Charles Richet. Du somnambulisme provoqué. Extrait du « Journal de l’anatomie et de la physiologie normales et pathologiques de l’homme et des animaux publié par M. Charles Robin », (Paris), onzième année, 1875, pp. 348-377.

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Charles Richet. Du somnambulisme provoqué. Extrait du « Journal de l’anatomie et de la physiologie normales et pathologiques de l’homme et des animaux publié par M. Charles Robin », (Paris), onzième année, 1875, pp. 348-377.

 

Charles Richet n’a que 25 ans quand il publie cet article qui reste un des plus important dans l’histoire de hypnotisme, dans lequel il accepte l’idée d’une cohabitation de deux formes de conscience, l’une active et l’autre passive et apte à recevoir toute influence extérieure, sensible en particulier à la suggestion mentale… Nous renvoyons à l’excellente Thèse de Pascal Le Maléfan (1998).

Charles Richet (1850-1935), physiologiste lauréat du prix Nobel de médecine en 1913 pour sa description de l’anaphylaxie. Membre de l’Académie de Médecine, de l’Académie des Sciences, il dirigea le Revue scientifique et nous laissa un grand nombre de travaux, en particulier de nombreux articles dans les revues et l’époque et plusieurs ouvrages. Esprit curieux et ouvert il se révéla tour à tour philosophe, psychologue et excellent littérateur. Il fut l’un des cofondateur de l’Institut Métapsychique International (1919) et consacrera une grande parie de sa vie à l’étude des phénomènes paranormaux ou considérés comme tels, qui le poussèrent quelquefois à des excès de crédulité naïves. Nous retiendrons de ses publications :
— Recherches expérimentales et cliniques sur la sensibilité. Paris, Georges Masson, 1877. 1 vol. in-8°.
— Du somnambulisme provoqué. Extrait du « Journal de l’anatomie et de la physiologie normales et pathologiques de l’homme et des animaux publié par M. Charles Robin », (Paris), onzième année, 1875, pp. 348-377. [en ligne sur notre site]
— Recherches expérimentales et cliniques sur la sensibilité. Paris, Georges Masson, 1877. 1 vol. in-8°.
— Un cas de suggestion dans le rêve. Extrait de la « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Paris), XVII, neuvième année, janvier à juin 1884, p. 471.  [en ligne sur notre site]
— Des rapports de l’hallucination avec l’état mental. Article paru dans la « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), dixième année, tome XX, juillet à décembre 1885, pp. 333-335. [en ligne sur notre site]
— La Métapsychique, d’après un nouveau livre de M. Th. Flournoy. Extrait du journal hebdomadaire « La Semaine littéraire » (Genève), dix-neuvième année, n°889, samedi 14 janvier 1911, pp. 13-15. [en ligne sur notre site]
— Les démoniaques d’autrefois. Partie I. Les sorcières et les possédées. Article parut dans la « Revue des Deux Mondes », (Paris), Le année, troisième période, tome trente-septième, 1880, pp. 550-583. [en ligne sur notre site]
— A propos de Thérèse Neumann. Les jeûnes prolongés. Article parut dans la « Revue Métapsychiques », (Paris), n°5, Septembre-Octobre 1930, pp. 385-395. [en ligne sur notre site]
— L’homme et l’intelligence. Fragments de physiologie et de psychologie. Paris, Félix Alcan, 1884. 1 vol. in-8°.
— Xénoglossie. L’écriture automatique en langues étrangères. Annales des Sciences Psychiques, Paris, 1905. [à paraître sur notre site]
— Traité de Métapsychique. Deuxième édition refondue. Paris, Félix Alcan, 1922. 1 vol. in-8°. [Très nombreuses réimpressions]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons corrigé plusieurs fautes de composition. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originale de bas de page en fin d’article. – Sauf le tableau en fin d’article, les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 348]

DU
SOMNAMBULISME PROVOQUÉ

Par M. Charles RICHET
Interne des hôpitaux.

Il faut un certain courage pour prononcer tout haut le mot de somnambulisme (1). La stupide crédulité du vulgaire et l’effronterie de quelques charlatans ont jeté sur la chose comme sur le mot  une telle défaveur, que parmi les savants il en est peu qui n’accueillent avec dédain une communication sur ce sujet. Je viens toutefois, après m’être lentement formé une conviction, appuyée, je crois, sur des preuves solides, rapporter mes expériences, et les exposer au jugement des médecins et des physiologistes : ma tâche sera fort difficile, vu la pauvreté des documents réellement scientifiques et la complexité des phénomènes : elle mérite donc d’être jugée avec indulgence. Dans la première partie j’essayerai de faire l’histoire des phénomènes psychiques et somatiques qu’on observe dans le somnambulisme provoque. En second lieu, j’examinerai l’hypothèse de la simulation ; enfin, pour terminer, je tâcherai d’exposer les rapports qui existent entre cette névropathie et les autres manifestations de l’activité cérébrale, soit normales, soit [p. 349] pathologiques, soit provoquées par des intoxications de diverses natures dont l’action se porte sur le système nerveux central. Quant à l’importante question de la production du sommeil magnétique, c’est un point que j’aurais vivement désiré éclaircir ; malheureusement tous mes efforts sont restés infructueux, et la seule conclusion qu’il me soit permis de tirer de mes expériences, c’est que le somnambulisme, identique dans ses effets et ses manifestations, peut être provoqué par des actions de toute sorte, dont l’hypnotisme et les passes magnétiques sont les plus efficaces. Ainsi, tout en reconnaissant l’importance capitale de la question, je me vois contraint, malgré moi, de la laisser de côté et de l’abandonner à des expérimentateurs plus heureux.

I

EXPOSÉ DES PHÉNOMÈNES

Si l’on veut obtenir le sommeil magnétique, il est avantageux de suivre les préceptes indiqués par les magnétiseurs de profession. Ce sont des moyens purement empiriques dont la valeur est sans doute fort restreinte, mais qui, faute de mieux, sont encore nécessaires. Le silence et une demi-obscurité, sans être indispensables, sont des conditions favorables. Il faut que le sujet soit convenablement assis dans un fauteuil à dossier ou sur un canapé. On se met en face de lui, et on lui saisit fortement les deux pouces, on reste dans celle position deux à trois minutes ; ensuite on fait des passes en portant les mains étendues sur le front, sur les épaules et sur les bras : ces manœuvres ne doivent guère durer plus d’un quart d’heure ; si au bout de ce temps on n’a rien obtenu, il faut cesser absolument, et attendre un des jours suivants pour recommencer : l’expérience a démontré qu’il ne fallait pas se laisser décourager par une apparence d’insuccès : en effet, il arrive fort souvent qu’on n’obtienne de résultats qu’à la seconde, la troisième, ou même la quatrième séance.

Quoi qu’il en soit, le premier phénomène qu’on observe est une sorte de torpeur. La physionomie perd sa mobilité pour devenir terne et insignifiante. Dans les membres le patient, éprouve de [p. 350] la pesanteur et un alourdissement singulier qui l’empêche de faire le moindre mouvement. Cependant il est soumis à des sensations vagues de chaleur, de froid ou de fourmillement, et quoique ses mains restent sans mouvement, il y a soubresauts des tendons et contractions fibrillaires des muscles. Puis les paupières deviennent pesantes et se ferment : en vain, à plusieurs reprises, il les ouvre pour les laisser retomber ensuite. Il arrive un moment où il est impuissant à les faire mouvoir. On observe alors quelquefois un curieux spectacle. Pour ouvrir les yeux, le patient essaye de contracter l’élévateur de la paupière, mais comme ce muscle est paralysé le premier, la paupière reste close : alors il cherche à relever le voile palpébral par l’action des muscles congénères, du muscle sourcilier et surtout du frontal : souvent même il porte la tête en arrière pour résister au sommeil qui l’envahit ; en un mot, il s’établit une véritable lutte, analogue en tout point à celle que trop souvent on est forcé d’engager lorsque, pendant le travail, on est gagné par le sommeil ; enfin, après quelques minutes de résistance, le patient est forcé de céder. La tète retombe immobile sur le fauteuil ou sur l’oreiller. Les mains et les bras sont sans mouvements, gardant l’attitude qu’ils avaient antérieurement. La figure est un masque qui n’exprime aucune sensation intérieure. Les paupières sont fermées, et si on les veut ouvrir de force, ce qu’il ne faut faire que rarement, on voit les yeux convulsés en dedans, quelquefois aussi agités de mouvements oscillatoires. La respiration est calme, peu fréquente. Le pouls est lent, plein et très-régulier. Le sujet est endormi.

Il ne faudrait pas croire que toute personne indifféremment soit susceptible de présenter de pareils phénomènes, Les femmes sont beaucoup plus faciles à endormir que les hommes. Cependant j’ai pu provoquer le somnambulisme chez deux de mes amis, et j’ai réussi à les plonger dans un sommeil profond qui m’a permis d’étudier avec soin la plupart des phénomènes psychologiques du magnétisme. Mais si l’on tient compte de toutes les tentatives que j’ai faites sur d’autres personnes du même sexe, on trouvera que ce chiffre de deux succès est fort minime. Chez les femmes, au contraire, j’ai presque toujours réussi, si elles consentaient à tenter l’épreuve [p. p. 351] quatre ou cinq fois. En général, une première expérience ne donne de résultats que chez certains sujets prédisposés. J’ai cru en effet remarquer que les femmes aux cheveux noirs, au système pileux très-développé, âgées de plus de vingt-cinq ans et de moins de quarante ans, et ayant des affections utérines chroniques (?), étaient plus susceptibles que les autres, en sorte qu’il m’est devenu assez facile de juger à première vue si une première expérience donnera un résultat. Néanmoins on ne peut établir de règles à cet égard, et encore moins en déduire des considérations physiologiques.

Même lorsqu’on n’obtient pas ce sommeil magnétique, on n’en a pas moins quelques phénomènes intéressants à étudier. D’abord c’est de la céphalalgie, ou plutôt une sorte d’étourdissement que les patients comparent volontiers au premier degré de l’ivresse. C’est ensuite une certaine torpeur ; en sorte que les sujets qu’on essaye d’endormir ont horreur du mouvement, et laissent leurs membres inertes, quelle que soit leur position, plutôt que de faire un pénible effort pour les déplacer. Quelquefois il y a du vertige et un sentiment nauséeux. Dans quelques cas, heureusement fort rares, je ne l’ai vu qu’une fois, les manœuvres magnétiques provoquent une attaque d’hystérie. Je noterai aussi un phénomène curieux qui s’est représenté plusieurs fois, une fois entre autres sur mon ami R., lorsque je n’avais pas encore réussi à l’endormir complètement. Il était parfaitement éveillé, mais ne pouvait plus ouvrir les yeux. Malgré les efforts vraiment désespérés qu’il faisait pour les ouvrir, ses paupières restaient obstinément fermées. Dans d’autres cas beaucoup plus fréquents, l’ébranlement du système nerveux produit divers accidents sans grande importance, des secousses convulsives légères dans les muscles des bras ; un tremblement fibrillaire des muscles de la face, avec des alternatives de rougeur et de pâleur surprenantes par leur rapidité, soit aussi un tremblement généralisé, et une certaine impuissance dans les mouvements musculaires, analogue que qu’on éprouve à la suite d’une violente émotion, telle que la colère ou la frayeur.

Examinons maintenant ce qui se passe chez les sujets endormis. [p. 352]

Disons-le tout d’abord, les phénomènes somatiques sont nuls ou inconstants, tandis que les phénomènes psychiques ont un grand intérêt. Ainsi qu’il m’a été possible de le constater dans quelques eus, la respiration et la circulation ne sont guère modifiées, on observe seulement qu’elles sont devenues très-régulières, comme chez les sujets chloroformisés, lorsque Je chloroforme a été régulièrement administré. L’analgésie n’est pas rare, mais dans certains cas il y a de l’hyperesthésie; n’oublions pas que chez beaucoup de femmes il y a, à l’état normal, un certain degré (L’analgésie. Chez une femme hystérique que j’ai endormie plusieurs fois à l’hôpital Beaujon, dans le service de mon savant maître M. le professeur Le Fort, j’ai pu observer un phénomène assez remarquable. Elle avait une affection utérine grave, une hématocèle probablement, et depuis six mois ne quittait pas son lit. Dès qu’elle était endormie, elle pouvait se lever, marcher, balayer la salle, et grimpait les escaliers avec une agilité surprenante. Mais lorsqu’elle était réveillée, on n’aurait pu obtenir d’elle qu’elle se levât pour qu’on fit son lit. Je sais bien qu’on a souvent noté de pareilles bizarreries dans les maladies des hystériques ; mais je doute qu’il y en ait beaucoup d’aussi nettement caractérisées. Un autre fait important, c’est que presque toujours certaines sensibilités spéciales ont disparu. Ainsi, on peut impunément chatouiller le conduit auditif ou les narines avec une barbe de plume, fait sur lequel MM. Demarquay et Giraud-Teulon ont déjà appelé l’attention. Quant à la catalepsie réelle, elle doit être très-rare, et pour ma part je ne l’ai jamais obtenue complète, telle qu’elle est décrite dans les livres classiques. Toutefois, on obtient des résultats assez analogues à la catalepsie. On peut faire tenir très-longtemps, aux sujets endormis, la main ou le bras dans des positions fatigantes : je dirai plus loin l’influence bizarre de la volonté et de l’imagination.

Quant aux phénomènes psychiques, ils sont d’un tout autre ordre et n’exigent pas moins de soins et de méthode pour être bien apprécies. Toul d’abord, je dirai que jamaisje n’ai constaté la prétendue lucidité. J’ai essayé, un peu honteusement, je l’avoue, ces questions banales auxquelles, au dire des [p. 353] charlatans, les somnambules donnent des réponses si précises, l’heure qu’il est, le nombre, le nom des personnes présentes, les objets qu’on lient dans la main, etc., et je n’ai jamais obtenu la moindre réponse satisfaisante : tout ce que j’ai vu se borne à des phénomènes intellectuels complexes qui, pour n’être pas surnaturels, n’en offrent pas moins un grand intérêt au psychologue comme au physiologiste.

D’abord la personne endormie a conscience de son état, et l’on est assuré qu’elle est réellement endormie, si elle répond affirmativement quand on l’interroge sur ce sujet. Je prends soin presque toujours de lui demander quelles sensations elle éprouve, et la plupart de temps j’ai constaté que ce sommeil est un état assez agréable. Ne l’ayant pas éprouvé par moi-même, je ne peux en parler en parfaite connaissance de cause, mais d’après les réponses que j’ai obtenues, cela doit produire un effet analogue à celui du haschisch et de l’opium. Les sujets influencés par ces deux substances toxiques ont une sorte d’anesthésie générale, ils ne sentent pas leur corps. Il semble que l’esprit soit absolument dégagé, et que les impressions sourdes et confuses que, dans l’état de veille, nos organes transmettent au sensorium commune, aient absolument disparu. Telle est au moins l’idée que se faisait de son état une personne fort intelligente, miss C … , que j’ai eu l’occasion d’endormir. Elle exprimait cela par un seul mot : Liberté ! et se rendait très-bien compte de ce qu’elle éprouvait. Plusieurs des malades que j’ai endormies à l’hôpital Beaujon m’assuraient que leurs douleurs avaient disparu, et qu’elles étaient parfaitement heureuses. Aussi désiraient-elles rester fort longtemps dans le sommeil, sachant que le réveil à la vie serait en même temps le réveil à la douleur.

Tout le monde sait ce qu’est le rêve. Quand, fatigués des travaux de la journée, nous nous sentons envahis par le sommeil, nos pensées deviennent confuses et flottantes : l’attention ne peut plus se fixer sur un objet déterminé : peu à peu nous perdons la conscience du monde extérieur, et des formes bizarres dont la réalité est dans notre conception seule viennent s’imposer à nous. Elles passent et repassent avec une facilité merveilleuse, [p. 354] changeant à chaque seconde, et nous étonnant par un appareil mobile et fantasque. Ce sont des figures humaines avec des corps de bêtes, des monstres étranges, des jardins, des palais, des personnages disparus depuis longtemps et qu’on aurait pu croire enlevés à notre souvenir. Tout cela s’agite, se meut devant nous, et l’esprit assiste en spectateur impuissant aux tableaux que lui-même a formés de toutes pièces. Cette faculté de voir des objets qui n’existent pas, et d’agir des scènes qui ne sont pas, se nomme l’imagination. Personne n’aura l’idée d’en contester l’existence ou le pouvoir; tout le monde la connait et la comprend ; eh bien ! on peut expliquer la plupart des phénomènes psychiques du somnambulisme en disant que c’est cette faculté violemment surexcitée qui domine l’intelligence, tout entière et anéantit la raison.

Prenons un exemple : je suppose que je pense à un lion ; je vois très-bien que le lion n’existe pas ; je comprends que je suis chez moi, je vois les objets qui m’entourent, et ce lion ne pourra me préoccuper, quels que soient les efforts de mon imagination. Cependant je pourrai, étant endormi, songer qu’un lion est entré dans ma chambre; et quelque absurde que soit cette idée, la vue du lion sera assez puissante pour chasser les suggestions de la raison et m’inspirer une vive frayeur. Chez les somnambules il en est de même : lorsque mon ami R… était endormi, je lui disais : « Regarde ce lion. » Il s’agitait et sa figure exprimait la crainte : « Mais il vient, il vient, disait-il, il s’approche. Allons-nous en vite, vite » et il avait presque une crise nerveuse provoquée par sa terreur.

Si j’ai pris cet exemple, c’est à cause de sa simplicité, c’est aussi parce qu’il montre quels rapprochements intéressants on peut établir entre le sommeil naturel et le sommeil magnétique ; j’ai pu par des expériences variées obtenir des résultats en apparence plus compliqués, mais qui peuvent néanmoins en dernière analyse, se ramener au même fait élémentaire.—Rêve provoqué. Je vais citer quelques exemples.

Tout le monde sait que les magnétiseurs ont la prétention de faire voyager leurs sujets à travers l’espace, et de les faire assister à des scènes lointaines. Le fait est parfaitement exact. Seulement [p. 355] l’erreur est de croire que ces rêves sont des réalités et que ces visions sont en rapport avec l’existence des choses extérieures, Ainsi je disais à cette malade de Beaujon dont j’ ai parlé précédemment : « venez avec moi ; nous allons sortir et voyager « ; el alors successivement, elle décrivait les endroits par où elle passait; les corridors de l’hôpital, les rues qu’elle traversait pour se rendre à la gare, puis elle arrivait à la gare ; et comme elle connaissait tous ces endroits, elle indiquait avec assez d’exactitude les détails des lieux que son imagination et sa mémoire, également surexcitées, lui représentaient sous une forme réelle. Puis brusquement on pouvait la transporter dans un site éloigné qu’elle ne connaissait pas ; le lac de Côme par exemple, ou les régions glacées du nord : son imagination livrée elle-même s’abandonnait alors à des conceptions qui ne manquaient pas de charme, et qui intéressaient toujours par leur apparente précision : nous étions souvent surpris par la vivacité avec laquelle elle recevait ces impressions intérieures.

On pouvait changer facilement le cours de ces rêves artificiels, et la mener dans des endroits qu’elle connaissait, dans sa famille par exemple, et parmi les siens, elle voyait alors sa mère, et ses frères vaquer à leurs travaux habituels. Ils entraient, sortaient; et elle assistait à leurs conversations ; elle les voyait coudre, lire, etc. Mais ce qui prouve (et d’ailleurs, il n’en est nul besoin) la pure subjectivité de ces phénomènes, c’est que je pouvais introduire dans la chambre, comme je le voulais, tel ou tel personnage, et faire agir à ma guise les personnes qu’elle voyait. Chez tous les hypnotisés, j’arrivais à un résultat identique. Mon ami F…, était séparé de sa mère depuis longtemps; lorsqu’il fut endormi je lui proposai de lui faire voir sa mère ; il accepta aussitôt : « je la vois, je la vois, me dit-il ; elle travaille, elle pense à moi », et il se mil à verser des larmes de joie ; tout d’un coup sa joie se changea en tristesse. « Hélas ! dit-il, elle ne peut pas me voir », et il s’agitait, désespéré.

On peut remplacer ces conceptions plus ou moins raisonnables par des voyages véritablement fantastiques ; je l’ai essayé souvent, et c’est toujours avec étonnement que j’ai constaté la vivacité [p. 356] d’impressions des sujets endormis. Ainsi je disais à mon ami F…. « viens avec moi, nous allons partir en ballon ; nous montons, nous montons, nous sommes dans la lune », el il voyait tout cela. Quelquefois, quand on interroge un aliéné et quand on abonde dans sa manie, on est surpris de la confiance qu’il apporte aux absurdités qu’on lui dit. J’éprouvais une surprise semblable en interrogeant F… « Quelle est donc cette grosse boule qui est au-dessous de nous », disait-il ? C’était la terre que son imagination lui représentait (peut-être sa mémoire lui rappelait-elle le voyage de J. Verne). Il voyait des bêtes fantastiques, et comme je voulais les ramener sur la terre : « Tu es toujours comme cela, me disait-il, tu ne sais seulement pas comment nous ferons pour redescendre, et tu veux te charger de ces gros animaux-là ». Il disait cela très-sérieusement et se fâchait : « Prends-les, si lu veux, répétait-il, moi je ne veux pas m’en embarrasser ». Néanmoins, il se rendait compte de l’étrangeté de ces visions. « Il y aurait un bien beau récit de voyage à foire, ajoutait-il ; mais par malheur on ne nous croira pas ». Ce qui l’empêchait de douter, c’est qu’il voyait réellement : tout comme un halluciné ne peut mettre en doute les objets qu’il voit devant lui. Quelle que soit l’absurdité d’une vision ; elle est là, et tous les efforts de la raison ne peuvent détruire celle image intra-cérébrale.

Nous arrivons maintenant à un autre ordre de phénomènes bien plus nettement accusés que dans le rêve ordinaire. Chacun sait qu’on éprouve dans le sommeil des sensations qui se rapportent aux actions qu’on croit faire : par exemple on a froid, si l’on se croit en hiver, on a chaud, si l’on s’imagine être en été, et ainsi de suite pour presque toutes les sensations. Nombre de fois j’ai vu la même chose, chez les sujets que j’avais endormis. Chez une des malades de Beaujon, j’obtenais avec la plus grande facilité ces phénomènes, Ainsi, une fois je lui dis de fumer ; quelques instants après, j’avais oublié cette recommandation, lorsque au bout de cinq à six minutes, elle se mit à tousser violemment, et comme je lui en demandais la cause, elle m’assura que c’était la fumée du tabac. Quelquefois, je supposais vouloir atteindre le sommet d’une tour ; et elle était fatiguéede monter, puis je lui disais de se jeter du haut [p. 357 de la tour et elle s’imaginait tomber. Elle avait alors les membres endoloris et déclarait éprouver de vives souffrances. Qui de nous n’a éprouvé en rêve de phénomène analogue ? A une autre malade également endormie, j’annonçais que j’arrachais une dent, et immédiatement la pauvre femme poussait des cris de douleur, comme si j’avais accompli réellement cette opération. Lorsque j’endormis miss C., cédant à son désir, je la fis voyager sur un steamer allant à New-York. La vue du steamer lui inspira un vif enthousiasme. Entendez-vous comme il siffle, disait-elle ; mais bientôt elle pâlit ; et rejetant la tête en arrière eut de véritables nausées comme si elle avait réellement ressenti le mal de mer. Je pourrais rapporter un grand nombre de faits semblables ; mais il surfit d’en indiquer quelques-uns pour bien apprécier le phénomène.

Il ne faut pas être surpris si, à côté des hallucinations de la vue, on peut provoquer celles des autres sens, du goût, de l’ouïe et de l’odorat. Certains sujets croient entendre des conversations : une jeune femme que j’ai endormie tout récemment entretenait de longues discussions avec les personnes qu’elle croyait voir. Elle faisait la réponse tout haut, et pendant la demande supposée écoutait attentivement en remuant les lèvres. On peut leur faire entendre des cloches, des musiques harmonieuses, etc., on peut aussi leur faire prendre part à des repas somptueux ; leur donner de l’eau claire qu’on déclaré être du chocolat bouillant, de l’eau-de-vie ou telle autre substance. On peut même ne rien mettre dans le verre ; et l’illusion n’en existe pas moins. Je dois reconnaitre que dans certains cas, assez rares d’ailleurs, je n’ai obtenu rien de semblable : mais je l’ai vu si souvent, chez miss C…, chez l’un de mes amis, et chez plusieurs malades de Beaujon, que le fait me parait absolument certain. D’ailleurs il est très-explicable, et je ne comprends guère que M. Dechambre l’ait nié et tourné en ridicule : peut-être aurait-il pu se rappeler qu’on fait quelquefois en rêve des dîners magnifiques, que les hallucinations de l’odorat sont très-fréquentes, et que dans l’aliénation mentale, c’est une des formes les plus communes des illusions sensorielles. Souvent il m’est arrivé de composer des breuvages inoffensifs, mais d’un [p. 358] goût odieux, contenant de l’encre, de l’huile, du café, du vin, et de les donner comme des liqueurs délicieuses. Les malades endormies se les disputaient avec acharnement, et c’était véritablement un curieux spectacle.

J’ai trop insisté peut-être sur tous ces faits, mais ils ont selon moi une grande importance. En effet, si l’on ne saisit pas le lien qui les relie au rêve ordinaire, on arrivera facilement ou à les considérer comme surnaturels, ou à les déclarer impossibles. Or, d’une part ils sont constants ; je ne les ai jamais vus faire défaut : et d’autre part ils sont parfaitement explicables et s’accordent à merveille avec ce que nous savons du sommeil normal. Il est clair qu’il n’y a là qu’un état particulier de l’imagination, une névrose, et si l’on n’en étudie pas les symptômes, on ne peut répondre aux faits réels invoqués par les magnétiseurs à l’appui de leurs élucubrations intéressées. Au contraire, en étudiant les faits, on voit leur simplicité, et l’on peut comprendre comment, en interprétant certaines étrangetés apparentes, d’adroits charlatans ont pu longtemps tromper la foule et même un certain nombre de savants.

Nous n’avons vu jusqu’ici qu’un des phénomènes intellectuels : il faut maintenant considérer l’intelligence dans son ensemble : on n’en est plus à admettre que les troubles de la raison entraînent nécessairement l’anéantissement des facultés intellectuelles, et l’on peut dire que certains aliénés monomanes, ou même maniaques, ont une brillante intelligence. Chez les somnambules, la raison est certainement pervertie, mais leur intelligence est vivement surexcitée. Les conversations qu’on a avec un sujet endormi sont variées et attachantes. Le langage des femmes du peuple est devenu presque élégant : les tournures de phrases sont ingénieuses, les idées ne manquent pas d’élévation. Sans prétendre le moins du monde qu’elles devinent la pensée des interlocuteurs, j’ai remarqué qu’elles avaient acquis une certaine finesse qui leur permettait de comprendre à demi-mot. Mais ce qu’il y a de plus frappant, c’est la vivacité étrange de leurs sensations. Ainsi rien n’est plus facile que de les faire pleurer, il suffit de leur parler d’un sujet triste ; de leurs maladies par exemple, ou de la mort d’un de leurs parents : alors elles se mettent à [p. 359]  gémir, puis à verser d’abondantes larmes, puis à sangloter, et il n’est pas rare de voir survenir une excitation nerveuse qu’il importe de calmer le plus vite possible en leur présentant des tableaux plus agréables. Elles ont même une sensibilité développée à ce point qu’elles s’attendrissent sur les malheurs des autres, et, en général, elles éprouvent une vive compassion. Je ne peux. mieux comparer cet état affectif qu’à ce qu’on éprouve au premier degré de l’ivresse alcoolique. Les sentiments joyeux et admiratifs sont aussi parfois poussés à l’excès. La poésie, la musique surtout, produisent une véritable extase, et l’on ne peut oublier ce spectacle dès qu’on a une fois assisté à la mimique merveilleuse qu’elles déploient ; souvent il m’arrivait de les prier de chanter, et elles s’enthousiasmaient de leur propre chant ! en général, elles chantaient assez juste, et surtout avec beaucoup d’expression. La plupart du temps d’autres sentiments se manifestaient chez elles, des colères enfantines, des antipathies inexpliquées, ou des sympathies plus bizarres encore : souvent elles raillaient et leur raillerie ne manquait pas d’esprit ; elles riaient beaucoup des plaisanteries qu’ elles faisaient, et leurs rires comme leurs larmes se terminaient parfois par une étrange surexcitation.

Le fait le plus singulier peut-être et en même temps un des plus constamment observés, c’est l’automatisme des sujets endormis. Malgré la surexcitation de leur intellect et la vivacité de leurs sentiments affectifs, ils sont soumis à la volonté des personnes qui les entourent : on peut les forcer à se lever, à chanter, à se tenir debout, à tirer la langue, à joindre les mains, etc. Mon ami R…, lorsqu’il était endormi, faisait absolument tout ce que je lui commandais. Je lui ai fait quinze fois de suite prendre un morceau de craie, le jeter par terre et le ramasser sans qu’il songeât à résister : c’était un automate, et il semblait qu’il ne pût pas s’opposer à l’ordre que je lui intimais. D’autres fois, il s’établit une véritable résistance ; mais on finit toujours par triompher de ces intelligences mobiles et fantasques. Quelquefois on observe des phénomènes qui se rapprochent beaucoup de ce qu’on voit chez les somnambules naturels. La personne endormie veut se lever, s’habiller et sortir : elle réfléchit avant de prendre un objet [p. 360] quelconque nécessaire à sa toilette : puis, après avoir bien réfléchi, elle va, les yeux fermés, le chercher, presque sans tâtonnements à la place qu’il doit occuper : la méditation de l’acte est lente, mais l’acte est accompli avec une vivacité extraordinaire. Si une serrure , un cordon ou tout autre obstacle offrent quelque résistance, elle s’impatiente, s’irrite, et bouleverse avec colère tout ce qui s’oppose à son intention. Les mouvements sont fébriles et saccadés, mais d’une remarquable précision. Elle s’arrête quelquefois comme épuisée par l’effort qu’elle vient de faire, et cette agitation nerveuse, caractérisée souvent par un tremblement général, est si marquée qu’elle a plus d’une fois effrayé les témoins de la scène. Elle se parle à elle-même, s’inquiète de ce qu’on pensera quand elle viendra, suppose qu’elle arrivera en retard, et cependant poursuit la série des actes commencés.

Je ne sais, en vérité, quelle est la signification exacte de cette influence prépondérante d’une volonté étrangère : je me suis contenté de constater le fait. On peut toutefois hasarder une hypothèse : on dispose absolument de l’imagination des sujets endormis, et il est possible qu’on n’agisse sur la volonté que parce qu’on agit sur l’imagination. En déclarant aux sujets endormis qu’on peut leur donner des ordres, n’est-il pas probable que leur imagination grossit le fait, et finit par rendre réel ce qui n’était qu’une téméraire affirmation. Chez un autre ordre de personnes, l’automatisme est la véritable explication ; ils font ce qu’on veut, car ils sont devenus incapables de vouloir ; chacun sait par expérience qu’il nous arrive souvent d’être distraits et de faire mécaniquement, sans réflexion aucune, sans participation de la conscience et du libre arbitre, ce qu’on nous a priés de faire. Peut-être est-ce là quelque chose d’analogue. L’hypothèse est permise en présence d’un fait aussi bizarre que celle soumission des magnétisés à la volonté des personnes qui les ont endormis ou qui les entourent.

Toul en affirmant que la volonté est absolument subordonnée à l’imagination, il faut faire quelques réserves. Comme pour le sommeil chloroformique, comme pour l’ivresse, tous les sujets ne se conduisent pas de la même manière sous l’ influence du sommeil magnétique. La réceptivité, pour se servir du jargon moderne, est [p. 361] différente, et je n’ai pas rencontré deux sujets qui fussent absolument semblables. Ce qu’il y a d’intéressant, c’est que chez la même personne ce sommeil magnétique est toujours identique avec lui-même ; seulement, plus cette personne a été endormie souvent, plus les phénomènes sont nets, plus le sommeil est profond, c’est alors qu’on peut faire des études psychologiques fructueuses, car la plupart du temps les premiers résultats sont confus et troublés par des divagations désespérantes.

Lorsque j’ai commencé ces expériences, je craignais de prolonger la durée de la névrose magnétique, et je réveillais les sujets après dix minutes ou un quart d’heure tout au plus. Mais ne voyant pas apparaitre de conséquences fâcheuses, enhardi par une innocuité absolue, je prolongeai peu à peu le temps du sommeil ; de sorte qu’il m’est arrivé souvent de laisser des malades endormies depuis cinq heures du soir jusqu’à une heure avancée de la nuit. Elles ne paraissaient pas souffrir, et se réveillaient spontanément vers quatre, cinq ou six heures du matin : une fois même, j’ai obtenu un sommeil qui a duré seize heures : le réveil, quelquefois spontané, doit, la plupart du temps, être provoqué par des manœuvres tout aussi empiriques et incompréhensibles que celles qui produisent le sommeil. On fait des frictions sur le front en portant les mains de dedans en dehors, et il faut le faire à plusieurs reprises : on peut en même temps ouvrir doucement les paupières. Il ne faut pas, comme cela m’est arrivé au début, perdre son sang-froid, quand on éprouve de la résistance : il faut au contraire persévérer avec calme et patience, sans s’effrayer de la surexcitation nerveuse, et des légères secousses convulsives qu’on peut observer dans certains cas fort rares.

Le moment du réveil est fort curieux : surtout si les sujets se sont levés ou habillés : ils sont dans une stupéfaction profonde, tâtent leurs habits, regardent les personnes qui les entourent et ne croient pas à la vérité de ce qu’on leur raconte, C’est qu’en effet ils n’ont conservé aucun souvenir de ce qui s’est passé pendant leur sommeil : et comme, au point de vue psychologique, le temps n’est mesuré que par le souvenir des idées ; ils ont absolument perdu la notion du temps. Pour eux, le moment où ils se [p. 362] sont endormis est confondu avec le moment du réveil. Miss C… nous disait que son dernier souvenir était celui d’un vase de fleurs qu’elle avait vu sur la cheminée : « tout d’un coup j’ai cessé de le voir, disait-elle, et mon étourdissement n’a duré qu’une seconde ». En réalité, il avait duré une heure et demie. Cette perte de la mémoire est absolument caractéristique, je ne l’ai pas vu manquer une seule fois, mais, et le fait est fort étrange, ce qui s’est passé pendant le sommeil n’a pas disparu complètement, puisque la reproduction de la névrose en ramène le souvenir : c’est ainsi qu’il faut, je crois, expliquer le dédoublement de la personne dont parlent tant les magnétiseurs. Ce qui fait le moi c’est pour ainsi dire la collection de nos souvenirs, et lorsqu’il s’en trouve de réservés à un état physique spécial, on est presque en droit de dire, théoriquement bien entendu, que la personne est différente, puisqu’elle se rappelle dans le sommeil toute une série d’actes qu’elle ignore absolument dans l’état de veille.

Une fois le réveil établi, tous les phénomènes se dissipent graduellement : tout au plus peut-on observer un peu de somnolence et une certaine paresse intellectuelle. Lorsque le sujet a été incomplètement réveillé, il éprouve un peu de céphalalgie, En tout cas, jamais je n’ai rien constaté de grave, et lorsque les personnes se sont refusées à une seconde expérience, c’est toujours pour des raisons étrangères à leur santé, et pour des motifs plus ou moins raisonnables, parmi lesquels la peur de parleroccupe la plus grande place.

Je crois donc pouvoir affirmer que la magnétisationn’offre pas de dangers ; mais il est impossible cependant que la production d’une névrose si intense n’amène pas un trouble notable dans le fonctionnement cérébral, et n’ait pas d’inconvénients réels. Si je n’en ni pas observé, c’est que j’ai toujours agi avec la plus grande circonspection : d’une part, pendant le sommeil magnétique, je faisais peu d’expériences proprement dites, telles que les piqûres, les effets cataleptiques etc., d’autre part, dès que je voyais survenir le moindre trouble nerveux, je faisais cesser immédiatement le sommeil. Quant aux effets thérapeutiques, je les crois fort limités : les chirurgiens ont renoncé à un procédé anesthésique d’un usage [p. 363] si difficile et si inconstant, et il ne faut pas ajouter foi aux merveilleuses guérisons rapportées dans les journaux, organes du magnétisme. Toutefois, je crois que dans certains cas, pratiqué avec modération, le magnétisme peut avoir une efficacité incontestable. En effet, il m’a semblé que chez certains sujets hystériques ou névrosiques il y avait une rémission notable des symptômes à la suite du sommeil artificiel. Des femmes qui n’avaient pas dormi depuis longtemps, après une séance d’hypnotisation ont pu jouir d’un sommeil réparateur : et cette amélioration persistait pendant quelques jours. Il m’a semblé que l’appétit revenait, que l’agitation intellectuelle avait diminué, et que les douleurs erratiques étaient moins vives. Je sais trop combien l’observation est difficile, pour affirmer que je ne me suis pas trompé ; mais je crois que les résultats sont suffisants pour engager les médecins à faire quelques essais sur ce sujet intéressant et malheureusement si peu connu.

II

DE LA SIMULATION

Le seul mérite de cette longue exposition, c’est peut-être la sincérité : j’ignorais absolument ce qu’il fallait entendre par les mots hypnotisme, mesmérisme, magnétisme animal, quand le hasard me fil assister à une expérience faite par un jeune médecin. Je voulus reproduire le phénomène sans y ajouter foi le moins du monde, et je fus surpris d’obtenir un résultat. Depuis celte époque, c’est-à-dire depuis environ deux ans, j’ai répété et multiplié mes observations, sans vouloir m’occuper des phénomènes plus ou moins merveilleux produits par les magnétiseurs, et même sans prendre soin de lire les nombreux ouvrages qu’ils ont écrits sur la matière. Ce que je viens d’exposer ici est donc absolument personnel, et j’ai été contraint par mes propres doutes, et ceux de mes collègues, à m’entourer des plus sérieuses garanties pour· éviter toute tentative de fraude. Mon opinion est donc faite, et ma conviction est assurée ; mais il ne suffit pas d’être persuadé qu’on [p. 364] dit vrai, il faut encore le persuader aux autres. C’est ce que je vais essayer de faire.

Disons-le tout d’abord ; la preuve absolue est impossible à donner. Une personne est là, qui paraît endormie : qu’elle soit plus ou moins analgésique, plus ou moins cataleptique, cela importe peu, puisque d’une part il est facile de simuler ces deux symptômes, et que d’autre part ils sont loin d’être constants dans le somnambulisme. Si l’on voulait prendre ces deux troubles de la sensibilité et de la motilité comme critérium absolu, on serait amené presque fatalement à déclarer endormis des sujets qui ne le sont pas et à affirmer la mauvaise foi de certaines personnes réellement endormies. Les yeux fermés, les mouvements saccadés du globe oculaire, les tremblements des tendons, les hallucinations, tout cela il est possible de le simuler. Certaines hystériques pratiquent à merveille des simulations beaucoup plus difficiles, sans avoir d’autre motif que celui de mettre les médecins dans l’erreur. Il n’y a donc pas de signe absolu. Je me trompe, il y en a un, mais qui ne peut convaincre qu’une seule personne. C’est de l’endormir elle-même, et alors de faire raconter devant elle par les témoins de son sommeil les actes qu’elle a accomplis et dont le souvenir s’est échappé de sa pensée. Ce moyen, je l’ai employé deux fois, une fois pour miss C…, une seconde fois pour mon ami F… Miss C… , après avoir assisté à une expérience, me déclara que la bonne foi de la personne endormie ne lui était nullement prouvée. « Que voyez-vous là d’extraordinaire ? me dit-elle. Elle a parfaitement pu simuler le sommeil. Je ne serai persuadée que quand je serai endormie. » Je lui proposai de tenter l’expérience, elle accepta aussitôt, Au bout de dix minutes elle fut endormie, et se mit à parler anglais, ce qui me rendit la conversation assez difficile. Pendant tout le temps que dura son sommeil, elle ne prononça pas une syllabe de français ; cependant elle parle admirablement notre langue. A son réveil, malgré mes affirmations, et les assertions de Mlle D…, son amie, qui, comme elle, étudie la médecine, elle ne voulut pas croire à son somnambulisme, et m’accusa presque de lui avoir fait prendre un breuvage soporifique. Cependant elle fut forcée de se rendra à [p. 365] l’évidence, surtout en voyant l’heure à sa montre ; et en constatant que ce qui lui avait paru une seconde avait duré une heure et demie.

On comprendra sans peine que ce moyen de conviction ne puisse être généralement pratiqué : il faut donc nous contenter de preuves plus discutables sans cloute, mais plus faciles à fournir. Je vais les énumérer rapidement. Admettre que tous les cas de somnambulisme que j’ai observés sont des cas de simulation, c’est dire que toutes les personnes sur qui j’ai expérimenté sont des fourbes. A la rigueur, on pourrait accorder cela ; mais ce qui me parait invraisemblable au premier chef, c’est que je n’aurais rencontré que des fourbes. J’ai dit plus haut que toute personne est plus ou moins susceptible d’être endormie, et que je n’ai pas trouvé de femme qui, à la cinquième séance, n’ait présenté les symptômes du somnambulisme. Est-il possible que parmi les quarante personnes, ou à peu près, que j’ai endormies, il ne s’en soit pas trouvé une seule se refusant à jouer une indigne comédie. Sérieusement cela est inadmissible : je vais même plus loin : je crois pouvoir certifier que je reproduirai tous les phénomènes rapportés plus haut chez une femme quelconque, quels que soient son âge, et sa condition, pourvu que je puisse faire cinq séances consécutives. Si tout cela n’était qu’une imposture, cela signifierait que toute femme sur qui je ferais l’expérience, au bout de cinq séances consentirait à feindre le sommeil. J’ajoute que pour certaines observations il m’est absolument interdit de songer à la simulation, pour F… et R… par exemple, deux de mes meilleurs amis, jeunes gens instruits et éclairés en qui j’ai absolument confiance, miss C…, qui est une personne fort remarquable. J’en pourrais dire autant de quelques autres sujets dont la position et l’intelligence ne me permettent pas de mettre en doute la véracité. Sans doute, cette conviction peut rester personnelle, mais des savants éclairés en doivent tenir compte, et avant de condamner les individus qu’ils soupçonnent de fausseté, s’informer s’il est légitime de porter une téméraire accusation.

Il ne nous convient pas de pousser plus loin ce genre de démonstration, il nous suffit de réduire à l’absurde le raisonnement [p. 366] des auteurs qui ne voient que des personnes de mauvaise foi, sans qu’on puisse en trouver une seule de sincère ; en tout cas ils seront forcés d’avouer que tous ces gens-là ont une habileté merveilleuse. Je sais tout ce qu’on a dit, non-seulement sur la supercherie des hystériques, mais aussi sur leur habileté dans la supercherie ; ce sont là cependant des exceptions fort rares et qu’on cite dans les annales de la science. De plus, toutes les femmes ne sont pas hystériques, et celles qui viennent de la campagne, ignorant absolument ce qu’est un hôpital, n’ayant jamais entendu prononcer le mot de magnétisme, donneraient une étrange preuve d’adresse en simulant le sommeil magnétique sans le connaître. Je l’affirme, la simulation serait parfaite, paupières fermées, mouvements fibrillaires dans les muscles de la face, lassitudes passagères, hallucinations de la vue el de l’ouïe ; toujours on retrouve cela et sans qu’il y ait de changements notables. Par· quelle divination une malade que j’ai endormie à la Charité, et qui n’avait jamais assisté à des scènes de somnambulisme, se comportait-elle absolument comme une malade de Beaujon qui venait de province et que j’ai endormie le jour même de son entrée ? voilà du merveilleux, tout aussi merveilleux que les phénomènes mirifiques obtenus par les magnétiseurs. Ainsi tout cela ne serait que simulation, et le premier simulateur ayant donné l’exemple d’un certain sommeil, tous les autres sujets qu’on croit endormir suivraient cet exemple imaginaire, et se conformeraient à sa fantaisie primitive.

Ce qui a pu faire croire à la simulation, c’est qu’on voit souvent certains phénomènes psychiques bizarres qu’il est nécessaire de connaitre. Quelques sujets endormis se rendent compte qu’ils rêvent des fictions, et que ce qu’ils voient devant eux, avec des formes réelles cependant, n’est pas la réalité : cela s’observe dans le rêve et aussi dans la folie : souvent nous rêvons des monstres si étranges, et nous avons des visions si absurdes que nous ne pouvons y croire. Il se fait alors une sorte de dédoublement dans la conscience : nous rêvons, et nous savons avoir affaire à un rêve : sans avoir peur, nous sommes émus : tout en éprouvant de la frayeur, nous sommes rassurés, et nous faisons de grands efforts [p. 367] pour chasser la vision qui nous obsède. De même des hallucinés entendent des voix qu’ils savent fort bien être simplement subjectives. Eh bien ! souvent certains somnambules ont conscience de leur état, de sorte qu’il s’établit entre leurs facultés un curieux antagonisme.

Leur imagination leur présente la forme réelle des choses, et leur intelligence en comprend l’absurdité. Voilà pourquoi ils ont souvent des contradictions qui, pour un observateur superficiel, sembleraient révéler la simulation. Le fait était très-frappant chez une malade de Beaujon, une toute jeune fille que j’ai endormie à plusieurs reprises avec la plus grande facilité. Je lui annonçais que j’allais lui pratiquer une opération douloureuse, l’amputation du bras, par exemple ; elle poussait des cris de douleur, pleurait abondamment et croyait voir couler le sang, mais presque au même moment, elle comprenait que c’était une fiction, et riait à travers ses larmes. Souvent aussi, lorsqu’on fait faire des voyages imaginaires aux sujets endormis, ils savent parfaitement qu’ils sont dans leur fauteuil ou dans leur lit, et pourtant ils voient les régions où on a eu la fantaisie de les conduire, tout comme dans le sommeil ordinaire nous nous trouvons transportés dans des contrées lointaines, sans oublier cependant que nous sommes tranquillement endormis dans notre chambre.

Il faut reconnaître que s’il n’y avait que des phénomènes simulés, non-seulement l’habileté serait grande, mais encore le stoïcisme surprenant. J’ai dit plus haut que je donnais à certaines malades de Beaujon endormies par moi des liqueurs nauséabondes, qu’elles buvaient avec avidité. De plus, tout en n’attachant pas une valeur absolue à l’analgésie ou à l’anesthésie, il m’est très-souvent arrivé de leur piquer la main, les bras ou la figure sans faire ressentir de douleur. Très-souvent la titillation du conduit auditif, des narines, ou de la face palmaire des mains, était parfaitement tolérée, et tout le monde sait qu’à l’état normal ce chatouillement est insupportable, et finit par devenir une véritable douleur. Sans avoir de catalepsie réelle, je forçais les personnes endormies à étendre le bras, et elles restaient parfois pendant vingt minutes dans cette situation fatigante. Une expérience qui [p. 368] m’a toujours paru décisive est celle-ci : à une malade que j’endormais le soir, je recommandais de rester endormie avec le bras au-dessus de la tête, et en tenant un objet dans la main ; je faisais cela quand je devais passer la nuit dans l’hôpital, et cinq ou six fois dans la nuit je revenais sans faire le moindre bruit et sans apporter de lumière : quelles que fussent mes précautions, la malade m’entendait venir, et je la retrouvais dans la même position, le bras au-dessus de la tête et l’objet dans la main. Certes, il faudrait une prodigieuse volonté pour rester aux aguets pendant dix heures de suite, sans s’endormir un instant , et en conservant une position qui, au bout de cinq minutes, aurait dû amener une lassitude intolérable. J’ai reproduit nombre de fois celle expérience intéressante, et un de mes collègues dans l’hôpital l’ayant répétée à son tour, a obtenu un résultat identique.

Sans pouvoir insister, comme nous le voudrions, sur la partie historique de la question, nous nous contenterons de dire que tous les savants, médecins ou chirurgiens, qui se sont occupés de cette névrose, ont obtenu des résultats regardés par eux comme positifs. Toutefois, il faut faire une réserve. S’ils ont voulu assister aux scènes acrobatiques que les magnétiseurs offrent en appât à la crédulité de la foule, ils sont sortis de là en niant hardiment l’existence de l’hypnotisme : au contraire , toutes les fois qu’ils ont étudié la question par eux-mêmes, sans conseil, sans appui et avec ce septicisme éclairé qui appartient en propre à l’école médicale française, et qui n’admet comme vrai que ce qui est vingt fois démontré, ils ont tous vu qu’on pouvait provoquer une névrose spéciale féconde en résultats pour l’étude de la psychologie pathologique. Il me suffira de citer les prédécesseurs de nos maîtres actuels : Joseph Frank (2), Cloquet (1829), Rostan (3) et Calmeil (4). De nos jours de nombreux observateurs en ont affirmé l’existence (5). Roux (6), Velpeau et Broca (7), Aran (8), Demarquay et Giraud-Teulon (9), [p. 369]  Verneuil, Lasègue (10), Baillarger (11), Maury (12), Mesnet (13), Blandin, Cerise, Brière de Boismont (14). Dernièrement, M. Duval (15) a résumé l’état de la science à ce sujet dans un excellent article et, M. Mesnet a publié (16) une observation fort intéressante de somnambulisme naturel. Nous n’avons voulu rapporter ici que des noms faisant autorité dans la science, et dont le témoignage est incontesté. Il serait fastidieux de leur emprunter des citations et de prolonger une discussion qui devrait être inutile, puisque la réalité du somnambulisme artificiel est tout aussi manifeste que celle de la chorée et de l’épilepsie. Ceux qui le contestent sont ceux qui n’ont pas observé eux-mêmes et qui, au lieu de lire les ouvrages sérieux des savants dont je viens de citer les noms, se contentent de réfuter les divagations des charlatans. Est-il donc possible de supposer que tous ces savants si honorables et si distingués, ont été constamment trompés, et qu’ils ont cru trouver un fait physiologique remarquable, là où il n’y avait qu’une supercherie.

On ne peut donc pas trouver la preuve absolue ou pathognomonique du somnambulisme artificiel. Mais on peut accumuler les preuves pour démontrer l’absurdité de l’hypothèse d’une simulation constante, et se répétant depuis cinquante ans dans toute l’Europe avec les mêmes phénomènes. Toutes les fois que j’ai pu, d’une manière un peu suivie, faire assister un de mes collègues ou de mes amis à ces expériences, il a été tout à fait convaincu. Si je ne craignais de fatiguer le lecteur en multipliant les comparaisons, je dirais qu’ayant étudié le sommeil magnétique comme une maladie, je l’ai toujours trouve identique avec lui-même, avec une période de début, une période d’état et une période critique, des symptômes fondamentaux et constants, et des symptômes accessoires ou inconstants : n’ayant jamais [p. 370] trouvé de sujet rebelle à son action (je parle des femmes), je ne lui peux refuser droit de cité parmi les troubles névrosiques du système nerveux central. Pourquoi donc en vérité le sommeil magnétique ne trouverait-il pas place dans le cadre nosologique. Où voit-on là l’invraisemblable et le merveilleux ? Les phénomènes dus au haschich et à l’alcool, pour être plus vulgaires, en sont-ils moins étonnants. C’est ce rapport intime qui réunit la névropathie magnétique au sommeil naturel et aux troubles divers de l’innervation centrale, qu’il importe de bien mettre en lumière en insistant autant sur les différences que sur les analogies.

III

DES RAPPORTS DU SOMNAMBUMLISME PROVOQUÉ AVEC LES NÉVROSES
ET LES INTOXICATIONS CÉRÉBRALES

Si au lieu de prendre les phénomènes dans leur ensemble, nous les étudions séparément et en eux-mêmes, nous voyons qu’ils se ramènent à quatre groupes principaux : hallucination, hyperidéation, automatisme, abolition de la mémoire. C’est uniquement dans la névrose magnétique qu’on trouve ces quatre symptômes réunis ; mais il n’en est pas de spécial à cet état, et la littérature médicale est riche de faits semblables, observés dans les affections les plus diverses.

Voyons d’abord les hallucinations. Parmi les phénomènes, dits magnétiques, il n’en est pas de plus étrange en apparence, de plus simple en réalité. Du rêve au somnambulisme, du somnambulisme au magnétisme, il y a une série de transitions insensibles qu’il est facile de mettre en lumière : dans le sommeil naturel nous sommes séparés du monde extérieur ; les objets que notre imagination (17). [p. 371] nous offre sont subjectifset n’ont pas de réalité. Toutefois, dès qu’on nous parle, on nous réveille, et nous revenons aussitôt à la vie extérieure. Il n’en est cependant pas toujours ainsi. On sait que chez les enfants il y a un faible degré de somnambulisme qu’on pourrait dire normal; souvent, pendant la nuit, on leur parle, ils répondent, et au l’éveil ils ne se rappellent absolument rien. La mère qui veille au chevet de son enfant malade, tourmenté par des visions et des cauchemars, change, par de douces paroles et par ses tendres caresses le cours de ces pensées terrifiantes, et l’enfant, sans se réveiller, cesse de gémir et de pleurer. Il n’y a qu’un pas à franchir pour arriver au somnambulisme naturel. Le somnambule, quoique ayant les yeux fermés, voit les objets qui sont dans sa chambre, non tels qu’ils sont en réalité, mais tels que sa mémoire les lui rappelle. Cela est si vrai qu’en changeant les meubles de place il se heurte contre eux. Le sujet magnétisé a des hallucinations de même nature ; mais il existe entre l’état d’hypnotisme et l’état de somnambulisme cette différence essentielle que nous ne pouvons entrer en relations avec un somnambule, tandis que l’hypnotique comprend ce qu’on lui dit, écoute, répond, et qu’on peut provoquer chez lui des hallucinations.

Les gens ignorants ou inexpérimentés sont toujours portés à regarder comme merveilleux les faits dont ils ignorent la cause. Rien n’est plus simple cependant que tous les faits énoncés plus haut. Par exemple, je dis à mon ami R…, en lui montrant ma main, où j’ai mis ma montre, « ma montre est dans ma main :regarde l’heure ». Il savait à peu près l’heure qu’il était, et se représentant ma montre, il dit : « Je la vois : il est cinq heures et demie ». Cela prouve-t-il que les rayons lumineux aient traversé mes doigts et ses paupières pour impressionner sa rétine. Non certes ; car il aurait aussi bien vu mu montre, si elle avait été dans ma poche, au lieu d’être entre mes doigts. Il a vu d’une vue intérieure, il a pensé à ma montre, et la pensée s’est transformée sur le champ en une image. Voilà le caractère principal de la névrose magnétique.

Chez les sujets endormis, la vie intellectuelle s’est concentrée et [p. 372] réfugiée en elle-même. Elle s’est séparée des sensations externes et est devenue intracérébrale, suivant une heureuse expression de nM Moreau. De là, l’illusion, l’hallucination, l’erreur ; et tous ces troubles de la raison qui frappent l’intelligence humaine quand les sens extérieurs se taisant, et nous laissant oublier la réalité, les sens intérieurs agitent et remuent notre âme avec une incomparable puissance.

Aussi nous parait-il juste d’admettre que les sujets hypnotisés sont véritablement atteints de folie, mais d’une folie passagère, comme le délire fébrile ou le délire toxique. Nous ne faisons guère ici que reproduire l’opinion défendue il y a quelques années par M. Moreau dans son livre sur le haschich. Les effets produits par le haschich ne sont cependant pas identiques avec ceux que l’on observe dans le sommeil magnétique. Dans l’intoxication par la graine du Cannabis inclicaon voit une activité désordonnée de l’imagination et une hyperidèation qui dépasse toutes les limites connues. Les sensations extérieures prennent des proportions formidables, et suscitent un monde d’idées qui bouillonnent dans la têt : ce sont de véritables conceptions délirantes, et les haschichiséssont fous comme les hypnotisés. Mais le point de départ n’est pas le même. Pour la haschich, c’est l’exagération d’une sensation vraie ; pour le magnétisme, c’est une hallucination qui n’est pas en rapport avec les objets extérieurs. Dans les deux cas, la série de conceptions et de raisonnements qu’entrainent et l’illusion du haschisch et l’hallucination du magnétisme conduisent à un véritable délire.

Cette activité du cerveau qui fait naître les hallucinations peut se porter aussi sur les autres facultés intellectuelles. La mémoire, l’esprit, la sensibilité affective, sont vivement exaltées ; mais cela se voit-il seulement dans le somnambulisme ? Qui n’a ressenti plus ou moins les premiers effets de l’ivresse ? En même temps que la circulation s’accélère, les facultés de l’intelligence deviennent plus vives sinon plus puissantes. Elles se pressent, se succèdent avec tant de rapidité qu’on ne peut exprimer tout ce qu’on éprouve. On fait des projets admirables ; on ne met pas de bornes à sa puissance. Les souvenirs inattendus reviennent à la mémoire, [p. 373] et les gens les plus apathiques ont une conversation spirituelle, émaillée de saillies heureuses et de rapprochements ingénieux. Et pour cela il a suffi de quelques gouttes d’alcool dans le système circulatoire.

Il ne faut pas croire que cet état d’activité intellectuelle soit le résultat nécessaire d’une modification matérielle dans la circulation de l’encéphale, ou dans la disposition des cellules nerveuses. Souvent des causes morales, l’émotion, la frayeur, la perte d’un parent ou d’un ami, un revers de fortune, amènent une excitation maniaque qui se caractérise fréquemment par une hyperidéation remarquable. Les malades parlent alors une langue qu’ils avaient oubliée depuis longtemps, ils se rappellent les souvenirs de leur enfance, ils répondent avec esprit et vivacité aux questions qu’on leur fait, embarrassant souvent ceux qui les interrogent par leur présence d’esprit et leurs remarques pénétrantes. Il n’y a pourtant pas là d’empoisonnement plus que dans le magnétisme : dans l’un et l’autre cas, aucun agent toxique n’intervient. C’est une maladie sine materià(18), produite par un défaut d’équilibre dans les facultés de l’intelligence.

Il en est de même pour la perte du souvenir : parfois une impression vive, telle qu’une frayeur brusque, a plongé certains sujets prédisposés dans un état de stupeur qui peut durer fort longtemps. M. Moreau m’a raconté le fait d’un homme qui, effrayé par un accident de chemin de fer, sans avoir reçu pourtant la moindre blessure, se mit à courir dans la campagne : il fut arrêté, conduit à Bicêtre, et après avoir vécu ainsi pendant quelques jours, parlant et répondant aux questions, se réveilla tout d’un coup fort étonné de se trouver où il était, et ayant absolument perdu ]a mémoire de tout ce qu’il avait fait depuis le moment de l’accident. Chaque jour on observe des faits semblables chez les épileptiques. Dans la commotion cérébrale au deuxième degré, les malades remuent, parlent, gémissent, répondent assez bien aux questions ; mais tout cela ne laisse aucune trace dans leur mémoire. De même, les malades à qui on donne [p.374] du chloroforme chantent, crient, pleurent, et ne se souviennent de rien au réveil. Je me rappelle un fait qui m’a vivement frappe. Il s’agissait d’un jeune homme à qui on devait faire la castration pour une énorme tumeur du scrotum. On l’endormit avec le chloroforme, et au moment où le chirurgien serrait dans une forte ligature tout le cordon spermatique, le malade, entendant la pendule sonner la demie, s’écria : « Voilà onze heures et demie ». Au réveil, il ne se rappela rien de ce qu’il avait dit. Ainsi il avait pu entendre et réfléchir sur la sensation, sans que son intelligence ait conservé le plus léger souvenir des actes qu’elle avait accomplis.

Il est un dernier point qui excite en général la curiosité, et qui offre des analogies avec divers états bien connus de l’intelligence. Les sujets endormis ont une grande facilité à laisser échapper leurs secrets. Le fait n’est pas contestable, Blandin (19) et Demarquay (20) l’ont vu dans des circonstances fort curieuses. Mais ne sait-on pas que toute surexcitation intellectuelle se traduit par un besoin d’épanchement, un laisser-aller caractéristique. Un vieux proverbe dit que le vin délie la langue, et toutes les fois que dans une comédie on veut qu’un secret important soit révélé on a un moyen très-simple et à la disposition de tout le monde : une bouteille de vin ou de porter en font tous les frais.

Cependant il y a deux phénomènes qu’on n’observe pas ailleurs que dans cette sorte de somnambulisme : ce sont l’hallucination provoquée et l’automatisme. Nous avons assez longuement parlé des hallucinations pour n’avoir pas besoin de revenir sur ce sujet. Quant à l’automatisme, c’est un fait qu’il faut accepter sans le comprendre, et l’on doit se résigner à des hypothèses plus ou moins vraisemblables, mais que peut-être des expériences ultérieures pourront justifier.

On trouvera plus loin le tableau où nous avons essayé de grouper les symptômes fondamentaux du somnambulisme, en montrant le rapport qui existe entre eux et les différents phénomènes de la psychologie pathologique. [p. 375]

Notre tâche serait incomplète si, après avoir analysé les symptômes et étudié les phénomènes complexes du somnambulisme provoqué, nous ne tentions pas de les rattacher aux différentes névropathies étudiées par les pathologistes, en en faisant une classification méthodique.

On peut considérer trois fonctions spéciales au système nerveux, servies probablement par trois appareils distincts, l’appareil de la sensibilité, l’appareil de la motilité et l’appareil de l’idéation. Quoiqu’il existe une connexion intime entre ces trois fonctions, leur activité ou leur paralysie peuvent être isolées, selon que l’un ou l’autre de ces appareils reçoit plus ou moins l’impression des agents excitants ou paralysateurs.

Dans la catalepsie, dans l’extase, dans l’épilepsie, dans l’hystérie, dans le tétanos, c’est l’appareil de motilité qui est surtout atteint, mais avec des formes différentes. Le tétanos est une contraction tonique de tous les muscles ; l’épilepsie est leur contraction clonique, et il est facile de comprendre comment ces deux névroses peuvent agir sur le système nerveux central. Mais pour la catalepsie, et l’extase, l’explication est beaucoup plus difficile. Nous voyons en effet dans ces deux affections, un état spécial de la contraction musculaire qui, au lieu d’être passagère, est permanente. Un muscle placé dans une position quelconque la conserve pendant un temps d’une durée quelquefois fort longue, en tout cas bien supérieure à la durée normale d’une contraction volontaire. Mais le fait le plus surprenant, c’est que l’on peut provoquer la catalepsie, du moins chez les hystériques. Les remarquables expériences de M. Lasègue démontrent fort bien le fait : en fermant les paupières d’une femme hystérique, on la plonge dans une sorte de torpeur. Les mouvements volontaires deviennent impossibles, et elle est incapable de changer la position qu’on donne à ses membres.

Nous avons vu la chaîne qui reliait d’une manière insensible le plus léger sommeil au somnambulisme le plus complet. Nous allons voir maintenant par quelle dégradation insensible on va de celle expérience si simple et si intéressante de M. Lasègue aux autres phénomènes du somnambulisme, En effet, la clôture des [p. 376] paupières provoque la catalepsie, mais on peut par d’autres procédés que le P. Kircher a mis le premier en usage, et que Braid a renouvelés plus récemment avec succès, obtenir le même résultat. Je veux parler de ce qu’on appelle communément braidisme ou hypnotisme. La fixation d’un objet brillant, ou même d’un objet quelconque, prolongée pendant quelques minutes, amène une catalepsie complète. Mais il y a déjà un premier pas fait vers le somnambulisme, puisque chez certains de ces sujets hypnotises il y a de l’hyperidéation, et qu’on peut provoquer <les idées hallucinatoires par la position qu’on donne aux membres. En mettant les bras dans l’altitude de la prière, par exemple, on excite chez le patient l’idée de la prière, et ainsi de suite pour un grand nombre d’idées en rapport avec une altitude déterminée du système musculaire.

Supposons l’hyperidéation poussée plus loin encore, et nous avons ce somnambulisme, appelé à tort magnétique, que nous avons décrit dans ce travail. Il peut être provoqué comme l’hypnotisme ; mais on ne peut douter qu’il ne survienne quelquefois spontanément. M. Littré dans ses notes à la Physiologiede Müller (21) rapporte l’observation intéressante due à Mac-Gregory, d’un officier de la marine des États-Unis. Elle est trop longue pour être rapportée ici, mais on y verra le fait curieux d’un jeune homme qui était sujet, spontanément, à des accès de somnambulisme identique avec ceux que nous avons pu provoquer à volonté.

Ainsi, voilà deux faits élémentaires qui en se compliquant de plus en plus arrivent au même résultat, c’est-à-dire au trouble de l’appareil d’idéation. D’une part, dans le sommeil simple, la sensibilité est transformée, puisqu’on ne voit plus, on n’entend plus, on ne sent plus rien des faits du monde extérieur, et en s’exagérant graduellement, cette abolition de la sensibilité amène au somnambulisme. D’autre part, chez certains sujets, on a des troubles cataleptiques de la motilité qui, en augmentant de plus en plus, finissent par conduire au même résultat. C’est qu’en effet, dans l’ordre naturel, il n’y a jamais d’interruption entre les faits. [p. 377]

Tout se lie et s’enchaîne, et le vieil axiome, natura non facit saltus, est aussi vrai pour les phénomènes physiologiques que pour les lois de la zoologie.

CONCLUSIONS

  1. On peut, par des passes dites magnétiques, comme par la fixation d’un objet brillant, et d’autres procédés empiriques mal étudies et inconstants, provorquer une névrose spéciale analogue nu somnambulisme.
  2. Cette névrose, difficile à amener la première fois, arrive presque toujours si l’on a la patience de faire plusieurs séances consécutives. Dès qu’on l’a obtenue une fois, elle est très-facile à reproduire,
  3. Tous les phénomènes qu’on observe sont en rapport avec les données de la physiologie et de la psychologie et se retrouvent à des degrés divers dans quelques intoxications et dans certaines névroses du système nerveux central (22).
  4. Les phénomènes vraiment caractéristiques sont les hallucinations qu’on peut provoquer toutes les fois qu’on le désire, et un automatisme complet, en sorte que la personne endormie est soumise à la volonté des individus qui l’entourent et perçoit les sensations imaginaires qu’ils veulent lui communiquer.
  5. En présence de faits constants et reconnus depuis cinquante ans par les meilleurs observateurs, dans des conditions toujours identiques, on doit admettre l’existence de cette névropathie qui diffère de toutes celles que nous connaissons par son origine expérimentale. Ainsi définie, la névropathie magnétique, quoique elle offre peu d’applications thérapeutiques, est une étude du plus haut intérêt pour le physiologiste et le psychologue.

Notes

(1) Les noms différents qu’on a donnés à cette névropathie n’ont pas été sans contribuer à obscurcir une question déjà si obscure par elle-même. Au début, on l’a appelée magnétisme animal ; mais il n’existe pas le moindre rapport entre le magnétisme véritable, tel qu’il est compris par les physiciens, et la névrose cérébrale, provoquée par des passes. Frank l’appelait sommatio, et plus tard on l’a nommée hypnotisme. Mais, ces deux mots signifient simplement sommeil. Les mots de mesmerismeet de braidismesont plus mauvais encore, d’abord parce qu’ils indiquent l’action de provoquer la névrose et non la névrose elle-même, ensuite parce que Mesmer n’a, en réalité, jamais obtenu le véritable somnambulisme, et que Braid n’a fait que répéter des expériences déjà anciennes. Le mot de somnambulisme provoqué vaut mieux que celui de somnambulisme artificiel ; parce que, quelle que soit son origine, c’est un phénomène naturel. Cependant le terme de somnambulisme n’est pas à l’abri de toute critique ; car il s’applique à deux états différents quoique analogues. Mais il vaut mieux se servir d’une expression quelque peu insuffisante que de recourir à des néologismes.

(2) Praxos medicæpræcepta, 1818.

(3} Art. MAGNÉTlSME du Dictionnaireen soixante volumes, 1re édit. 1825.

(4) Art. MAGNÉTlSME du Dictionnaireen trente volumes, l. XVIII.

(5) Voy. Béraud et Robin. Éléments de physiologie, t. II, 1857, p. 781.

(6) Coup d’œil sur le magnétisme animal, 1846.

(7) Comptes rendus de l’Acad. des sciences, 5 déc. 1859.

(8) Arch. gen. de médecine, janvier 1860,

(9) Recherches sur l’hypnotisme ou sommeil nerveux. Paris, 1860.

(10) Arch. gén. de médecine, 1864, p. 305 ; Ibid., 1865, p. 385.

(11) Ann. médico-psychologiques, 1868, T. VI, p. 328.

(12) Ibid., 1860, T. VI.

(13) Des hallucinations. Paris, 1862.

(14) Arch. gén. de médecine, février 1860.

(15) Dict. de méd. et de chir. pratiques, T. X VIII, p. 123.

(16) Union médicale(1874), 20 juillet.

(17) Pour mon excellent maître, M. le docteur Moreau (de Tours), il ne conviendrait pas de donner à cette forme de l’intelligence le nom d’imagination. Il réserve le mot à la faculté créatrice qui permet à l’homme éveillé de se représenter des images telles que son attention les commande. Cependant, quel que soit mon respect pour son autorité, il semble qu’il n’y ait pas lieu de donner un nom différent à cette faculté qui crée des images à volonté, et celle qui les crée malgré nous. Imagination veut dire création d’images, et l’on peut fort bien admettre que dans un cas elle est volontaire, et dans l’autre cas involontaire : c’est ,alors que les images sont le plus vivantes et le plus éclairées.

(18) Ou tout au moins, dans l’état actuel de la science, on ne peut prévoir quelle en est la lésion anatomique.

(19) Dans Brierre de Boismont, Les hallucinations, p. 257,

(20) Loc. cit.

(21) 2e édition. Paris, 1851.

(22) Voyez les tableaux de la page suivante.

 

 

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