Charles Richet. Expérience sur le sommeil à distance. Extrait de la « Revue Philosophique de la France et de l’Étranger », (Paris)  treizième année, tome XXV, janvier à juin 1888, pp. 435-449.

Charles Richet. Expérience sur le sommeil à distance. Extrait de la « Revue Philosophique de la France et de l’Étranger », (Paris)  treizième année, tome XXV, janvier à juin 1888, pp. 435-449.

 

Charles Richet (1850-1935), physiologiste lauréat du prix Nobel de médecine en 1913 pour sa description de l’anaphylaxie. Membre de l’Académie de Médecine, de l’Académie des Sciences, il dirigea le Revue scientifique et nous laissa un grand nombre de travaux, en particulier de nombreux articles dans les revues et l’époque et plusieurs ouvrages. Esprit curieux et ouvert il se révéla tour à tour philosophe, psychologue et excellent littérateur. Il fut l’un des cofondateur de l’Institut Métapsychique International (1919) et consacrera une grande parie de sa vie à l’étude des phénomènes paranormaux ou considérés comme tels, qui le poussèrent quelquefois à des excès de crédulité naïves. Nous retiendrons de ses publications :
— Du somnambulisme provoqué. Extrait du « Journal de l’anatomie et de la physiologie normales et pathologiques de l’homme et des animaux publié par M. Charles Robin », (Paris), onzième année, 1875, pp. 348-377. [en ligne sur notre site]
— Recherches expérimentales et cliniques sur la sensibilité. Paris, Georges Masson, 1877. 1 vol. in-8°.
— Du somnambulisme provoqué. Extrait du « Journal de l’anatomie et de la physiologie normales et pathologiques de l’homme et des animaux publié par M. Charles Robin », (Paris), onzième année, 1875, pp. 348-377. [en ligne sur notre site]
— Recherches expérimentales et cliniques sur la sensibilité. Paris, Georges Masson, 1877. 1 vol. in-8°.
— Un cas de suggestion dans le rêve. Extrait de la « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Paris), XVII, neuvième année, janvier à juin 1884, p. 471.  [en ligne sur notre site]
— Des rapports de l’hallucination avec l’état mental. Article paru dans la « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), dixième année, tome XX, juillet à décembre 1885, pp. 333-335. [en ligne sur notre site]
— La Métapsychique, d’après un nouveau livre de M. Th. Flournoy. Extrait du journal hebdomadaire « La Semaine littéraire » (Genève), dix-neuvième année, n°889, samedi 14 janvier 1911, pp. 13-15. [en ligne sur notre site]
— Les démoniaques d’autrefois. Partie I. Les sorcières et les possédées. Article parut dans la « Revue des Deux Mondes », (Paris), Le année, troisième période, tome trente-septième, 1880, pp. 550-583. [en ligne sur notre site]
— A propos de Thérèse Neumann. Les jeûnes prolongés. Article parut dans la « Revue Métapsychiques », (Paris), n°5, Septembre-Octobre 1930, pp. 385-395. [en ligne sur notre site]
— L’homme et l’intelligence. Fragments de physiologie et de psychologie. Paris, Félix Alcan, 1884. 1 vol. in-8°.
— Occultisme dans l’Antiquité. Extrait de la revue « Annales des sciences psychiques », (Paris), 12e année, 1902, pp. 310-312. [en ligne sur notre site]
— Xénoglossie. L’écriture automatique en langues étrangères. Annales des Sciences Psychiques, Paris, 1905. [à paraître sur notre site]
— Traité de Métapsychique. Deuxième édition refondue. Paris, Félix Alcan, 1922. 1 vol. in-8°. [Très nombreuses réimpressions]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 435]

EXPÉRIENCES SUR LE SOMMEIL À DISTANCE

La remarquable série des expériences faites par M. Janet, au Havre (1), et exposée ici, il y a déjà deux ans, a été, comme on sait, contrôlée par plusieurs de nos confrères de la Société de psychologie (2). On a pu ainsi établir par des preuves assez fortes le fait du sommeil provoqué à distance à l’insu du sujet qui s’endort.

Quoique ce phénomène ait été antérieurement entrevu par divers observateurs, il n’avait cependant pas jusqu’alors pénétré dans la science. Ce sont les expériences du Havre qui ont pour la première fois pu conquérir, non pas l’assentiment universel, ce qui est impossible, puisqu’il y a encore, je crois, des personnes mettant en doute des faits bien plus simples et plus évidents, tels que le somnambulisme et l’hypnotisme mais au moins l’assentiment de quelques-uns. Toutefois, en un pareil sujet, l’incrédulité est si légitime et si naturelle qu’on ne peut trop accumuler les preuves. J’ai donc saisi avec empressement l’occasion qui s’est offerte à moi, grâce au bon vouloir de MM. Gibert et Janet, de renouveler sur le même sujet, Léonie B., ces expériences si importantes de sommeil à distance.

Je donnerai la relation succincte des résultats obtenus. Ils confirment tout à fait les expériences de M. Gibert et de M. Janet. Mais, quoique succincte, cette relation de mes expériences personnelles doit cependant indiquer nombre de détails qui sont absolument indispensables pour qu’on puisse juger de la valeur de la conclusion. C’est seulement par l’accumulation de quantité de petits détails que la conviction d’une bonne expérimentation peut être obtenue.

Léonie B. est arrivée à Paris chez M. X. le 28 décembre 1886; je l’ai endormie très facilement le lendemain 29 décembre, puis le 31 décembre, [p. 36] et tous les jours suivants, sans interruption, du 1er janvier au 12 janvier inclusivement, c’est-à-dire treize fois avant de tenter la première expérience de sommeil à distance.

Je n’insisterai sur aucun des phénomènes psychiques ou somatiques que Léonie a présentés ; car mon but était surtout de vérifier le fait du sommeil à distance. J’aurai peut-être l’occasion de parler quelque jour de diverses particularités, mais actuellement je me contenterai d’indiquer ce qui se rapporte à cette question unique.

Dans ces treize premières séances, j’avais seulement cherché à donner à Léonie l’habitude d’être endormie par moi ; et cela a exigé beaucoup de temps, comme on voit. M. Janet avait dû faire de même, et il n’a essayé de l’endormir à distance qu’après quatorze séances de somnambulisme.

Voici quelles ont été les habitudes de Léonie depuis le 26 décembre jusqu’au 12 janvier (date de ma première expérience). Elle demeurait dans une soupente, et le matin à 9 heures, descendait dans l’appartement de M. X. pour prendre son premier déjeuner. De 9 h. 15 à midi 15 environ, dans une petite pièce attenant à la salle à manger, elle travaillait à l’aiguille, soit seule, soit avec les enfants qu’elle gardait (deux petites filles de quatre et deux ans). De midi quinze à 1 h., déjeuner. Souvent, après le déjeuner, elle sortait pour se promener une heure ou deux. Elle rentrait vers 3 h. et demie, et travaillait de nouveau à l’aiguille jusqu’à mon arrivée, qui était toujours entre 3 h. et demie, 4 h., 5 h., 6 h. et 6 h. et demie. Je la tenais endormie depuis l’heure de mon arrivée jusqu’à 7 h., 7 h. et demie, 8 heures, 9 heures, selon que je restais ou non à diner chez M. X. Puis elle dînait, et, quelque temps après son dîner, remontait se coucher.

Première expérience. — Je sors de chez moi le mercredi 12 janvier à 9 h. 10 du matin (avec l’intention d’endormir Mme B. à distance) (3), et, en marchant lentement, de 9 h. 10 à 9 h. 30 (dont cinq minutes dans l’escalier de M. X.), je tâche d’exercer cette action. Personne n’est prévenu de mon intention. Je monte chez M. X. Je trouve Mme B. éveillée ; je lui dis que je voulais parler a M. X. M. X. en effet était là. Il fut surpris de me voir, et je sortis avec lui. Le soir à 4 heures, quand j’eus endormi Léonie, elle me dit qu’elle avait été très fatiguée toute la journée et spontanément elle ajouta : « J’ai commencé à avoir envie de dormir vingt minutes avant que vous veniez ; et cela a duré tout le temps que vous marchiez, car vous y pensiez en venant. J’allais dormir à 9 heures environ, quand les enfants ont fait du bruit et m’ont réveillée. C. (la cuisinière) alors m’a parlé, et je ne sais pas ce que je lui ai répondu. »

Cette première expérience était donc un insuccès, puisque l’état somnambulique n’avait pas été obtenu; mais c’était un insuccès [p. 437] encourageant, puisqu’il y a eu quelque action ressentie, correspondant très exactement avec l’heure à laquelle j’agissais. A vrai dire, on ne peut guère affirmer cette action car la perspicacité de Léonie a pu être mise en éveil par le fait de ma présence non habituelle à cette heure matinale.

Deuxième expérience. — Je crois nécessaire, suivant en cela l’excellent conseil de M. Ochorowicz, de tirer au sort le jour et l’heure à laquelle je dois endormir Léonie. Il s’agissait de savoir si ce serait le vendredi 14 ou le samedi 15, d’une part; et, d’autre part, si l’heure du sommeil à distance serait 8 heures, 9 heures, 10 heures, 11 heures, midi, 1 heure, 2 heures, 3 heures, 4 heures, 5 heures, 6 heures ou 7 heures du soir. Je tire au sort avec un jeu de cartes le jeudi soir, et le sort désigne vendredi, 3 heures.

Je commence à essayer d’endormir Léonie, en sortant du laboratoire de la rue Vauquelin (4) le vendredi à 3 h. 10. J’arrive chez M. X. à 3 h. 38. Je reste sept minutes dans l’escalier, et j’entre à 3 h. 45, ayant ainsi concentré ma pensée autant que possible pendant trente-cinq minutes, de 3 h. 10 à 3 h. 45. Léonie était sortie depuis près d’une heure pour aller faire quelques emplettes. Elle arrive à 3 h. 51, et son premier mot à C., qui lui ouvre, avant qu’elle sache que je l’attends, est de dire : « Je ne puis pas avancer; mes jambes tremblent. » On lui dit alors que j’étais là. Ma présence n’avait rien qui pût la surprendre ; car c’était l’heure à laquelle j’arrive en général. Quand elle est endormie, elle me dit spontanément qu’elle était à une distance d’environ vingt minutes de la rue qu’elle habite [par conséquent vers 3 h. 3l], quand elle s’est sentie tout d’un coup extrêmement incommodée « probablement la chaleur de la boutique qui lui a monté à la tête ». Elle achetait des tabliers ; mais elle s’est pour ainsi dire sauvée si précipitamment qu’elle ne sait pas même la couleur des tabliers qu’elle a achetés. Elle a donc brusquement quitté la boutique; en chemin elle avait peur de tomber, et de rouler sous les voitures ; car ses jambes tremblaient et refusaient d’avancer.

Il est à noter que jamais pareille chose ne lui arrive. Toutefois, quand revient l’heure à laquelle j’avais pris l’habitude de l’endormir, elle est très fatiguée et agacée ; mais c’est une espèce d’agitation nerveuse différente de la somnolence et de l’égarement qui, ce jour-là, sans autre cause appréciable que l’action à distance, l’ont prise à 3 h. 31, pendant qu’elle était en train d’acheter des tabliers.

Cette deuxième expérience doit donc être considérée comme un demi-insuccès.

Troisième expérience. — J’avais à peu près annoncé à Léonie que je ne l’endormirais pas le samedi 15. De fait, en rentrant chez moi, le soir, [p.438] je change d’avis, et je décide que je l’endormirai le samedi. L’heure que je choisis est 11 heures. J’essaye l’action pendant un intervalle de temps très limité, de 11 h. 1 à 11 h. 8 minutes. J’arrive chez M. X. à midi 28 minutes. Léonie B. était éveillée ; mais elle avait cependant ressenti très nettement l’action à distance, comme l’indique l’enquête suivante. En effet elle dit s’être sentie endormie par moi à 11 heures qu.(est-ce 11 h. 4 ou 11 h. 15 ?) « Il était 11 heures, dit-elle ; et un peu plus de 11 heures, puisque 11 heures venaient de sonner. Ce qui m’a réveillée, c’est quand M. X. est venu à 11 heures et demie me dire qu’il fallait déjeuner. »

Or il y a là, de la part de Léonie, une confusion d’heures qui ne laisse pas que d’être fort importante. M. X., qui ne se doutait pas de l’heure à laquelle je voulais agir sur Léonie, est entré dans sa chambre à 11 h. 35 et à midi 10. A 11 h. 35 il l’a trouvée endormie ; elle ne l’a pas entendu ouvrir la porte, et a tressailli quand il s’est approché d’elle. Elle lui a répondu comme à l’état normal, mais elle paraissait tout à fait hébétée et ne pouvait coudre. Cependant une des petites filles était sur une chaise à côté de Mme B. Après avoir dit quelques mots à Mme B., M. X. s’est éloigné, et it n’est revenu qu’à midi 10 pour lui dire de déjeuner. Alors Mme B. était tout à fait éveillée.

Ainsi, de 11 h. 5 minutes à midi environ, Mme B. a été plongée dans une sorte de somnolence, avec amnésie partielle. Ce n’est pas tout à fait un succès, mais c’est un insuccès qui se rapproche beaucoup du succès, puisqu’il semble bien prouver l’hypothèse d’une action à distance.

Quatrième expérience. — Le lundi 17, j’essaye de chez moi d’agir sur Mme B. de midi moins 9 minutes à midi 4. Résultat absolument nul. Quand je vais voir à 6 heures Mme B., elle n’a rien ressenti d’anormal. Insuccès complet. (Il est possible que cet insuccès tienne à une très vive contrariété qu’elle a eue le dimanche 16, qui lui a fait passer une très mauvaise nuit du 15 au 16, et qui l’a beaucoup agitée.)

Cinquième expérience. — Le mardi 18, j’essaye de chez moi de l’endormir de 11 h. 5 à 11 h. 25. (Mais j’ai été très distrait et fréquemment dérangé pendant tout ce temps.) Echec complet. Mme B. s’est très bien portée toute la journée et n’a rien ressenti d’anormal. Sixième expérience. — Le mardi soir, rentrant chez moi, je tire au sort l’heure à laquelle je dois endormir Léonie B. Le sort désigne 9 heures. J’essaye d’agir sur elle le mercredi 19, de 9 h. 11 à 9 h. 26. Puis je ne m’occupe plus d’elle. Dans la journée, de 1 h. 15 à 1 h. 40, j’ai occasion de parler d’elle à un de mes amis, et je lui montre comment je m’y prends, par des procédés assurément ridicules et empiriques, pour essayer d’endormir à distance. Puis je me rends à mon laboratoire de la rue Vauquelin, et je ne vais chez M. X. qu’à 5 h. 10. Je trouve Léonie B. endormie, en état de somnambulisme, et voici ce qu’elle me raconte. [p. 439]

Le matin, en s’habillant, elle s’est sentie prise tout d’un coup d’un grand mal de tête. Elle pensait que ce mal de tête se dissiperait aussi a-t-elle continué à s’habiller, et elle est descendue. L’heure à. laquelle elle est descendue était cinq à dix minutes après qu’elle a ressenti le commencement de son mal de tête. Puis, le mal de tête continuant à augmenter, elle s’est sentie tout à fait incapable de se tenir debout, et elle est remontée dans sa chambre, où elle s’est couchée tout habillée, n’ayant pas la force de se déshabiller. Jamais pareille chose ne lui était arrivée depuis qu’elle était venue à Paris; elle avait passé une très bonne nuit, et elle était très bien portante en se levant. L’heure exacte à laquelle elle est descendue est très importante à connaître. J’interroge séparément chacune des différentes personnes de la maison. Léonie dit qu’elle est descendue à 9 h. 10. Mme X. dit 9 h. 5. C. dit 9 h. 30. M. X., en qui je serais tenté d’avoir, au point de vue de l’exactitude de l’observation, le plus de confiance, dit 9 h. 30. La moyenne de ces différentes heures est donc 9 h. 20. Si l’on admet que son mal de tête a commencé sept minutes auparavant, cela fait 9 h. 13 pour le commencement de l’action, heure qui coïncide bien avec l’heure à laquelle j’ai essayé d’agir à distance. Il va sans dire qu’en dirigeant cette sorte d’enquête sur les heures, je ne donne, autant que cela dépend de moi, aucune indication sur l’heure à laquelle j’ai agi (5). Vers midi on monte dans la chambre de Léonie B. On la trouve couchée tout habillée sur son lit ; elle dit ne pas pouvoir se tenir debout, ni descendre dans la cuisine pour aller déjeuner, c’est la seule fois que cela lui est arrivé pendant son séjour à Paris du 26 décembre au 25 janvier. —  On est tout étonné quand, vers 1 h. 35, on la voit descendre dans le salon en état somnambulique. Elle prétend que c’est moi qui l’ai endormie à 1 h. 30 et que je l’ai forcée à descendre dans le salon. De 1 h. 30 à 5 h. 10, elle reste endormie, sur un fauteuil, dans le salon, disant qu’elle m’attend là, parce que je lui ai donné l’ordre de m’attendre.

Cette expérience peut être considérée comme un succès incomplet. Elle aurait été irréprochable, si l’état somnambulique avait été obtenu d’emblée à 9 h. 20, au lieu de ne survenir qu’à 1 h. 35. Elle n’en reste pas moins intéressante, par suite de cette coïncidence remarquable des heures. 9 h. 11, essai d’action ; 9 h. 13, commencement de lourdeur et de fatigue. Puis, à 1 h. 35, coïncidence entre le moment où je fais la démonstration du sommeil à distance, et la production chez Mme B. de l’état somnambulique. [p. 440]

Ce qui donne, en outre, une réelle valeur à cette expérience, c’est que Mme B. n’a jamais été malade pendant tout son séjour à Paris. C’est la seule fois qu’elle n’est pas descendue pour le déjeuner. De plus, le lendemain jeudi 20, elle s’est sentie encore toute souffrante de l’expérience de ia veille, si bien que j’ai eu beaucoup de peine à calmer son agitation nerveuse, et que je n’ai pas réussi à dissiper une céphalalgie intense qui l’a prise dans la nuit du mercredi au jeudi, et qui ne l’a pas quittée un instant jusqu’au vendredi matin. A moins d’admettre l’hypothèse, assez peu vraisemblable d’après ce qui précède et ce qui .suit, d’une série de coïncidences, on ne peut s’empêcher de supposer qu’il y a quelque relation entre cette indisposition et une action à distance trop longtemps continuée.

Septième expérience. — Cette expérience étant, à mon sens, la meilleure, la plus démonstrative, je dois la rapporter aussi avec détail. Pour Léonie B. la journée du vendredi, moins mauvaise que celle du jeudi, avait été assez pénible encore. D’un autre côté, j’avais eu beaucoup à faire ce jour-là, si bien que je ne puis arriver chez M. X. qu’à 6 h. 10. Je trouve Léonie B. très fatiguée. Comme j’étais pressé, devant aller ce même soir au théâtre, je dis à Léonie B. avec la conviction qu’on met à dire ce qu’on pense sincèrement : « Je ne vous endormirai pas aujourd’hui. Il est tard, vous êtes fatiguée, et je n’ai que trop peu de temps à moi. » Alors elle, à demi contente, rentre dans la cuisine en disant à C. « Puisque M. Richet n’a pas besoin de moi, je m’en irai dimanche matin. »

Tout d’un coup, alors que je prenais congé de Mme X., l’idée me vient d’essayer d’endormir Léonie B. Je tiens à remarquer que cette idée m’est venue alors seulement que Léonie B. était sortie, et que par conséquent rien, dans mes paroles ou mes gestes, n’a pu indiquer une intention que je n’avais absolument pas.

Alors je fais semblant de sortir, je ferme la porte d’entrée avec bruit, et je me glisse sans le moindre bruit, dans le salon, lequel est séparé de la cuisine par l’antichambre et la salle à manger. J’avais prévenu Mme X. que je restais ; mais je lui avais expressément recommandé non seulement de ne prévenir personne (c’est-à-dire C. et Léonie), mais encore de ne pas les voir ni de leur parler, même pour leur dire des choses insignifiantes, de sorte que, depuis le moment où j’avais dit adieu à Léonie, Léonie n’a pu voir ni Mme X. ni moi, mais seulement C., qui était, elle, absolument persuadée que j’étais sorti. Alors, à partir de 6 h. 20, j’essaye d’agir sur Léonie B. et de l’endormir à distance. J’entends Léonie qui traverse l’antichambre et remonte dans sa chambre, à 6 h. 25. A 6 h. 34 Mme X. entre dans le salon où je suis. Je lui demande de faire descendre Léonie par l’intermédiaire de C. Souvent on la prie ainsi de descendre, car la chambre où elle couche est froide. D’ailleurs C. qui monte dans la chambre et voit Léonie B. ne se doute pas un instant que je suis resté dans la maison. [p. 441] A 6 h. 38, Léonie redescend. Je l’entends qui entre dans la cuisine; et de 6 h. 42 à 6 h. 56, je fais de nouveaux efforts pour l’endormir. Vers 6 h. 45, en causant avec C., elle dit qu’elle a très envie de dormir, et qu’elle est toute tremblante. Pour éviter ce sommeil, elle se trempe les mains dans l’eau froide ; mais cela ne lui suffit pas, dit-elle. Alors C. lui conseille de se mouiller la tête et le front avec de l’eau froide (heureusement Léonie ne suit pas ce conseil; car il paraît que dans ces conditions cela lui donne une crise violente). Vers 6 h. 49 elle s’assoit, s’accoude sur la table de la cuisine, avec sa tête reposant dans la main gauche. A 6 h. 52, Mme X., étant entrée pour la première fois dans la cuisine, vient m’avertir qu’elle est endormie, et en effet à 6 h. 55 j’arrive près de Léonie, et je la trouve en état de somnambulisme. Elle me dit : « Pourquoi n’avez-vous pas attendu encore quelque temps ? J’allais venir dans le salon, puisque vous m’appeliez. » Cette expérience est celle qui me paraît avoir le plus de valeur. Elle m’a donné cette impression personnelle subjective, dont parle quelque part M. Ochorowicz, et qui entraîne la conviction. En effet rien n’était plus invraisemblable que le fait de supposer ma présence. Je suis certain que Léonie ne s’est pas consciemment doutée que j’étais resté dans la maison. Puis j’avais dit avec tant de sincérité que je partais, que je ne voulais pas faire d’expériences, qu’elle n’a pas pu supposer chez moi une intention que je n’avais pas. Enfin Mme X., la seule personne qui connût ma présence et mon intention, n’a pas vu Léonie de 6 h. 20 à 6 h. 52, et quand elle l’a vue, à 6 h. 52, Léonie était déjà en somnambulisme. Elle a parlé une fois à C., mais C. ne se doutait de rien, si bien que les actes et les gestes de C. (qui ignorait ma présence) ont été absolument incapables d’apprendre quoi que ce soit à Léonie.

Cependant, si excellente qu’elle soit, cette expérience a un côté défectueux c’est que j’avais l’habitude d’endormir Léonie tous les jours de 4 h. à 6 h. 1/2 et que précisément ce jour est le seul où je ne l’aie pas endormie comme d’ordinaire. C’est une objection à la valeur absolue de l’expérience, je le sais, mais l’objection n’est pas très forte car Léonie s’est endormie vers 6 h. 50, c’est-à-dire à l’heure où ordinairement je la réveille de sorte que, si elle avait pris l’habitude de s’endormir tous les soirs, ce jour-là, il faut admettre qu’elle se serai endormie précisément à l’heure à laquelle elle se réveille.

Une objection plus sérieuse se présente. Quoique je n’aie fait aucun bruit, il est possible que Léonie inconsciente se soit doutée de ma présence. Je ne puis pas donner de preuves du contraire, de sorte que, si cette expérience est un succès complet au point de vue du sommeil, il reste encore un point douteux, c’est de savoir si Léonie n’aurait pas soupçonné, par un moyen que j’ignore, que j’étais resté dans la maison.

Huitième expérience. — Je ne cherche à l’endormir ni le samedi, [p. 442] ni le dimanche, et, chaque fois que j’arrive, je la trouve tout à fait éveillée. Sans lui rien dire, je me décide à l’endormir le lundi matin le tirage au sort pour l’heure est fait le lundi matin, et désigne 2 heures. Je ferai remarquer que cette heure de 2 heures était tellement incommode pour moi, que j’ai été sur le point d’y renoncer; mais, toute réflexion faite, je persiste à faire l’expérience à 2 heures. Car précisément le tirage au sort a cet avantage d’éliminer les heures appropriées à mes convenances, et par conséquent probables.

Le lundi, chez moi, sans que personne sache rien de mes intentions, de 1 h. 38 à 1 h. 50, je fais effort pour endormir Léonie. J’arrive chez M. X. à 2 h. 5. Comme il m’avait donné la clef de son appartement, j’entre sans faire de bruit, et je vais trouver Mme X. dans sa chambre. Mme X. va alors dans la petite pièce, attenant à la salle à manger, et trouve Léonie en état de somnambulisme. Elle peut cependant répondre, mais répond les yeux fermés, et ne travaille plus à un bas qu’elle reprisait. Mme X. revient me trouver dans le salon. De 2 h. 5 à 2 h. 15, je fais effort pour endormir plus profondément Léonie et la faire venir dans le salon où je suis. Mais je ne réussis pas à cela. A 2 h. 15, Mme X. va chercher Léonie et l’amène dans le salon. Léonie est toujours en état de somnambulisme ; elle a les yeux fermés, se heurte en marchant contre les murs et les meubles, se laisse conduire docilement, sans réagir, se laisse mettre un manteau sur l’épaule (afin de ne pas avoir froid). Mme X. la fait asseoir sur un fauteuil, je m’étais caché dans une petite pièce obscure, attenant au salon, et je pouvais observer Léonie sans être vu, et sans que ma présence pût être soupçonnée. De 2 h. 15 à 2 h. 20 je fais effort pour la décider à se lever et à venir me trouver dans la petite pièce où j’étais. Mais ç’a été sans aucun succès. Cependant je pouvais observer Léonie par une fente de la porte elle était endormie, immobile, les yeux fermés, tenant son ouvrage à la main, mais ne travaillant pas. Quand Mme X. l’avait amenée dans le salon, elle avait dit : « Mais je suis éveillée. » C’a été la seule parole qu’elle ait prononcée; mais elle l’a dite les yeux fermés, et étant en état de somnambulisme.

A 2 h. 20, je sors du cabinet où j’étais caché, je lui parle et je la trouve en état de somnambulisme. Elle me dit que c’est moi qui l’ai endormie, à 1 h. 20 environ. C. me dit qu’à 1 heure, aussitôt après son déjeuner, Mme B. s’est retirée toute seule dans la petite pièce. L’heure de 1 h. 20 ne concorde pas du tout avec l’heure à laquelle j’ai fait effort pour l’endormir.

Cependant, par suite d’une circonstance tout à fait spéciale, j’ai pu déterminer avec une grande précision l’heure à laquelle Mme B. s’est endormie. En effet on peut admettre qu’elle a cessé de travailler à l’aiguille, au moment où elle a été endormie. Elle a commencé à repriser un bas entre 1 heure et 1 h. 5. Par conséquent la mesure du travail exécuté par elle donne une indication assez exacte du temps pendant lequel elle est restée éveillée. Or le travail de reprise exécuté par [p. 443] Léonie ne pourrait être fait par Mme X. (qui travaille, paraît-il, plus lentement) qu’en trois heures, et par C. (qui travaille plus lentement aussi) en une heure et demie. Léonie, étant réveillée, me dit qu’il lui faut à peu près quarante-cinq minutes pour faire ce travail. On peut donc considérer qu’une durée d’environ quarante-cinq minutes s’est écoulée entre le moment (1 heure) où Léonie est entrée, après son déjeuner, dans la petite pièce, et le moment où, étant endormie, elle a cessé de travailler, ce qui fait que l’heure de son sommeil serait 1 h. 45 environ, heure qui concorde très bien avec celle de mon action à distance.

J’ajoute que Léonie ne savait pas que j’avais la clef de l’appartement, et que je ne venais jamais ou presque jamais à 2 heures ; de plus que Mme X., en allant voir quel était l’état de Léonie, l’a trouvée endormie. Cette expérience est donc un succès, mais elle a quelques côtés défectueux d’abord mon impuissance complète à déterminer Léonie à venir dans la pièce où j’étais ensuite l’appréciation quelque peu artificielle du moment où l’action a commencé. Enfin quoique l’état de somnambulisme ait été bien caractérisé, par l’attitude, l’allure, la clôture des yeux, la docilité (sans résistance) aux paroles de Mme X., ce n’était pas le somnambulisme complet, tel qu’il peut être obtenu, quand on endort Léonie en lui tenant les pouces. Il est vrai que jamais on ne peut comparer le somnambulisme provoqué à distance ; et le somnambulisme provoqué par contact direct. Nous pouvons donc compter cette expérience comme un succès incomplet.

Neuvième expérience. — Entre la huitième et la neuvième expérience se place un fait qu’il est nécessaire de rapporter.

Le mardi 25, n’ayant fait aucune tentative pour endormir Léonie, j’arrive chez Mme X. à 3 heures. Je trouve Léonie en état de somnambulisme. Mais cet état était tout à fait spécial. Elle ne me répondait pas; elle ne répondait pas non plus à Mme X. Elle avait les yeux à demi fermés, obstinément dirigés sur une montre en or qu’on lui avait donnée l’avant-veille. Toutefois ce n’était pas le cadran qu’elle regardait, mais bien la boîte en or. Après que je lui ai eu touché le front, et abaissé les yeux, elle m’a répondu : « C’est la montre qui m’a endormie », et, comme j’insistais, elle a persisté dans son affirmation. Elle m’a même prié de lui recommander, quand elle serait éveillée, de ne pas regarder ainsi le couvercle de sa montre, ce qui pourrait ainsi l’endormir d’une manière fâcheuse, notamment pendant le voyage qu’elle doit prochainement effectuer de Paris au Havre.

A 6 h. 50, je la réveille, et je prends congé d’elle; puis je fais semblant de sortir; mais, au lieu de sortir, je cherche à l’endormir de 6 h. 55 à 7 h. 10. Nul effet appréciable.

Il eût certes été très intéressant de réussir dans ces conditions qui me paraissaient excellentes; car assurément nulle expectant attention [p. 444] ou auto-suggestion n’eussent pu être invoquées. Léonie ne pouvait soupçonner mon intention, et cette intention était invraisemblable. De fait, l’expérience a absolument échoué; mais un fait négatif ne prouve rien, d’autant plus que l’état de réveil récent est peut-être une condition défavorable. Nous ignorons tellement la nature de ces actions à distance que toute supposition est admissible, quant à ce qui touche la difficulté du succès.

Enfin, pour cette observation de sommeil provoqué par la montre en or, je ne puis conclure qu’elle entache d’erreur mes expériences antérieures. C’est de l’hypnotisme, dans le sens que Braid attachait à ce mot, et il n’est pas douteux que Léonie ne puisse, comme tous les sujets somnambuliques semblent le faire, ressentir les effets de la fixation d’un objet brillant.

II

Avant de conclure, je voudrais mentionner deux expériences inédites, faites par M. Janet, en ma présence, sur Léonie, au Havre, pendant le mois de septembre 1886.

Dans une première expérience, me trouvant le samedi, à midi, à déjeuner avec M. Janet, nous décidons ensemble que M. Janet, vers 3 heures et demie, essayerait d’endormir Léonie à distance. Chez lui, à un kilomètre environ de la maison où demeure Léonie, et sans qu’il ait pu voir Léonie depuis le moment où nous avons pris cette résolution, il fait effort pour l’endormir de 3 h. 33 à 3 h. 45. Puis nous allons chez Léonie, et nous arrivons chez elle à 4 heures précises. A ce moment elle est en état de somnambulisme, et elle dit à M. Janet : « Vous m’avez endormie à 3 heures et demie. Il était 3 heures et demie passées, mais c’était très près de 3 heures et demie. »

Le lendemain à 2 heures et demie, je vais chez M. Janet, et je lui conseille d’endormir Léonie plus tôt que la veille, sans pour cela arriver plus tôt chez elle. Il y consent et fait effort pour l’endormir de 3 heures à 3 h. 12. Nous restons encore une demi-heure sans aller rue de la Ferme, où demeure Léonie. Il est 4 heures quand j’arrive or j’avais prié M. Janet de me laisser arriver seul. Léonie était endormie, et, d’après ce que me dit Mlle Gibert, elle était réveillée à 3 heures, mais à 3 h. 15 elle était probablement endormie, autant qu’on peut en juger par le changement qui s’est fait subitement dans ses allures. Il va sans dire que Mlle Gibert m’a donné ces indications sans que je lui aie, en quoi que ce soit, indiqué l’heure à laquelle M. Janet a commencé à agir. Quant à Léonie, interrogée sur l’heure à laquelle elle avait ressenti le début du sommeil, elle dit qu’il était 3 h. 20. On peut donc admettre l’heure de 3 h. 15 à 3 h. 18 comme étant vraisemblablement l’heure à laquelle elle s’est endormie. Cette heure concorde bien avec 3 h. 12, heure à laquelle M., Janet avait agi en effet. Il y eut donc là un retard notable, mais, dans toutes les expériences antérieures, ce même retard avait été observé. [p. 445]

III

Je ne crois pas, dans l’état actuel, si limité; de nos connaissances, qu’il nous soit permis de discuter la théorie de ce phénomène. Mais la critique expérimentale doit s’exercer sévèrement sur la réalité du fait. A vrai dire, il n’y a que le fait d’intéressant toute théorie serait oiseuse et ridicule.

Tout d’abord il faut laisser de côté l’hypothèse de la simulation voulue, machinée avec art, et poursuivie avec ténacité. Léonie B., que M. Janet et M. Gibert ont observée pendant de longs mois, que M. X. et moi, nous avons, dans le cours d’un mois, interrogée, examinée, observée, scrutée, pendant des journées entières, ne simule pas et ne trompe pas volontairement. Cela est aussi certain que la bonne foi de M. Janet, de M. Gibert ou de moi.

Mais, sans tromper volontairement, on peut désirer réussir, et l’autre simulation ou la simulation inconsciente doit toujours être soupçonnée. Par exemple que Léonie B. vienne à savoir, par un moyen quel conque, que le lendemain à 3 heures j’essayerai de l’endormir; on peut être assuré que le lundi à 3 heures, quoi que je fasse, elle s’endormira. Je n’ai pas fait l’expérience, mais je suis convaincu qu’elle réussirait. A vrai dire, elle ne prouverait rien contre la réalité du sommeil à distance. Elle établirait seulement, ce qui a à peine besoin de l’être —que Léonie B. est sensible à l’auto-suggestion, à l’expectant attention, etc., de quelque mot qu’on nomme cette influence puissante, souveraine, que l’attente et l’imagination exercent sur l’état affectif et intellectuel.

Donc, il est absolument nécessaire que Léonie ignore et l’heure et le jour où on veut l’endormir; et il faut, contre sa simulation inconsciente, prendre autant de précautions que contre la simulation consciente d’un imposteur. Or c’est ainsi que j’ai procédé, et, dans toutes les expériences que j’ai rapportées, il lui était, je pense, tout à fait impossible, quelle que fût sa perspicacité, de deviner l’heure à laquelle j’avais agi (sauf pour l’expérience I, qui d’ailleurs a échoué). Si l’on prend la corrélation des heures, on trouve les chiffres suivants Effort d’action. Effet ressenti. Retard.

 

Effort d’action Effet ressenti Retard
1re Expér. 9h à 9h10 9h20 20’
2e Expér. 3h10 à 3h45 3h30 20’
3e Expér. 11h1 à 11h8 11h4 3’
4e Expér. 11h56 à 12h4 Rien
5e Expér. 11h5 à 11h25 Rien
6e Expér. 9h11 à 9h26 9h18 7’
Expér. 1h15 à 1h40 1h35 20’
7e Expér. 6h20 à 6h52 6h45 20’
8e Expér. 1h38 à 1h50 1h45 7’
9e Expér. 6h55 à 7h Rien

 

Donc, dans les six expériences qui ont réussi, il y a eu constamment entre le moment où l’action a commencé et le moment où l’effet a été [p. 446] obtenu un retard qui, autant qu’on peut l’apprécier d’après des chiffres dont l’évaluation est aussi approximative, me donne une moyenne de douze minutes environ. On peut donc: admettre que, en général, chez Léonie, l’effet se manifeste dix minutes à peu près après que l’action a commencé.

Il est intéressant de comparer à ces chiffres ceux que M. Janet a obtenus sur le même sujet.

 

1re Expér. 3h33 à 9h45 3h33 0’
2e Expér. 3h à 3h12 3h18 0’
3e Expér. (p. 73 du Bull.) 8h à 8h3 18’
4e Expér. (p. 79) 9h à 9h7 3’
5e Expér. (p. 74) 4h à 4h10 7’
6e Expér. (p. 121) du livre de M. Ochorowicz 5h50 à 6h 10’
7e Expér. (p. 123) 11h50 à 12h5 20’
8e Expér. (p. 130) 8h55 à 9h10 8h57 2’
9e Expér. (p. 138) 4h29 à 4h33 4’
10e Expér. (p. 142) 2h55 à 3h5

 

Ces dix expériences nous donnent ainsi constamment un retard; et ce retard est de neuf minutes en moyenne, de sorte qu’il coïncide assez bien avec la moyenne de mes expériences.

La précision de pareilles mesures n’est qu’apparente assurément, et, quand on a pris l’habitude des mesures exactes, telles qu’on les pratique aujourd’hui dans les sciences physico-chimiques, on est quelque peu dérouté par ces appréciations arbitraires. Mais cependant, dans l’ensemble, on peut raisonnablement admettre que presque toujours l’action est retardée, avec un retard variant de deux à vingt minutes. Pour expliquer ces faits, je ne vois que quatre alternatives possibles

1° Le hasard… ;

2° La simulation volontaire, machinée avec tout un appareil de tromperie ;

3° La simulation involontaire ou auto-suggestion ;

4° Une action réelle s’exerçant à distance.

Le hasard est une hypothèse très simple mais elle ne me paraît pas acceptable, car il faudrait admettre une série, tout à fait peu probable, de coïncidences fortuites heureuses, agissant dans le même sens.

Sur les seize expériences que M. Janet a vu réussir, il y a eu seize fois retard et jamais avance. Sur les six expériences que j’ai faites avec succès, il y a eu six fois retard et jamais avance ; au total, sur vingt-deux expériences, vingt-deux fois retard, et pas une seule fois avance. C’est, au point de vue du calcul des probabilités, comme si l’on jouait à pile ou face, et que vingt-deux fois de suite on tournait toujours pile. Dans l’espèce, la probabilité est de deux millionièmes, c’est-à-dire assurément presque nulle. Cela équivaut à la certitude.

Mais ce calcul est fait pour tromper ; car il suppose que l’expérience [p. 447] a été faite d’une manière irréprochable. Si l’expérience était irréprochable, rien de plus juste que notre calcul des probabilités, mais nous ne sommes pas sûrs que nous n’avons pas triché quelque peu, malgré nous, sur les heures, en donnant, sans le savoir et sans le vouloir, des indications quelconques à Léonie, de sorte que le calcul des probabilités appliqué à des données aussi arbitraires et inexactes est un leurre.

Un autre calcul, tout aussi peu applicable et légitime, donnera encore une probabilité très faible. Le choix de l’heure à laquelle le sommeil devait avoir lieu portait sur les heures suivantes de 8 heures du matin à 5 heures du soir,… ce qui fait, en fractions de vingt-cinq minutes, environ vingt et une fractions par jour. La vraisemblance que le sommeil de Léonie va coïncider précisément avec la fraction de vingt-cinq minutes pendant laquelle j’aurai

essayé de l’endormir est une probabilité de 1/21. Or, sur neuf expériences, j’ai réussi six fois. D’après une formule connue, la probabilité d’obtenir ce succès est de deux millionièmes. C’est donc une probabilité extrêmement faible, et le succès entrainerait la certitude, s’il n’y avait pas toujours cette sorte d’arrière-pensée que les expériences ne sont pas irréprochables, et que par conséquent le calcul des probabilités ne peut leur être appliqué.

Quand on dit que ces succès peuvent être dus au hasard, on n’est pas sincère avec soi-même. Ce n’est pas cela qu’on veut dire. On suppose que l’expérience a été, d’une manière ou d’une autre, mal faite, et on attribue au hasard des assemblages qu’il ne peut donner. Une probabilité d’un millionième n’est pas nulle théoriquement mais en fait elle est nulle, aussi bien dans les sciences les plus solides, comme la physique, la chimie et la zoologie, que dans les sciences les plus hypothétiques. La probabilité que je vais mourir d’ici à cinq minutes est précisément d’un millionième à peu près. Je considère cette minime chance comme tout à fait négligeable. Les jurés, quand ils déclarent la culpabilité de tel ou tel criminel, savent bien qu’il y a beaucoup plus d’un millionième de chance pour que l’accusé ne soit pas coupable. Cependant ils n’hésitent pas ; car cette minime chance d’innocence équivaut en fait à la certitude de la culpabilité.

Ainsi l’hypothèse du hasard doit être absolument repoussée. Le hasard ne donne pas de semblables coïncidences, se répétant régulièrement un très grand nombre de fois. La question n’est pas de savoir si le hasard peut donner des coïncidences n’ayant qu’un millionième de chance; car, en fait, jamais le hasard ne les donne; mais seulement si l’expérience a été bien faite.

Il faut laisser de côté l’hypothèse d’une simulation machinée de longue main et avec art, par une série de trucs et de supercheries adroitement combinés. Léonie B. a été observée avec assez de soin par M. Gibert, par M. Janet et par moi, pour qu’il me paraisse au plus [p. 448] haut degré absurde de supposer qu’elle a essayé de nous tromper. Elle est de bonne foi, tout autant que M. Gibert, que M. Janet ou que moi. Cela n’est pas douteux un seul instant.

Reste donc l’hypothèse d’une simulation involontaire, ou plutôt d’une auto-suggestion, qui lui fait réussir, parce qu’elle a, sans bien s’en rendre compte quand elle était éveillée, surpris quelques indices de ce qu’on veut faire et qu’elle veut réussir.

Jp suppose par exemple qu’elle m’ait entendu dire que je l’endormirai demain à 10 heures. Demain à 10 heures elle s’endormira réellement, sans que j’aie agi le moins du monde, sans qu’elle ait cherché à me tromper, par cette seule raison qu’elle s’attend à être endormie et que cette attente suffit à provoquer chez elle le sommeil. C’est une sorte de simulation inconsciente, à laquelle il faut toujours penser. J’ai fait tous mes efforts pour éviter cette influence, étant absolument convaincu que l’attention de l’inconscient est toujours en éveil, et que l’attente d’un phénomène. suffit souvent à la production de ce phénomène. Mais je n’ose espérer avoir toujours réussi. Dans le récit détaillé que j’ai donné plus haut, on voit quelles précautions j’ai prises; mais vraiment ce n’est pas encore assez. Pour éliminer l’auto-suggestion, j’ai pris des précautions minutieuses, mais je ne suis pas sûr de les avoir prises toutes. Quelque chose m’a échappé peut-être. Je ne le pense pas, mais il m’est impossible de l’affirmer.

Pour que ces expériences fussent irréprochables, il eût fallu que les demandes fussent faites par un autre que moi, qui savais l’heure à laquelle l’action avait été essayée. Certes je mettais tous mes soins à ne donner par mes demandes aucune indication sur cette heure; mais je ne suis pas sûr de moi. Quand on désire qu’une expérience réussisse, on tend à la faire réussir. Heureux ceux qui affirment être sûrs d’eux-mêmes. Pour ma part, je conserve des doutes sur ma prudence. Assurément je ne donnais pas d’indications grossières; mais pour la perspicacité inconsciente, attentive à me tromper et toujours en éveil, peut-être ai-je indiqué le résultat à obtenir.

Toutefois, mes efforts étant tournés vers ce désir de ne pas me tromper moi-même, il est possible que j’aie donné moins d’indications que tout autre t’eût fait à ma place. Si j’étais sûr de n’avoir donné aucune indication d’aucune espèce, la question pour moi serait jugée. Je ne crois pas au hasard faisant une expérience qui a un millionième de chance de réussir, je n’admets pas que par le fait du hasard je tombe précisément sur ce millionième.

De là cette conclusion que, si mes expériences sont mauvaises et elles ne me paraissent ni irréprochables, ni tout à fait mauvaises c’est parce que je ne me suis pas mis suffisamment en garde contre la perspicacité inconsciente du sujet et contre ma tendance à l’aider et à la faire réussir.

Personne moins que moi ne peut juger du degré de ma naïveté ou de [p. 449] mon aveuglement. Je laisse la question en suspens et je formulerai ainsi ma conclusion finale :

Ou bien il y a eu de ma part observation très incomplète et très infidèle, ou bien il y a eu réellement action à distance.

D’ailleurs je ne pourrai trouver mauvais qu’on ne soit pas convaincu par les expériences dont je donne ici le récit. Je sais trop bien que la conviction ne se manie pas à la manière d’une démonstration mathématique. Malgré moi, malgré mes raisonnements et mes expériences, je n’ai pas encore pu acquérir sur la réalité du sommeil à distance une de ces fortes et absolues convictions qui renversent tous les obstacles je suis forcé d’y croire par les faits eux-mêmes; mais ces faits sont trop nouveaux, trop étrangers à mes habitudes de chaque jour, pour que je les admette à la suite d’une démonstration même excellente, et pour que j’y croie avec la même certitude que je crois à des faits habituels.

Si je voulais traiter la question théoriquement, ce qu’à Dieu ne plaise ! je ferais remarquer que cette action à distance se retrouve à chaque instant dans la nature. Qu’est-ce que l’attraction universelle, sinon une action à distance ? Est-ce que nous comprenons pourquoi une pierre jetée en l’air retombe ? Où est le fil qui la force à retomber sur le sol ? Nous voyons le fait chaque jour, et alors nous y sommes habitués. Aussi ne nous étonne-t-il pas, quoiqu’il soit assurément tout aussi impossible à comprendre d’une manière adéquate que l’action mentale à distance. L’aimant attire le fer à distance. Si nous n’étions habitués à ce phénomène, nous le déclarerions impossible car nous ne le comprenons aucunement.

Enfin je ferai une dernière observation. Supposons que l’action à distance de la volonté soit vraie. Les choses n’auraient pas pu se passer autrement qu’elles ne se sont passées. Une autre démonstration, dans les conditions où je me trouvais, n’eut pas pu être donnée. Au contraire, si l’action à distance n’existait pas, il eût été impossible, je crois, d’obtenir ce que j’ai obtenu. Il y aurait eu tel ou tel point de détail qui eût manqué malgré la perspicacité inconsciente du sujet, et sa prévoyance eût été mise en défaut à tel ou tel moment.

Il n’y avait donc, à supposer que l’action à distance soit vraie, aucune meilleure démonstration possible, tandis que, si cette action à distance n’existait pas, j’aurais eu sans doute de tout autres résultats. Il y a donc lieu, non pas de regarder la question comme jugée, mais d’expérimenter encore, pour se faire, s’il est possible, une conviction plus assurée, et pour supprimer les quelques doutes que peuvent encore laisser les défectuosités de nos tentatives, à M. Janet et à moi, en une question si difficile.

CHARLES RICHET.

Notes

(1) Bulletins de la Société de Psychologie physiologique, 30 nov. 1885, t. I, p. 24, et t. II, 1886, p. 76.

(2) Voyez sur le même sujet le chapitre IV, p. 118 à 144, de la Suggestion mentale de M. Ochorowicz.

(3) La distance de chez moi à la maison de M. X. est d’environ 700 mètres.

(4) La distance de la rue Vauquelin à la maison de M. X. est d’environ 1500 mètres.

(5) Certes il est malheureux d’être contraint à de pareils calculs. En effet la mesure des temps dans ces conditions est essentiellement approximative. Mais quel autre moyen était à ma disposition ? Rien n’est plus pénible, quand on a l’habitude des mesures exactes, automatiques et irréprochables, de la physiologie, de la physique, et de la chimie, que d’être amené à des constatations si irrégulières. Mais il faut se résigner car, dans le cas actuel, toute autre mesure était impossible.

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