âme, et peu à peu celle-ci se fait une idée de l’objet de son aspiration. Cette révélation n’est pas directe. Mais, selon l’expérience mystique, plus ou moins subitement, les choses au milieu desquelles nous vivons, sur lesquelles il semblait que notre jugement fût établi, nous apparaissent sous un autre jour. Ce qui nous charmait se décolore ; ce que nous admirions s’avilit ; nos plus chères affections cessent d’emplir notre cœur. Les objets du monde ne nous retiennent plus, mais chacun d’eux a pour effet d’éveiller en nous l’idée de son contraire. Dans tout ce qui s’offre à nos regards, nous ne voyons que la déformation, la vaine imago, terne et morte, d’un modèle vivant, parfait et infini, que les réalités sensibles sont impuissantes à exprimer. Nous concevons, comme l’objet suprême de nos désirs : l’infini, l’éternel, le parfait, Dieu. Et réfléchissant sur le sentiment qui a été le point de départ de cette conception, nous comprenons pourquoi l’inquiétude s’y mêlait au besoin, pourquoi nous ne pouvions ni nous soustraire à ce sentiment, ni le satisfaire. C’était ridée encore inconsciente d’un objet infini qui créait dans notre conscience un malaise indéfinissable, à propos de la possession de tous les objets finis. Dans le passage de cette idée, de la sphère de l’inconscient à celle de la conscience distincte, consiste la première phase du développement mystique. [p. 322, colonne 2]

La seconde, ce sera l’effort pour se transformer au dedans de soi-même, conformément à cette idée. Cet effort se traduit nécessairement par une lutte. En effet, tous ces objets qui nous environnent, et que maintenant nous considérons comme indignes de nous, nous y tenons par mille liens, nous y sommes habitués, nous en vivons, notre cœur en est plein. Or nous savons maintenant que nous ne devrions pas les aimer, que Dieu seul est le digne objet de l’âme humaine. Mais une idée n’est pas un sentiment : le problème qui s’impose est précisément de transformer l’idée en sentiment. Dès lors s’engage un combat intérieur entre ce que nous voudrions être et ce que nous sommes, entre une idée qui n’est encore qu’une- abstraction, et des sentiments qui, bien que condamnés désormais par l’intelligence, n’ont rien perdu de leur réalité et de leur force.

Les moyens qu’emploie le mystique pour agir sur ses sentiments et les transformer sont la purification et l’ascétisme ϰάθαρσις et δσϰησις. Les mortifications du corps doivent, dans sa pensée, libérer l’âme, et la rendre docile aux dictées de l’intelligence.

La lutte ainsi engagée devient de plus en plus douloureuse, à mesure que se révèle, grâce à l’effort même que nous faisons pour le briser, toute la force de notre attachement au monde. D’abord il nous semblait que nous pouvions disposer de nous-mêmes, qu’il suffisait de vouloir. Bientôt nous comprenons que l’inertie même est une résistance, une force latente où se résument et subsistent les actions antérieures ; et plus nous luttons, plus la victoire nous paraît éloignée et difficile.

Il y a ainsi un premier progrès dans lequel l’âme souffre de plus en plus et éprouve des sensations de découragement. Mais bientôt, chez celui qui a persévéré avec une foi solide, le changement poursuivi commence à s’opérer, et la souffrance de la lutte se mélange de satisfaction et d’espoir. L’âme est heureuse de souffrir, sentant que ses souffrances sont fécondes et l’acheminent vers un état d’apaisement et de joie. Et peu à peu la joie pénètre et transfigure la souffrance et s’en dégage, triomphante. C’est le second moment.

Le troisième est ce qu’on nomme l’extase ; c’est le passage brusque, instantané, de la vie temporelle, mobile, composée, imparfaite, à la vie immobile, une, simple, éternelle, parfaite et divine. L’extase est la réunion de l’âme à son objet. Plus d’intermédiaire entre lui et elle, elle le voit, elle le touche, elle le possède, elle est en lui, elle est lui. Ce n’est plus la foi, qui croit sans voir, c’est plus que la science même, laquelle ne saisit l’être que dans son idée : c’est une union parfaite dans laquelle l’âme se sent exister pleinement, par cela même qu’elle se donne [p. 323, colonne 1] et se renonce, car celui à qui elle se donne est l’être et la vie elle-même.

Le sentiment de cette union, c’est l’amour. L’amour seul a cette vertu d’unir les personnes sans les absorber l’une dans l’autre, mais en accroissant au contraire leur réalité et leur conscience comme personnes même. A l’amour, qui exprime l’union de l’âme avec son objet, se joint d’ailleurs l’intuition de l’intelligence, la lumière pure et complète, la certitude, au sens complet du mot. Et l’amour et la lumière engendrent dans l’âme la béatitude, la joie parfaite dans l’harmonie et ‘dans le pressentiment de l’éternité. Tel est le troisième stade.

Mais l’extase ne peut être, dans une créature finie et temporelle, qu’un accident. La vie humaine recommence bientôt, avec son mouvement et son imperfection, avec, ses luttes et· ses victoires décevantes. Du moins le souvenir des choses vues dans l’instant de l’extase sera désormais, chez le mystique, le principe directeur de l’intelligence et de la vie.

A la lumière de la vérité qu’il a contemplée, l’esprit regarde en lui-même et repasse sa vie antérieure : elle lui apparaît tout autre qu’il ne la voyait dans le temps de lutte qui a précédé la conversion. Alors il croyait s’élever vers Dieu de lui-même et par lui-même. Et l’ordre de génération des états de son âme lui a paru être ; en premier lieu l’idée, en second lieu le sentiment, en troisième lieu l’action. Mais c’est là une illusion de la conscience immédiate. En réalité, tout progrès vient d’en haut, et c’est le parfait qui, lui-même, crée en nous la disposition même à le chercher et à le désirer.

Gœthe disait : Das Vollkommene muss uns erst stiuimea und uns nach und nach zu sich hinauf heben. Ces paroles expriment excellemment le point de vue mystique. Ce n’est pas l’idée qui engendre le sentiment ; elle en est la traduction, l’expression dans la conscience claire, et le sentiment lui-même, le désir, l’aspiration, n’est pas le principe de la possession ou de l’acte qui en est la fin. C’est parce que l’âme est déjà, dans la profondeur de son être, unie en quelque mesure à son objet, qu’elle aspire à s’y unir pleinement, à s’y savoir et à s’y voir unie, à jouir de cette union. « Console-toi, dit Jésus-Christ à Pascal, tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais trouvé. »

Ainsi, l’ordre véritable des événements, l’ordre selon lequel ils sont engendrés, est inverse de l’ordre suivant lequel ils apparaissent à la conscience immédiate. Au commencement est l’action, l’union de l’âme avec Dieu ; puis vient le sentiment, savoir le désir de persévérer dans cette union ou de la rétablir dans son intégrité si elle est diminuée ; enfin l’idée abstraite, la représentation en quelque sorte objective, dans le miroir de l’intelligence, de ce [p. 323, colonne 2]  sentiment, ressort intérieur de l’âme. La fin, l’objet de notre effort, n’en est le terme que parce qu’elle en est le principe.

Envisageant à ce point de vue l’état d’égarement où il se trouvait à l’origine, le mystique se fait, de la maladie et de la souffrance, une notion tout autre que celle de l’homme naturel. Celui-ci, jugeant de la maladie par la souffrance, cherche à se débarrasser de cette dernière, et se croit guéri lorsque, de telle ou telle manière, il y a réussi. Mais, en réalité, il était malade avant de s’en apercevoir. C’était même le caractère latent de cette maladie qui en constituait la gravité ; et ce que, dans notre aversion pour la souffrance, nous appelons désordre et maladie est, au contraire, l’effort de la partie saine de nous-mêmes, l’effort de l’être pur, auquel nous tenons, pour rejeter et éliminer les germes de destruction qui s’accumulaient au dedans de nous. ·Ce que nous appelons maladie est, en réalité, une crise salutaire, un premier pas vers la guérison. Et loin que ce soit la connaissance de notre maladie qui nous détermine à en chercher le remède, c’est à mesure que nous guérissons d’un mal que nous en découvrons l’existence, la nature, l’étendue. Le mal n’est aperçu comme mal que dans la résistance qu’il oppose au bien qui vient le combattre.

Telle est la quatrième phase : un retour sur la vie antérieure, et une orientation nouvelle donnée au jugement et à la conduite.

Reste la cinquième et dernière phase. Cette vie surnaturelle, dont le pressentiment s’est éveillé en lui, le mystique se propose de la développer, de la réaliser dans sa plénitude.

A cet égard, les mystiques se divisent, semble-t-il, en deux catégories. Un certain nombre s’attachent exclusivement à la contemplation de l’être parfait, et ne considèrent plus, dès lors, la vie terrestre et les choses temporelles que comme un obstacle qui les sépare de l’objet de leurs désirs ; ils sont, maintenant, des étrangers, des passagers en ce monde. Leur soin constant est de mourir dès l’heure présente. Ils représentent ce qu’on peut appeler le mysticisme ascétique. Ce n’est pas le seul. Il y a aussi un mysticisme qu’on peut appeler joyeux, et qui consiste à transfigurer la vie naturelle, en y infusant le principe surnaturel. Pour un François d’Assise, pour un Jacob Bœhme, le monde n’est mauvais que si on le regarde avec les yeux de la chair. Mais à l’esprit il est donné de l’apercevoir du côté par où le voit Dieu lui­même ; et comment ce qui est touché du regard divin pourrait-il être tout mal et toute corruption ? Loin que le mystique se condamne nécessairement à s’enfuir hors du monde, à n’éprouver pour lui que mépris et horreur, il lui est permis de voir dans l’union de l’âme avec Dieu le principe même qui [p. 324, colonne 1] réhabilite le monde et qui en rend l’usage innocent et salutaire. Omnia sana sanis.

C’est ainsi que, par des voies diverses, les mystiques s’acheminent vers la fin où ils tendent et qui est l’agrandissement infini de cette conscience, où l’homme naturel se croit enfermé et comme emprisonné. L’homme naît individu, il veut devenir une personne. Il y parviendra en remontant à la source de toute personnalité, à l’esprit, et en dérivant sa vie propre de ce principe universel. Et en aimant Dieu, il aimera toutes les créatures, car c’est à l’amour même que nous avons les uns pour les autres que nous connaissons que nous aimons Dieu. Cette possibilité, pour les consciences, de briser leur enveloppe matérielle, de se pénétrer mutuellement, cette faculté, pour des êtres qui semblent étrangers les uns aux autres, de se comprendre, de s’aimer véritablement et, sans s’anéantir comme êtres distincts, de vivre d’une vie commune, et l’union avec Dieu comme principe de cette communion universelle : telle est l’idée qui préside à la vie mystique.

Vous vous rappelez le mot de Gœthe :

Dann gehf die Seelenkraft dir auf,

Wie spricht ein Geist zum andern Geist .

« Alors se développe en toi la puissance de l’âme, et tu entends l’esprit parler à ton esprit ! »

C’est cette communication directe des esprits à travers les corps, sous l’action de Dieu, qui est le rêve du mysticisme. Pascal en a bien rendu l’idée par ces mots très simples, et, si je ne me trompe, très riches de sens : « Tout est un, l’un est l’autre, comme dans les trois personnes. » La Trinité chrétienne est précisément l’expression de cette union propre aux personnes, où la distinction des consciences subsiste, au sein d’une étroite et parfaite communauté.

II

Tel est, selon les principaux représentants du mysticisme, le résumé de la vie et de la doctrine mystiques. Pour en déterminer la signification et la valeur, il est intéressant de se placer tout d’abord au point de vue des mystiques eux-mêmes. Une étude conduite suivant ce principe constituerait ce qu’on peut appeler la psychologie subjective du mysticisme.

Un premier trait que ferait ressortir une pareille étude, c’est la manière remarquable dont les mystiques conçoivent l’observation intérieure ou introspection. Souvent on entend par ce mode de connaissance une observation analogue à l’observation externe, c’est-à-dire visant à saisir, sous leur forme immédiatement donnée, les faits de conscience, ainsi [p. 324, colonne 2] que les relations qui s’y manifestent. Telle n’est pas l’observation mystique, Elle ne se contente pas de regarder à la surface de l’âme, elle approfondit. Le mystique croit que, par l’effort de sa réflexion, il peut pénétrer toujours plus avant dans son être intérieur. Il voudrait parvenir à en toucher le fond. Pour lui, le faire n’est que le phénomène de l’être, et l’être échappe à cette conscience superficielle, qui suffit à notre activité pratique et même scientifique. Il y a bien plus de choses dans notre âme que n’en rêve notre philosophie. Il y a des fautes cachées, qui, à notre insu, nous inclinent au mal ; il y a des forces indestructibles et divines, qui nous permettent de nous relever de nos chutes. En un mot, sous le conscient il y a l’inconscient : fonds véritable de notre être, et de plus en plus accessible à une conscience qui, méthodiquement et avec une intensité croissante, recherche les dernières raisons de nos pensées et les plus secrets mobiles de nos actions.

Un second procédé de méthode psychologique est de même mis en évidence par les pratiques mystiques, c’est l’expérimentation intérieure. On discute sur la possibilité de cette opération. Toute la vie mystique n’est qu’une série d’expériences. Le problème général consiste, étant donné l’idée abstraite de certains sentiments, de certains états d’âme, à réaliser dans l’âme la production de ces sentiments, de ces états d’âme. « Vous attendez, s’écrie Pascal, pour quitter les plaisirs, que vous ayez la foi. Mais moi je vous dis : Vous auriez bientôt la foi, si vous aviez quitté les plaisirs. Or c’est à vous à commencer. Vous pouvez bien quitter les plaisirs et éprouver si ce que je dis est vrai. » Tandis que, selon l’opinion commune, nous disposons, dans une certaine mesure, de nos actions, mais peu ou point de nos sentiments, et ne pouvons, par exemple, aimer selon notre volonté, le mystique, qui n’apprécie les actions qu’en tant qu’elles traduisent un sentiment, s’applique à susciter en lui, à l’aide des conditions morales ou physiques sur- lesquelles nous avons prise, les sentiments qui doivent améliorer son âme.

Si de l’examen de la méthode nous passons à celui des résultats, nous sommes frappés tout d’abord du rapport que le mystique établit entre la connaissance et le sentiment ou l’action. C’est celle-ci qui est primitive, la connaissance en dépend et ne vient qu’après elle. Tantum inlelligitur Deus quantum diligitur. L’action est révélatrice de la puissance, l’amour est vision. C’est le mode de l’activité qui détermine le point de vue et la portée de l’intelligence, car les principes de celle-ci ne sont que le résumé de notre expérience. On ne voit que ce qu’on connaît, on ne con nat t que ce qu’on fait.

Cette conception de l’origine de la connaissance induit le mystique à transformer, d’une manière [p. 325, colonne 1] générale, les rapports apparents d’extériorité et de transcendance en rapports d’intériorité et d’immanence. La notion du Dieu créateur et seigneur, vers qui clame le monde du fond de son néant, se résout en celle de la grâce, ou action divine présente au de­ dans de nous-mêmes ; et la grâce, peu à peu, devient, non plus seulement le soutien, la loi de notre liberté, mais cette liberté même, aperçue ou pressentie dans son fonds de spontanéité, supérieure à ses conditions temporelles de détermination. En toutes choses, le déterminé, le fini, le réel donné n’est plus que le symbole imparfait et fugitif de l’infini et de l’idéal.

La liberté que le mystique est ainsi amené à poser comme origine véritable de l’action et de la connaissance, ne saurait d’ailleurs être, à ses yeux, la forme abstraite d’un principe en lui-même indéterminé. Son expérience intime lui fait sentir en elle l’infinie générosité de l’amour ; car l’amour vrai n’a pas besoin de motifs, de conditions, pour se donner et se dévouer. Il ne rend pas le même pour le même, il n’attend pas qu’on ait mérité pour se répandre. Il donne de l’abondance du cœur, par bonté pure, sans peser, sans compter. Cet amour, non de soi en autrui, mais d’autrui en soi-même, amour plein et fécond où l’être se réalise en se donnant, est, aux yeux du mystique, le vrai moteur de l’univers. « La vierge éternelle, a dit Gœthe dans de beaux vers souvent traduits d’une manière ridicule, l’amour de dévouement et de sacrifice qui est l’essence divine du féminin, nous tire à soi vers les hauteurs. »

Das Ewig-Weibliche.
Zieht uns hinan.

Cet amour idéal est le fond de l’être et le fond de nous-même. Nous ne sommes donc pas, malgré les apparences, étrangers les uns aux autres. « Insensé, disait Victor Hugo, qui crois que je ne suis pas toi ! » En vain les corps, qui sont dans l’espace, opposent­ ils à notre désir de penser et de se sentir en commun l’impénétrabilité et l’irréductibilité de la matière. Dès cette vie les âmes se cherchent et se trouvent. N’est-elle pas vraie, la parole de Uhland, traduite ainsi par Longfellow :

Yet what binds us, friend to friend,
But that soul with soul can blend ?

Cette doctrine d’une communauté originaire des âmes, d’un principe de vie, un, infini et parfait, où nous pouvons nous réunir, nous retrouver et atteindre chacun à notre plus complet développement, non aux dépens des autres êtres, mais grâce à leur développement même, principe que l’humanité appelle Dieu, cette doctrine nous apparaît comme le terme où aboutissent toutes les expériences et toutes les réflexions des mystiques. [p. 325, colonne 2]

III

Tels seraient les linéaments d’une psychologie subjective du mysticisme. La coordination remarquable de ces idées, leur efficacité sur les intelligences et les volontés en démontrent, à coup sûr, l’intérêt et la valeur. Mais nous ne pouvons nous empêcher de nous demander ce qu’il en resterait, si on les considérait, non plus du dedans, au point de vue du mystique lui-même, mais du dehors, au point de vue d’un pur savant, observateur impartial et indifférent de la nature humaine. Ces objets merveilleux, auxquels s’attache le mystique, existent-ils véritablement, ou ne sont-ils que des produits de son imagination, des projections subjectives de ses états d’âme ? Ces états d’âme eux-mêmes ont-ils, comme le croit le mystique, quelque chose de spécial, de supérieur, ou ne sont-ils que des variétés de phénomènes vulgaires ou même morbides ? Étudier ces questions serait aborder la psychologie objective du mysticisme.

Si l’on consultait, à cet égard, le mystique lui­ même, je crois qu’il donnerait d’avance partie gagnée à l’objectivisme le plus intransigeant. Car il professe, quant à lui, que, vus du dehors, les phénomènes mystiques n’existent pas comme tels, qu’ils ne prennent leur signification que dans la conscience du mystique, comme expression de la vie même qui se développe au fond de son âme. Le mystique croit que les facultés n’entrent en acte que chez ceux qui les exercent, et qu’il y a un mode de connaissance qui est une propriété de l’amour. Chez celui-là donc qui observe sans aimer, cette connaissance est impossible.

A celui qui, se plaçant à un point de vue purement objectif, nie la réalité des objets spirituels, le mystique répondrait, comme Faust à Méphistophélès :

In deinem Nicchts heff ich dass All zu finden :

« C’est dans ce qui, à tes yeux, n’est rien, que j’espère, moi, trouver le tout ! »

Or, il semble bien que, si l’on considère les choses du dehors, on doive ramener les phénomènes mystiques à deux affections de l’esprit qui, en effet, ne semblent guère compatibles avec la réalité des objets du mysticisme ; à savoir : l’auto-suggestion et le mono-idéisme.

Toute la vie du mystique est auto-suggestion. Lui­même le sait, et de ce procédé fait sa méthode. Il se donne premièrement une certaine idée, et il emploie ensuite tous les moyens qui s’offrent à lui pour transformer cette idée en force, en sentiment, en désir, en acte. Il se suggère de trouver méprisables les joies terrestres où il se complaisait, et infinies [p. 326, colonne 1] les joies spirituelles, qui lui paraissaient vides. Il n’est satisfait que lorsque l’idée, qui lui était d’abord extérieure, s’est incorporée à son âme et à ses membres.

Et de même, cette idée doit, dans la pensée du mystique, par son excellence, effacer toutes les autres. Le mystique travaille lui-même à libérer son âme de toutes les pensées étrangères, et il se croit arrivé au terme de ses efforts lorsqu’en effet, dans l’extase, une seule idée occupe, sans rivale, tout le champ de sa conscience.

Auto-suggestion, mono-idéisme, il n’y a rien de plus, objectivement, dans les manifestations du mysticisme.

Est-ce à dire qu’on n’y doive voir autre chose que des illusions individuelles, sans aucune réalité, sans aucune valeur universelle ? Une telle conclusion serait trop sommaire.

Sans doute, l’auto-suggestion et le mono-idéisme se présentent souvent comme des états spéciaux, anormaux ou pathologiques. Mais il n’en est pas toujours ainsi. L’homme de génie, lui aussi, est possédé par une idée, se suggère de la trouver grande et belle, et en arrive à agir comme automatiquement d’après cette idée. Et ce n’est pas seulement l’homme de génie, encore voisin du mystique, qui offre des exemples d’auto-suggestion et de mono­idéisme, Ces deux phénomènes se rencontrent chez tout homme d’action, chez tous ceux qui se donnent à une cause, à une mission, à une tâche. Je crois bien que l’un et l’autre sont, en définitive, pour tout homme qui réfléchit, des conditions d’existence. A quoi bon vivre, pourquoi lutter, peiner, faire des efforts, si notre vie n’a aucune valeur ? Et comment être assurés que notre vie à une valeur, que l’univers est intéressé au maintien de cet accidentel assemblage d’atomes qui constitue notre individualité, si l’auto-suggestion ne vient combler les lacunes de la connaissance ? Je m’approuve de tenir à la vie, parce que je m’imagine que je suis bon à quelque chose. Et la concentration de nos facultés sur une idée unique n’ose-elle pas, d’une manière générale, la condition, le principe même de l’action ? C’est dans la mesure où elles deviennent exclusives que nos idées cessent d’être de pures idées, pour tirer à elles les forces vives de l’âme et se changer en volontés et en actes.

On n’a donc rien énoncé qui détermine la valeur absolue du mysticisme, quand on l’a ramené à l’auto­suggestion et au mono-idéisme. Tout dépend de la valeur de l’idée que le mystique propose à sa propre conscience comme objet suprême et exclusif. Cette idée est-elle l’expression plus ou moins symbolique d’une réalité, inaccessible peut-être, mais manifeste pal’ ses effets puissants et bienfaisants, comme [p. 326, colonne 2] l’idée du divin présent et agissant, à laquelle, un Beethoven rapportait ses créations sublimes ; on doit-elle être assimilée aux vains mirages où se complaisent les imaginations maladives ?

Il semble bien que l’idée mystique, prise dans sa signification essentielle, soit de celles que l’on ne peut traiter comme de simples états d’âme, tout relatifs et subjectifs. Le seul fait qu’elle existe, avec les caractères que nous avons signalés, le fait qu’un grand nombre d’hommes, parmi lesque1s des hommes supérieurs, s’y soient attachés et en aient vécu, pose au psychologue et au philosophe, entre autres problèmes, les deux suivants :

En premier lieu, y-a-t-il pour nous, comme êtres conscients, outre la vie individuelle, une vie universelle possible, et, en quelque mesure, déjà réelle ? Notre conscience réfléchie et distincte, selon laquelle nous sommes extérieurs les uns aux autres, est-elle une réalité absolue, ou un simple phénomène, sous lequel se cache la pénétration universelle des âmes dans un principe unique ?

En second lieu, s’il y a ainsi pour nous deux existences, l’une développée et immédiatement visible, l’existence individuelle, l’autre encore presque inconsciente, mais supérieure, l’existence universelle ; quel est le rapport de ces deux existences, et quelle méthode devons-nous suivre pour amener la seconde à la pleine réalité ?

Beaucoup de mystiques s’en tiennent à la méthode ascétique, c’est-à-dire considèrent les deux existences comme contradictoires entre elles, et font de l’abolition de l’une la condition du développement de l’autre. Point de communauté, dans ce système, que par la destruction des individus, point de cité divine que par l’anéantissement de la cité humaine et naturelle.

Le mysticisme, toutefois, suggère l’idée d’une autre méthode. Si dès maintenant la vie individuelle et égoïste n’est pas la seule qui existe en nous, si déjà nous sommes secrètement unis les uns aux autres par notre participation commune à la vie de l’esprit universel, il n’y a pas lieu d’établir une incompatibilité entre la vie individuelle et la vie universelle. Elles sont conciliables, puisqu’au fond, dans une certaine mesure, elles sont déjà conciliées. Il serait possible, en ce cas, de dépasser la nature sans sortir de la nature. Les consciences individuelles pourraient, sans se briser, s’agrandir et se rendre pénétrables les unes aux autres. Et il serait donné à l’humanité de devenir une, sans que les individus, les familles, les nations, les groupes qui ont déjà une unité et dont l’existence est belle et bonne, fussent condamnés pour cela à disparaître. L’idée de Pascal serait réalisable : « L’unité et la multitude. Erreur à exclure l’une des deux. » [p. 327, colonne 1]

Si ces réflexions ont quelque fondement, il semble qu’une étude large et complète du mysticisme n’offre pas seulement un intérêt de curiosité, même scientifique, mais intéresse encore, très directement, la vie et la destinée des individus et de l’humanité.

E. BOUTROUX,
de l’Institut.

Note

(1) Conférence faite le vendredi 7 février à l’Institut psychologique, par M. E. Boutroux, membre de l’Institut, professeur à l’Université de Paris.

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