Du délire émotif. Par Bénédict Augustin Morel. 1866.

MORELDELIREEMOTIF0001Bénédict-Augusin Morel. Du délire émotif. Névrose du système nerveux ganglionnaire viscéral. Article paru dans les « Archives générales de médecine », (Paris), (VIe série, tome 7), 1866, volume I, pp. 385-707.

Un texte essentiel et princeps pour l’épistémologie en psychiatrie. Première  descriptions de ce que qui sera décrit par Freud comme la névrose d’angoisse, et par la suite le Trouble Obsessionnel Compulsif. Egalement, un peu avant Westphal, sans le nommer, il décrit ce que sera l’agoraphobie. 

Bénédict-Augustin Morel nait le 22 novembre 1809 à Vienne , en Autriche, au hasard des déplacements des troupes napoléoniennes. On ignore tout de sa mère. Son père, fournisseur des armées, ne s’occupera jamais de   lui. Il est confié, vers 1814, au directeur d’une Maison d’éducation du Luxembourg, l’abbé Dupont, à la charge de qui il reste au décès  et qui l’emmène avec lui à Saint-Dié à la chute de l’empire. Ces vicissitudes lui vaudront au moins une maîtrise parfaite de la langue allemande. Après un essai malheureux au séminaire, dont il est renvoyé, il arrive à Paris vers 1831, fait du journalisme, est pendant quatre ans précepteur dans une famille américaine et entreprends des études de médecine qu’il termine en 1839.
C’est le moment aussi où il se lie avec Philippe Buchez (1796-1865), Cerise (Laurent-Alexandre-Philibert Cerisi dit (1807-1869), et Claude Bernard (1813-1878), aussi désargenté que lui, dont il partage un moment la chambre, après un essai d’installation en clientèle, et qui, surtout, le présente à son patron, Jean-Pierre Falret (1794-1870), alors en quête d’un traducteur  pour ses travaux sur l’école psychologique allemande.
La rencontre est déterminante pour Morel. En 1842, il présente pour la Société de médecine de Paris, son premier Mémoire sur la manie des femmes en couche, collabore dès leur parution aux Annales médico-psychologique, auxquelles il donne avec Ernest-Charles Lasègue (1816-1883)., d’érudites Etudes historiques sur l’aliénation mentale.
Guillaume-André-Marie Ferrus (1784-1861) le charge d’accompagner une malade dans un voyage thérapeutique à travers l’Europe. A son retour, en 1845, il publiera ses réflexions sur la pathologie mentale dans les pays qu’il a visités, mais à Venise, « à la suite d’une fièvre typhoïde », Morel a lui-même présenté un épisode d’angoisse aiguë avec des éléments phobiques, expérience qui servira de base, vingt ans plus tard, à sa description du délire émotif dont les articles princeps paraissent dans les Archives générales de médecine en 1866.
Après la Révolution de 1848, son ami Buchez le fait nommer comme successeur de Théophile Archambault (1806-1863) à l’asile de Maréville (Meurthe). Quelques mois plus tard arrive un nouveau médecin-directeur, Louis-François-Emie Renaudin, dont l’autorité ombrageuse ne s’accommode pas longtemps de la fantaisie et de l’indépendance frondeuse de Morel qui « ne comprit jamais rien à la routine administrative » (Motet) et qui préfère laisser la place. Le 23 mai 1856, il est nommé médecin-chef de l’asile de Saint-Yon (Seine-Inférieure) et y meurt le 30 mars 1873, des complications d’un diabète au retour d’une manifestation au Havre où il avait prononcé un discours sur Jeanne d’Arc « dans un langage qui avait profondément remué toutes les fibres nationales » (Motet).

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 385]

ARCHIVES GENERALES
DE MEDECINE
AVRIL 1866.

MÉMOIRES ORIGINAUX

DU DÉLIRE EMOTIF.
NÉVROSE DU SYSTÈME NERVEUX GANGLIONNAIRE VISCERAL

Par le Dr MOREL, médecin en chef de l’asile d’aliénés de Sain-Yon,
A Rouen, (Seine-Inférieure).

 

Parmi les nombreux délires qui sont les symptômes obligés des maladies graves de l’organisme en général et des affections des centres nerveux en particulier, il en est un qui semble se relier d’une manière intime aux troubles de l’appareil nerveux ganglionnaire viscéral.

Les éléments qui forment la trame du délire que je désigne sous le nom de délire émotif se composent de faits d’impressionnabilité et d’émotivité avec prédominance de certaines idées fixes, de certains actes anormaux, mais sans que 1’on puisse arguer, dans tous les cas, de la compromission forcée et absolue des facultés intellectuelles.

Que l’on veuille bien me passer, pour l’instant, la justesse plus ou moins réaliste de ces termes d’impressionnabilité et d’émotivité, qui ne se trouvent dans aucun dictionnaire de médecine, ainsi que la contradiction apparente de cette proposition affirmant l’existence d’un délire sans aucune des perturbations mentales qui impliquent de toute nécessité l’idée de folie,

Il suffira de constater à l’avance que les phénomènes de l’ordre [p. 386] physique et de l’ordre moral qui nous constituent à l’état d’êtres impressionnables, émotifs, sensitifs, susceptibles de se livrer, dans un instant de crise nerveuse, à des actes irréfléchis, ridicules, excentriques dans quelques cas, dangereux dans certains autres, il suffira de constate, dis-je, que ces phénomènes jouent un rôle essentiel dans la pathogénie de la maladie que nous allons décrire,

II suffira pareillement de rappeler ce vieil adage des anciens, si toute folie est un délire, tout délire n’est pas une folie.

Les médecins qui s’occupent des maladies mentales ne sont pas tous également bien placés pour étudier le émotif considéré dans ses causes, dans sa marche, dans ses terminaisons, et, en un mot, dans toutes les péripéties pathologiques qui constituent une névrose d’un ordre déterminé. La maladie que nous allons décrire a bion, il est vrai ses phases d’intermittence et de rémittence, ses périodes aiguës et chroniques, ses manifestations d’actes étranges, insolites, en désaccord avec la manière d’être antérieure des patients. Elle se révèle également par certaines idées fixes qu’aucun raisonnement ne saurait vaincre, par des aberrations de la sensibilité que les soins et le dévouement des parents souvent impuissants à faire rentrer dans leur mode d’activité normale. Mais il est juste de faire remarquer que l’on n’observe pas chez les délirants émotifs ces actes systématiquement dangereux et malfaisants, ni ces entraînements impulsifs au suicide ou à l’homicide qui forcent les familles à se séparer de leurs malades et à placer ces derniers dans les asiles d’aliénés. Ces établissements ne reçoivent en général que les cas chroniques, c’est-à-dire ceux qui représentent la terminaison fâcheuse de diverses affections nerveuses.

Telle est la raison pour laquelle les médecins aliénistes, que la nature de leur spécialité, à quelques exceptions près, isole du monde extérieur, n’ont que de rares occasions d’observer les phénomènes initiaux des divers délires et d’étudier certaines affections qui se traitent dans le milieu de la famille.

Est-ce à dire, néanmoins, que les médecins, nom spécialistes, soient plus au courant de la nature de ce singulier délire, de son étiologie et de sa pathogénie, de son état aigu et de son état chronique, de ses transformations de son pronostic considéré en lui-[p. 381] même d’abord, et ensuite au point de vue de l’influence que l’état névropathique en question, lorsqu’il existe chez les parents, peut exercer sur l’état mental des descendants ? Je ne le pense pas davantage.

Les médecins de la vie active et pratique sont généralement portés à confondre le délire émotif avec l’hypochondrie et avec l’hystérie, névroses dont le cadre élastique se prête, en général, assez bien au classement de tous les états anormaux, bizarres, excentriques, difficiles à saisir dans leur origine, et dont le caractère est de nature variable et protéiforme, Le délie émotif dont le traitement est des plus fatigants et des plus ingrats, j’en conviens, à cause des exigences sans nombre des malades et de l’obstination raisonnée avec laquelle ils se réfugient dans leur idée fixe, devait naturellement rentrer dans la classe des affections hypochondriaque et hystérique. Pour compléter l’analogie, il suffisait que les malades présentassent certaines exagérations de la sensibilité morale avec complication d’actes étranges, insolites, excentriques, instantanés, Or c’est là précisément ce qui a lieu chez les délirants émotifs qui, à l’instar des hypochondriaques et des hystériques, aiment à se plaindre et dont la sensibilité exagérée n’a souvent pour but que la satisfaction de leurs intérêts égoïstes.

Caractères généraux de la maladie.Un des caractères pathognomoniques essentiels de cette névrose est la facilité avec laquelle les malades subissent une impression d’un ordre déterminé et y conforment soudainement leur pensée sans que le raisonnement et l’expérience leur viennent en aide pour rectifier ces impressions et chasser les terreurs vaines qui les assiègent. Ils n’oseront point, par exemple, toucher la monnaie d’or, d’argent ou de cuivre ; ils n’approcheront qu’en tremblant d’une porte ou d’une fenêtre, et pour l’ouvrir ou la fermer prendront le pan de leur habit, ou s’envelopperont la main avec leur mouchoir.

Cette situation nerveuse, aussi douloureuse au physique qu’au moral en raison des tendances panophobiques des malades, comporte jusqu’à un certain point des périodes aiguës et des périodes chroniques, des phases de rémittence avec retour d’exacerbations caractérisées par les mêmes impressions morbides, [p. 388] par les mêmes craintes et par la perpétration des mêmes actes ridicules.

La maladie est très-variable dans sa durée. J’ai vu certains faits d’impressionnabilité nerveuse se résumer dans un véritable délire aigu, délire temporaire dans quelques circonstances, plus prolongé dans quelques autres, et qu’il est très facile de confondre avec la folie au type maniaque. L’impression peut être si forte que l’épilepsie et d’autres affections très-graves que la mort même peuvent en être la conséquence. Mais ce sont là des faits qui ne rentrent pas précisément dans le genre de névrose que nous étudions, Le délire qui nous occupe à plutôt un caractère chronique. Il ne compromet pas d’une manière radicale et absolue l’exercice des facultés intellectuelles, ni à plus forte raison l’existence des individus.

Néanmoins, ce délire, si mitigé et si restreint qu’il puisse être, présente certaines phases d’exacerbation. J’ai vu des malades qui, dans les efforts qu’on sollicitait d’eux pour vaincre leur répugnance à accomplir tel ou tel acte de la vie ordinaire, éprouvaient des spasmes, des convulsions, de véritables syncopes.

D’autres se livraient à des manifestations d’une sensibilité puérile, pleurant sans motifs, se lamentant pour des causes futiles, se disant les plus malheureux des hommes, préférant mille morts aux impressions qui les jettent dans d’aussi cruelles perplexités, aux sensations qui leur font appréhender de mourir subitement, d’être entrainés dans un précipice, de périr victimes du contact dans lequel ils croient avoir été avec un chien enragé ou prétendu enragé. Les actes ridicules, excentriques qui se déduisent de ces impressions morbides ont un caractère tout à fait exceptionnel. Celles-ci paraissent avoir leur point de départ dans une disposition morbide de l’appareil nerveux ganglionnaire viscéral, si l’on veut bien tenir compte de la nature des symptômes observés, des résultats d’un traitement en rapport avec les souffrances accusées par l’organisme, ainsi que des aveux que vous font ces êtres émotifs.

C’est dont, disent-ils (et ils manifestent ordinairement leur conviction avec une mimique expressive), c’est de là, du centre épigastrique, que sont partis les premiers symptômes du mal qui leur cause des impressions fâcheuses, impressions qui vont [p. 389] jusqu’à enchaîner leur volonté, les rendre incapables d’accomplir tel ou tel acte très-ordinaire de l’existence. Les délirants

émotifs accuseront des préoccupations fixes de nature triste. Ils avoueront au médecin dans lequel ils ont placé leur confiance qu’après avoir longtemps lutté contre des idées dont ils reconnaissent la sottise, l’inanité, le ridicule, ils se sont livrés, en secret d’abord, à des actes de même nature ; que, plus tard, ils se sont involontairement trahis dans le sein de leur famille ; que, maintenant, ils ne peuvent s’empêcher d’accomplir en présence des étrangers des actes qui les couvrent de honte et de ridicule, comme de n’oser toucher certains objets, ouvrir une porte ou une fenêtre, entrer dans une voiture, monter à un premier étage, traverser une rue, une rivière, voir tel ou tel genre de spectacle, embrasser leur femme, leurs enfants, leur offrir même la main, saisir une arme tranchante, etc., Toutes ces misères morales, toutes ces impressions morbides humilient leur amour-propre ; ils en arrivent, eux d’ordinaire si réservés et si craintifs vis-à-vis l’opinion, à faire au premier venu l’aveu de leur préoccupations fixes. Ils demandent à leur médecin de les en délivrer à tout prix.

Les caractères qui se déduisent des souffrances de l’organisme et des troubles des fonctions physiologiques ne sont pas moins importants à signaler.

On constatera que les malades accusent plutôt un sentiment de douleur générale qu’une douleur localisée. Ils souffrent de partout, et cette sensation pénible se traduit d’abord, dans les cas légers, par des inquiétudes vagues, par le besoin de locomotion, par l’impossibilité de rester en place, et ensuite, à mesure que le mal augmente, par des états spasmodiques, par des sensations douloureuses nettement formulées et que les malades perçoivent dans le centre épigastrique, dans la profondeur des entrailles. Ils accuseront une espèce d’aura qui part de ces régions et qui s’irradia dans tout le système cérébro-spinal. A ce phénomène succèdent des courbatures des membres, des migraines atroces, des chaleurs intolérables suivies de sueurs profuses, et parfois des hyperesthésie dans telle ou telle partie ou côté du corps. Lorsque le mal n’est pas accompagné de tout ce cortège de symptômes, on n’en constate pas moins un malaise [p. 390] indéfinissable, des anomalies dans la circulation, des alternatives de chaleur et de froid comme dans les fièvres d’accès. Les malades disent qu’ils ne sentent plus battre leur cœur ou qu’il n’a plus son rythme habituel. Ils éprouvent, soit à l’état habituel, soit comme signe précurseur d’une crise, une sensation comme serait celle d’un coup de marteau dans l’estomac ou dans la région abdominale (pulsatio abdominalis).

Il y a également des différences dans l’intensité des souffrances physiques, selon que le mal est à l’état aigu ou il l’état chronique. Dans la période d’activité, le moindre phénomène qui se passe dans le monde extérieur est un sujet d’impression douloureuse : le moindre bruit fait tressaillir les malades : tout les irrite, tout les agace. La vue, le regard, la parole des autres les importune et les fait souffrir. Le sybaritisme le plus l’affiné n’a jamais produit des exigences pareilles à celles de ces êtres névropathes,

Plus tard, lorsque la tolérance pour la douleur est mieux établie, ou lorsque la sensibilité générale est plus émoussée, il se produit comme un état de torpeur, d’engourdissement physique. Les malades n’éprouvent plus cette sensation intolérable de chaleur, que nous avons signalée, ils affirment que l’on peut dire et faire autour d’eux tout ce que l’on voudra ; ils ne s’émeuvent plus de rien. Quelques-uns souffraient antérieurement de névroses, de névralgies périodiques et franchement localisées. Aujourd’hui ils ne se plaignent plus, ou, pour parler plus exactement, ils en arrivent à une analyse tellement quintessenciée de leur état, qu’ils se plaignent de ne plus souffrir comme autrefois, On dirait que l’absence de toute douleur loca1isée les plonge dans des perplexités plus grandes que la douleur réelle ; elle leur fait supposer que la vie se retire d’eux, qu’ils vont mourir, Ils en arrivent enfin, à propos de leurs souffrances physiques et de leurs souffrances morales, à des appréciations tellement subtiles que le médecin sera parfois embarrassé de savoir dans quel ordre de système il lui faudra rechercher la prédominance de l’élément douloureux afin de combattre le mal avec plus de sûreté.

Tous ces phénomènes ne doivent pas être considérés comme le résultat d’une maladie imaginaire ; ils représentent une [p. 391] névrose bien réellement existante. La privation de sommeil et d’appétit, les sueurs abondantes, les digestions difficiles, la constipation opiniâtre alternant avec des diarrhées colliquatives, amènent un amaigrissement et parfois une cachexie qui sont bien les preuves d’un état de souffrance de l’organisme.

J’ai parlé des terminaisons funestes qui, chez des individus naturellement émotifs, peuvent être la conséquence d’une impression foudroyante. Tous les médecins ont pu voir des exemples de ces terminaisons dans leur pratique. Ici nous ne constatons rien de pareil ; la maladie, qu’elle soit le résultat d’impressions fortes ou celui d’impressions très-mitigées, peut durer des semaines, des mois, des années. Elle n’est pas incurable. Toutefois, lorsque le mal a conquis tous ses droits à l’habitude, à la chronicité, voici ce qui peut arriver.

Les malades tombent dans l’indifférence et dans une espèce de misanthropie morose. Ils ne se gênent pas plus devant les étrangers que devant leurs familles pour se livrer à des actes ridicules qui les font passer pour des excentriques, pour des hommes à tic. Tout le monde a connu des individus passant pour intelligents, remplissant même des fonctions sociales importantes, et dont les actes bizarres, accomplis en public d’une manière automatique, sans conscience, sans réflexion, pouvaient être considérés par un médecin expérimenté comme les manifestations affaiblies et passées à l’état d’habitude, du mal que je décris.

Étiologie.Pour suivre l’ordre classique établi en étiologie, je dirai d’abord quelques mots des causes prédisposantes qui ont trait à l’âge, au sexe, à la profession.

Le délire émotif n’est pas une maladie de l’enfance ou du jeune âge ; c’est entre 35 et 50 ans qu’on le rencontre le plus ordinairement. L’âge de retour et l’âge mûr sont les époques qui, chez l’homme aussi bien que chez la femme, semblent les plus favorables aux perturbations dont le système nerveux ganglionnaire viscéral parait être le siège.

Quoique les professions libérales soient en général celles où l’on observe le plus souvent les affections névropathiques, je peux cependant affirmer avoir rencontré aussi souvent le délire [p. 392] émotif chez les individus exerçant des professions industrielles que chez ceux qui cultivent d’une manière exclusive leurs facultés intellectuelles. J’ai donné des soins à des ouvriers, à des travailleurs de la campagne, à des hommes d’un tempérament des plus robustes, chez lesquels les troubles du système nerveux ganglionnaire viscéral, avec tous les phénomènes névropathiques ci-dessus décrits, étaient aussi fortement accentués que chez les femmes les plus nerveuses et les plus délicates. La même chose se remarque pour l’hystérie et l’hypochondrie, qui ne sont plus le partage exclusif de certaines classes sociales, de certains tempéraments naturels ou acquis, comme on était tenté de le croire autrefois, Ces névroses se rencontrent aujourd’hui dans toutes les catégories de la société, riches ou pauvres, instruites ou ignorantes. On peut en dire autant des phénomènes d’impressionnabilité et d’émotivité qui tendent d’autant plus à se propager, à ce qu’il me semble, que l’on veut éviter à tout prix la douleur, et que l’on recherche avec une espèce d’ardeur fébrile tous les raffinements de la vie confortable.

Si l’on interroge maintenant les malades eux-mêmes sur les causes de leurs souffrances, ils accuseront la plus ordinairement une commotion violente de l’organisme, telle que seraient un grand danger auquel ils auraient échappé, la mort subite d’un être cher, une mauvaise nouvelle inattendue. Quelquefois, la cause qui joue le rôle de cause déterminante est si futile, que l’on aurait honte d’y faire attention, si les malades n’y attachaient pas eux-mêmes une importance très-grande.

Parmi les causes prédisposantes que mon expérience m’a amené à prendre en sérieuse considération, je signalerai la transition brusque d’une vie active à une vie inoccupée, l’âge de retour avec pertes abondantes, des maladies qui ont amené la débilité, les excès vénériens, les veilles trop prolongées, les travaux intellectuels excessifs, les hémorrhagies, et enfin l’hérédité qui joue un rôle plus considérable qu’on ne croit dans la pathogénie de cette affection.

Il existe beaucoup de causes déterminantes, mais celles-ci, si puissante que soit leur action, ne doivent pas masquer aux yeux du médecin traitant l’élément prédisposant [p. 393] sur lequel la maladie est pour ainsi dire greffée. En dehors de cette connaissance, il n’y a, à proprement parler, plus de base pour un traitement rationnel.

L’état nerveux des ascendants est incontestablement, de toutes les causes prédisposantes, celle que l’on doit prendre en plus sérieuse considération ; je ne parle pas seulement de la folie proprement dite, mais de l’hystérie, de l’hypochondrie et même des cas moins complexes. Toutefois, les malades ne manquent pas de protester avec énergie contre les analogies que l’on cherche à établir, ou même contre les simples juridictions qui peuvent vous venir à l’esprit. Ils ne sont pas aliénés, disent-ils, puisqu’ils continuent à remplir les fonctions sociales dont ils sont investis ; puisqu’ils ont pu, et cela pendant longtemps; cacher à leurs familles les préoccupations qui les dévorent, les anxiétés qui les rongent, et masquer à force de subterfuges, il est vrai, et d’adresse, leurs répugnances insurmontables à toucher tel ou tel objet, à accomplir les actes les plus indispensables et les plus simples de la vie ordinaire.

Diagnostic différentiel. – Non, ce ne sont pas là des aliénés dans la stricte acception du mot. Ce qui différencie la situation, c’est que les délirants émotifs n’interprètent pas leurs sensations à la manière erronée des aliénés ; ils ne les attribuent pas à l’influence de forces mystérieuses que leurs ennemis mettraient en œuvre pour troubler leur bonheur. L’électricité et le magnétisme à distance n’entrent pour rien dans les impressions qu’ils éprouvent ; on ne leur enlève pas leurs idées, on n’agit pas sur leur volonté. Il ne leur vient jamais à la pensée que la police ou toute autre puissance occulte soit pour quelque chose dans les souffrances qu’ils ressentent. Ils n’éprouvent ni hallucinations, ni illusions. En un mot, ils ne subissent pas ces transformations qui font des aliénés autant de personnalités qui sont radicalement, essentiellement différentes de ce qu’elles étaient autrefois. Tout au plus pourrait-on les confondre avec les hypochondriaques et les hystériques.

Ils ont bien avec ces derniers malades des affinités que créent, d’une part., certaines influences héréditaires, et, de l’autre, la [p. 394] localisation probable du mal dans les mêmes appareils du système nerveux. On rencontre chez eux la fixité maladive de l’idée propre aux hypochondriaques ; ils possèdent au même degré que ces derniers malades la manie de l’analyse de leurs sensations.

Les femmes, à prédominance du délire émotif, sont, à l’instar des hystériques, éminemment impressionnables. Dans la période aiguë de leur affection, elles éprouvent des spasmes, des étouffements ;

Elles sont ont encore un énorme besoin de se plaindre et qu’on les plaigne. Même égoïsme, de part et d’autre, au point de vue d’exigences que rien ne saurait satisfaire.

Mais ni les hypochondriaques, ni les hystériques, je parle de ceux dont l’affection est franchement accentuée, ne sont les tristes jouet d’une sensibilité morbide qui éclate tout à coup après une impression reçue et qui se renouvelle sous sa forme identique après le retour de la même impression. Ils ne tomberont pas dans les exagérations de la sensibilité propres au délirants émotifs, et, leurs craintes n’auront pas le même caractère stéréotypé ; ils ne s’écrieront pas qu’ils vont mourir, ils ne supplieront pas qu’ou les retienne pour les empêcher de tomber dans un précipice ; ils ne ressentiront pas ces commotions terribles qui frappent les délirants émotifs en pleine poitrine, à la manière d’un accès foudroyant d’épilepsie. Sans doute ils auront bien, comme ces derniers, certaines idées fixes, ridicules à propos des intérêts de leur sante ; ils discuteront, soutiendront avec la même obstination maladive la légitimité plus que contestable de leurs impressions ; mais ils ne seront pas enserrés d’une manière aussi absolue dans le cercle infranchissable qui étreint et annihile la volonté des délirants émotifs. Ils ne se livreront pas, en public ou en secret, aux actes ridicules que j’ai signalés plus haut et qui consistent à ne pas oser toucher de monnaie ou tel autre objet, ouvrir une porte, une fenêtre, rendre une poignée de main, ou, par une autre espèce de réaction panophobique, n’oser se détacher des vêtements d’une personne dont le contact et parfois la présence ou le simple voisinage les préserve ou les sauve à leurs yeux.

Tels sont les caractères principaux de cette névrose. Je ne m’étendrai pas davantage, de peur de tomber dans les particularités [p. 395] du mal que je décris, et qui vont faire le sujet des observations qui suivent.

Obs. I. — .Exagération de la sensibilité. Actes étranges d’émotivité puérile chez un homme d’une haute intelligence. Tics ridicules. Le premier exemple qui s’est offert à mon observation correspond à une époque de ma vie où je n’étudiais pas encore la médecine ; mais ce fait se rattache d’une manière si intime à ceux que j’ai observés depuis lors, que je ne saurais le passer sous silence. Il nous est d’ailleurs gravé si profondément dans ma mémoire quo je puis le reproduire sans omettre aucun des phénomènes qui doivent le faire classer parmi les délires émottes.

M. A…, âgé de 58 à 60 ans, à l’époque où je l’ai connu (1831), s’était acquis dans la banque une fortune qui lui permettait de se livrer à son rôle pour le culte des beaux-arts. Mais les altérations survenues dans sa santé, depuis les événements du juillet 1830, lui faisaient un devoir de rechercher le moins possible les plaisirs et les émotions qui étaient en rapport avec ses goûts antérieurs. Si M. A… assistait à une représentation des italiens, ont était sûr que certains motifs musicaux ramèneraient chez lui les mêmes phénomènes émotifs, qui

Se traduisaient alors par des pleurs, par de véritables sanglots, et 1’obligeaient à quitter la salle. Dans sa collection de tableaux, il en était dont il ne pouvait faire ressortir les beautés aux amateurs, sans se livrer à des manifestations qui se terminaient pareillement par des crises de larmes.

J’étais le témoin obligé de ces scènes et de bien d’autres plus intimes et ignorées du public, vu que m’étant chargé de diriger l’éducation du neveu de M. A… j’avais avec celui-ci des rapports continuels. Dans les soins prodigués à ce neveu, on pouvait observer toutes les exagérations du caractère émotif de l’oncle. A la moindre indisposition du jeune homme, on était témoin de scènes ridicules et nullement en rapport avec la gravité du mal. M. A… se roulait de désespoir sur son canapé, prenait les mains de son médecin el le suppliait de sauver des jours qui ne me paraissaient nullement en danger, quoique je ne fusse pas encore initié aux arcanes de la pratique médicale.

On conçoit néanmoins la participation plus ou moins grande que je devais prendre à séances intimes, la première rois qu’il me fut donné d’y assister. On ne peut rester le témoin indifférent des douleurs extrêmes, lorsque surtout elles se traduisent par des pleurs, des cris, des sanglots, par de véritables états convulsifs. J’avoue donc, sans réserve, que dans les premiers temps je me sentais singulièrement ému lorsque j’entendais M. A…, lecteur émérite, conteur [p. 396] charmant nous lire ou nous raconter quelques épisodes de la grande épopée impériale dont il connaissait les détails les plus ignoré, ayant été en relations intimes avec les personnages les plus célèbres de cette époque. Combien de fois ne l’ai-je pas entendu sangloter en rappelant la fin dramatique du général Ney et les tortures du captif de Sainte-Hélène.

Toutefois, bien qu’il me fût impossible, à cette époque de mon existence, d’apprécier les caractères morbides de cette sorte de sensibilité, je ne tardais pas à m’apercevoir que chez M. A… les manifestations émotives n’étaient en rapport ni avec les causes qui les avaient provoquées, ni avec les exagérations auxquelles peut se livrer momentanément une âme naturellement bienveillante. Sensibilité émotive et bonté ne sont pas les expressions d’un même sentiment. Le dernier de ces termes représente une qualité de l’âme, une force ; le premier n’est que trop souvent la représentation d’un état maladif du système nerveux, le symptôme d’une volonté débile. La remarque que j’applique rétrospectivement à M. A. s’appliquera bien mieux encore aux malades qui feront le sujet des observations contenues dans ce travail.

Mais, dussé-je ()être accusé d’avance de sortir du cadre de ta pathologie et de ne décrire que des excentricités de caractère, je me demande si le fait suivant, que je choisis entre une foule d’autres, n’est pas le symptôme d’une maladie de la sensibilité.

Le but de la promenade habituelle de M. A… était la mare d’Auteuil, du bois de Boulogne. Il s’y rendait, le plus ordinairement seul, dans un équipage magnifique, et prenait la pose d’un triomphateur romain. A voir sa figure énergique et quelque peu hautaine, on ne pouvait guère se douter du profond abaissement de la volonté chez cet homme et de toutes les anomalies qui constituaient le fond de son tempérament moral. Dans cette mare qu’il avait louée il élevait des grenouilles et payait un garde pour veiller à la sureté de ces batraciens… Un jour, il aperçoit un de ces animaux étendu sans mouvement ; l’émotion qu’il en ressentît détermina une crise de larmes, des sanglots, un véritable accès de désespoir. Il dut se coucher en arrivant et envoyer quérir son médecin.

Je n’en finirais pas si je voulais entrer dans les détails d’une existence qui, de 1830 à 1838, époque de la mort de M. A…, fut une suite non interrompue d’actes qui « tient le produit incontestable de l’impressionnabilité et de l’émotivité en excès. Avant l’invasion de sa maladie, M. A…, d’après ce que m’a souvent raconté sa femme qui lui survécut longtemps, n’était ni pire, ni meilleur que la plupart des hommes de finance préservés d’ordinaire des exagérations d’une trop grande sensibilité par la nature de leurs préoccupations d’intérêt. Mais l’avènement de la révolution de 1839 fut le coup de grâce de M. A… Sa ruine, qu’il crut imminente, détermina chez lui une [p. 374] première et puissante émotion. Ce fut comme le premier anneau d’une série de phénomènes qui, en se commandant et en s’enchaînant successivement dans l’organisme, placent le système nerveux dans des conditions exceptionnelles de souffrance, et amènent ces faits d’émotivité et d’impressionnabilité qui font le sujet de cette étude,

M. A… était-il prédisposé héhéditairement à cette maladie d’exagération de la sensibilité ? C’est ce qu’il m’est impossible d’affirmer ; les commémoratifs de Mme A… n’ont pu m’éclairer à ce sujet. Elle ne connaissait pus les parents de son mari, qui étaient de basse extraction, et que celui-ci avait toujours tenus éloignés, à l’exception du neveu qu’il avait adopté. Mais, chose importante à noter, depuis longtemps on avait remarque chez lui certains tics el habitudes bizarres. Il n’ouvrait pas une porte sans envelopper sa main du pan de son habit ou d’un mouchoir. Cette opération se faisait si discrètement que les étrangers ne s’en apercevaient pas, et s’irritait au dernier degré si on avait l’air d’y faire attention. Même répugnance pour toucher la monnaie d’or ou d’argent. Il se plaisait à en faire placer sur sa cheminée des piles représentant des valeurs considérables. La vue de cet or et de cet argent lui causait une satisfaction qui compensait la privation qu’il semblait s’être imposée en n’y touchant pas.

Phénomènes d’impressionnabilité suivie de spasmes et de convulsions ; horreur des lieux élevés, crainte de tomber dans un précipice ; intelligence intègre. – Entre l’observation qui précède et celle qui va suivre, il existe un intervalle de dix ans. Je signale cette circonstance pour avoir occasion d’affirmer que pendant le cours de mes études je n’ai jamais rencontré aucun exemple de la nature de celui que j’ai décrit ; mes maîtres en aliénation mentale n’avaient jamais porté mon attention sur des faits similaires. On n’en trouve aucun dans les hôpitaux ordinaires et dans les asiles d’aliénés. Dans ces derniers milieux on ne les trouve pas sous leur forme primitive, ils se présentent sous celle de transformations propres aux maladies du système nerveux et dont j’aurai occasion de parler dans le cours de ce mémoire.

Le rail de M. A… ne pouvait donc, en quoi que ce soit, tourner au profit de mes études spéciales en aliénation ; il m’était impossible de le classer et de le rattacher à une forme quelconque de vésanie. Ce n’est pas cependant que cet exemple demeurât pour moi comme chose non avenue. J’y pensais quelquefois comme représentant un type de ces sensibleries affectées que l’auteur de la satyre du XIXe siècle a si bien stigmatisées, en faisant [p. 398] ressortir l’alliance qui peut exister, chez une seule et même personne, entre une sensibilité de mauvais aloi et le besoin d’émotion fortes, de ces émotions qui vont jusqu’à masquer des instincts de cruauté (1).

Mais le fait qui suit porta de nouveau mon attention sur les phénomènes d’impressionnabilité qui se rattachent aux troubles du système nerveux ganglionnaire viscéral, et dans lesquels le grand sympathique me paraît jouer un rôle si important.

En 1845, j’étais à Passy, où je me reposais des émotions d’un long et pénible voyage entrepris avec une mélancolique portée au suicide. Sur ces entrefaites, un professeur de la Faculté de Paris me demanda si je ne voulais pas me chargé de la direction médicale d’un monsieur âgé d’une quarantaine d’années, ancien officier de la garde royale, qui n’était nullement aliéné, mais qui pouvait être regardé comme un hypochondriaque renforcé. J’hésitai d’abord à accepter cette mission, car j’étais devenu moi-même très-impressionnable à la suite d’une fièvre typhoïde contractée dans les lagunes de Venise, et je craignais d’augmenter d’une manière fâcheuse mes propres dispositions maladives. D’ailleurs, on se saurait croire combien le contact perpétuel avec certains aliénés raisonnants, astucieux, obstinés et méchants, comme ils le sont presque tous, est de nature à vous affecter péniblement.

Je pris cependant rendez-vous avec la famille de M. de X…, et fus si frappé des bonnes dispositions morales du malade que je n’hésitai pas à accepter la mission que l’on voulait me confier. De quoi [p. 399] s’agissait-il en effet ? De simples soins hygiéniques et moraux, de quelques temps d’isolement à la campagne, plutôt que d’une médication active. En effet cet hypochondriaque renforcé me paraissait avoir d’empire sur lui-même pour ne parler jamais de sa santé ; il ne tourmentait pas les médecins à ce sujet, à ce que m’affirmait sa famille. C’était un homme du monde, un charmant causeur qui n’avait, disait-on, qu’un seul tic maladif, celui de ne pouvoir habiter d’autre milieu qu’en rez-de-chaussée ; montait-il par distraction au premier étage, il était pris de vertiges, d’étourdissements, et se sentait comme entrainé dans un précipice.

Les trois premiers jours se passèrent très-bien. Le malade paraissait heureux, et pas un mot concernant sa santé ne fut prononcé ; seulement, je remarquai qu’il examinait d’une manière inquiète la localité, et s’informait s’il n’ay avait pas dans les environs quelque puits, quelque précipice. Ceci commençait déjà à m’inquiéter et j’entrevis que la position ne tarderait pas à se compliquer. Mes craintes se réalisèrent plus tôt que je ne l’avais pensé. Un soir je fus réveillé par des cris terribles. Le domestique qui couchait près de M. de X… appelait au secours, et quand j’arrivai, je fus témoin d’une crise nerveuse des plus intenses. M. de X… criait et sanglottait [sic] ; il se cramponnait à son domestique qu’il étouffait de ses étreintes. Le puits, le puits, s’écriait-il d’une voix rauque… Bouche le puits. Il fallut recourir à l’éthérisation pour faire cesser cet état convulsif. Or, qu’était-i arrivé ?

M. de X… s’était couché tranquillement, et, après quelques instants, avait demandé discrètement à son domestique ce que signifiant les planches et les matériaux qu’il avait remarqués accumulés dans un coin du jardin, voisin de sa chambre à coucher. Le domestique répondit sans mystère que c’était un puits que l’on avait fait boucher. Eh bien, le simple fait d’association morbide entre l’idée d’un précipice et l’impression qui en fut résultat immédiat, avait suffi chez cet homme émotif pour amener la crise j’ai décrite.

Les mêmes phénomènes se reproduisaient, avec plus ou moins d’intensité, dans toutes les occasions où une émotion un peu forte, parfois un simple souvenir, un mot involontairement prononcé, mettaient en jeu les éléments de cette étrange impressionnabilité. Le traitement hydrothérapique auquel j’eus recours avait amélioré la position de M. de X… Il a, dans les cas de ce genre, héroïque. Malheureusement le médecin a aussi à compter avec les influences héréditaires de mauvaise nature qui peuvent dominer la situation, l’aggraver et la rendre dans tous les cas irréductible. Dans le fait en question, ces influences, dont on avait bien eu soin de ne pas parler, existaient réellement. Il y avait eu des affections nerveuses dans la famille, et le frère de M. de X… qui venait le voir de temps à autre était le type d’un de ces esprits pusillanimes, bornés, sans [p. 400] énergie, sans volonté, dont l’existence se rattache à des habitudes de niaiserie stéréotypée, et se signale par tics ridicules. J’en parle intercurramment, car il peut se classer dans la même catégorie de malades émotifs.

Cet bomme n’osait toucher de monnaie de cuivre, et quand il sortait seul en voilure, on payait d’avance le cocher, ou bien on enveloppait la somme dans du papier. Il n’ouvrait jamais une porte ou une fenêtre sans envelopper sa main. Le jour de son mariage, on le chercha le soir des heures entières ; on le trouva blotti au grenier derrière un vieux meuble. La crainte du tète à tête avec sa jeune femme avait suffi pour suspendre chez lui l’exercice de sa volonté et amener un de ces faits d’automatisme stupide dont j’ai vu tant d’exemples chez ces êtres émotifs, comme de rester fixes devant une porte sans oser l’ouvrir, devant une lettre sans la décacheter, devant un papier sans pouvoir poser la plume, devant une voiture sans en franchir le marchepied, etc.

Le malade, à prédominance de sensation d’entraînement dans un précipice, plaisantait son frère quand il le voyait se livrer à ces actes ridicules ; mais celui-ci ne restait pas en arrière d’arguments, et, déniait le droit de moquerie à un homme que l’on ne savait plus dans quel milieu placer lui éviter la sensation de tomber dans un précipice. En effet, pour amener des crises nerveuses, ne suffisait-il pas que par distraction il montât à un premier étage, que le cheval sur lequel il était vint à faire un faux pas, qu’il entendit le sifflet d’une locomotive prêle il franchir un tunnel, qu’à l’Hippodrome il vit des clowns se livrer à des exercices par trop acrobatiques, etc. ? En rappelant ccs faits, le frère du malade que je traitais faisait allusion à autant de crises nerveuses intenses qui avaient été produites dans les circonstances que je mentionne, et m’avaient obligé à ne plus amener M. de X… dans des réunions publiques.

Je dus, de guerre lasse, abandonner le traitement de ce malade, qui effrayait mon entourage par ses menaces de suicide. Il se retira dans le fond de sa province avec une jeune femme qui avait accepté courageusement sa double mission martyrisante d’épouse et de garde-malade. Je doute cependant qu’il ait fini par le suicide; c’est là une terminaison que je n’ai jamais observée dans les cas de ce genre.

Une dernière considération à propos du diagnostic que comportait l’état de M. de X… J’ai vu un certificat médical d’un de nos premiers aliénistes constatant un commencement de ramollissement et une tendance à la paralysie générale. Il est de fait que lorsque ce malade se trouvait pour la première fois devant [p. 401] un étranger il s’intimidait au point de balbutier. Je l’ai entendu plaisanter sur le diagnostic de ce célèbre aliéniste. J’ai déjà fait remarquer qu’il n’existe aucune analogie entre l’émotivité de ces sortes de malades, leur facilité à verser des larmes, et ce que l’on remarque, sous ce rapport, chez les ramollis et chez certains épileptiques, voire même chez les hypochondriaques et les hystériques. Pour les hommes de la spécialité mentale, M. de X…, était un véritable aliéné. Mais en donnant cette désignation à quelques natures excentriques, émotives, on se montre peu soucieux d’étudier l’origine de certaines névroses, et de se placer au point de vue de la thérapeutique qu’il est rationnel d’employer pour les traiter avec succès et empêcher leur transformation fatale.

Une dernière hypothèse a été émise à propos de M. de X…, et elle était basée sur le phénomène de terreur qui se développait chez lui à la vue d’une épée nue. N’était-ce pas là, disait-on, un de ces phénomènes nerveux que l’on peut ranger parmi les faits de sympathie et d’antipathie que l’on a signalés dans l’existence de quelques hommes ?

Qui n’a pas entendu parler des accès fébriles que donnait au savant Érasme la vue d’un plat de lentille ? Celle du Cresson de fontaine causait au célèbre Scaliger des tremblements nerveux. Senac cite des faits analogues à propos de Paoli et d’autres personnages ; Pierre Bayle était pris, dit-on, de syncope lorsqu’il entendait l’eau tomber d’un robinet ; l’illustre Bacon éprouvait, affirme-t-on encore, un état de syncope pendant les éclipses de lune; le roi Jacques II tremblait à l’aspect d’une épée nue, et la vue d’un ânon, si l’on en croit la chronique du temps, suffisait pour faire perdre connaissance au duc d ‘Épernon, etc., (2).

[p. 402] Je n’en finirais pas si je voulais citer des exemples de ce genre, mais, fussent-ils tous véridiques tout au plus pourraient-ils servir à l’étude des anomalies étranges que présente le tempérament ou l’idiosyncrasie de certains individus. On peut à la rigueur retrouver des faits de ce genre chez les malades qui nous occupent, mais il faut rechercher dans un autre ordre de troubles du système nerveux la raison des phénomènes maladifs qu’ils nous présentent. C’est là ce que démontreront pleinement des observations qui suivent.

[p. 530]

(2e article)

obs. IV. Emotivité excessive chez une femme de 33 ans. Répulsion invincible pour toucher les objets. Tendances panophobiques poussées au delà des limites ordinaires. Constitution cachectique. Hérédité. Au mois de juin de l’an dernier je vis entrer dans mon cabinet un homme et une femme, qui, à première vue, me parurent être sous l’impression du même sentiment mélancolique. La femme tenait son mari par le pan de sa redingote, et tous deux s’assirent d’un air consterné. Il m’aurait été difficile de deviner, à première vue, quel était de ces deux être celui qui venait réclamer mes soins, lorsque, prenant la parole presque sans transition, le mari me fit l’exposé suivant que j’abrège, tout en lui conservant sa simplicité naïve :

« Il y a dix-huit mois, si ce n’est plus, que ma femme, aujourd’hui âgée de 33 ans, souffre d’une maladie étrange, qui fait dire à tous les médecins, à propos des choses qu’elle éprouve, que ce sont là des idées, des élugements (3), et que cela s’en ira tout seul. Mais bien loin de s’en aller, le mal ne va qu’en empirant. Il a commencé par des inquiétudes très-fortes à propos de la fièvre typhoïde de notre fille : sa mère l’a soignée et veillée nuit et jour, sans vouloir prendre de repos ; mais lorsque la petite a été sauvée, la mère s’est mise à dire du matin au soir : Mon dieu donc come je suis inquiète…, mon dieu comme je souffre. Elle allait et venait, se levait cent fois des sa chaise dans un jour, et ne pouvait rester en place. C’était d’abord le jour que ce manège avait lieu, puis çà a été la nuit ; mais alors c’était bien pire. Ma femme avait des craintes, des terreurs ; il fallait à chaque instant rallumer la lampe. Tout son corps brûlait par instants come une fournaise ; elle avait le ventre qui lui gonflait et faisait grand tapage ; elle se plaignait de souffrir tantôt dans les intestins, tantôt dans l’estomac. Mais maintenant, le pis de tout, c’est que ma femme ne veut plus prendre aucun remède, ni presque aucune nourriture ; elle dit que c’est inutile qu’elle va mourir, qu’il lui est impossible de digérer ses aliments. Et puis vous voyez ce qu’il en est en ce moment ; elle ne [p. 531] veut plus me quitter que son ombre ; si elle abandonne le pan de ma redingote ou mon bras quand nous sommes dans la rue, elle dit qu’il va lui arriver malheur ; si elle est devant une porte, il lui est impossible de l’ouvrir : c’est de même devant une fenêtre. Si ce n’est quelle répète qu’elle est dans le cas de se précipiter dans la rue … mais, ajouta-t-il d’un air d’incrédulité, il n’y à pas de danger à cela, elle a bien trop peur. Elle n’ose prendre une plume dans ses doigts ; si on voulait la forcer à écrire un seul mot, elle tomberait sans connaissance. C’est de même pour la lecture ; ses yeux se brouillent ; elle ne peut fixer les lignes d’nu livre, d’un journal. Entendre, même de loin, les aboiements d’un chien suffit pour la mettre hors d’elle ; mais la vue d’un chien ou d’un chat lui donne à l’instant, des attaques de nerfs. Elle ne caresserait pas un de ces animaux pour un empire. Enfin il n’y a pas de raisonnement qui tienne ou de remède auquel il faudrait songer. Rien n’y fait plus, ni les médecins, ni les parents ; elle dit que nous l’agaçons, que nous lui faisons du mal rien qu’à parler entre nous. Bref, nous sommes les plus malheureux du monde, et avons recours à vous pour savoir ce qu’il y aurait à faire, après avoir tout tenté au monde pour amener la malade à la guérison … »

Pendant tout ce récit, la femme se contentait de donner son assentiment aux paroles de son mari par de légers coups de tête approbatifs. Elle prit à son tour la parole et entra dans de tels détails, à propos des phénomènes anormaux qui se passaient dans la sphère de sa sensibilité, qu’il me serait impossible de les relater à moins de répéter ce que j’ai déjà dit des impressions et des souffrances éprouvés par ces êtres émotifs. Je dois ajouter que la lucidité d’esprit était parfaite chez cette femme, et que dans son langage, dans le choix de ses expressions, rien ne révélait les idées et les souffrances propres aux hypochondriaques, et à plus forte raison les aberrations ordinaires des aliénés, Les phénomènes anormaux de la sensibilité me paraissaient bien, avant tout examen, avoir leur point de départ dans une affection du système nerveux ganglionnaire viscéral. Toul militait en faveur de cette manière de voir, la chaleur anormale développée par moments, to ballonnement du ventre, la douleur fixe dans un point de la région abdominale, les digestions difficiles et presque impossibles, la constipation obstinée, etc., etc.

Mais avant de procéder à l’examen des organes, ce qu’il faut toujours faire avec la plus scrupuleuse et la plus complète exactitude, si on veut se rendre compte des anomalies qu’offrent les grandes fonctions de l’économie chez ces sortes de malades, j’interrogeai la femme sur les conditions de sauté de ses ascendants. Elle m’apprit que son père, qui était mort depuis dix, ans, d’ans un état d’enfance, avait l’humeur noire ; qu’il tombait par intervalles dans une espèce de torpeur qui durait plusieurs mois, et qu’alors il suivait sa femme come un grand enfant, s’attachant à quelque partie de ses vêtements, [p. 532] absolument comme elle faisait vis à vis de son mari ; en outre, ainsi qu’elle, une peur excessive des chiens et des chats ; quant à ce qui le regardait personnellement, elle reconnaissait qu’il y avait exagération et comme folie dans ses actes ; que c’était là comme une véritable lire (4), mais qu’elle ne pouvait surmonter ses crainte et surtout ses répugnances à ouvrir une porte, à toucher tel ou tel objet. Je voulus tenter une expérience, séance tenante, et insistai vivement pour qu’elle ouvrit la porte de mon cabinet, mais ce fut peine inutile. Dans ses efforts multipliés, cette femme eut des spasmes, des palpitations, la sueur inonda son visage et je dus cesser l’expérience de voir survenir une syncope. On croirait, difficilement à la réalité de ces faits, si on n’en avait pas été plus d’une fois le témoin.

Je procédai ensuite à l’examen des organes et à l’étude des fonctions. LA respiration est nette, quoique faible. Il n’existe aucun symptôme de tuberculisation, malgré une petite toux sèche sans expectoration, sui dure depuis cinq à six mois. Les mouvements du cœur sont presque imperceptibles et deviennent seulement plus précipités par instants. La température du corps est plutôt abaissée qu’augmentée, et ce n’est qu’à des époques irrégulières que la malade éprouve le sentiment d’une chaleur intense, avec courbatures des membres, qui lui fait dire que sa fièvre la prend. Le ventre est ballonné, les intestins remplis de gaz ; cet état est habituel. Dans la région ovarique du côté gauche existe un point douloureux à la pression ; toutefois le touché vaginal ne permet pas de constater l’existence d’aucune tumeur, mais la malade se plaint vivement des sensations douloureuses qu’elle éprouve dans cette partie. En résumé, il existe chez elle un état hystéropathique assez accentué : il y a, en outre, de la cachexie, du dégoût des aliments, une constipation des plus opiniâtres ; la menstruation est très-appauvrie, et il se produit des pertes blanches. Le col utérin est légèrement tuméfie.

Voici maintenant le traitement qui fut ordonné : je dus prescrire l’isolement dans un établissement hydrothérapique, vu que lu susceptibilité des malades arrivés à cette période de névrose généralisée rend inutiles tous les soins qu’on pourrait leur donner dans le sein de la famille. J’aurais bien voulu, dans le cas présent, séparer le mari de la femme, mais il ne fallait pas y songer. L’état émotif de cette malade était si intense, qu’elle exigeait de son malheureux mari qu’il prit la douche avec elle, afin de pouvoir tenir au moins un bout de son peignoir, et éviter une syncope qui serait inévitablement arrivée. On comprend facilement que, ces premières concessions, une fois faites, il ait fallu mettre en jeu toutes les ressources du traitement moral.

[p. 533] Après quinze jours de bains, j’obtins une amélioration qui permit de porter un adoucissement à l’état du mari, voué depuis deux ans à un supplice sans nom. Il put coucher dans une chambre voisine à condition que la porte resterait ouverte, et qu’il viendrait s’assurer fréquemment que sa femme n’était pas morte subitement. Toutefois l’infortuné ne fut pas dispenser de dîner à côté de sa femme, de découper ses aliments (elle ne pouvait toucher couteau ni fourchette), et de les lui porter à la bouche.

Le traitement hydrothérapique appliqué dans la maison de M. le Bottentuit, à Rouen, consista en enveloppements et en affusions froides mitigées dans le principe et progressives en durée et en intensité. Avant 1 mois, la malade se résigna à entrer dans le bassin, et la réaction se fit d’une manière plus complète que je n’aurais osé l’espérer. A l’intérieur je n’employai d’abord que le bromure de potassium à la dose de 10 grammes pour 300 grammes d’eau distillée. Plus tard, j’eus recours au opiacés à doses progressive, sans toutefois dépasser 25 centigrammes, et j’insistai surtout sur un bon régime alimentaire viandes rôties, vin de Bordeaux). Lorsque la susceptibilité des intestins fut moindre, j’eus recours aux préparations ferrugineuses. Je pus compter sur la guérison lorsque les aliments furent supportés et que l’on ne fut plus obligé de recourir aux purgatifs pour vaincre la constipation.

Je n’entre pas dans tous les détails d’un traitement moral qui consista à recommencer jusqu’à un certain point l’éducation de cette malheureuse femme. Ce serait faire une description fatigante des efforts tentés pour vaincre ses répugnances lorsqu’il s’agissait de toucher les objets ou de surmonter certaines antipathies… comme de caresser un chien ou un chat. Après quatre mois de traitement, cette femme, qui croyait mourir si elle ne tenait dans la main le pan de la redingote de son mari, put sortir seule, s’occuper de ses affaires, lire, écrire, ce qui était complétement impossible auparavant, visiter sa fille, qui était en pension dans un couvent de ville, Toutes les fonctions de l’économie étaient rentrées dans leur état normal ; seule la menstruation laissait à désirer.

Je dois ajouter, pour compléter cette observation au point de vue des transmissions héréditaires, que la fille de cette dame, âgée de 43 ans à peine, avait déjà fourni des signes d’hystérie ; il existait en outre, chez elle, un arrêt dans ln croissance du corps et dans le développement de l’intelligence. Je dus insister pour qu’on la retirât de pension et qu’on la plaçât dans les conditions hygiéniques de la vie de campagne.  »

Dans la description générale que j’ai faite des caractères du délire émotif, j’ai insisté sur la différence à établir entre les malades de cette catégorie et les hypochondriaques proprement dits.

[p. 534] L’observation qui suit démontra que si les délirants émotifs présentent quelques analogies avec les hypochondriaques au point de vue de la persistance de certaines idées fixes et de la manie analytique de leurs moindres impressions, on aurait tort néanmoins de confondre deux névroses essentiellement distinctes quant à leur développement et à leur terminaison.

Obs. IV. Phénomènes excessifs d’impressionnabilité chez une femme de 52 ans. Crainte d’avoir été empoisonnée par la bave d’un chien enragé. Idée fixe de nature hypochondriaque. Hyperesthésie hystérique ayant déterminé une crise favorable. La malade qui va faire le sujet de la présente observation est émotive et impressionnable comme celle dont on vient de lire l’histoire. Les phénomènes pathologiques de la situation se rapportent au même ordre de causes et doivent être recherchées et combattues à la même source. C’est incontestablement là encore une névrose ganglionnaire viscérale. La différence ne porte guère que sur la réaction sympathique exercée sur le cerveau d’une façon plus active peut-être dans le cas présent, d’où résulte une certaine énergie de caractère, plus factice toutefois que réelle, puisque la malade, pas plus que celle de l’observation précédente ne peut dominer les défaillances du sens émotif et qu’elle est le jouet fatal des mêmes impressions morbides. C’est là ce qui ressort de la simple description qui suit :

Un mari et une femme se présentent chez moi dans le mois de novembre de la même année où je recevais le couple précédent, mais les incidents de la mise en scène étaient différents. Bien loin de s’attacher à la personne de son mari comme pour y trouver aide et protection, la malade en question le précédait de quelques pas, le tenant à distance respectueuse, et lui comandant d’une manière impérative d’ouvrir la porte. A peine introduite, la femme entra immédiatement, en matière et imposa silence il son mari, qui voulait parler, en disant qu’elle n’avait besoin de personne pour exposer sa situation.

« Je ne puis plus vivre longtemps comme cela, ajuta-t-elle avec une agitation extrême. Voyons, monsieur le docteur, dites-moi franchement suis-je folle ? ne le suis-je pas ? faut-il que l’on me mette à Saint-Yon avec toute ma raison ?

Je ne suis pas encore folle, Dieu merci, mais cependant ce n’est pas vivre que de souffrir comme je fais ; cela terminera mal ; je suis poussée à bout. Je souhaite à mes plus grands ennemis de ressentir ce que j’éprouve ; ce ne sont pas des [p. 535] idées imaginaires, c’est réel ! (5), mais c’est surtout depuis l’histoire de ce malheureux chien… »

Ici, les sanglots étouffant la voix de la malade, le mari put prendre la parole et dit : « Voici, monsieur, en peu de mots, ce dont il s’agit. J’avais un chien malade, un voisin ayant émis l’idée qu’il pouvait bien être atteint de la rage, je dus sacrifier l’animal. A. dater de ce moment, ma femme perdit le sommeil, la tranquillité et l’appétit. L’idée d’avoir touché un chien enragé la poursuivait jour et nuit. Mais ce n’est pas tout ; il y avait dans le jardin du linge étendu auprès du chien prétendument enragé ; ce linge a bien pu avoir été en contact avec la bave de l’animal, telle est au moins la pensée de ma femme. Ce même linge a ensuite été placé dans une armoire, dans le voisinage d’autres effets ; il a servi à l’usage général de la famille. De là l’idée nouvelle de ma femme que le principe de la rage a été inoculé à toutes les personnes de la famille. Aujourd’hui ; monsieur, il n’y plus moyen d’y tenir ; nous sommes tous soupçonnés d’avoir la rage. Pour rien au monde ma femme ne me donnerait le bras dans la rue. Elle n’ose toucher à rein dans son ménage. Depuis eux mois, telle que la voyez, elle n’a pas changé de vêtements, de linge. Il est impossible d’imaginer tous les actes ridicules auxquels elle se livre… » (Suit l’énumération de ces actes, qui sont les mêmes chez tous les malades, et comme stéréotypés. Je me contente de les rapporter pour ne pas fatiguer le lecteur par le détail répété de faits aussi fastidieux.

A ce récit, Mme*** n’eut rien à ajouter. Elle confirma énergiquement les paroles de son mari, insistant sur les causes de ses souffrances et rapportant ses terreurs à la crainte de devenir enragée. La conviction était si forte que je ne cherchai pas longtemps à la dissuader du contraire par le raisonnement. D’ailleurs l’expérience avait été faite. La malade était la femme d’un ancien pharmacien ; on lui avait fait lire, ou elle avait lu elle-même, tout ce qui avait trait à la rage et la propagation de cette maladie. Comment supposer maintenant qu’une pareille idée fixe se soit impatronisée subitement dans l’esprit de cette femme, si déjà à la suite de mauvaises conditions organiques elle était devenue excessivement impressionnable. Sous ce rapport, il aurait été difficile de rien me cacher. Je connaissais la malade depuis longtemps, et je savais qu’elle était née d’une mère nerveuse et on ne peut plus irritable. Elle-même, avant l’aventure du chien, était souffrante et perdait à chaque époque catamédiale des quantités énormes de sang. Notons qu’elle était âgée de 52 ans et [p. 536] qu’elle n’avait pas cessé d’être réglée. Masi elle en était arrivée à un tel degré d’épuisement qu’il était impossible de méconnaitre un véritable état de chlorose. L’auscultation du cœur et celle des carotides faisait constater un bruit de souffle, et les ferrugineux que l’on avait fait prendre en abondance avaient plutôt empiré qu’amélioré la situation. Il existait des douleurs abdominales et une constipation qui cédait à peine aux remèdes les plus énergiques. Le ballonnement du ventre était passé chez elle de l’état habituel, et de continuelles bouffées de chaleur, partant du centre épigastrique, lui montaient au visage, qui parfois était pourpre, pour reprendre quelques instants après la teinte propre aux chlorotiques.

J’étais embarrassé pour poser les bases d’un traitement approprié à une névrose entée sur un état général d’anémie. La malade avait épuisé la liste des remèdes pharmaceutiques qui peuvent être employés dans une pareille situation. Elle avait abusé des préparations ferrugineuses, des antispasmodiques, des médicaments indurés, de la digitale, et même des opiacés, qui rendent de grands services dans la situation lorsqu’ils sont employés à des doses progressives, surtout dans le commencement. Au point de vue d’un traitement moral il ne restait presque plus rien à faire, car la malade était à bout de forces. Elle avait lutté d’une manière héroïque pour vaincre ses répugnances à toucher n’importe quel objet et pour surmonter ses antipathies. J’avais émis l’idée d’un traitement hydrothérapique, mais nous étions au cœur de la mauvaise saison, et je craignais de ne pas trouver chez cette malheureuse femme assez de réaction pour que l’on pût espérer un bon résultat de traitement. Mais la malade, voyant mes hésitations, insista vivement sur l’emploi de l’eau froide. « Il n’y il pas de raison qui tienne, reprit-elle, je veux guérir à tout prix, je ferai tout ce qu’on voudra. » Elle se rendit immédiatement chez le Dr Bottentuit, et prit les précautions nécessaires pour s’assurer qu’elle aurait du linge neuf et des couvertures qui n’auraient servi à personne. Elle fit ensuite un premier effort sur elle-même pour dissimuler ses appréhensions vis-à-vis les autres baigneuses, car la crainte du ridicule est très-puissante chez ces sortes de malades et ils redoutent d’être considérés comme des aliénés.

Les applications hydrothérapiques consistèrent d’abord en enveloppements, et la réaction s’opéra, dans des conditions tellement favorables que je pus, avant la semaine écoulée, faire entrer la malade au bassin et lui faire supporter ce qu’elle redoutait le plus, les douches et affusions d’eau froide. Ce fut là pour moi une nouvelle occasion de constater un fait physiologique important à noter dans le traitement de ces sortes de névroses et que j’avais déjà observé dans d’autres circonstances analogues. En effet, quel que soit l’état cachectique des individus, la réaction parait s’opérer chez eux avec une facilité et une promptitude en rapport avec les alternatives du froid et [p. 537] chaleur dont ils se plaignent dans le cours habituel de leur affection et qui en forment la caractéristique essentielle. Il arrive de voir ces malades passer, pour ainsi dire sans transition, de l’état de froid extrême à celui de chaleur intense, envahissant tantôt le corps entier, tantôt une partie latérale, chaleur suivie d’une sueur intense profuse. Ils disent alors que la fièvre les saisit, et ils ne manquent pas d’être soumis à l’emploi du sulfure de quinine qui n’améliore en rien leur situation. Les alternatives de froid et de chaud, sans changement correspondant dans l’état de la circulation et que l’on observe aussi dans l’affection désignée sous le nom de goître exophtalmique, sont dues, selon toute probabilité, à un trouble dans les fonctions du nerf grand-sympathique et militent en faveur du traitement hydrothérapique. Il est rare que le médecin soit obligé d’y renoncer par défaut de réaction suffisante chez les malades. J’ai vu cette réaction s’opérer chez des individus cachectique exposés à des d’accès de nature paludéenne avec délire intercurrent et chez lesquels le sulfate de quinine ne produisait aucun effet. (6)

Mme*** entra résolûment dans la voie des applications hydrothérapiques, et elle sortait de la douche promptement transformée. Elle éprouvait chaque fois un bien-être marqué et comme une suspension de ses douleurs générales et de ses craintes qui durait quatre ou cinq heures au moins. Mais, il faut tout avouer, si on interrompait ses bains et ses douches elle perdait bien vite ce qu’elle avait acquit. L’hydrothérapie amenait du soulagement, ce qui est beaucoup sans doute, mais il n’existait, après quatre mois d’une application constante du traitement, aucune amélioration radicale ; la malade avait toujours les mêmes craintes, les mêmes souffrances. La constipation était des plus opiniâtres ; elle se plaignait de battements du cœur qui la jetaient dans de véritables perplexités ; les époques cataméniales étaient si abondantes qu’il en résultait chaque fois une dépression nerveuse vraiment alarmante, suivie d’un abaissement de plus en plus grand de la volonté. Le sirop d’iodure de fer semble bien apporter quelque soulagement à la situation, mais rien n’annonçait une tendance à la guérison. La malade me poursuivait de l’éternelle question : « Suis-je folle, ne le suis-je pas ? Faudra-t-il donc me mettre à Saint-Yon pour trembler à la vue d’un chien, d’un chat et ne rien oser toucher dans mon ménage ? Quelle existence, mon Dieu ! Mais à quoi me sert donc ma raison ? »

Sur ces entrefaites on vint me prévenir que Mme*** venait d’être rapportée mourante chez elle. La domestique me dit que l’on croyait [p. 538] que c’était un coup de sang, une apoplexie. Au reste, Mme*** était comme morte, ajoutait la messagère, et son mari me priait de venir. J’accourus au plus vite, mais la prétendue morte était complètement revenue à elle (7).

Les cris que j’entendais au bas de l’escalier suffisait pour me rassurer et en entrant je vis une femme dont le visage était vulteux et contracté et dont les cris indiquaient un état exceptionnel de souffrance. Elle demandait avec insistance qu’on lui enlevât les draps et les couvertures. La partie droite du corps était hyperesthésiée et brûlante ; la douleur était si intense dans le bras du même côté que l’on dut couper la chemise ; afin de faire moins souffrir la malade en la déshabillant. Elle demandait à grands cris à être soulagée, mais le contact avec l’eau froide lui était intolérable et semblait augmenter ses douleurs. Je me contente de relater les faits et d’indiquer le traitement que je prescrivis, conjointement avec le M. Dr Nicolle, de Rouen, qui m’aidait à traiter cette malade, exceptionnellement impressionnable, et je ne cherche pas pour l’instant l’explication de tous ces phénomènes anormaux.

Le traitement hydrothérapique dut être modifié ; il n’y avait plus à songer aux bains froids, car la malade n’éprouvait de soulagement que dans les bains tièdes, légèrement alcalisés et prolongés (deux heures et demie à trois heures au plus). L’hyperesthésie et le développement anormal de la chaleur durèrent avec des alternatives diverses, plus de quatre mois et jamais, dans les cas les plus violents d’hystérie, je n’ai vu une pareille exacerbation de la douleur. Le simple mouvement d’approcher la main du bras de la malade suffisait pour lui arracher des cris. Nous nous ingéniâmes de toutes les manières à varier un traitement qui consistait dans des bains, des lotions tièdes et calmantes, dans l’emploi interne et externe des antispasmodiques et des opiacés. Nous avions à combattre une constipation qui semblait être en rapport avec l’atonie complète des intestins, et la strychnine seule nous donnait raison de cet état morbide.

L’état hyperesthésique détermina une crise favorable, en ce sens que les craintes et les appréhensions allèrent en diminuant. La malade ne pouvait plus se servir de ses bras, ni même se remuer dans son lit sans être idée ; aussi fut-elle obligée de recevoir des soins de son mari et des autres personnes. Elle s’exerça ainsi à surmonter s répugnance pour toucher les objets et se laisser toucher. Elle put enfin sortir en voiture et faire ensuite des marches plus longues à pied, donner le bras à son mari, se servir du linge supposé contaminé, et, dans son jardin, s’approcher de l’endroit où était [p. 539] enterré le fameux chien enragé. Aucun de ces actes n’aurait pu être accompli autrefois sans danger de syncope ou de convulsions. Aujourd’hui l’existence est devenue supportable, et si la malade ne peut pas encore être regardée comme radicalement guérie, si elle a encore des appréhension pour toucher certains objets, au moins elle les combat et emploie dans ce but toutes les forces de sa volonté. On a donc lieu d’espérer qu’elle s’achemine doucement vers une amélioration plus complète.

L’enseignement principal qui ressort de cette observation est de fixer l’attention sur la gravité du pronostic dans les névroses de ce genre. Voici une affection qui dure depuis plus d’une année, et qui, dans ses phases diverses, ne laisse plus, pour ainsi dire, à la malade un seul instant de tranquillité réelle. L’élément douloureux se montre tantôt sous une forme, tantôt sous une autre ; la santé générale est altérée au point que les grandes fonctions de l’économie ne s’exécutent plus qu’avec peine ; la circulation présente des anomalies étranges, la digestion est presque devenue impossible, et les variations dans la température du corps offrent des alternatives si singulières que l’on ne saurait mettre en doute le rôle que l’appareil nerveux ganglionnaire viscéral joue dans ces pénibles circonstances.

J’ai déjà parlé de ces terminaisons funestes qui se résument dans un état automatique qui n’est ni la raison parfaite ni la démence absolue ; seulement les malades sont devenus comme indifférents à tout ce qui les entoure, la volonté ne s’exerce plus d’une manière active, et la répugnance à toucher à certains objets est devenue comme une habitude à laquelle l’entourage des malades finit par ne plus prendre attention.

Toutefois la transition de l’état aigu à l’état chronique irrémédiable ne s’opère pas toujours brusquement. Après des luttes énergiques dans le sens de celles que j’ai décrites dans l’observation qui précède, les malades emblent se recueillir, et leur attention se reporte sur une obstination caractéristique et sur les causes qui ont amené d’aussi singulières perturbations nerveuses, et sur les idées fixes qui les on obsédés et contre lesquelles il leur est impossible de lutter. Les médecins sont alors obligés de répondre à des questions dont eux-mêmes sont les premiers à chercher la solution. Les malades veulent savoir d’où leur [p. 540] venaient ces idées étranges, comment il se fait qu’ils ne pouvaient pas s’en débarrasser ni s’empêcher de se livrer à des actes ridicules ; ils demandent avec anxiété si le retour de pareilles idées est possible. Ils sont sous ce rapport dans une crainte perpétuelle qui peut devenir salutaire dans quelques circonstances, mais qui, dans quelques autres, est un indice de leurs dispositions panophobiques persistantes et à l’imminence de la récidive. L’intercurrence de la moindre cause de l’ordre physique ou de l’ordre moral suffit pour amener une explosion nouvelle des mêmes phénomènes pathologiques. C’est là ce que craint encore la malade de l’observation qui précède ; c’est là une situation que je vais décrire en peu de mots dans le fait qui suit, et qui, avec ceux que j’ai déjà cités et ceux qui me restent à décrire, pourra, je l’espère au moins, servir à l’histoire pathologique des idées fixes et des impulsions irrésistibles.

Obs.V. – Névrose du système nerveux ganglionnaire viscéral durant depuis plus de vingt ans, avec des impressions maladives de nature diverses. Invasion et disparition subite de la répugnance à toucher les objets, ainsi que d’autres impressions morbides. Préoccupation constante sur les causes et sur la nature de ses idées fixes. – Je connaissais depuis longtemps l’individu qui fait le sujet de cette observation. Le matin même du jour où il vint ma consulter, je l’avais vu dans l’exercice de ses fonctions ; c’était le suisse de la paroisse voisine. Il vint me voir entre la messe et les vêpres ; il était en grand costume, et après avoir jeté plutôt que déposé sa hallebarde dans un coin de la chambre, il me dit : « Je pense bien, monsieur le docteur, que vous n’avez jamais vu une maladie semblable à la mienne. Voilà cet instrument, ajouta-t-il en désignant sa hallebarde, eh bien ! je vais être comme un imbécile à ne pas savoir comment faire pour la reprendre ; je n’ose pas y toucher, et cependant il faut que je m’en serve ou que je donne ma démission. Personne ne se doute de mon infirmité. Mais qu’est-ce que c’est donc qu’une maladie pareille ? Aussi bien, il y a plus de vingt-cinq ans que cela dure, Croiriez-vous que j’ai été plus de cinq ans sans oser toucher un couteau à table ? Je descendais un jour l’escalier de ma maison avec un couteau ouvert à la main : je fis un faux pas et manquai me blesser ; je sentis aussitôt comme un coup dans l’estomac ; je jetai le couteau et n’osai le ramasser, de peur de ma couper la main. Cette peur a continué le jour même en me mettant à table, et je tremblais à la vue d’un couteau, En dînant avec les miens, j’ai été des années sans vouloir trancher la viande ni couper le pain. Quand ma femme me disait : Mais coupe donc le pain aux enfants !… je faisais [p. 541] semblant d’avoir un rhumatisme dans le bras ; d’autres fois c’était la crainte de mettre la main sur la clef de la porte, et puis il fallait toujours m’ingénier à inventer des mensonges pour ne pas faire connaître mes misères. Pendant une autre année, cela a été bien pis, parce qu’il s’agissait d’autre chose plus grave. J’ai une femme très-bonne, bien vertueuse; elle m’a donné neuf enfants…, je n’ai jamais eu le plus petit brin de jalousie…, je le jure, il n’y a pas motif à cela. Eh bien, toutes les fois qu’il entrait un voisin, je croyais qu’il faisait des signes pour dire que j’étais un homme déshonoré. Si je n’avais pas eu des principes, j’aurais demandé raison aux gens ou je me serais fait du mal à moi-même ; j’avais des bruits dans les oreilles, des sons de cloches ; j’éprouvais comme des serrements dans l’estomac… des peurs de rester seul dans la nuit… Mais qu’est-ce donc que des idées pareilles ? Elles viennent sans que j’y pense, elles durent des temps infinis, et puis elles disparaissent, sans que je sache comment. Aujourd’hui c’est la crainte de toucher l’instrument que voilà… Mais qui est-ce qui dirait pourtant en me voyant en fonction, que je suis un pareil infirme ?… L’auriez-vous dit vous même ce matin ?

Je n’eus pas grand’chose à prescrire pour remédier à une situation aussi chronique. Je prescrivais quelques bains, des enveloppements de draps mouillés et des ferrugineux qui me parurent indiquées dans la circonstance présente en raison de l’état anémique de ce malade. Je m’en tins surtout aux paroles consolantes et à l’espoir que je donnai au malade qu’il guérirait encore cette fois. Quelques semaines après, me trouvant dans la même église, Je fus abordé par le malade, qui me dit que tout ce qu’il avait éprouvé avait disparu comme par enchantement. Il vint me confirmer la chose à domicile en me posant l’inévitable question de la cause de ses idées fixes, de celle de leur persistance, de leur invasion et de leur disparition pour ainsi dire subite.

Ces préoccupations sont bien naturelles chez ceux qui souffrent. Les idées qui les obsèdent, les impulsions qui les incitent. à commettre des actes de la nature de ceux que nous décrivons, les jettent parfois dans des perplexités extrêmes ; et cela se conçoit facilement. Les médecins praticiens, les médecins, légistes surtout, les psychologues spéculatifs, n’en restent pas moins placés vis-à-vis d’un problème aux conséquences redoutables, surtout lorsqu’il s’agit de formuler, à titre d’expert, un avis sur la responsabilité des actes humains. « D’où vient, dit M. Maine de Biran, que nos habitudes deviennent tout à coup sans effet ? Que signifient ces penchants, ces idées opiniâtres qui, s’emparant au contraire subitement de notre imagination, persistent malgré la [p. 542] volonté et occupent la place des plus anciennes habitudes ? Pourquoi une certaine inertie dans l’organe de la pensée, une disposition à suivre opiniâtrement un certain nombre d’idées, coïncident-elles toujours avec les dispositions d’autres organes pour retenir ou fixer en eux les impressions qui leur viennent de causes accidentelles ou qui sont inhérentes à leur « vitalité ? » (8)

Mon intention n’est pas, comme on le comprend facilement, de m’étendre ici sur la pathogénie des idées fixes et des impulsions irrésistibles. Cependant les paroles que j’ai citées de Maine de Biran ont une signification importante et reflètent assez bien les doctrines de Cabanis, près duquel l’illustre psychologue français parait avoir cherché ses inspirations. Je ne tiens présentement à aborder ce difficile sujet qu’au point de vue de l’histoire de la névrose que je décris.

Chez les délirants émotifs dont j’ai recueilli les plaintes et les préoccupations à propos de leurs idées fixes, de leurs craintes folles el de leurs impulsions, j’ai remarqué le plus ordinairement que ces phénomènes anormaux de l’ordre intellectuel et moral coïncidaient toujours avec le retour de quelques-uns des symptômes qui forment la caractéristique de leur affection névropathique ou avec toute autre manifestations morbides, indice d’un désordre ou d’un trouble notable dans quelqu’une des grandes fonctions de l’économie. J’ai pu faire cette observation sur ma propre personne dans la période de convalescence d’une fièvre typhoïde contractée dans les lagunes de Venise. Cotte convalescence fut des plus longues ; j’eus des hémorrhagies nasales très-alarmantes, avec un flux intestinal des plus obstinés. J’éprouvai sur ces entrefaites une impression bien pénible, qui consistait dans la crainte de rester seul et dans la sensation d’être entrainé dans un précipice. Il me fut impossible d’habiter le premier étage, et, lorsque je quittai Venise, les mouvements de la voiture amenèrent dans mon système nerveux une telle perturbation que je fus obligé de sauter du véhicule. J’avais la sensation très-nette, parfaitement définie, d’être entraîné vers le fleuve qui coulait à plus de 500 mètres de la chaussée sur laquelle nous cheminions. Cet état fut bien long à se dissiper, [p. 543] mais j’eus lieu de compléter ma propre observation dans les quatre ou cinq années qui suivirent. A chaque période correspondant à ma fièvre typhoïde, j’étais soumis à des hémorrhagies nasales très-abondantes, et j’étais invariablement aussi exposé aux mêmes impressions morbides. Ces faits n’ont rien d’extraordinaire pour les médecins qui ont fait une étude sérieuse des influences réciproques du physique et du moral. Il est bon cependant de la rappeler, parce que l’on s’est trop habitué peut-être à étudier l’idée fixe, l’impulsion irrésistible, dans leur données psychologiques abstraites, sans les rattacher aux affections du système nerveux dont telle idée fixe, telle impulsion morbide, est ordinairement le symptôme.

Obs. VI. – Affection du système nerveux ganglionnaire viscéral déterminée par une cause exclusivement morale ; phénomènes d’impressionnabilité et d’émotivité chez un homme de tempérament athlétique ; troubles notables des fonctions digestives et circulatoires ; abaissement progressif de la puissance de la volonté avec conservation de l’intelligence. – Il ne s’agit pas, dans le cas présent, d’un homme à prédominance de tempérament nerveux et épuisé par une longue maladie ; c’est dans la force de l’âge, à 40 ans, qu’une émotion morale très-vive vint frapper l’individu qui fait l’objet de cette observation. Il était conducteur de train de Rouen à Paris et au Havre ; il avait rempli les mêmes fonctions en Angleterre, d’où il était originaire, et sa santé robuste n’avait subi aucune altération à la suite des fatigues inhérentes à la profession de machiniste. J’ai beaucoup interrogé cet homme sur ses antécédents et sur ceux de sa famille ; il m’a bien des fois affirmé que ses parents étaient morts de maladies qui n’avaient aucun rapport avec les affections nerveuses. Quant à lui il ne connaissait l’hypochondrie et le spleen que de nom, mais avouait que quoique robuste et très-fort, et avait dans son enfance, et même dans sa première jeunesse, passé pour timide et pusillanime. En dehors de cette prédisposition, commune à une foule d’individus, il ne se souvenait pas avoir été un quart d’heure alité, et jamais il n’avait consulté de médecins. Or voici maintenant ce qui arriva :

Au mois de juin 1863, après avoir ramené le train du Havre à Rouen, on lui annonça brusquement que sa femme, qu’il avait laissée bien portante au départ, venait de mourir subitement. Cette nouvelle inattendue lui causa une émotion si vive qu’il ressentit immédiatement comme un coup au-dessous du sein gauche, un knock, pour me servir de son expression. Je signale immédiatement le fait, parce que, de toutes les souffrances éprouvées depuis trois ans par le malade, cette sensation douloureuse est à peu près la seule qui ait persisté sous sa [p. 544] forme primitive. Aujourd’hui encore, sous l’influence de la moindre contrariété, de la moindre émotion, le malade se plaint de son point douloureux. J’ai palpé et percuté cette région sans pouvoir m’expliquer la nature de cette sensibilité anormale. Il n’y n là ni dégénérescence des tissus, ni tumeur, ni développement anormal de chaleur. La douleur est plutôt gravative, profonde, que superficielle ; elle force l’individu à s’arrêter dans sa marche, à se plier en deux. C’est, dit-il, comme si on lui enfonçait une lame d’acier au-dessus du cœur. Je fais volontiers la part de exagérations de ces sortes de malades, mais j’ai observé chez eux tant de phénomènes anormaux du côté de la sensibilité que je ne me fais aucun scrupule d’enregistrer leurs dires. D’ailleurs j’ai eu bien des fois l’occasion do constater que leurs sensations douloureuses ne doivent pas être reléguées sans le domaine des faits imaginaires, ainsi que cela peut arriver chez les hypochondriaques. Il y a souffrance réelle, accompagnée le plus ordinairement de développement anormal de la chaleur dans telle ou telle partie du corps. On observe aussi, ainsi que nous l’avons vu, d’autres symptômes morbides indiquant un trouble dans grandes fonctions de l’économie. Notons maintenant les perturbations de la sensibilité morale.

A l’espèce de commotion que notre malade ressentit à la nouvelle de la mort de sa femme succéda une profonde prostration alternant avec une émotivité excessive. On s’étonnait surtout de voir cet homme, d’une nature rude et abrupte, se livrer. vis-à-vis ses enfants, à des manifestations de tendresse que l’on trouva exagérée d’abord, ensuite presque inconvenantes. Telle était au moins l’appréciation de quelques individus appartenant à la colonie anglaise de la localité. Maintenant que cette appréciation, injuste au fond, j’en ai l’intime conviction, ait eu assez d’influence sur le moral de la fille aînée pour la déterminer à quitter le domicile paternel, c’est là ce que je ne saurais dire. Quoi qu’il en soit, ce père, émotif déjà au suprême degré, eut à subir dans cette circonstance une nouvelle et douloureuse épreuve, vu qu’il s’agissait d’un soupçon injurieux au dernier chef pour sa moralité. Aussi, à dater de ce moment, n’y eut-il plus pour lui de repos et de tranquillité. Le besoin de locomotion était incessant ; il ne pouvait rester en place. Cent fois la nuit, il sortait de son lit, et, lorsqu’il conduisait sa locomotive, il a été tenté plus d’une fois, ce qu’il m’a avoué, de se précipiter sur la voie. La crainte seule d’exposer la vie de milliers d’individus l’a retenu dans ses projets de suicide.

Cet état durait depuis neuf ou dix mois lorsque, en mars 1864, il ne fut plus possible de se méprendre sur la nature de la maladie nerveuse de cet individu. Il avait parcouru le trajet de Rouen au Havre en proie à une exaltation très-grande de la sensibilité. II ressentait dans son intérieur, pour me servir de son expression, un feu aussi intense que celui de sa locomotive. Arrivé au Havre, le malade fut obligé de s’aliter ; [p. 545] il était déviré d’une soif intense, inextinguible, et il buvait des quantités prodigieuses de liquide. Il a marqué jour par jour le nombre des litres d’eau ou de cidre coupé qu’il absorbait, et la moyenne, pendant trois mois que dura cet état névropathique aigu, fut de 12 à 15 litres ; il on consomma jusqu’à 18 ou 20. On crut à l’existence d’une affection diabétique, mais l’analysa des urines ne révéla rien de particulier. Il existait chez lui des phénomènes qui caractérisaient une fièvre d’accès : froid intense, puis accélération du pouls et développement d’une chaleur intense avec sueur profuse, On administra le sulfate de quinine à dose énorme (2 à 3 grammes), sans autre résultat que celui de déterminer la surdité et un grand dérangement dans les fonctions digestives. L’hydrothérapie, qui aurait eu un résultat favorable à cette période de la maladie, ne fut employée que plus tard (quatre ou cinq mois après ces premiers accidents). Le malade fut soumis à des douches et à des affusions pendant trois mois, deux fois par jour, sans autre avantage que de diminuer l’intensité de la chaleur, et conséquemment celle de la transpiration. L’affection durait depuis plus de deux ans lorsque le malade fut confié à mes soins. Mais, avant de décrire sa situation présente, je tiens à appeler l’attention sur certaines anomalies de la sensibilité physique et de la sensibilité morale dont je n’ai pas parlé.

Lorsque ce malade était menacé d’avoir son accès de fièvre chaude, car c’est ainsi que l’on désignait les exacerbations extrêmes de chaleur sans accélération ni augmentation notables du pouls, il éprouvait une sensation douloureuse tellement vive sous le sein droit et dans le bras du même côté qu’il ne pouvait s’empêcher d’ôter précipitamment ses vêtements, croyant ressentir les piqûres de milliers d’aiguilles, ce qui le tourmentait cruellement. La sensation était si vive qu’il recourait invariablement au même manège, tout étant certain qu’il se trompait. La chaleur s’irradiait ensuite des points douloureux ci-dessus désignés, envahissant tantôt une partie latérale du corps, tantôt le corps entier. Je puis affirmer, m’a souvent répété la personne qui le soignait, que l’on ne pouvait approcher la main sans se sentir incommodé. Le malheureux brûlait, ajoute ce même témoin, et l’on peut s’imaginer à quel point la transpiration était abondante.

Quant à l’état moral, il était des plus tristes. Le malade étai incapable d’appliquer les forces de sa volonté à n’importe quel acte, si simple qu’il pût être, et à plus forte raison à des actes importants. On ne pouvait raisonnablement demander à un homme qui n’osait toucher la clef d’une porte, le penne d’une fenêtre, de monter sur une locomotive pour la diriger. La mémoire lui faisait défaut, et la volonté était tellement affaiblie qu’il ne pouvait se résigner à signer la feuille d’émargement pour toucher ses appointements.

Ce n’était pas là cependant l’état mélancolique des aliénés, ni à [p. 546] plus forte raison l’idiotisme ou la démence. Si les termes empruntés à la psychologie avaient une désignation médicale mieux définie, je ne ferais aucune difficulté de rattacher ces perturbations au groupe nosologique désigné par M. le Dr Billod sous le nom de lésion de la volonté, et qui ont fourni à ce savant aliéniste des observations très-intéressantes. On croirait difficilement que ce fut dans les circonstances que je décris qu’eut lieu le mariage que contracta de nouveau cet être émotif. Il est vrai d’ajouter que c’est avant la confirmation de cet état, poussé jusqu’au degré de paroxysme. Mais lorsqu’il se fut agi de rejoindre sa fiancée à Paris, le malade ne put bouger de sa place. On lui remit une plume entre les mains pour adresser au moins une lettre, mais il lui fut impossible d’écrire une ligne. Il fallut que cette femme vint rejoindre son prétendu à Rouen, et le mariage fut célébré par le chapelain anglais de la localité, qui se contenta de l’assentiment que l’individu donna par signes. Sans doute il n’était venu à l’idée de personne que c’était là un aliéné privé de toute liberté morale, et incapable de contracter. Aujourd’hui, malgré l’état chronique qui s’est impatronisé à peu près d’une manière irrémédiable, à ce que je crains, je ne pourrais accepter la responsabilité d’un certificat constatant la nécessité de l’isolement dans un asile d’aliénés.

État actuel. La période aiguë de la maladie à disparu avec tous les symptômes qui en sont la conséquence pathologique forcée. La malade n’est plus dévoré de la soif ardente qui le forçait à absorber des quantités incroyables de liquides ; il (peut passer des journées entières sans éprouver le besoin de boire une goutte d’eau. La température générale du corps a baissé, et le malade se plaint plutôt d’avoir froid. De temps à autre cependant il a des bouffées de chaleur qui partent du point douloureux, au-dessous du sein gauche, et qui s’irradient dans la partie latérale du même côté avec les variantes singulières observées dans la période aiguë. Je veux parler de ces sensations de chaleur et de froid qui tantôt alternaient entre elles et tantôt existaient simultanément dans la région latérale gauche du corps. Lorsque l’on pince la peau, celle-ci ne revient pas sur elle-même ; elle se signale par la mollesse, par son manque d’élasticité, comme dans la période algide de certaines affections, La circulation capillaire est peu énergique et peu active, La peau a pris cette couleur terne que j’ai observée dans l’état chronique de cette névrose, ou les patients se plaignent de n’avoir plus la sensibilité aussi développée et même de ne plus rien ressentit du tout. Il y à en effet chez eux comme un état semi-anesthésique ; quelques-uns vont jusqu’à dire qu’on peut leur couper, leur taillader la peau, sans qu’il en sorte du sang. L’individu qui fait le sujet de cette observation prétend que la moindre piqûre amenait autrefois chez lui de véritables hémorrhagies, et qu’aujourd’hui il peut se faire des entailles sans qu’il sorte [p. 547] une goutte de sang. J’ai voulu avoir raison de ce dire exagéré en appliquant une ventouse scarifiée au dessous du sein gauche, dans le point resté douloureux, le sang est venu, mais je dois avouer que l’écoulement a été minime, surtout si l’on tient compte du temps qu’a duré la succion de la ventouse ; cependant il n’y a pas chez ce malade d’œdème ; ni d’infiltration ; celui-ci mange, se nourrit bien, mais il n’a pas de goût pour les aliments. On constate chez lui un état général de cachexie, et, depuis dix huit mois à deux ans, il a éprouvé une déperdition de 40 kilogrammes au moins, et il n’y a pas de jour où il ne soit soumis à de notables transpirations alors qu’il reste chez lui au repos.

Quand à l’état mental que j’ai décris sous la désignation de délire émotif, il y a toujours chez lui les mêmes craintes, les mêmes appréhensions, quoique singulièrement diminuées. Toutefois il ne conduirait pas sa locomotive de Rouen au Havre pour un million, pas pour tout l’or de la terre ! comme il le dit énergiquement. Le travail qu’il peut exécuter se fait dans l’intérieur de la gare et consiste à conduire la locomotive dans le lieu où elle doit changer de direction. La mémoire, qui avait complètement disparue, est revenue. Le malade peut lire, ce qui lui était impossible autrefois, mais il se fatigue vite, et il lui est resté quelques-unes de ces craintes si accentuées dans la période aiguë, et qui, dans l’état chronique, passent à l’étal d’habitudes invétérées, de tics à peu prés irrémédiables, comme ceux de n’oser ouvrir une porte, une fenêtre, traverser une rivière, aller dans un lieu non éclairé, etc.

Il y a-t-il lieu d’espérer maintenant une amélioration plus grande ? Je crois que cette amélioration peut survenir, quoiqu’il y ait beaucoup à présumer en faveur de l’impatronisation d’un état chronique interminable, On se fait difficilement une idée de la profonde influence dépressive qua les affections du système nerveux ganglionnaire viscéral exercent sur les fonctions physiologiques des malades et, sur’ l’exercice de leurs forces morales.

Dans l’ordre des grandes perturbations de l’économie j’ai constaté les digestions difficiles, la perte de l’appétit, le dégoût des aliments d’où résultait un état d’affaiblissement général et comme de marasme. Dans la sphère des fonctions intellectuelles il n’y a rien, comme je l’ai déjà fait observer, qui rappelle le délire systématisé des aliénés et la démence proprement dite. J’ai vu des malades de cette catégorie continuer à exercer d’importantes fonctions sociales. Mais ce phénomène symptomatique [p. 548] dominant est un abaissement profond des forces de la volonté ainsi que la persistance dc tics ridicules (9).

Pour en revenir au malade qui fait le sujet de cette observation et qui m’e été confié par M. le Dr Lebrument, ancien interne de l’asile de Saint-Yon, je me contente, en raison de son antipathie actuelle insurmontable pour les bains froids, pour les enveloppements, d’administrer des tonique et d’employer les frictions avec la brosse électrique (10).

J’ai donné avec détail cette observation, qui m’a paru intéressante à plus d’un titre, surtout au point de vue étiologique. En effet, les phénomènes morbides dont on vient de lire la description paraissent provenir d’une cause exclusivement morale. Mais ceci ne contredit en rien ce que j’ai dit, ici et ailleurs, de la nécessité de la prédisposition pour imprimer à une cause quelle qu’elle soit de l’ordre moral un degré d’activité capable de produire dans l’organisme un effet qui, devenant cause à son tour, amène un enchaînement de phénomènes morbides qui se succèdent, se commandent réciproquement, et finissent par constituer une névrose d’un ordre déterminé, S’il n’en était pas ainsi, on comprendrait difficilement que cette cause, qui effleure à peine la sensibilité morale de certains individus, suffise pour amener chez d’autres les accidents les plus graves. Les asiles d’aliénés sont peuplés de malades qui ne doivent la perte de leur raison qu’à une cause morale qui à mis en jeu l’excessive sensibilité de leur sens émotif, et qui a déterminé dans l’organisme des perturbations, des désordres de la nature la plus grave.

A. Une jeune femme est frappée de terreur à la vue de son mari que l’on rapporte blessé. Elle le croit mort. Le délire est instantané, et [p. 549] l’on se hâte de l’amener à Saint-Yon, comme atteinte de foie. Au bout de huit jours le calme était revenu et cette femme a été fort étonnée d’avoir été placée dans un asile.

B. Une femme mariée, mère de plusieurs enfants, assiste à l’arrestation de son mari, condamné à la déportation. Délire instantané, suivi de stupeur ; méningite. Morte après quinze jours de délire.

C. On force une jeune fille de 18 ans de dire un dernier adieu à son père mort d’un cancer à la face, et à l’embrasser. Attaque subite d’épilepsie, devenue ultérieurement incurable.

D. Une femme de notre asile reçoit une lettre de son fils, qui lui annonce que si elle ne paye pas de suite un effet à vue de 200 fr. il est perdu. Crises convulsives, délire subséquent. Etat spasmodique durant depuis cinq ans, sans variation aucune, et consistait à reproduire toutes les cinq minutes un gémissement sourd, profond et saccadé, finissant par ces mots : Mon Dieu donc ! Point de délire systématique ; état de gémissement perpétuel, face crispée. Cette femme se balance d’un pied sur l’autre, ne s’assied jamais, On ne comprend pas la persistance de la vie dans des conditions pareilles.

Je pourrais citer, car je les ai ici sous les yeux, des centaines d’exemples de l’influence fatale exercée par l’émotion sur les facultés intellectuelles, voire même sur la vie des individus, et il n’est pas de médecin qui n’en ait de pareils dans sa pratique. Depuis l’état dépressif décrit par tous les aliénistes sous le nom de mélancolie simple ou lypémanie jusqu’à ces situations intellectuelles perplexes qui consistent dans des épuisements perpétuels, dans des crises convulsives, il y à des degrés importants à noter au point de vue de la nature, de la marche, du pronostic des affections nerveuses qui sont le résultat des vives émotions morales. J’ai décrit dans mes Etudes cliniques une variété de mélancolie plaintive et gémissante à laquelle j’ai donné le nom d’hypochondrie affective, et qui m’a paru souvent être une transformation d’un état hypochondriaque primitif. Mais cette variété névropathique, qui ne se signale par aucun délire systématique, par aucun acte impulsif, doit être distingué du délire émotif avec tous les phénomènes que j’ai cités et qui me paraissent se rattacher à un état de souffrance du système nerveux ganglionnaire viscéral amenant des perturbations similaires chez les individus affectés, quels que soient leur âge, leur sexe, leur éducation antérieure, leur position sociale.

On pourrait demander maintenant si cette dernière névrose est [p. 550] susceptible de transformations, en d’autres termes ; si les délirants émotifs sont exposés à devenir réellement aliénés, et s’ils doivent être conséquemment isolés dans les maisons de santé. Je ne pourrais soutenir la thèse contraire sans être en contradiction avec ce que j’ai publié dans maintes occasions sur la pathogénie de la folie, maladie qui, considérée à un point de vue général, représente tantôt une névrose transformée, tantôt une affection cérébrale idiopathique ou sympathique. L’hystérie, l’épilepsie, 1’hypochondrie, n’existent pas toujours à l’état de simples névroses ; il se produit des transformations avec troubles notables dans les facultés intellectuelles et affectives.

Il en est de même de l’état névropathique, qui fait le sujet de ce travail, quoiqu’il soit vrai de dire que dans la grande majorité des cas l’état chronique, qui constitue la terminaison, ne se signale pas par les transformations intellectuelles qui amènent chez les amènent des tendances si dangereuses. Il est donc possible, à moins de circonstances exceptionnelles, de soigner les malades chez eux et d’épargner aux familles la douleur d’une séparation, C’est ainsi que l’on excepte les cas où il existe des tendances au suicide franchement accusées (11).

Je tiens à compléter par une observation finale aussi brève que possible tout ce que j’ai dit sur le délire émotif. Je voudrais faire ressortir les transformations qui peuvent survenir chez ces êtres impressionnables et émotifs, alors surtout que des prédispositions héréditaires viennent dominer la situation, Nous aurons par là même, occasion d’apprécier les bons résultats d’un traitement basé sur la connaissance intime des phénomènes morbides que présente cette singulière névrose. Cette observation présente un intérêt tout particulier, en ce sens que j’ai été appelé à traiter la [p. 551] maladie a son début et j’ai pu la suivre dans ses péripéties diverses.

(La fin au prochain numéro).

[p. 700]

(3° article et fin)

Obs. VII. – Phénomènes d’émotivité et d’impressionnabilité chez une femme mariée, fille d’un hypochondriaque. Sensations morbides propres aux délirants émotifs. Hallucinations, et ultérieurement transformations menaçantes. Tendances au suicide et à l’homicide. Traitement. Guérison. – Il s’agit d’une jeune femme de 25 à 26 ans, bouchère de profession, et que j’avais connue avant d’être appelé à traiter les accidents nerveux que je vais décrire. Cette femme est la fille d’un père encore existant, parfaitement connu dans la localité pour sa manie de consulter les médecins à propos de maladies imaginaires. Telle est au moins l’appréciation du public, et elle nous suffit pour savoir que nous avons affairé à un hypochondriaque. La jeune femme qui fait le sujet de cette observation venait assez souvent visiter à l’asile de Saint -Yon une de ses amies d’enfance, fille d’un père épileptique-suicide, et qui elle-même était sujette à des accès de fureur périodiques. Chacune de ces visites déterminait une impression fâcheuse dans l’organisation de cette jeune femme, et elle subissait néanmoins une attraction mystérieuse qui la portait à les renouveler. Venaient ensuite de sa part d’interminables questions sur la nature des maladies mentales et sur les causes qui pouvaient amener d’aussi singuliers phénomènes. L’émotivité de cette femme se montrait même sous une forme tellement accentuée que je dus avertir le mari afin qu’il empêchât des visites qui ne pouvaient qu’amener des conséquences fâcheuses.

Deux ou trois ans se passèrent ainsi sans que j’entendisse parler d’elle, lorsque je fus prié d’aller la voir, à titre de médecin-consultant, dans la localité qu’elle habitait aux portes de la ville. Je trouvai une femme présentant les principaux symptômes du délire émotif ; elle était reléguée dans son arrière-boutique, d’où elle n’osait bouger ; elle semblait avoir peur de tout, pleurant sans motif, n’osant toucher les instruments à découper la viande, ce qui était dans ses attributions journalières, ne pouvant plus, faute de mémoire, tenir ses compte, et, en un mot, désespérée au point de dire que l’existence, lui était insupportable. Or, voici maintenant quels ont été l’enchaînement [p. 701] et la et la dépendance des phénomènes morbides chez cette femme, naturellement gaie, expansive, et qui ont amené une névrose dans le genre de celles qui font le sujet de ces recherches :

Mme… était accouchée dans le courant, de l’année 1863. L’accouchement n’avait rien présenté d’extraordinaire ; mais il avait été suivi d’une métrorrhagie foudroyante. L’existence avait été un grand péril et la convalescence fut longue. On remarqua en même temps que la jeune femme était devenue plus émotive, plus impressionnable ; elle pleurait sans motif et avait des craintes et des terreurs non fondées. Pour la distraire, son mari la conduisait avec lui dans sa voiture lorsqu’il allait à la campagne. Un jour, un cheval trop indocile entraina le cabriolet hors de la route, et le mari et la femme roulèrent, sans se faite de mal toutefois, au pied du mur d’un cimetière. Cet incident n’aurait pas eu d’autres suites si l’esprit de cette femme, déjà si impressionnable, ne s’était reporté avec la ténacité propre aux délirants émotifs sur ce fait qui n’avait rien de surnaturel, il s’en faut, mais qui, pour cette malade, se présentait sous un jour très-sombre. Sa préoccupation devint constante, et, à son éternelle question de savoir pourquoi ils avaient versé contre le mur du cimetière, le mari obsédé, impatienté, finit par opposer une fin de non-recevoir.

Une autre fois (je rapporte encore un fait, futile en apparence, mais qui a son importance pour l’étude pathogénique des névroses ; il n’est pas en effet d’incident si minime qui, dans la période d’évolution d’une maladie nerveuse, ne puisse devenir le point de départ d’une nouvelle série de phénomènes morbides ou imprimer à ceux qui existent une activité nouvelle), une autre fois donc, elle vit entrer dans sa boutique, à la sortie des vèpres, une dame de haut rang qui tenait à la main un livre de prières richement or et qui venait lui faire une commande. Lorsqu’elle fut sortie, elle dit à son mari : « Quel bonheur ont les gens riches de pouvoir ainsi pratiquer leur religion, tandis que nous autres nous n’avons de repos aucun jour de la semaine, pas même le dimanche ! » A quelques jours de là, son mari lui dit tranquillement et sans arrière-pensée : « Cette dame, qui pratiquait si bien sa religion, tu te rappelles, eh bien ! elle s’est suicidée… elle s’est précipitée dans la Seine. » Ces paroles étaient à peine prononcées que la femme tombait, à la renverse et comme frappée en pleine poitrine d’un coup de couteau (je me sers de ses propres expressions).

A dater de ce moment, l’état nerveux pour lequel j’étais appelé à donner mon avis ne fit qu’augmenter et prendre des proportions d plus en plus alarmantes. Tous les phénomènes maladifs relatés par le médecin de la famille et par le mari se rapportaient évidemment à une névrose du système ganglionnaire viscéral : troubles de la digestion, constipation opiniâtre, chaleur très-grande, exagération de la sensibilité générale et de celle de certaines parties du corps, sueurs profuses, [p. 702] névralgies douloureuses, permanentes ou transitoires (12) alternatives de froid et de chaud, etc., pour ce qui regarde les fonctions du sens émotif ou affectif, crainte de mourir, horreur de toucher certains objets et surtout les armes tranchantes, impossibilité d’écrire une lettre, d’établir un compte, indifférence pour son enfant, répulsion pour son mari qu’elle n’ose pas embrasser, et auquel elle donne la main avec une répugnance visible, à plus forte raison antipathie prononcée pour les rapports conjugaux intimes (13).

Mais ce n’était pas là tout ce que ressentait la malade ; il existait chez elle d’autres phénomènes nerveux dont elle n’avait parlé ni à son mari ni à son médecin, et dont elle me réservait la confidence, phénomènes que je tiens à relater, parce qu’ils sont l’indice d’une transformation de la névrose avec tendance à la folie. Il s’agissait, dans le cas présent, d’hallucinations visuelles d’une nature terrifiante et d’impulsions malfaisantes de l’espèce la plus inquiétante. Ces hallucinations n’étaient pas, à l’origine, franchement accentuées, seulement il semblait à la malade que les visages des personnes qui entraient chez elle étaient grimaçants. Les traits des physionomies individuelles se transformaient, disait-elle, dans le sens de ces figures en caoutchouc qu’on allonge ou aplatit à volonté. L’impression qui en résultait n’était rien moins qu’agréable à la malade, qui, prise d’effroi, e sauvait ou bien était tentée d’injurier les personnes. Plus tard les hallucinations se reproduisent en dehors de toute base objective, et coïncidèrent avec des enfants au suicide et à l’homicide, surtout vis à vis son mari.

Toutefois, malgré la gravité de ces symptômes, je ne crus pas devoir obtempérer à l’avis qui fut émis d’isoler cette femme dans une maison de santé, l’expérience m’ayant appris que chez ces êtres émotifs les tendances au suicide et à l’homicide sont souvent transitoires et n’ont [p. 703] rien de la ténacité que l’on remarque chez les aliénés en général et chez les délirants par persécution en particulier.

Je pensai que ce traitement hydrothérapique pourrait être employé avec avantage. Il fut inauguré dès le lendemain et couronné d’un succès inespéré, A l’intérieur nous nous contentâmes de donner le sirop d’iodure de fer, et, sur ces entrefaites, une deuxième grossesse étant survenue, on suspendit les douches et les enveloppements. Une nouvelle hémorrhagie qui suivit la délivrance faillit ramener les mêmes accidents, mais les soins immédiats qui furent donnés et l’emploi répété des enveloppements et affusions d’eau froide auxquels on eut recours plus tard, conjurèrent la réapparition de l’état nerveux et de tous les autres phénomènes morbides ci-dessus décrits. Depuis deux ans, le retour à la santé n’a été troublé par aucun incident et tout fait espérer la continuation de cet état de mieux-être.

J’aurais voulu abréger les détails dans lesquels je suis entré à propos de la description d’une d’une névrose encore peu étudiée dans son origine, dans sa marche et dans sa terminaison, et que l’on a confondue avec d’autres affections du système nerveux. Mais, en essayant de rattacher tous ces phénomènes bizarres et insolites d’émotivité et de sensibilité à leur véritable cause génératrice, j’ai été entraîné involontairement dans des digressions que ne comporte pas d’ordinaire une maladie bien définie dans sa nature et observée depuis longtemps

.

CONCLUSIONS.

Je me résumerai donc dans mes conclusions qui suivent.

En étudiant avec soin les symptômes morbides de l’ordre physiologique et de l’ordre moral que présentent certains névropathisés, nous sommes autorisé à regarder la maladie dont ils souffrent comme une névrose du système nerveux ganglionnaire.

L’appareil nerveux ganglionnaire viscéral représente en effet, d’après la juste remarque de M. le Dr Cérise, les conditions générales de l’organisme, les besoins, les penchants qui constituent l’élément affectif.

En donnant le nom de délire émotif à l’ensemble des symptômes qui accusent d’aussi étranges perturbations de la sensibilité physique et morale de l’organisme, nous avons voulu fixer l’attention sur une névrose parfaitement caractérisée du système nerveux ganglionnaire viscéral, et que l’on ne doit comprendre [p. 704] ni avec l’hystérie, ni avec l’hypochondrie, ni à plus forte raison avec la folie proprement dite.

Le diagnostic se réduit dans la circonstance présente, de l’examen des troubles de l’ordre physiologique et de l’ordre moral que présente la maladie.

Du côté des fonctions physiologiques, on remarquera les désordres du système circulatoire et digestif, les troubles de la sensibilité, qui se traduisent sous forme d’hyperesthésies et d’anesthésies générales ou locales. L’inégale distribution du calorique, avec alternatives de froid intense et de chaleur suivie de sueurs profuses, les sensations douloureuses qui partant du centre épigastrique ou de la profondeur des entrailles, vont s’irradiant tantôt dans tout le corps, tantôt dans les parties latérales, et déterminent des anomalies étranges dans la répartition normale de la sensibilité et de la chaleur.

Ces troubles du système nerveux indiquent la gravité de la situation. Il se produit une tendance à une chronicité interminable ; la digestion est particulièrement compromise, le marasme, la cachexie dans laquelle tombent les individus, les douleurs qu’ils ressentent dans l’estomac et jusque dans les entrailles, ont souvent fait croire à l’existence d’une affection organique.

Du côté des fonctions morales, on sera frappé de la facilité avec laquelle se créent les émotions d’un ordre maladif, de l’instantanéité avec laquelle certaines idées fixes s’implantent dans l’intelligence, et amènent des craintes non motivées, des impulsions pour ainsi dire irrésistibles, des teneurs ridicules qui prennent parfois les proportions d’une véritable panophobie. On constatera que, malgré la conservation des facultés qui constituent l’homme intelligent et raisonnable, il existe d’étranges perversions de la sensibilité chez l’homme moral, émotif ou affectif. Il éprouve des répulsions et des antipathies qui sont la conséquence d’un état maladif franchement accentué. II lui devient le plus souvent impossible d’accomplir les actes qui dépendent de l’exercice de la volonté et qui se rapportent aux habitudes les plus ordinaires de la vie, comme seraient ceux de toucher certains objets,

Le terme de délire émotif appliqué à cette situation morale ne [p.705] doit pas être pris dans le sens général de folie, impliquant les hallucinations des sens, les interprétations maladives des délirants par persécution et les tendances dangereuses, malfaisantes, qui forcent à isoler les aliénés.

Tout au plus pourrait-on, en raison des analogies qui existent, confondre cette névrose avec l’hypochondrie et l’hystérie ; mais cette confusion n’est guère possible que dans la période chronique et transformée de l’hypochondrie et de l’hystérie qui se signale aussi par certains actes excentriques, ridicules, imbéciles.

En règle générale, les hypochondriaques pas plus que les hystériques n’éprouvent pas les phénomènes morbides subits, instantanés, les impressions étranges que j’ai notées chez les délirants émotifs dans la période aiguë de leur affection. L’exagération constatable de la sensibilité, les anomalies pareillement constatables dans la répartition du calorique, l’invasion subite de certaines idées fixes, l’horreur de toucher certains objets ne concrétisent pas d’ordinaire l’état des hypochondriaques que préoccupent surtout les intérêts exagérés de leur santé.

J’ai dit que le terme de délire émotif ne doit pas être pris dans le sens général de la folie ; toutefois il y aurait exagération à prétendre que le délire émotif soit placé en dehors de la loi des transformations morbides qui domine la pathogénie des névroses et qui mène au trouble radical des facultés intellectuelles.

L’hystérie, l’hypochondrie, l’épilepsie, sont sujettes à des transformations qui déterminent des aberrations mentales parfaitement caractérisées. Ainsi peut-il en être du délire émotif, dont le pronostic est d’autant plus fâcheux qu’il se rattache davantage aux conditions morbides des ascendants et à certaines causes pathologiques qui ont fortement altéré la constitution physique et morale des individus.

J’ai observé le délire émotif chez les descendants d’individus aliénés ou simplement hypochondriaques, épileptiques ou hystériques,

J’ai, retrouvé l’hystérie, l’épilepsie, l’hypochondrie, tantôt à l’état simple, tantôt à l’état complexe (folies hystérique, épileptique, hypochondriaque, délire des persécutions), chez des individus dont les parents n’avaient présenté que l’émotivité en excès, avec ce phénomène de l’ordre moral, si simple en apparence [p. 706] et si complexe quand on l’examine dans ses manifestations diverses, de n’oser toucher certains objets ou d’avoir des craintes irraisonnables.

Le terme de délire émotif n’a donc rien d’exagéré, rien qui ne soit en rapport avec le trouble d’une fonction organique dont le système nerveux ganglionnaire est le siège.

Il n’est pas l’expression d’un état psychologique abstrait ou idéal, en d’autres termes, d’un trouble mental sans lésion concomitante de l’organisme, puisque, si l’on admet la localisation des besoins, des penchants qui constituent l’élément affectif, il faut bien admettre le facteur de ces besoins, de ces penchants auxquels on peut donner le nom de sens émotif (14).

A défaut de l’anatomie pathologique, qui, dans l’état actuel de la science, ne peut éclairer la question, il est juste de dire que les résultats de la thérapeutique viennent confirmer les idées théoriques sur le classement du délire émotif parmi les névroses du système nerveux ganglionnaire viscéral.

En effet, les fébrifuges, les antipériodiques, les toniques auxquels on a on a recours dans la période aiguë, ne font qu’empirer la situation. Dans la phase active de la maladie on emploiera avec succès l’hydrothérapie en enveloppements, affusions, immersions, ou comme médicament interne les opiacés à doses progressives.

La médication tonique, les ferrugineux et les antipériodiques dont il a été fait abus par la raison que l’on a souvent confondu cet état avec une fièvre d’accès, seront employés avec succès dans les périodes de convalescence ou de rémission, et alors que les fonctions digestives seront rentrées dans la normalité.

La médication excitante, dans laquelle il faut ranger l’électricité, sera utile dans la période chronique, qui se signale surtout, au point de vue physiologique, par l ‘épuisement général, la cachexie, le marasme, l’anesthésie, et, au point de vue moral par l’affaiblissement de plus en plus grande de la volonté, par [p. 707] des tics ridicules, étranges, par l’indifférence es sentiments et souvent par le refus absolu de prendre des médicaments, ce qui est contraire aux habitudes des hypochondriaques.

Telles sont les conclusions principales que je voulais déduire de ce travail. Je n’ai pas la prétention d’avoir élucidé tous les problèmes pathologiques qui se rapportent à la difficile étude des névroses du système nerveux ganglionnaire dans leurs rapports avec la pathogénie des idées fixes, des impulsions irrésistibles et des diverses aberrations de la volonté et des sentiments telles qu’on les observe souvent encore dans l’hypochondrie, l’hystérie et dans l’épilepsie larvée.

J’ai pourtant lieu d’espérer que, si les médecins veulent bien fixer leur attention sur ce sujet et publier le résultat de leurs observations, on finira par classer et rapporter à leur véritable origine beaucoup de phénomènes morbides qui passent pour des névroses extraordinaires. Ces phénomènes ne sont souvent en réalité que les symptômes naturels ou les complications de certaines maladies du système nerveux dont il importe de mieux déterminer le siège,

Cette détermination du siège peut seule guider le médecin dans les applications thérapeutiques,

 

(1) Voici ce que dit Gilbert à propos d’une femme sensible à l’époque :

« Un papillon souffrant lui fait verser des larmes,

« …………………………………………………,

« Il est vrai mais aussi qu’à la mort condamné,

« Lally soit en spectacle à l’échafaud traîné,

« Elle ira, la première, à cette terrible fête,

« Acheter le plaisir de voir tomber sa tête. »

M. A… était de cette force. Une grenouille mourante lui faisait verser des larmes, mais il était un partisan acharné de la peine de mort. Il ne manquait pas de louer les fenêtres le jour des exécutions en grève : il n’allait pas, il est vrai, mais il forçait ses domestiques à y aller. Sa protection s’étendait de manière outrée et ridicule aux animaux domestiques de sa maison, mais la vue d’un pauvre demandant l’aumône dans la rue l’horripilait et suffisait pour lui donner des spasmes. Il est vrai que, par suite d’une réaction en sens inverse et après avoir injurié le misérable, il lui donnait dix fois plus qu’il n’aurait osé espérer.

(2) Chez M. de X…, le tremblement causé par la vue d’une épée nue se rattachait à un événement qui eut une influence très-grande sur ses destinées. Une affaire dite d’honneur l’avait amené sur le terrain. La vue de l’arme de son adversaire lui causa une telle terreur qu’il laissa tomber sa propre épée et fut pris de défaillance. L’accusation de lâcheté ne manqua pas de circuler dans le corps des officiers, et M. de X…, dont on ne soupçonnait pas l’état nerveux émotif, dut donner sa démission. Il n’y a donc rein d’étonnant à ce que la vue d’une épée nue ramène chez lui un souvenir pénible, et détermine des impressions de la nature de celles dont j’étudie l’origine.

(3) Terme familiers aux habitants de la Normandie pour exprimer que les idées se troublent ; être élugé, c’est éprouver comme une perturbation générale, de tourment d’esprit, sans que l’on puisse précisément être taxé de folie.

(4) Autre expression des habitants de ce pays, synonyme de délire, folie, et dont ils se servent encore pour désigner les idées fixes, les excentricités de certains individus.

(5) J’ai vu plusieurs malades se servir identiquement des mêmes expressions J’en souhaite autant à mes ennemis, ou Je n’en souhaite pas autant à ceux que j’aime, et dire que le médecin prend cela pour des idées, des imaginations, des élugements.

(6) J’ai employé plus d’une fois avec succès l’hydrothérapie chez les individus ayant des fièvres d’accès accompagnées de délire, et qui, malgré leur état cachectique, avaient une bonne réaction. On a quelquefois confondu ces sortes de délire intercurrent avec le délire de la manie.

(7) Mme*** n’osait toucher personne, mais ne voulait pas qu’on la touchât. Le jour de cette crise nerveuse, elle avait pris la résolution héroïque d’aller prendre mesure d’une robe chez une couturière ; mais à peine avait-elle senti l’apposition d’une main étrangère qu’elle tomba en syncope.

(8) Maine de Biran, des Habitudes passives, t. I, p. 162.

(9) J’ai connu un conseiller de la cour de N…, qui passait pour un magistrat des plus sagaces et qui ne pouvait entrer nulle part sans s’être enveloppé la main avec le pan de son habit. C’était un ancien délirant émotif de la catégorie d ceux dont j’ai donné l’observation. Il avait bien d’autres tics ridicules, comme de ne laisser enter personne dans sa chambre. Il recevait les visiteurs dans le corridor ; il n’osait traverser la rue qu’en marchant sur la pointe des pieds, évitant avec soin de les poser sur les lignes d’intersection des pavés, etc.

(10) La brosse électrique de M. Nos d’Argence, de Rouen, est celle qui peut rendre les meilleurs services dans l’état chronique de ces malades. Autant ils sont impressionnables et hyperesthésiés au début de leur affection, autant ils acceptent ave plaisir tout ce qui peut réveiller leur sensibilité engourdie.

(11) En effet, il faut faire la part aux exagérations du sentiment chez les êtres émotifs. Les menace de suicide ou d’homicide sont loin d’être toujours chez eux d’une tendance maladive, irrésistible, comme chez les délirants par persécution, ou chez les héréditaires. Je recevais, il n’y a pas longtemps, la visite d’un névropathique de cette catégorie auquel je donne des soins, et qui venait m’annoncer qu’il venait de fuir le domicile conjugal et qu’il fallait entreprendre un grand voyage. L’idée lui était venue tout à coup en se réveillant au milieu de la nuit, de tuer sa femme. Je me hâtai de rétablir cet être émotif au domicile conjugal et lui ordonné de faire un aveu complet à sa femme ; celle-ci pris la chose en riant, et il ne fut plus question de rien de pareil.

(12) A propos de ces névralgies ou douleurs transitoires, les malades nous donnent des détails que l’on ne trouvera pas dans les livres. C’est ainsi que la névropathique de l’observation n°4 comparait les douleurs nerveuses instantanées, mais fugaces et transitoires qu’elle éprouvait dans le bras ou dans d’autres parties du corps, à l’impression désagréable que l’on ressent lorsque l’on se heurte le nerf cubital.

(13) La même répulsion génésique existe chez le sexe opposé, sans compter que quelques-uns de ces être émotifs en arrivent à un état d’impuissance qui parfois les inquiète assez pour consulter leur médecin à ce sujet. J’ai vu cet état d’impuissance déterminer chez un homme encore des idées de suicide. Le même phénomène d’impuissance se remarque chez la plupart des hypochondriaques et des mélancoliques, ce qui explique pourquoi les manifestations de besoin génésique ne sont pas aussi fréquents chez les aliénés que quelques personnes le supposent, que l’on veuille me permettre une dernière réflexion qui a son utilité pratique. Dans plus une circonstance, j’ai été amené à trouver l cause de certaines exagérations de la sensibilité nerveuse, avec complication de panophobie, dans des pratiques onanistiques, même chez des personnes mariées.

(14) C’est le sens qui, d’après Guislain, crée les émotions. Les Allemands préfèrent un mot pour exprimer le facteur des besoins, des penchants, des sentiments, c’est le mot gemüth. Il ne peut guère se traduire en français que par le terme de sensibilité morale.

 

LAISSER UN COMMENTAIRE