Dr Alix. Les rêves.] in « Revue scientifique »,(Paris), 3esérie, t. VI (32ede la coll.), 3eannée, 2esem., nov. 1883, p. 554-561. [F.I.r.]

Dr Alix. Les rêves. Extrait de la « Revue scientifique », (Paris), 3esérie, t. VI (32ede la coll.), 3eannée, 2esem., nov. 1883, p. 554-561.

Cité par Freud dans son ouvrage : La Science des rêves, où il reprend plusieurs hypothèse de ce médecin.

Nous n’avons trouvé aucun matériaux biographique ou bibliographique sur ce médecin.

Autres publication :
— Étude du rêve. in « Mémoires de l’Académie des Sciences, Inscriptions et Belles-Lettres de Toulouse », (Toulouse), neuvième série, tome I, 1889, p. 283-326. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. — Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. — Par commodité nous avons renvoyé la note de bas de page en fin d’article. — Les images ont été rajoutées par nos soins. — Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 554, colonne 2]

PSYCHOLOGIE

Les rêves,

Il y a quelque témérité à parler des rêves, question traitée par de nombreux auteurs, dont les œuvres reproduisent à peu de chose près les mêmes idées. C’est précisément cette unanimité presque absolue des opinions qui, en raison de sa rareté, a attiré mon attention.

S’il est naturel que les psychologues anciens et modernes se soient occupés de ce sujet à un point de vue qui n’est pas le nôtre, il m’a semblé moins rationnel que les médecins aliénistes aient en quelque sorte accaparé cette question comme dépendant de leurs études spéciales, et surtout qu’ils aient réussi à faire accepter leurs conclusions par les auteurs non spécialistes.

Pour moi, il me répugne de rapprocher un fait que je regarde comme normal, physiologique, de cas exceptionnels qui conduisent à l’aliénation mentale. Je n’admets pas que l’on dise que le rêve de l’homme sain et le délire de l’aliéné sont deux étals identiques. Que l’on fasse cette comparaison comme forme littéraire, soit, mais non comme assertion scientifique. De plus, je m’explique difficilement que dans l’étude des rêves on se soit toujours préoccupé de trouver des termes de comparaison dans la vie anormale, dans les sensations cérébrales irrégulières, au lieu de chercher si la réalité journalière du monde éveillé ne donnait pas des explications suffisantes. [p. 555, colonne 1]

C’est pour ramener à une interprétation des faits, que je crois plus légitime, que je risque quelques réflexions, qui n’ont pas la prétention d’épuiser la matière, mais d’accentuer la marche à suivre pour élucider celle question. A vrai dire, ce sont les pages extraites du livre de M. James Sully, publiées par la Revue scientifique, qui ont été la cause occasionnelle de ce travail. M. Sully s’est appliqué, avec raison, à comparer les conceptions du rêve avec les faits analogues que l’on peut rencontrer dans la vie de chaque jour. Mon opinion ne diffère de celle de cet auteur que sur des particularités de détail ; mais je ne crois pas, comme lui, que le rêve, pour se produire, ail besoin de conditions physiologiques exceptionnelles.

Je ne sais si jamais on pourra répondre à la question souvent posée : Rêve-t-on toujours pendant le sommeil ? Pour moi, il y a presque certitude. Je m’endors très facilement ; mais à quelque heure qu’on me réveille ou que je m’éveille, je suis en acte de rêve.

Pendant longues années je m’étais contenté de songer ; depuis quelque temps je me suis donné la peine de surveiller mes rêves et de m’en rendre compte. Je dois dire que celte occupation est fatigante et ne donne pas de très bons résultats ; elle nuit au sommeil, cl les rêves eux-mêmes ne suivent pas une marche aussi régulière; l’attention est un peu plus éveillée qu’il ne faut.

Le fait de rêver est général ; il appartient à tous les hommes, à l’enfant au berceau, au vieillard ; ce n’est pas à l’humanité que s’arrête celle faculté, les animaux, surtout les animaux civilisés, la possèdent. Les chiens en donnent quotidiennement des exemples. Celte généralité doit déjà faire supposer qu’il n’y a rien d’anormal dans cet acte.

En analysant les rêves, on est vile convaincu que les idées suivent les mêmes lois naturelles pendant la veille et le sommeil.

Pour démontrer cette assertion, sans même étudier le mode d’évolution des conceptions cérébrales, il suffit simplement de remarquer comment se passent les choses dans la vie journalière. Écoutons une conversation banale entre des interlocuteurs qui se rencontrent par hasard.

On commencera par parler de la pluie el du beau temps, puis des voisins, des affaires, de la politique. Les transitions entre les sujets traités se font sans réflexion, par suite de phrases incidentes, de sorte que le commencement et la fin de l’entretien ne se ressemblent en rien, et les interlocuteurs ne pourraient guère rendre compte de la filiation de leurs discours.

Au lieu d’une conversation, prenons un seul personnage, réfléchissant sur un sujet donné. Il ne peut le faire que sous la forme d’un monologue. Car la pensée n’existe pas, si elle n’est exprimée par écrit ou par la parole, que l’on parle à haute voix ou mentalement. Nous pouvons constater que les idées se succèdent el se présentent dans un ordre quelconque indépendant de la volonté du penseur, qui les subit, les accepte ou les rejette, en un mot, les juge. C’est le jugement, la volonté, qui donnent une succession logique aux idées perçues. [p. 555, colonne 2]

Poussons plus loin —et M. Sully a déjà fait le rapprochement qui va suivre. —Qu’un homme se laisse aller à ce que l’on appelle ses rêveries, et tout naturellement ses pensées vont invoquer le souvenir du passé, ou créer les châteaux de l’avenir. Dans ces moments mille choses reviennent à l’esprit, que l’on croyait éteintes, des airs, des mots, des impressions dont on ne soupçonnait pas l’existence. Ces réminiscences arrivent par suite d’associations inconscientes et s’imposent sans avoir été appelées.

Ces trois états que nous venons de décrire sont bien réels et se présentent chaque jour, et aucun des personnages que nous avons mis en scène ne pourrait donner une raison suffisante de ce qu’il a dit ou pensé. Et pourtant ces événements se produisent pendant la veille, quand la volonté est active.

Les phénomènes que nous étudierons pendant le sommeil sont absolument identiques. On ne peut exiger plus de logique d’un cerveau endormi que d’un cerveau éveillé. Suivons avec soin les incidents qui surviennent quand un homme se livre au repos.

Parfois il arrive, mais assez rarement, qu’à l’instant précis où l’on commence à perdre la notion des choses extérieures, sans être encore endormi, on perçoit des images vagues, fugitives, dont je n’ai pu trouver l’explication positive. En ce qui me concerne, ces images n’apparaissent que dans certaines positions, toujours les mêmes, el, si je veux les distinguer, je les vois suivre les mouvements de mes yeux et disparaitre aussitôt que l’attention est assez éveillée. D’où proviennent ces sensations que M. Dechambre semble rapprocher de l’hallucination ? Je serais porté à les attribuer à des phosphènes, parce que je ne les observe que lorsque la tête est plongée dans les coussins, alors que les globes oculaires sont comprimés, ou au moins un. Peut-être aussi survient-il quelque chose d’analogue à ce qui arrive quand l’œil passe d’une lumière vive à l’obscurité : des images persistent, que l’on interprète pendant la somnolence d’une manière erronée. Du reste, ce phénomène n’appartient pas au rêve.

Il est rare, quand on se couche, que l’on s’endorme immédiatement d’un sommeil de plomb, comme font les enfants et les personnes fatiguées. Presque toujours alors on pense à quelque chose, on revient sur les événements de la journée, on est dans une des situations dont je parlais plus haut, on fait un monologue qui, commencé dans la veille, se continue dans le sommeil.

Voilà certainement le point de départ de tout rêve. Une fois en train, il peut dévier de mille façons, suivant certaines incitations internes ou externes, selon les associations des idées qui surviennent, absolument comme nous avons vu les conversations varier par les incidences vulgaires.

Je ne prétends nier en aucune façon l’influence des circonstances extérieures sur l’évolution du rêve. Avec tous les auteurs j’admets que les positions vicieuses des membres, les dérangements des viscères, les excitations de la lumière et du bruit ont sur elle une action active. Mais je n’accorde à tous ces éléments qu’une importance secondaire : ce sont [p. 556, colonne 1] des accessoires, des modificateurs, et non des créateurs de la scène.

Ce qui toujours étonne, c’est l’incroyable rapidité avec laquelle les conceptions se succèdent, el ce qui me parait plus surprenant encore, c’est la netteté des tableaux, la puissance de coloris des paysages et l’instantanéité de leur apparition. Les changements sont plus rapides que dans les théâtres de féerie. Tableaux, paysages, passent devant les yeux, comme dans la réalité on les voit d’un wagon de chemin de fer.

Comment expliquer ces particularités ? surtout en admettant que les déductions du rêve ne sortent pas des règles qui gouvernent l’entendement humain, et que dans tout rêve, même le plus disparate en apparence, on trouve toujours les successions naturelles.

Tout le monde admet que dans le sommeil les facultés sont, sinon anéanties, du moins très atténuées ; celles surtout qui dépendent de l’homme et sont réglées par sa volonté sont particulièrement soumises à la nécessité d’un repos régulier. Les muscles ont besoin de reprendre des forces, le cerveau de réparer ses dépenses. Rien n’empêche , avec M. Ribot, d’admettre que le cerveau possède un centre de volition, comme un centre de langage. Le fonctionnement de cet organe qui personnifie l’individualité humaine, en lui donnant sa valeur morale, doit exiger un travail considérable el, par suite, avoir besoin d’un repos complet souvent répété. D’autres départements sont moins fatigués; ainsi la mémoire qui n’a qu’un rôle d’enregistrement à jouer, rôle presque négatif, peut rester plus longtemps ou toujours active. Il en résulte que pendant le sommeil la volonté ne préside plus à la régularité des fonctions cérébrales, il n’y a plus de jugement, de sorte que, lorsque le rêve arrive, les idées se succèdent sans interruption. On peut comparer alors le cerveau à une pendule qui a perdu son balancier ; le tic-tac en est précipité ; cependant les idées qui se suivent sont toujours liées entre elles par un rapport positif, ou de similitude, ou de contraste, ou d’association antérieure. Ce qui est certain, c’est que l’incohérence des songes provient de ce que l’attention est absente, la volonté assoupie; toutefois il peut en rester des vestiges selon les circonstances.

En pensant à la multiplicité des associations d’idées, à la conception du drame, à la variété des tableaux qui se déroulent dans les rêves, on est tenté de donner à l’imagination un rôle prépondérant dans leur création.

L’analyse m’a fait admettre que l’imagination, faculté créatrice, n’avait qu’une influence très restreinte, si toutefois elle en avait une. Je ne trouve en réalité qu’un seul organe actif, qu’une fonction nécessaire, la mémoire.

Aussi la richesse, le pittoresque des rêves seront d’autant plus grands, que le rêveur aura une instruction littéraire plus complète, et qui aura plus voyagé, en un mot, que sa mémoire sera mieux meublée. L’esprit facile aux conceptions variées, aux projets changeants, créera pendant la veille de nombreux matériaux pour les songes futurs. C’est en ce sens que l’imagination intervient, plutôt que dans la facture intime du drame nocturne. [p. 556, colonne 2]

Après la mémoire, les organes les plus importants pour la confection d’un rêve sont les yeux, qui sont les facteurs principaux des images, du coloris, el contribuent plus que tout autre sens à orner la mémoire. Après les yeux, les oreilles, enfin le toucher.

Ce dernier sens est moins utile et ne sert que très rarement à l’élucubration d’un songe agréable.

En général, toutes les incitations qui viennent des viscères, un seul excepté, sont l’occasion des terreurs et des ennuis qu’éprouvent les pauvres rêveurs, C’est le toucher, le cœur et l’estomac qui donnent les angoisses el le cauchemar.

Il est juste d’ajouter que l’obscurité, le silence de la nuit, servent à augmenter le relief des tableaux aperçus. Alors tout est mystère, les bruits les plus insignifiants prennent des proportions extraordinaires, le moindre point lumineux revêt un éclat éblouissant. C’est la loi des contrastes.

Pour appuyer l’opinion que j’ai émise, à savoir que la mémoire seule est la créatrice des songes, je n’ai qu’à passer en revue les particularités qu’ils présentent.

D’abord, quels que soient l’incident reproduit par le rêve et l’époque des événements qu’il rappelle, l’action est toujours présente, c’est-à-dire que le rêveur est acteur : ce qu’il voit se passe à l’instant où il le voit ; jamais il ne préjuge de l’avenir. Ce sont toujours des actes, des événements passés, qui sont mis en scène.

Pour arriver à ce résultat, l’imagination est inutile, tout au plus pourrait-elle émailler les détails de quelques enjolivements. La mémoire seule apporte son tribut complet, et, comme la mémoire ne prévoit pas l’avenir, le rêve ne peut aller au delà du présent ; il reproduit le passé, sinon avec une vérité absolue, du moins avec une puissance d’éclat, qui fait qu’au point de vue du pittoresque, le rêve l’emporte sur le souvenir, autrement dit le songeur est plus favorisé que le rêveur éveillé.

Souvent les rêves bien commencés finissent mal. La raison est assez simple. C’est à la péroraison d’un discours, à la fin du roman ou du drame, que l’intérêt est à son maximum. De même dans le rêve : alors l’agitation du rêveur ému peut lui faire déterminer de faux mouvementa, découvrir son lit, etc. Les causes externes et viscérales interviennent alors, elles apportent leurs mauvaises influences. Mais elles n’ont sur lui qu’une action secondaire, elles modifient sa marche ; voilà tout.

Lorsque l’on se réveille après un rêve, que l’on peut appeler songe de rhéteur, où l’on a beaucoup argumenté, tout d’abord on est frappé de la quantité de raisonnements et de la valeur de quelques-uns ; ils paraissent à ce moment s’enchaîner merveilleusement.

Que l’on reprenne ce rêve au malin, quand on est en possession de tous ses sens, on voit que toutes ces belles déductions n’ont entre elles que des liaisons factices, d’après les règles ordinaires des associations inconscientes, formées par la mémoire sur des rapports d’analogie ou de contraste.

Les anciens, philosophes ou non, croyaient à la divination de l’avenir par les rêves. Et je lis toujours avec plaisir les  [p. 557, colonne 1] pages moqueuses, où, faisant allusion à ces croyances, Pantagruel engage Panurge à pronostiquer son destin matrimonial par les songes.

Je croyais ces superstitions oubliées, au moins dans les classes éclairées de la nation. Il n’en est rien. Dernièrement une personne haut placée dans la hiérarchie sociale me disait qu’elle était toujours avertie dans son sommeil des événements fâcheux qui arrivaient à ses parents ou amis.

J’ouvre ici une parenthèse à propos d’un pouvoir analogue que le préjugé accorde aux rêves et parfois au sommeil seul. Pendant la nuit les idées s’éclaircissent, s’élucident: tel problème, obscur quand on s’endort, est heureusement résolu au réveil.

J’ai dit que l’on se couchait généralement en pensant à quelque chose, souvent à un sujet difficile, objet de graves préoccupations. Si l’on se réveille la nuit, ou seulement le matin, et que l’on reprenne la question, on la trouve plus nette : le problème a paru se résoudre de lui-même, les difficultés qui l’obscurcissaient ont disparu, sans que l’on en ait eu la perception. Est-ce par le rêve ou le sommeil que l’idée s’est élucidée ? Voici comment j’interprète ce fait réel.

Que l’on veuille bien se rappeler cette vérité évidente que si l’on reprend après un certain temps un sujet d’étude, il arrive fréquemment que l’on est très étonné de trouver un tout autre air à ce sujet, une autre portée à la question ; on ne la comprend plus de la même manière. Les difficultés d’autrefois n’existent plus, tout parait d’une simplicité extrême. Que s’est-il passé ? Le temps a travaillé pour vous. Les circonstances se sont chargées de modifier les situations. Eh bien, le sommeil produit l’effet du temps. Pendant le sommeil, les broussailles qui obstruaient le chemin ont été otées, l’idée se présente simple et nette. Il n’est pas besoin d’avoir rêvé pour obtenir ce résultat.

Voici une preuve plus évidente à l’appui de mon raisonnement.

li arrive parfois à certaines personnes peu habituées aux manœuvres d’arithmétique de se tromper d’une unité quand elles font des additions. On recommence vingt fois l’addition par le haut, par le bas, l’erreur ne se trouve pas. Il n’y a qu’une ressource : laisser le travail. Quand on le reprend, l’addition se fait facilement. Ici, le temps seul est intervenu qui a donné à l’esprit, à l’attention la possibilité de reprendre son équilibre.

Il y a lieu de ne pas accepter sans contrôle les récits de problèmes résolus ou de leçons préparées inconsciemment pendant le sommeil.

Ce qui a fait admettre que l’imagination joue un rôle dans les rêves, c’est que l’on confond souvent sous une même dénomination des souvenirs nocturnes qui appartiennent à des phases différentes. Supposons un auteur éveillé dans son lit, occupé d’une œuvre dont il prépare les matériaux. Il peut même composer un chapitre de son roman. L’imagination alors préside aux déductions littéraires. Mais la somnolence vient, qui rend les idées confuses, puis enfin le sommeil. Alors les facultés intellectuelles sont assoupies, la volonté absente. Mais certaines parties du cerveau [p. 557, colonne 2] excité continuent à fonctionner. C’est alors que le rêve commence avec ses incohérences.

Si, au réveil, on se souvient du travail entrepris et du rêve qui a suivi, on confond le tout, et l’on affirme que l’imagination préside aux rêves. Cependant il y a une distinction profonde à faire entre le commencement et la fin des souvenirs qui ont été élaborés dans des conditions intellectuelles toutes différentes.

Un autre motif d’éliminer l’imagination de la perpétration du rêve, c’est que, quelque vive et puissante que soit cette faculté, il n’est guère possible qu’elle puisse arriver à cette production instantanée des événements et des tableaux qui s’accumulent dans les songes; tandis qu’avec la mémoire on a une explication plus satisfaisante. Celle-ci n’a pas à créer, mais simplement à ouvrir ses registres, exposer ses richesses, laisser lire ses inscriptions. C’est ainsi que l’on a l’explication de la nécessité d’une action toujours au présent.

Si l’imagination avait quelque puissance, il est probable que la confusion des idées serait moins considérable, l’amalgame bizarre des objets perçus moins touffu, les personnages moins vite transfigurés, le rêve mieux ordonné.

On a dit que l’oubli était un caractère du rêve, que les idées n’étaient pas conservées par la mémoire. Je crois cette opinion erronée. Je le montrerai plus loin, les faits la contredisent. Mais de ce que l’on n’a pas souvenance de la plupart de ses rêves, plus ou moins insignifiants ; on ne peut conclure à une règle générale. N’en est-il pas de même dans la vie réelle? Combien de paroles, d’écrits dont quelques instants après on n’a plus Je souvenir ! C’est que, dans la plupart des actions de la vie ordinaire, comme dans Ies rêves, l’homme n’attache aucune importance à ses faits et gestes, qui sont, par suite, oubliés aussitôt que formés.

Le caractère principal du rl1ve est l’absence du raisonnement, de la volonté, Cette assertion est absolument vraie; mais parfois, quand l’esprit a contracté certaines habitudes, il peut arriver que l’on conserve en dormant une semi¬volonté qui veille au débordement des pensées.

Je vais ajouter des preuves à celte opinion, signalée, du reste, par plusieurs auteurs, notamment par M. James Sully.

Quand on traite une question du genre de celle qui nous occupe, il est difficile de prendre pour objectif de ses réflexions des personnes autres que soi-même. C’est l’individu qui est en même temps sujet et observateur ; c’est ce qui m’oblige et me permet de prendre mes exemples dans mes propres aventures.

Je donnerai d’abord la preuve d’une certaine volonté active dans le rêve.

J’avais remarqué que chaque fois que, dans un songe, je me trouvais en présence d’un danger, d’un ennemi brutal, en un mot, quand il y avait possibilité de recevoir des coups, je cherchais toujours prudemment à m’esquiver. Cette persistance dans la poltronnerie me déplaisait ; il me semblait que, si le rêve s’inspire des idées profondes de l’individualité, je devais avoir une assez piètre estime de ma nature intime. J’entrepris de veiller à corriger cette prudence excessive. Depuis lors, dans les mêmes circonstances, j’ai résisté, j’ai [p. 558, colonne 1] même combattu, sans grand· enthousiasme ; mais je ne me sauvais plus.

Cette modification si profonde dans le développement de mes rêves ne peut provenir que d’un effort de volonté, d’une attention particulière acquise par mon cerveau, qui décèle son activité en dirigeant ou rectifiant les sensations.

Une circonstance qui démontre que l’oubli n’est pas une des caractéristiques du rêve, c’est que le rêve se répète, par conséquent, s’est imprimé dans la mémoire comme les faits de la vie réelle. Le récit que l’on peut en faire au réveil est déjà un commencement de preuves ; mais il peut être reproduit à de longs intervalles, quelquefois dans son intégrité, le plus souvent dans ses parties essentielles, et cette répétition de certains rêves violents peut troubler les souvenirs en amenant une sorte de confusion entre la vérité et l’erreur.

Cette répétition peul évidemment s’expliquer en disant que les mêmes impressions sensorielles ramènent les mêmes associations représentatives, et celle explication est souvent la bonne. Mais, quand il y a identité absolue des rêves successifs, on peut invoquer les effets de la mémoire impressionnée par les songes.

Citons des exemples.

Les voleurs jouent un grand rôle dans les rêves. Quand je suis en leur présence, c’est toujours dans la même localité, jamais ailleurs, et c’est dans la maison paternelle du village où j’ai passé mon enfance. Les voleurs arrivent par le même chemin, à la même porte, à la même fenêtre, et, quand je me sauvais, c’était toujours par le même côté du jardin. Je suis loin de mon enfance ; mais, à la manière de Buridan, je puis dire : « J’ai souvent vu ces voleurs dans mes rêves ! »

Cet exemple peul s’expliquer par le retour des mêmes impressions liées aux souvenirs lointains. Le suivant ne peut être que par les traces laissées par les rêves, c’est-à-dire enregistrées par la mémoire.

Les incidents de l’époque où j’ai passé mes examens donnent lieu à des réapparitions fréquentes des mêmes sensations. Quand je rêve à ces temps éloignés, ce ne sont pas les événements passés qui se présentent, c’est la reproduction exacte d’un premier rêve qui m’a fort impressionné, il y a de longues années. C’est toujours dans la même ville que je me trouve placé, mêmes émotions finales qui me réveillent et m’agitent si fortement qu’il me faut un certain temps pour reprendre )a conscience de la réalité. Et cependant tout ce que j’éprouve n’a jamais existé. C’est donc la mémoire qui a conservé les impressions de ce rêve primitif émouvant.

Enfin, il me resterait à démontrer, par un dernier exemple, que toujours on trouve dans le rêve la trace positive de choses vues, de sentiments éprouvés antérieurement. Pour cela il me faudrait décrire et analyser un rêve bizarre el compliqué. Ce serait trop fatiguer le lecteur. Seulement je ne crains pas d’affirmer que, dans l’immense majorité des cas, PP doit trouver la filiation et le pourquoi des idées perçues. Il faut chercher dans les faits passés analogues à ceux qu’on étudie, sans oublier que, dans les rêves, le temps et les distances n’existent plus ou se confondent, el que les tableaux ne sont que les mélanges des paysages que l’on a admirés. [p. 558, colonne 2] J’ajouterai que, dans le sommeil, l’homme peul être comme l’enfant que l’on entend souvent crier, accumuler des mots qui n’ont entre eux aucune liaison, tout simplement pour le plaisir d’articuler des sons. De plus, il n’est pas nécessaire de vouloir expliquer ce que l’absence de termes oubliés rend inexplicable.

Je terminerai ces réflexions en disant que, si le rêve appartient à tous les âges, aux enfants, aux vieillards, il rappelle toujours les idées habituelles du rêveur, et jusqu’à un certain point son caractère : chaque âge a ses plaisirs, son esprit et ses mœurs ; il a aussi ses rêves.

Seulement, comme il est facile à un homme âgé de revenir sur son passé, il est permis au rêveur de faire de même.

Quand ils se bornent au présent, les rêves n’ont pas généralement la beauté, l’ampleur de ceux que les souvenirs lointains alimentent, et cela se comprend. Le rêve donne toujours plus d’éclat, de vivacité aux tableaux ; à plus forte raison, le coloris est plus vif, quand il reproduit les temps de la jeunesse, de ces jours heureux où l’on voyait tout en beau. L’amplification du souvenir, unie à l’amplification du rêve, fait de ces songes des drames incomparables.

Il est évident que les rêves des prédisposés à l’aliénation mentale peuvent revêtir des caractères particuliers, comme les autres actes de leur vie, sans que l’on soit en droit de les regarder comme une cause occasionnelle de folie.

Enfin je dirai, si, comme certains philosophes le prétendent, tout est illusion dans ce monde : heureux ceux qui, par de beaux rêves, corrigent pendant la nuit les illusions décevantes de la journée !

Je vais essayer de dire quelques mots des rêves dans les maladies. La littérature médicale est pauvre sur ce sujet, du moins je ne connais pas d’articles qui traitent de cette question à un point de vue spécial.

Il est une question préjudicielle à poser, difficile à résoudre, c’est de préciser où s’arrête le rêve, où commence le délire. Je crois que l’on donne souvent aux rêveries du malade une importance exagérée, el que l’on se sert trop facilement du mot délire pour les qualifier. Il semblerait qu’un malade ne peut rêver simplement, mais délirer toujours.

Il est vrai que c’est la grammaire qui commande ici, car c’est elle qui définit le délire : un dérangement d’esprit causé par la maladie, et par extension, exagération en toute chose, soit de l’intelligence ou des passions. Évidemment, si l’on accepte cette définition, il n’y a pas matière à distinguer les états intellectuels qui s’observent dans une maladie aiguë ; ils peuvent entrer dans le même cadre.

Je pense, d’après ce que j’ai éprouvé et ce que j’ai quelquefois observé, qu’il y aurait peut-être, même pour les maladies, à séparer ces mots rêve et délire, et à leur donner des acceptations précises. J’établirais entre eux les mêmes rapports qu’entre illusion et hallucination. Le rêveur est toujours inoffensif pour les autres, le délirant peut être poussé par des impulsions dangereuses.

Il importe de bien préciser que je cherche seulement à comprendre cet état mental qui se montre dans les maladies aiguës et se distingue surtout par sa durée, [p. 559, colonne 1]

Après un bon diner, l’esprit prend souvent des allures plus vives, sans aller jusqu’à l’ivresse, qui, elle, amène le délire. Il n’est pas étonnant qu’une circulation plus active détermine une loquacité plus grande ; l’anémie du cerveau, mais par un autre mode, laisse se manifester certains symptômes exubérants. Dans ces conditions diverses, les bornes normales de la physiologie ne sont pas franchies, la trame cérébrale n’est pas modifiée ; il n’y a qu’une excitation passagère.

La question reste entière : où commence le délire, qui est l’exagération morbide du rêve ?

Quelle que soit l’intensité de l’agitation cérébrale, il ne faut jamais oublier que la constitution individuelle entre pour une grande part dans ces manifestations. Telle personne qui rêve beaucoup à l’étal normal délire toujours à la moindre atteinte morbide. Quelle que soit la maladie qui me frappe, je divague d’une façon exagérée. Par suite, mon jugement a subi les influences de mon tempérament, c’est ce qui explique les tendances de cette étude. Aussi suis-je porté à ne pas attacher une grande importance aux troubles intellectuels qui se présentent dans le cours d’une maladie ; comme signes symptomatiques ou pronostiques, je ne leur accorde aucune valeur. Quand les symptômes cérébraux sont poussés assez loin pour indiquer un état grave et dangereux, ils se manifestent sous d’autres formes. Ce ne sont plus des expressions bruyantes, des expansions exagérées, c’est plutôt le contraire. Au lieu d’excitation intellectuelle loquace, il y a lourdeur de la pensée, somnolence, coma. En d’autres termes, le délire exubérant n’est pas dangereux au point de vue pathologique; il ne demande aucun traitement médical, il n’exige qu’une surveillance active et perpétuelle.

Si l’on compare le délire des malades aux rêves des bien portants, on constate qu’ils ont les mêmes caractères. Le drame joué par le cerveau du fébricitant est toujours au présent, comme à l’état sain. L’imagination ne joue pas un rôle plus prépondérant, les détails sont toujours des événements passés, réunis et combinés pour l’action commune. La volonté est tout à fait absente et ne parait pas même persister à l’état inconscient comme dans les songes ordinaires. L’oubli est plus facile, mais le malade peut se rappeler merveilleusement ses conceptions délirantes ; il peut n’avoir aucune conscience des actes qui ont paru raisonnables et raisonnés aux spectateurs, tandis qu’il conserve un souvenir précis de toutes ses sensations.

Il est probable que le délire est plus ou moins en rapport avec la nature des maladies. Si l’on se rappelle que les troubles internes, viscéraux, sont les causes des mauvais rêves, on peut en inférer que les impressions douloureuses, les maladies de ces viscères, détermineront les plaintes, les angoisses, le cauchemar, le délire, Jans ses formes les plus accentuées.

Les maladies générales, au contraire, ne seront pas troublées par des rêves si pénibles, tant que les congestions cérébrales consécutives ne seront pas avancées.

Malheureusement, j’ai eu l’occasion d’apprendre à mes dépens quelques particularités sur ce sujet, dont le récit pourra être utilisé par d’autres travailleurs. [p. 559, colonne 2]

Parmi les maladies dont les rêves sont les plus agréables, il faut signaler la fièvre typhoïde et le typhus.

Pour ce dernier, la durée entière de la matière peut se passer dans un état mental particulier ; que la maladie soit longue ou dangereuse, le patient reste dans un calme et une placidité d’esprit qui contrastent singulièrement avec l’anxiété de ceux. qui le soignent.

Si l’on accepte l’axiome des anciens, que ceux qui meurent jeunes sont aimés des dieux, il est permis de dire que ceux qui succombent par le typhus sont les favoris de la divinité : s’éteignant sans souffrance, ils s’endorment dans l’éternité sans s’effrayer.

Vraiment, puisque l’on doit mourir, c’est une des bonnes manières de laisser, comme dit Barthez, ses éléments organiques retourner à leurs origines.

Le typhique, pendant toute la durée de la maladie, vit dans un monde intérieur, qui ne lui laisse pas le loisir de s’apercevoir de sa situation. Même quand il parait intellectuellement anéanti, il voit, entend tout ce qui se passe autour de lui ; mais il n’a pas le temps de s’associer aux choses extérieures, il n’y prête pas d’attention. Il est un peu semblable aux enfants qui jouent près des grandes personnes, qui ne paraissent rien entendre des conversations, et cependant inscrivent inconsciemment dans leur mémoire des paroles qu’ils répèteront plus tard au hasard. Toutes les préoccupations du typhique, toute son activité cérébrale, sont employées à suivre les idées qui l’assaillent ; les réalités pour lui sont ses rêves.

En disant ce que j’ai éprouvé, confirmé par ce que m’ont répondu quelques convalescents, je pense raconter à peu près exactement ce que d’autres ont ressenti. Les différences entre malades doivent exister plus dans la forme que dans le fond.

Ayant eu le typhus à Constantinople, je suis resté vingt-quatre jours dans une ignorance complète des choses de ce monde. Je répondais, paraît-il, aux questions qui m’étaient faites ; mais je ne m’arrêtais pas aux idées qu’elles représentaient.

Près de moi était une sœur de Saint-Vincent-de-Paul, très dévouée, qui me fit confesser et donner l’extrême-onction. Il parait que je fus un modèle d’onction et de résignation; je répondis bien à toutes les paroles posées par le prêtre. Quand je fus en convalescence, je n’avais aucune notion de ces faits.

En revanche, je conservais un souvenir très précis des sensations que j’avais éprouvées, des paroles, incohérentes pour d’autres, que j’avais prononcées. Je me rappelais, en un mot, non pas tous mes rêves, mais les principales péripéties, intéressantes et émouvantes, par lesquelles j’avais passé.

La sœur, à laquelle j’avais fait sans le savoir de nombreuses confidences, voulut avoir des explications sur certaines d’entre elles qu’elle n’avait pas comprises. Je jugeai prudent de me taire, car ce que j’aurais eu à lui narrer contrastait par trop avec l’état de béatitude religieuse dans lequel elle avait bien voulu me placer.

Eh bien, pendant tout ce temps, ai-je rêvé, ai-je déliré ? [p. 560, colonne 1]

Ce qui est certain, c’est que les confidences faites à la sœur étaient absolument vraies.

Quelque temps avant de tomber malade, j’avais été chargé d’accompagner une évacuation de malades sur France ; arrivé directement à Marseille, j’obtenais avec peine une permission de huit jours, pour aller dans ma famille. Au lieu d’attendre sur place le bateau qui devait me reconduire, je visitai les Vosges, Nancy, Metz, Thionville et Paris, et repris sans retard, à Marseille, un bâtiment qui se rendait directe· ment à Constantinople. J’avais, pendant mes courses à travers la France, usé de tous les moyens de locomotion, bateaux, chemins de fer, diligences, pataches et voitures particulières. Mon voyage aurait pu prendre place dans un roman (1). Rentré à mon hôpital, je repris mon service spécial des cholériques et je contractai le typhus.

J’attribue cette atteinte à ce que j’étais surmené par les aventures et les fatigues de mon voyage. Toutes les divagations qui se manifestèrent dans le cours de ma maladie furent alimentées par les impressions que j’avais rapportées. Elles se présentaient à mon esprit avec l’exagération et la confusion naturelles aux songes ordinaires, mais elles avaient toujours pour point de départ un fait réel.

Peut-on appeler cela d’un autre nom que celui de rêve ? Je n’hésiterais pas à l’affirmer, si ce n’était la difficulté d’expliquer cette longue absence de la volonté. Il peut se raire que le centre de volition participe plus que d’autres à la maladie générale. et l’on pourrait refaire ici l’hypothèse que j’ai émise à propos des rêves. Je n’insiste pas.

J’ai, de cette maladie, retenu des indications que je regarde comme très importantes à l’endroit du traitement particulier du délire ou du rêve dans les maladies aiguës, et je ne puis mieux faire que de communiquer au lecteur celle leçon clinique expérimentale.

Deux infirmiers de la salle veillaient alternativement ; quand j’avais l’un pour gardien, je dormais d’un sommeil relatif, calme, heureux, devrais-je dire. Le matin, le médecin traitant me trouvait dans de bonnes conditions. Quand c’était l’autre, mes nuits étaient agitées ; il y avait entre lui et moi une lutte continuelle, et je commettais des actes qui donnaient une mauvaise opinion de ma santé. Cette différence provenait tout simplement de ce que le premier était doux, complaisant, n’ayant pas de mouvements brusques ; il me parlait d’une voix compatissante, semblait s’intéresser à moi, me laissait m’agiter librement, même sortir de mon lit sans me brusquer. L’autre était rude, peu sympathique ; il réprimait durement mes moindres mouvements et m’imposait presque une immobilité absolue.

J’ai donc pu constater par moi-même toute l’importance que les médecins des hôpitaux doivent attacher au choix d’auxiliaires si utiles, dont l’intervention est d’un grand e poids dans la réussite des traitements et la guérison des malades, et aussi dans la surveillance intelligente des soins moraux et hygiéniques à leur donner.

En second lieu, j’ai été convaincu que la contradiction et [p. 560, colonne 2] la brusquerie aggravent l’état des malades en donnant au délire des formes plus accentuées, la colère se joignant au délire.

Depuis cette époque, j’ai toujours défendu dans mes services médicaux d’employer les moyens de coercition, surtout la camisole de force. Je ne vois que des inconvénients à imposer une immobilité fatigante aux malades, au lieu de leur laisser la liberté de leurs mouvements. Le malade qui délire doit être surveillé très attentivement; on ne doit agir envers lui qu’avec douceur, s’associer à ses préoccupations, lui parler comme si on le comprenait, l’interpeller quand il est agité; souvent, un mot, un son parvenu à l’oreille du fébricitant modifie complètement la direction de ses idées, comme dans le rêve ordinaire. La surveillance, il est vrai, exige beaucoup de patience, de soins et de dévouement ; il est plus facile et plus commode de ficeler un malade dans une camisole de force.

Les maladies ne se prêtent pas toutes aux mêmes manifestations délirantes. Il est évident que, dans les maladies générales qui anéantissent rapidement les forces du malade, le délire, même bruyant, ne peut être dangereux. Un typhique, par exemple, quoique très agité, n’arrive qu’à produire quelques mouvements musculaires ; si, par hasard, il peut sortir de son lit, il est vite forcé d’y rentrer spontanément, instinctivement, ses muscles ne lui permettant pas d’aller loin ; mais, dans son idée, ces quelques pas sont pour lui la preuve d’un grand effort, et, comme je l’ai dit ailleurs, un voyage autour de son lit lui semble un voyage autour du monde.

Dans les maladies où les forces ne sont pas brisées, par exemple, l’érysipèle de la face, la surveillance doit être plus active encore. Car ici, la maladie, par sa localisation, prédispose au délire, et certains traitements peuvent encore augmenter cette disposition. Certains suicides inconscients ne provenaient que du fait de la négligence. Un délirant qui prend une fenêtre pour une porte est une victime d’autant plus à plaindre que les morts par érysipèle sont au moins extrêmement rares, s’il y en a.

Tous les sens sont éveillés dans le typhus et sont impressionnés suivant le même ordre que dans le rêve simple : la vue, l’ouïe, le toucher.

Le malade est très personnel; il est d’un égoïsme absolu, oublie à peu près tout, amis, parents, pour ne s’occuper que de ses idées et de sa personnalité. Il sait très bien ce qui lui est utile et ne néglige rien de ce qui l’intéresse. Seulement il interprète les faits d’une façon qui n’est pas celle des spectateurs.

Je recevais beaucoup de visites de médecins, mes camarades ou étrangers, car j’étais un cas complet de typhus pétéchial, à exanthème très développé, et, de plus, un des premiers cas indiscutables. Quand j’avais autour de moi quelques-uns de ces messieurs, je les admirais et faisais à part moi mes réflexions sur leur compte, comme pendant de ce qu’ils pouvaient dire du mien. Je ne sais si je répondais à leurs questions.

Quand, par une cause quelconque, mon médecin traitant, [p. 561, colonne 1] qui était un modèle de ponctualité, d’empressement el de dévouement à ses malades, n’arrivait pas à la minute ordinaire près de mon lit, je m’agitais, et je ne reprenais mon calme que lorsque j’entendais ses pas dans le corridor. Quand il m’interrogeait, j’ignore si je répondais ; mais j’étais très satisfait de sa présence.

Si tous les médecins avaient éprouvé ces inquiétudes des malades qui attendent la venue de celui qui les soigne, ils ne seraient jamais en retard. El si les convalescents ne sont pas toujours reconnaissants des soins qu’ils ont reçus, c’est qu’ils ont oublié les sentiments qu’ils éprouvaient pendant leur maladie.

Enfin, quelques jours après avoir reçu l’extrême-onction, je m’éveille un beau matin, réclamant à haute voix la potion prescrite la veille, que je devais prendre en trois fois. Cette réclamation démontrait bien que j’avais entendu, compris et retenu ce qui se disait autour de moi. J’étais guéri, el ma convalescence fut rapide.

Le délire suit les phases de la température ; le malade est plus calme le matin, plus agité le soir. Je recommande tout particulièrement aux surveillants de ne pas abandonner à eux-mêmes les malades quand le jour baisse. Les poètes ont chanté la mélancolie du crépuscule ; ils ont surtout raison en ce qui concerne les malades. A cette période de la journée, deux circonstances se réunissent pour réveiller le délire, ou tout au moins prédisposer à la tristesse, ce sont l’élévation vespérale de la température et la diminution de la lumière. L’ombre et la nuit ne sont pas favorables aux fébricitants. Je regarde comme un préjugé celle croyance qu’il est utile de faire le silence absolu et le mystère autour de leurs lits. Certains cas cérébraux exceptés, les sons, une douce lumière stimulent les sens el entretiennent des idées agréables.

En résumé, le rêve est une opération cérébrale régulière qui se produit dans le sommeil de tous les humains bien portants. Dans certaines maladies aiguës, le délire devrait conserver le nom de rêve el être médicalement envisagé comme lei. Mais l’habitude el la grammaire ont parlé. De plus, il est difficile de trouver la ligne de démarcation entre le rêve ordinaire et le délire, rêve morbide.

Alix.

Notes

(1) Dans le genre de ceux que J. Verne a composés depuis.

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