De la méthode à suivre dans l’étude des rêves. Par Ludovic Dugas. 1933.

El sueno de S. Freud. Merci à Justo Herfer .

El sueno de S. Freud. Merci à Justo Herfer .

Ludovic Dugas – De la méthode à suivre dans l’étude des rêves. Article parut dans le « Journal de Psychologie normale et pathologique », (Paris), XXXe année, n°9-10, 15 novembre-15 décembre 1933, pp. 955-963.

Ludovic Dugas (1857-1942). Agrégé de philosophie, Docteur es lettre, bien connu pour avoir repris de Leibnitz, dans ses Essais sur l’Entendement humain, tome II, chapitre XXI, le concept de psittacus, et en avoir inscrit définitivement le concept de psittacisme dans la psychiatre française par son ouvrage : Le psittacisme et la pensée symbolique. Psychologie du nominalisme. Paris, Félix alcan, 1896. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., 202 p. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ». Il s’est intéressé précisément au « rêve » sur lequel il publia de nombreux articles. Il est également à l’origine du concept de dépersonnalisation dont l’article princeps est en ligne sur notre site. Nous avons retenu quelques uns de ses travaux :
— Un cas de dépersonnalisation. Observations et documents. In « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), vingt-troisième année, tome XLV, janvier-février 1898, pp. 500-507.[en ligne sur notre site ]
— Observations et documents sur les paramnésies. L’impression de « entièrement nouveau » et celle de « déjà vu ». Article parut dans la « Revue de philosophie de la France et de l’étranger », (Paris), dix-neuvième année, tome XXXVIII, juillet-décembre 1894, pp. 40-46. [en ligne sur notre site ]
— Un nouveau cas de paramnésie. Article parut dans la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), trente-cinquième année, LXIX, Janvier à juin 1910, pp. 623-624. [en ligne sur notre site ]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.– Les images ont été rajoutées par nos soins. . – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 955]

DE LA MÉTHODE A SUIVRE

DANS L’ÉTUDE DU RÊVE

La question du rêve est le plus souvent abordée de biais : on ne la traite pas directement, pour elle-même, du point de vue et selon la méthode de la psychologie. Elle ne se présente qu’à l’occasion et à la suite de théories sur la certitude, la mémoire et la personnalité. C’est la remarque que faisait Victor Egger, rendant compte dans la Critique philosophique d’un livre de Delbœuf paru en 1885 sous le titre : « Le Sommeil et les Rêves considérés principalement dans leurs rapports avec les théories de la certitude et de la mémoire. » Mais là où Egger voit un vice de méthode, un envahissement de la psychologie par la philosophie, il est permis de se demander si l’on pouvait procéder autrement, si les théories qu’on est censé rattacher indûment au problème du rêve n’y sont pas nécessairement impliquées. Comment, en effet, faire abstraction de la question de la certitude dans l’étude du rêve, si, je ne dis pas pour l’interpréter, mais simplement pour l’observer, il faut savoir à quelles conditions il est certain, c’est-à-dire : d’abord authentiquement établi, ensuite exactement interprété ou scientifiquement vrai ; car il est trop clair que la vérité qu’il comporte est d’ordre à part, que le mot vérité, appliqué au rêve, n’a rien de commun avec la vérité dans l’ordre du réel ou l’objectivité, telle qu’on l’entend d’ordinaire.

Mais cela revient précisément à dire qu’on ne peut pas isoler le rêve des autres phénomènes psychologiques non plus que l’étudier en dehors des théories auxquelles il a donné lieu. Quand même toutes ces théories seraient insuffisantes et fausses, il faudrait encore les connaître pour les remplacer. On ne peut pas simplement les ignorer, car le vide qu’elles laisseraient alors dans l’esprit serait [p. 956] aussitôt comblé par des préjugés plus nombreux encore et plus difficiles

à saisir, qu’il faudrait à leur tour éliminer.

Nous suivrons donc ici, — et ne nous ferons pas scrupule de suivre — la méthode qu’Egger condamne, mais que tout le monde suit, jusqu’à ceux qui s’en défendent.

Définir le rêve, c’est d’abord le distinguer de la veille. L’état de rêve et l’état de veille, qui ne peuvent exister ensemble, ne laissent pas d’être inséparables dans la pensée ; ils appartiennent à cette catégorie de contraires qu’on appelle des corrélatifs, comme l’envers et l’endroit, la droite et la gauche, la cause et l’effet. Ils n’ont un sens et ils ne prennent tout leur sens que si on les rapproche : c’est l’opposition ou le contraste qui les met en valeur ; ils n’existent, si on peut dire, que l’un par l’autre, quoique l’un soit le contraire de l’autre. Cela est si bien senti qu’on admet communément que la vraie méthode pour étudier les rêves, la meilleure chance qu’on ait de les connaître est de les observer soit dans la période qui précède immédiatement le sommeil, soit dans celle qui précède immédiatement le réveil. C’est dans la première qu’Alfred Maury les a étudiés, d’où le nom qu’il leur donne d’hallucinations « hypnagogiques ». Il faut, en effet, pour qu’on prenne conscience du rêve, qu’on soit encore assez près de la veille pour se rendre compte de la différence qui sépare les deux états. D’autres observateurs ont étudié le rêve au moment du réveil, alors qu’on s’en souvient encore, ou, pour mieux dire, alors qu’il est encore actuel, et avant qu’il soit passé à l’état de souvenir. Dans les deux cas, le rêve apparaît comme un phénomène essentiellement fugitif, qu’on s’empresse de saisir avant qu’il échappe à la conscience. Or, il échappe à la conscience quand celle-ci change de forme, quand à la pensée vague, confuse et fuyante du rêve se substitue la pensée nette, vive, expresse de la veille. C’est donc lorsque ces deux formes de pensée contraires coexistent et s’ affrontent, alors qu’elles sembleraient devoir s’exclure, c’est pendant que s’opère le passage de l’une à l’autre, au moment précis de ce passage, qu’on prend conscience de l’une et de l’autre. Ainsi, on ne connaît le rêve qu’en l’opposant à la veille, et inversement ; on rapproche ces deux états pour les mieux connaître, pour les éclairer l’un par l’autre : c’est alors qu’ils se révèlent incompatibles. On est ainsi conduit à une conclusion paradoxale : connaître [p. 957] le rêve, c’est le référer à la veille et par là reconnaître qu’il en est la négation, partant qu’il est une illusion, si la veille est tenue pour la réalité. La notion du rêve est relative, et, en tant que telle, contradictoire ; pour la former, il faut rapprocher deux termes et on s’aperçoit alors qu’ils s’excluent. Il en est ainsi de toute notion qui provient d’une association d’idées par contraste. Cette association, dont on a nié à tort l’existence et l’originalité, offre ceci de remarquable qu’elle détruit les notions qu’elle rapproche. Ces notions, on ne les a pas plutôt formées qu’on les abandonne, qu’on les nie : leur caractère illusoire saute aux yeux. Le rêve rentre dans les notions ainsi formées ; il en est le type, il en devient le symbole. Qui dit rêve, dit en effet idée sans objet, image forgée par l’esprit et qui n’existe que dans l’esprit, fiction pure, qui ne répond à aucune réalité ! Prendre conscience du rêve comme tel, c’est-à-dire comme d’un « fantôme formé dans le cerveau » (Descartes), comme d’une image vaine que l’esprit n’arrive pas à fixer, c’est être tout d’un coup saisi de la contradiction que nous avons dit être inhérente au rêve, en raison de la manière dont il se forme. Toutes les fois qu’on a cherché à établir la distinction du rêve et de la veille, on s’est accordé à dire que le trait essentiel du rêve, sa caractéristique est l’absurdité, l’incohérence. Mais cette absurdité, il n’est pas en notre pouvoir de la pousser aussi loin que le suppose Hegel, à savoir de « réaliser » l’identité des contradictoires, et c’est précisément cette impossibilité où nous sommes de penser le rêve qui nous fait en revenir, en dissiper l’illusion et en prendre conscience.

William Powell (1892-1984) -  Sleep (1872).

William Powell (1892-1984) – Sleep (1872).

La théorie, si on peut appeler ainsi l’opinion commune, d’après laquelle la contradiction est le critère du rêve, a trouvé son expression la plus heureuse et la plus forte chez Descartes qui l’expose ainsi : « Assis près du feu, vêtu d’une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains », il me semble bien que je veille et que tout ce qui m’entoure est réel ; cependant « combien de fois ne m’est-il pas arrivé de songer la nuit que j’étais en ce lieu, que j’étais habillé, que j’étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ! Il me semble bien à présent que ce n’est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier, que cette tête que je branle n’est point assoupie… ; ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais, en y pensant [p. 958] soigneusement, je me ressouviens d’avoir souvent été trompé en dormant par de semblables illusions, et, en m’arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu’il n’y a point d’indices certains par où l’on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil, que j’en suis tout étonné, et mon étonnement est tel qu’il est presque capable de me persuader que je dors » (1re Méditation). Toutefois il ajoute : « Je dois rejeter comme hyperbolique et ridicule cette incertitude générale touchant le sommeil qui serait indiscernable de la veille, car j’y rencontre une très notable différence, en ce que notre mémoire ne peut jamais lier et joindre nos songes les uns avec les autres et avec toute la suite de notre vie, ainsi qu’elle a coutume de joindre les choses qui nous arrivent étant éveillés » (6e Médit). Si donc nous avions des rêves bien liés, ces rêves selon Descartes, ne pourraient être distingués des pensées de la veille. Or n’en existe-t-il pas précisément de tels ? On peut au moins en imaginer. Le rêve de d’Alembert, par Diderot, serait de ce genre et représenterait le modèle du genre. Dans le jaillissement imprévu des images oniriques se déroule, comme on sait, le système philosophique le plus savamment construit, le plus logiquement ordonné. Un tel rêve est sans doute une œuvre d’art, mais le sommeil véritable en offre d’approchants. Un mathématicien trouvera en rêve la solution d’un problème ; un poète composera une pièce de vers ; un musicien, une sonate. C’est ainsi que Tartini aurait composé la Sonate du diable. Ces derniers rêves sont relativement exceptionnels, rares, mais il en est d’autres communs, ordinaires, où, à quelque degré, sous une forme plus humble, se retrouve la même cohérence logique ; ainsi, j’ai relevé dans les miens cette particularité que la vérité psychologique est observée : chacun des personnages qui y figure parle et agit suivant son caractère : mon ami B…, notamment, a des bons mots, des saillies, des trouvailles d’expression qui me font dire et penser tout en rêvant ; est-ce assez lui, son humour, son tour d’esprit ! D’autres personnes que j’ai interrogées sur leurs rêves m’ont dit avoir éprouvé quelque chose d’analogue. E…, qui s’étonne et se dépite de ce que sa mère, morte depuis des années, lui apparaisse si rarement dans ses rêves et n’y joue qu’un rôle effacé, reconnaît pourtant ses traits, sa démarche, son costume habituel. Ses rêves, simplifiés et réduits, où s’opère la dissociation des éléments [p. 959] représentatifs et affectifs, les derniers prédominant, pour ne pas dire subsistant seuls, lui causent toujours un bien-être, un réconfort moral, lui laissent une impression indéfinissable d’apaisement et de sérénité. Peut-être trouverait-on que tout rêve, si on en poussait l’analyse assez loin, a ainsi sa logique propre, son unité systématique, un fond de vérité sur lequel il repose. S’il en est ainsi, d’où vient que tout le monde s’accorde à regarder comme la caractéristique du rêve l’incohérence, l’illogisme, la contradiction ? Diderot lui-même, qui croit à la possibilité de rêves où « les concepts sont quelquefois aussi liés, aussi distincts que dans l’animal exposé au spectacle de la nature », ne laisse pas de définir ainsi le rêve en général : C’est « un étal où il n’y a plus d’ensemble ; tout concert, toute subordination cesse. Le maître (le cerveau) est abandonné à la discrétion de ses vassaux (les organes des sens) et à l’énergie effrénée de sa propre activité. »

José de Ribera (1591–1652)  - Le Rêve de Jacob (1639).

José de Ribera (1591–1652) – Le Rêve de Jacob (1639).

Mais définir le rêve une pensée incohérente, c’est ne rien dire si on ne définit pas l’incohérence elle-même. S’agit-il du désaccord de la pensée avec elle-même ou du désaccord de la pensée avec la réalité ? Ni l’une ni l’autre ne peut caractériser le rêve, puisque toutes deux s’y rencontrent également. Pour définir le rêve, par l’incohérence, il faudrait trouver une incohérence qui lui appartînt en propre. Cette incohérence existe, et Diderot l’indique ; c’est l’anarchie intellectuelle, résultant de l’incoordination des facultés. Dans le rêve, la faculté hégémonique, la raison, a abdiqué ; les facultés soustraites à son empire et ne reconnaissant point d’autre autorité, sont livrées à elles-mêmes, s’exercent chacune isolément et de plus empiètent les unes sur les autres, se contredisent entre elles. C’est ainsi que l’imagination supplée ou mieux supplante les sens, usurpe leur fonction : le rêveur croit sentir ou plutôt sent réellement tout ce qu’il imagine. L’incohérence des images, et leur caractère hallucinatoire, telles sont les propriétés essentielles, universellement reconnues, du rêve. Ces propriétés se réduisent à une seule. C’est parce que rien ne fait obstacle aux images du rêveur, que nulles sensations ne les contredisent, que, d’autre part, la raison n’en dénonce plus l’absurdité ou l’invraisemblance que ces images ont tant de relief et d’éclat et entraînent l’adhésion spontanée de l’esprit : « Il n’y a pas de distraction dans le rêve, de là sa vivacité » (Diderot). C’est ce que [p. 960] Taine traduirait ainsi : les images oniriques n’ont pas de réducteurs ; c’est pourquoi elles se transforment en hallucinations. De là l’impossibilité, dit Diderot, de les discerner de l’état de veille ; c’est à cette conclusion qu’arrive aussi Descartes ou plutôt c’est l’impression qui se dégage de la lecture des Méditations. Quand le philosophe a accumulé toutes les raisons de douter, tirées de l’impossibilité de distinguer les pensées de la veille des songes, il ne trouve aucune raison décisive à leur opposer et n’a plus d’autre ressource que de déclarer son doute hyperbolique, c’est-à-dire de revenir au sens commun : l’homme réveillé n’hésite pas entre ses sensations et ses images oniriques, comme s’il savait que leur comparaison ne peut se présenter à lui qu’à l’état de veille.

La comparaison de la perception et du rêve résulte de la nature des choses. Elle s’impose aux philosophes qui analysent la perception aussi bien qu’à ceux qui ont étudié le rêve. Ils montrent que la perception est faite de sensations et qu’il n’y a pas de différence essentielle entre la sensation et l’image, que l’image tend naturellement à se transformer et se transforme en effet, si rien n’arrête le cours de son développement, en hallucination. Or, pour la conscience, l’hallucination et la perception se confondent si bien qu’on a pu définir la perception une hallucination vraie. Mais à quoi pourrait-on reconnaître qu’une hallucination est vraie ou fausse, si, d’une part, la sensation a tous les caractères de l’image, est, comme elle, un état subjectif, et si, de l’autre, l’image tend à prendre et prend naturellement, dans le sommeil, la forme de l’hallucination et ainsi acquiert tous les caractères de la sensation ?

En résumé, tandis que Descartes ne trouve pas le moyen de discerner la perception de l’image, les empiristes anglais, de Berkeley à Hume, montrent comment il ressort de la nature de la sensation et de l’image qu’elles doivent se confondre et devenir indiscernables.

Concluons donc que la distinction du rêve et de la veille qui, d’après le sens commun, semble se faire naturellement et d’elle-même et n’offrir point de difficulté, ne comporte, du point de vue de la réflexion philosophique et de la science, aucune certitude rigoureuse.

Comme il arrive toujours en pareil cas, on a d’autant plus imaginé de différences entre le rêve et la veille qu’il n’y en a pas une qui [p. 961] s’impose comme certaine et vraiment spécifique. Le plus souvent, on oppose les deux états ; parfois cependant on essaie d’expliquer l’un par l’autre, ce qui reviendrait dans une certaine mesure à les identifier. La méthode la plus indiquée dans ce dernier cas serait d’expliquer le sommeil par la veille ; on dirait alors que l’homme, passant de la veille au sommeil, conserve les mêmes facultés et n’en acquiert pas de nouvelles : il repasserait par des états déjà éprouvés ; le rêve ne serait donc que le réveil des souvenirs, qu’une exaltation de la mémoire. Mais comment la mémoire fonctionne-t-elle dans le rêve ? Sur quoi porte-t-elle, sous quel aspect se présente-t-elle ? A première vue, il semble que, faisant suite aux pensées de la veille, le rêve devrait en être le prolongement ou la répétition. Mais il arrive que les souvenirs du passé le plus éloigné, ceux de la première enfance reparaissent aussi nets, aussi fréquents que ceux du passé le plus récent. Qu’est-ce donc qui désigne ceux de nos souvenirs qui doivent prendre place dans le rêve et en fournir la matière ?

Ne serait-ce pas le rapport qu’ils ont avec la personnalité du rêveur. C’est ce qu’on admet communément. On dit que le rêve peut nous révéler notre personnalité, parce qu’il l’exprime déjà à sa manière, en tant qu’il se fonde sur la mémoire qui en est la condition. C’est le point de vue auquel se place Diderot. « Sans la mémoire, dit-il, un être n’aurait pas de soi, puisque, ne sentant son existence que dans le moment de l’impression, il n’aurait aucune histoire de sa vie. La vie serait, dans ce cas, une suite ininterrompue de sensations que rien ne lierait. » De ce rapport du rêve à la personnalité, dérivé lui-même du rapport du rêve à la mémoire, Diderot tire cette conséquence qu’il y a une limite aux extravagances du rêve. Savez-vous bien, dit-il, « un rêve qu’on n’a jamais fait et qu’on ne fera jamais ? — Oui, c’est qu’on est un autre. » Mais l’homme qui rêve est-il bien réellement ou a-t-il seulement l’illusion d’être le même que celui qui veille ? Chacun de nous n’a-t-il pas deux moi distincts sans rapport entre eux, l’un, celui de la veille, sensé et raisonnable, l’autre celui du rêve, fou, alogique ? C’est une question qui se pose.

Léon de Smet (1881-1966) - Harmony in Pink.

Léon de Smet (1881-1966) – Harmony in Pink.

Le fou, dit Renouvier, est celui qui ne doute jamais. Si c’est là le critérium de la folie, c’est aussi bien celui du rêve : le rêveur croit à la réalité de ses visions. Le doute naît de la contradiction, c’est la [p. 962] contradiction sentie. Peut-on affirmer que le rêveur doive ignorer le doute, ne puisse avoir le sentiment de la contradiction ? Ce sentiment, pour ma part, il m’est arrivé de l’éprouver en rêve. Je tournais et retournais dans ma tête deux propositions contradictoires, sans pouvoir ni les concilier ni choisir entre elles ; j’avais le sentiment d’une contradiction que je ne pouvais lever, et ce sentiment faisait de mon rêve un cauchemar, un malaise intellectuel. Un tel rêve sans doute n’est pas ordinaire et c’est pourquoi je l’ai noté. Egger dirait même que ce n’est pas là proprement un rêve, mais un rêve manqué, un état où on lutte pour s’endormir sans pouvoir y arriver ; pour lui, le rêve est voisin de la démence ; il est toujours absurde et ne peut être qu’absurde, le sommeil étant un engourdissement de la raison et non pas seulement des sens. En conséquence, la mémoire elle-même ne subsisterait chez le rêveur que sous une forme automatique ; les images déclenchées les unes par les autres ne seraient présentes à l’esprit qu’une par une : la loi du rêve, dit Egger, c’est « l’oubli à mesure ». Or la mémoire seule assure la continuité ; ce qui en est indépendant ne peut relever de la personnalité. Il est vrai que le rêveur peut faire des raisonnements, des calculs corrects, obtenir des résultats nouveaux par des méthodes familières ; mais sa raison est endormie, ses habitudes mentales subsistent seules. Aussi nous semble-t-il que, si l’étude des rêves peut révéler des éléments individuels cachés, curieux de la personnalité, elle ne peut pas fournir une explication de l’unité sans laquelle disparaît la notion même de la personnalité, elle ne peut révéler la personnalité, elle-même prise dans son unité synthétique ou globale.

Dans le sommeil, peu d’hommes trouvent le repos absolu que ne trouble aucune image ; aucune pensée, aucune émotion (1) ; mais pour tous se réduit singulièrement dans le rêve la fatigue d’exister ; pour tous se relâchent les liens par lesquels se maintient chez l’homme [p. 963] éveillé une personnalité un peu tendue. Plus de contrôle logique, plus de sentiment ferme, rien que des images, des impressions vives, poignantes parfois, mais sans relation avec les images, les pensées du rêveur, des émotions tout organiques qu’il s’explique mal au réveil.

Aussi, si l’on veut trouver une fin au rêve, le plus simple est d’y voir la recherche du repos qui se manifeste parfois comme un engourdissement heureux, parfois comme une lutte pénible entre un besoin normal et une pensée qui se prolonge et se défend contre le sommeil.

L. DUGAS

NOTE

(1) Je n’en ai rencontré dans mon expérience qu’un seul. C’était un jeune homme de dix-huit à vingt ans, à qui je donnais des leçons. Comme je lui parlais précisément de la question du rêve, il me fit la déclaration suivante : « Je croirai ce que vous m’en direz après bien d’autres ; mais je dois vous avouer que, n’ayant jamais rêvé de ma vie. je suis aussi incapable de me représenter ce que c’est que le rêve qu’un aveugle d’envisager les couleurs. » Ce cas montre que le normal (mon jeune homme était parfaitement bien équilibré), ce qu’on appelle la règle, représente un idéal rarement atteint, peut-être jamais réalisé. Ce qui est, eu en droit, la règle, est, en fait, l’exception.

 

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