Christian Sénéchal. Le rêve chez les romantiques allemands. Extrait de « Visages du Monde – Le Rêve dans l‘Art et la Littérature », (Paris), n°63, 1939, pp. 58-59 et p. 71.

Christian Sénéchal. Le rêve chez les romantiques allemands. Extrait de « Visages du Monde – Le Rêve dans l‘Art et la Littérature », (Paris), n°63, 1939, pp. 58-59 et p. 71.

Très rare revue, réservée au corps médical, et donc hors commerce. Absente de la B. n. F.

Christian Sénéchal (1886-1938). Homme de lettre et traducteur.
L’Abbaye de Créteil. Paris : Delpeuch , 1930.
Les grands courant de la littérature française contemporaine. Paris : Société française d’éditions littéraires et techniques , 1933.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images sont celles de l’article original. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 58, colonne 1]

Le rêve chez les romantiques allemands.

par Christian Sénéchal.

« Le Monde devient rêve,
le rêve devient monde. »
Novalis.

Joseph Von Eichendorff.

Les romantiques allemands ont été, avant tout, les explorateurs du « côté nocturne de la nature », c’est-à-dire du rêve. Avec eux, le rêve — jusque là exceptionnel — entre dans la poésie. Il y entre, secondé par la « philosophie de la nature », parce qu’il apparaît comme « le moyen de révélations inaccessibles à la cons­cience en état de veille ».

1799 ! — Naissance du roman qui doit être la contre-partie romantique du « Wilhelm Meister » de Goethe : « Heinrich von Ofterdingen » . Ce roman commence par un rêve, dans lequel apparaît au héros « la fleur bleue », le symbole de la nostalgie que la vie, la réalité, ne sauraient satisfaire. Alors que le père de Heinrich est convaincu de l’inanité des songes, Heinrich croit que le rêve, même le plus confus, est un phénomène qui, sans être envoyé par la divinité, est « une déchirure significative dans le rideau mystérieux dont les mille plis tombent au fond de nous ». Ne trouve-t-on pas d’innombrables visions de rêves dans les livres les plus sages ? Du moins le rêve est-il « une sauvegarde contre la régularité et la banalité de la vie, une libre recréation de l’imagination contrainte, où celle-ci jette pêle-mêle les images de la vie et rompt le cours des graves préoccupations de l’adulte par des jeux joyeux d’enfant. » « Sans les rêves », déclare Heinrich, « nous vieillirions certainement plus vite ». Le rêve n’est jamais fortuit : il est [p. 58, colonne 2] comme une roue immense qui communique à l’âme un branle puissant. Et le récit du rêve du père vient confirmer la foi du fils. Enfin, racontant la visite de Heinrich avec le vieux mineur dans des grottes où l’homme entre en communion intime avec la nature, Novalis écrira : « La lune … faisait naître des rêves étranges chez toutes les créatures. Le soleil lui­ même était comme un rêve au-dessus du monde de rêve replié sur lui-même. »

1814 ! C’est la date de publication du livre de Gotthilf Heinrich Schubert sur « le symbolisme du rêve ». Pour Schubert, le rêve est un état intermédiaire entre l’état de veille et la clairvoyance magnétique, une forme commune, quotidienne, de la reprise de contact avec les forces de la nature créatrice. Il fut un temps où l’homme possédait encore le pouvoir de comprendre la nature autrement que par les mots , ces pauvres « échos ». De cette faculté il n’a gardé qu’une ombre, dans le monde d’images du rêve !

Dessin fantastique d’Hoffmann.

1817 ! Voici les « Jeunes souffrances » de Heine : le recueil débute par des « visions de rêves ». Et c’est non seulement dans les poèmes , dans l’« Intermezzo lyrique », le « Retour », « Atta Tvoll », « AlleInagne », et jusque dans ceux de la «  Tombe de matelas », mais aussi bien dans les livres de prose, dans les récits de voyages — dans le Harz, en Pologne, en Italie — et dans les mémoires, que nous trouvons des récits très minutieux de rêves. Que de fois le « Im Traume… » ! « En rêve ! » Mais il est un texte, trop peu connu, dans les « Mémoires de M. de Schnabelewopski » où Heine s’est longuement expliqué sur le rôle important que les rêves ont joué dans sa vie :

Bettina.

« Qu’est-ce que le rêve ? Qu’est-ce que la mort ?… Pourquoi n’avons-nous pas au moment d’aller dormir bien plus peur qu’avant d’être enterré ? N’est-ce pas [p. 59, colonne 1] terrible que le corps puisse toute une nuit être comme un cadavre, tandis que l’esprit en nous mène la vie la plus agitée, une vie avec toutes les horreurs de cette séparation que nous avons établie justement entre le corps et l’esprit ? » Bien qu’il regarde le rêve comme une manifestation morbide de ce divorce dû à un faux spiritualisme, Heine ne peut que parler avec reconnaissance de ces rêves où il retrouve en son âme toutes les splendeurs abolies du monde, le parfum des roses piétinées et le chant des rossignols effarouchés. Mais quand il se couche, il ne peut s’empêcher de songer qu’il est un cadavre et va Iut-même se mettre en terre ! Et c’est pour échapper à ces pensées funèbres qu’il se réfugie dans le pays des songes. C’est alors l’évocation de tout un rêve délicieux et ensoleillé, que viendra interrompre une scène burlesque !

En rêve, j’ai pleuré,
Tu étais dans la tombe,
Je m’éveillai, et la larme
Me coulait encore sur la joue.
En rêve, j’ai pleuré,
C’est que tu me quittais.
Je m’éveillai, et j’ai pleuré
Longtemps, longtemps encore.
En rêve, j’ai pleuré,
Tu me restais fidèle.
Je m’éveillai, et toujours
Coule le flot de mes larmes .

Novalis.

1828 ! Le pasteur Eduard Morike a quitté son presbytère et est allé jouir du printemps sur la colline en fleurs ;

Le voici rêvant ;
Le nuage et le fleuve cheminent,
Le baiser d’or du soleil
Pénètre jusqu’au fond de sa chair,
Et mes yeux enivrés
Chavirent,
Seule mon oreille tendue perçoit le chant des abeilles.
Mes pensées flottent de ci de là,
Je voudrais quelque chose et ne sais trop quoi.
O jours ineffables d’autrefois

1833 ! C’est « le dernier chevalier du romantisme » qui chante. Depuis sa jeunesse, depuis les jours heureux de sa Silésie natale, depuis les heures passées dans les branches du pommier en fleurs, Joseph von Eichendorff n’a cessé de se réfugier dans le rêve, c’est-à-dire dans le souvenir. C’est « comme en rêve, à demi­ conscient, qu’il sent d’éternelles sources de chansons lui baigner confusément le cœur de leurs ondes merveilleuses. »

Dans ses rêves — état intermédiaire entre la veille et le sommeil — le poète sent sa propre vie se prolonger dans le bruissement des arbres, les souffles de la nuit, les glissements des nuages, les murmures de la terre, les rumeurs des eaux et les regards des fleurs et du ciel. Alors les sentiments éternels effarouchés par les bruits et la lumière du jour, sortent de leurs retraites pour s’épanouir au sein de l’espace.

Le soir

Quand les hommes bruyants se taisent,
Comme en rêve, la terre chante
De la voix de tous les arbres,
Ce que l’âme devine à peine :
Jours anciens, douces tristesses,
Et dans le cœur des frissons passent
Comme de vagues lueurs nocturnes. [p. 71, colonne 2]

Gravure pour l’homme qui perdit son ombre, de Chamisso.

Si le conte a été le genre littéraire favori des romantiques, c’est assurément parce qu’il est l’image de la vie en rêve, de la vie affranchie des lois de l’univers. Enfin, tout est possible. L’homme prend sa revanche totale sur la réalité bornée. L’étudiant Anselmus de Hoffmann, dans « Le vase d’or » rêve, sans même avoir besoin de s’endormir. Le maître d’école Wuz, de Jean­ Paul Richter, avant de mourir, reçoit la visite de ses deux meilleurs amis de jeunesse : le sommeil et le rêve, qui peut-être portent les hommes dans le pays lumineux où un nouveau soleil et de nouvelles fleurs l’éveillent de leur haleine à une autre vie. Et nous pourrions citer encore telle autre nouvelle de Tieck, telle scène de Kleist, l’histoire merveilleuse de Chamisso, alias Peter Schlemihl, le grand rêve grec de Holderlin-Hypérion, où les romantiques ont eu l’illusion de « s’approcher de l’éternité ».

Christian SÉNÉCHAL.

Heine.

N.-B. — Les traductions sont de l’auteur de l’article.

 

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