E. Clément. Le massacre des innocents ou les enfants en dépôt à l’hospice de la Charité. Extrait du « Lyon médical », (Lyon), tome XXXV, 1880, pp. 28-31.

E. Clément. Le massacre des innocents ou les enfants en dépôt à l’hospice de la Charité. Extrait du « Lyon médical », (Lyon), tome XXXV, 1880, pp. 28-31.

 

Étienne Clément (1843-1907). Il est nommé médecin aux hôpitaux de Lyon en 1872 et médecin chef de l’hôpital Saint-Joseph en 1896. Enseigne la sémiologie médicale et la médecine légale à la faculté de médecine de la même ville.  

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. –  Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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LE MASSACRE DES INNOCENTS OU LES ENFANTS EN DEPOT
A L’HOSPICE DE LA CHARITE.

Le titre, j’en conviens, est à effet, et il reporte tout d’un coup l’esprit du lecteur à deux mille ans en arrière. Eh bien, non ! je ne veux parler ni d’Hérode ni d’aucune tuerie célèbre dans les annales du monde. Le drame que je signale est plus obscur, mais non moins effroyable. Il dure depuis deux siècles peut-être, et par sa continuité incessante il a fait à lui seul plus de victimes que tous les épisodes les plus sanglants de l’histoire. Je ne sais au juste à quelle époque il a commencé, mais l’action se poursuit encore au moment où j’écris, et cela au centre de notre ville. Là, chaque année on immole sans bruit, à la sourdine, de 230 à 260 enfants des deux sexes, soit un par jour, en défalquant les fêtes chômées.

Comptons : c’est 12 à 13,000 victimes en cinquante ans et 25,000 en un siècle. Ajoutez que les victimes sont des enfants, supputez le nombre des générations ainsi étouffées dans l’œuf, et vous reconnaîtrez que le titre que j’ai choisi n’a rien d’exagéré. Il est temps d’arriver à l’exposition des faits sous peine d’être taxé d’hyperbolisme. J’en ai déjà parlé incidemment dans un rapport fait au nom de la Société médico-chirurgicale des hôpitaux, rapport que le LYON MÉDICAL (1) a bien voulu publier, mais qui ne semble pas pour cela avoir ému autrement personne. J’y reviens, parce qu’il est des questions qu’un journal doit agiter jusqu’à ce qu’une solution satisfaisante leur soit donnée, et j’y suis naturellement ramené par la publication récente du Compte-rendu moral et administratif du Conseil d’administration des hôpitaux pour l’exercice de 1878.

L’hôpital de la Charité reçoit, outre les enfants malades, un nombre considérable d’enfants mis en dépôt. Cette catégorie de pensionnaires comprend : les enfants trouvés, [p . 29] abandonnés, des orphelins ; ceux admis sur la réquisition de l’autorité judiciaire, par suite de la situation de teurs parents, prévenus, accusés ou condamnés ; les enfants dont la mère ou le père veuf est malade dans les hôpitaux de Lyon.

Remplacer la famille absente, leur donner le vivre et le couvert, voilà à quoi se réduit la charge de l’assistance publique à l’égard de ces bambins. Ils sont en pleine santé et n’ont que faire des médecins et des remèdes. A quoi bon, dès lors, les placer dans un hôpital ? Certes, ils y trouvent bon gîte et des soins dévoués, qui leur sont donnés sans compter par l’Administration hospitalière, toujours si généreuse.

Mais en revanche on les entasse dans un milieu insalubre, infectieux, où ils sont exposés aux plus grands dangers qui menacent la vie d’un enfant. On ne viole pas ainsi impunément les lois les plus élémentaires de l’hygiène. Les statistiques officielles de l’Administration nous en fournissent la preuve aussi navrante qu’éclatante :

En 1873 1139 enfants déposés 269 décès
En 1874 1075 enfants déposés 234 décès
En 1875 938 enfants déposés 206 décès
En 1876 1072 enfants déposés 230 décès
En 1877 1253 enfants déposés 257 décès
En1878 989 enfants déposés 239 décès

Ces chiffres sont tellement effroyables que, n’était leur constance pendant une. longue série d’années, on serait porté à croire à une erreur. Hélas ! non, il n’y a pas d’erreur. Il n’est pas admissible qu’elle ait pu échapper chaque fois à M. le Secrétaire général, qui rédige avec tant de soin les comptes-rendus administratifs annuels, où nous puisons ces renseignements. On y trouve même notée la mortalité moyenne calculée de deux manières : le nombre d’enfants déposés pour un décès, et celui des décès pour 100. En faisant ce calcul pour l’ensemble des six dernières années, on voit qu’il en meurt un sur 4,25, soit près de 25 % ! Cette mortalité est bien plus alarmante, si l’on remarque que le séjour de ces enfants n’est en moyenne que de 27 jours. Autrement dit, sur 100 enfants déposés , 75 seulement survivent au bout d’un mois ! Si la mort poursuivait son œuvre implacable avec la même régularité, au bout de cinq mois de [p. 30] séjour, il n’en resterait plus un seul de cette première centaine.

Aussi quelles scènes de désespoir, quand les familles viennent réclamer un dépôt si cher ! L’une des plus navrantes dont on ait gardé la mémoire eut lieu il y a trois ou quatre ans. Un père avait confié à la garde de l’hospice trois petits enfants vigoureux, pendant que la mère faisait ses couches à l’Hôtel-Dieu. En quinze jours les trois enfants étaient morts !

Je ne veux pas insister davantage sur ces faits douloureux. Ce que j’en ai dit suffit à montrer l’étendue du mal et qu’il est bien temps d’y porter remède. Au reste, rien n’est plus facile ; il n’est pas besoin d’être grand clerc, le simple bon sens suffit pour indiquer ce qui est à faire. Que penseriez-vous d’un père qui, partant en voyage, confierait la garde de ses enfants à une famille amie, généreuse, empressée, dévouée, tant que vous voudrez, mais en proie à des maladies contagieuses ? C’est là cependant ce que l’on fait en logeant des enfants bien portants dans un hôpital, où les affections qui se communiquent régnent en permanence. Les soins dont on les entoure, si dévoués, si maternels soient-ils, ne compensent pas les dangers de mort qu’on leur fait courir. Il leur vaudrait cent fois mieux, les pauvres petits, être gardés par des marâtres. au grand air !

Le grand air, voilà le remède. Qui douterait de son efficacité ? D’ailleurs l’expérience en a été faite, sans le vouloir, dans le cours de l’année 1878. Par suite de réparations aux bâtiments de la Charité, on fut obligé de transporter au Perron une partie des enfants en dépôt. Du mois de janvier au mois d’octobre 115 enfants y ont séjourné chacun en moyenne 36 jours. Sur ce nombre, il n’y a pas eu un seul décès, pendant que leurs compagnons, moins favorisés du sort, continuaient à fournir le chiffre habituel de 22,38% pour les garçons, et de 26,35%pour les filles.

Cette expérience, tout involontaire qu’elle soit, a donné un résultat si probant qu’elle indique la voie à suivre. Il faut à tout prix, — parce que la vie de 260 enfants ne se marchande pas, — et au plus tôt, — parce que chaque jour de retard coûte la vie à un enfant,-leur donner un autre asile. On peut le faire sans beaucoup de frais.

Ces enfants étant bien portants sont assimilables, au point [p. 31] de vue des soins à donner, à de tout jeunes écoliers mis en pension. Leur nombre est de 80 à 90 par jour. C’est à peu près celui des élèves que peuvent contenir la plupart des pensionnats qui abondent autour de notre ville. En louant ou en acquérant un établissement de ce genre, l’Administration trouverait une installation déjà toute faite, répondant assez bien au but. Elle pourrait, à la rigueur, se borner à la location d’une ou plusieurs maisons de campagne, pour y loger tant bien que mal, et jusqu’à nouvel ordre, ses petits pensionnaires. A ce propos, je crois me souvenir que la ville possède toujours le Vernay, propriété dont elle n’a pas pu se défaire et qu’elle louerait sans doute avec plaisir aux hôpitaux.

J’indique, chemin faisant, et sans y tenir plus que cela, ces divers projets qui me viennent à l’esprit. Pour le moment, on doit se contenter du provisoire, parce qu’il faut une solution prompte, immédiate.

De toutes les améliorations que l’Administration des hôpitaux doit apporter bientôt à ses services, il n’en est pas d’aussi urgente, il n’en est pas d’aussi humanitaire que celle qui aurait pour effet certain d’arracher à la mort chaque année plus de 200 enfants.

L’Administration des hôpitaux, soyez-en sûr, n’hésitera pas à la réaliser ; ou bien ses hésitations naîtront de scrupules honorables mais exagérés, qui lui reviennent chaque fois qu’il faut toucher au patrimoine des pauvres et aux intentions étroites des donataires. En ce cas, elle sera la première à se féliciter si l’opinion publique, émue, vient lui forcer une main qui ne demande qu’à s’ouvrir.

Dr E. CLÉMENT.

Notes

(1) Clément. Sur l’isolement des maladies contagieuses dans les hôpitaux de Lyon (LYON MÉDICAL, n° 26, 27 juin 1880).

 

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