Christian Pfister. Nicolas Rémy et la sorcellerie en Lorraine à la fin du XVIe siècle. 1907. Partie 2.

pfisterremy2-0006Pfister Christian. Nicolas Rémy et la sorcellerie en Lorraine à la fin du XVIe siècle. Article paru dans la « Revue historique », (Paris), trente-deuxième année, tome quatre-vingt treizième, janvier-avril, 1907, pp. 225-239, et trente-deuxième année, tome quatre-vingt quatorzième, mai-août, 1907, partie 2, pp. 28-44.

La première partie ;  Nicolas Rémy et la sorcellerie en Lorraine à la fin du XVIe siècle. Article paru dans la « Revue historique », (Paris), trente-deuxième année, tome quatre-vingt treizième, janvier-avril, 1907, pp. 225-239, [en ligne sur notre site]

On connaît bien l’ouvrage de Nicolas Rémy, la Démonolâtrie, dans lequel il se glorifie d’avoir fait exécuter pas moins 900 sorciers et sorcières, mais l’ouvrage est resté inédit en français jusqu’en 2000 (voir ci-dessous). Charles Pfister en fait une analyse minutieuse dans cette seconde partie.

Nicolas Rémy (1554-1600). Dæmonolatreiæ Libri Tres, Ex Judicis capitalibus nongentorum plus minus hominum, qui sotilegii crimen intra annos quindecim in Lotharingiâ capite luerent. Lugduni, in officinâ Vincentii, 1595. 1 vol. in-4°, 12 ffnch., 394 p. — Traduit  récemment en français : La Démonolâtrie. Texte établi et traduit à partir de l’édition de 1595 par Jean Boës. Nancy, Presses Universitaires de Nancy, s. d. [2000]. 1 vol. 16/24, 1 fnch., IV, 338 p., 1 fnch.

Christian Pfister (1857-1933). Historien, médiéviste. Professeur à la faculté des lettres de Nancy (à partir de 1884). Nommé recteur de l’Académie de Strasbourg (en 1927)
— Histoire de Nancy. Paris : Berger-Levrault , 1902-1909. 3 vol. (XXIV-750, 1099, 914 p.).
—  Les Fêtes à Nancy sous le Consulat et le Premier Empire (1799-1813)… Extrait des Mémoires de l’Académie de Stanislas, (Nancy), 1913-1914 (?), Série VI, T.XI, 1913.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les notes ont été renvoyées en fin d’article par commodité pour cette transcription. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 28]

NICOLAS REMY

ET LA

SORCELLERIE EN LORRAINE A LA FIN DU XVIe SIÈCLE

(Suite et fin (1)).

II.

Après avoir esquissé l’histoire de la vie de Nicolas Remy, nous devons examiner de près sa Démonolatrie, sur laquelle il comptait pour faire passer son nom à la postérité et pour le rendre célèbre dans les temps les plus reculés ; il ne se trompait que sur la nature de la célébrité que lui devait valoir son ouvrage.

En quoi consistait, d’après Nicolas- Remy, le crime de sorcellerie ? Nous avons déjà dit qu’au cours du XVIe siècle la croyance au Diable est générale. En Lorraine, le Diable porte les noms les plus divers. On l’appelle maître Persin, parce qu’il apparaît sous une couleur-vert foncé ; il se nomme encore maître Léonard, Napnel, Jolibois, Sautebuisson, etc. Parfois l’on fait une distinction entre ces sortes de démons ; ce sont des person­nages différents subordonnés l’un à l’autre. Le Démon apparaît sous des formes diverses aux personnes qu’il veut conquérir ; il pince ses victimes au front, pour enlever le baptême, et les invite à assister au sabbat, qui a lieu sur une lande déserte, en un endroit écarté des habitations. Les sorcières se frottent d’un onguent et sont transportées à ce sabbat en général sur un balai ou bien sur un bouc. Ce sabbat a lieu en Lorraine le samedi et le mercredi, les démons étant occupés les autres nuits ailleurs (2). [p. 29]

Les sorcières s’y donnent au Diable ; elles dansent une ronde échevelée, mais masquées et retournées, la tête en dehors de la ronde. Puis elles prennent un repas en commun ; mais toute nour­riture est insipide ; car le sel y fait défaut ; suivant un calem­bour souvent répète, les plats y viennent de Salamanque. Il n’y a pas non plus de pain, puisque le pain rappelle l’Eucharistie. Pendant toutes ces orgies, les diablotins font une musique infernale, en frappant des tibias contre des crânes (3). Nicolas Remy et les juges croyaient à la réalité de ces descriptions. Une fois pour­tant le procureur a un léger doute. Une sorcière a affirmé qu’à telle heure de la nuit elle avait été au sabbat ; et pourtant son mari a juré qu’à la même heure elle se trouvait tranquillement couchée à côté de lui. Remy ne peut pas ne pas accorder confiance à ce témoignage ; il conclut qu’un sabbat imaginaire est aussi pernicieux qu’un sabbat réel ; ce sabbat donne les mêmes émotions, provoque les mêmes lassitudes ; une telle femme est bien la proie du Diable. A mort donc la malheureuse !

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Mais, si hommes et femmes se rendent au sabbat, ce n’est pas seulement pour se procurer des plaisirs fatigants ; ils veulent sur­tout obtenir du Diable le pouvoir de nuire à ceux qu’ils détestent. Maître Persin leur donne un onguent mystérieux, ou bien il leur apprend des paroles magiques ; à l’aide de l’un ou des autres, ils vont provoquer le malheur de leurs ennemis. Ceux-ci languissent et dépérissent peu à peu. Ou bien il leur arrive un grave acci­dent. Ils tombent et se cassent une jambe ; ils n’entendent plus ; ils voient double ; des boutons leur poussent sur la figure ; les maris deviennent impuissants. D’autres fois, les sorciers s’en prennent au bétail. Ils font trébucher la vache ou la chèvre de leur ennemi, les blessant grièvement. Ils tarissent, par leur pouvoir magique, le lait de ces animaux. Les sorcières plantent dans le mur de l’étable, au dehors, un couteau ; et elles font sur lui le signe de traire la vache ; elles prononcent le mot sacramental : « Je te trais au nom du Diable », et le lait coule réellement le long du couteau. Elles enlèvent la force nutritive qui est dans l’herbe broutée par les bestiaux ; chevaux, taureaux, vaches mangent et dépérissent. Au contraire, cette nourriture profite à leurs propres bêtes qui restent grasses et bien portantes. [p. 30]

Ce qui frappe surtout dans ces stupides accusations, c’est la relation que les accusateurs établissent entre une rencontre for­tuite avec un sorcier et un malheur arrivé souvent des semaines, des mois, des années plus tard. Dans un procès instruit à Amance, près de Nancy, en 1591, le herdier de la commune, — c’est­ à-dire celui qui garde la herde, le troupeau, — est accusé de sorcellerie et les bergers qui vivent isolés dans les champs four­nissent un nombreux contingent de victimes. Une femme dépose qu’elle a eu un jour avec l’accusé, nommé Bulme, une querelle

à cause d’une vache qu’il lui avait perdue, et, dit-elle, environ un mois après, son mari tomba malade et mourut en cinq jours… Une autre femme certifie que son mari est mort six semaines après une querelle avec le sorcier. D’autres encore viennent dire qu’après une dispute de ce genre leur cheval ou leur verrat a péri an bout de quinze jours on d’un mois. Et c’est sur des accusations de ce genre que Bulme et sa femme furent exécu­tés à Amances (4) !

Les sorcières ne s’attaquent pas seulement aux hommes et aux animaux ; dans leurs réunions nocturnes, elles ras­semblent les nuages, qui bientôt se condensent en grêle et qui détruisent les moissons. Voilà pourquoi, dit Nicolas Remy, quand le tonnerre gronde, quand menace la foudre, il faut son­ner les cloches ; car ces mêmes cloches qui appellent les fidèles à la prière chassent le Démon. Les sorcières sont encore accusées d’avoir suscité d’autres fléaux. En décembre 1586, la femme Odile Boncourt de Haraucourt, en novembre 1586, la femme Rose Gèrardin d’Etival, en février 1587, la femme Housselot de Saint-Evre ont avoué avoir suscité un très grand nombre de souris qui ont rongé toutes les racines et causé la disette (5).

Voici, avec quelques détails, les accusations lancées contre une pauvre femme de Nancy, nommée Lasnier (Asinaria) : elle avait l’habitude de mendier de porte en porte, et les aumônes qu’elle recevait suffisaient à son existence. Un jour elle frappa à la maison du bailli de Nancy (6) ; mais le fils aîné de celui-ci [p. 31] sortit à l’improviste et lui ordonna de revenir à une autre heure, car pour le moment les domestiques étaient occupé ; la femme répondit par des injures et aussitôt notre jeune homme tomba face à terre comme s’il s’était heurté contre un caillou. Et il affirma aux domestiques accourus que l’accident n’était pas arrivé par sa faute, qu’il était poussé par derrière par une force supérieure et qu’il se serait certainement cassé un membre, s’il n’avait eu la précaution en tombant de faire le signe de la croix. Le Démon fit alors, dit Remy, de vifs reproches à la femme Las­nier d’avoir manqué son maléfice et lui donna l’ordre de sur­prendre le jeune homme avant qu’il eût fait sa prière du matin et se fût garanti par le signe de la croix. Or, un matin, le jeune homme ouvrit la fenêtre de sa chambre au premier étage et vou­lut saisir un nid qui se trouvait sur la muraille ; il tomba la tête la première et on le rapporta évanoui à la maison. Il revint bientôt à lui et dit à son père : « Père, ne me faites pas de reproche ; j’ai été poussé par derrière et on a lancé un objet contre moi. » Et en effet un gros morceau de bois fut ramassé à l’endroit où il était tombé. L’enfant mourut quelque temps après ; la femme Lasnier fut aussitôt arrêtée. Interrogée par Nicolas Remy, elle fait des aveux ; elle est condamnée à mort et exécutée le 14 juil­let 1582. Remy nous raconte qu’aussitôt après la chute de l’en­fant, le Diable était venu en personne féliciter la sorcière et il accumule, pour le prouver, une série de citations de la Bible (7).

Telles étaient les accusations portées contre les sorcières et qui devaient conduire presque toujours ces malheureuses à la mort. Dans l’ancienne procédure, il fallait qu’un accusateur se présen­tât et soutînt la vérité de son dire par serment, témoignages ou autrement. Dans les procès de sorcellerie, il n’y a plus d’accusa­teurs ; il n’y a, comme pour les procès de l’Inquisition, que des dénonciateurs. Un individu a à se plaindre d’une femme qui l’a injurie, il ne veut pas payer son créancier ; il dénonce la femme et le créancier comme soupçonnés de sorcellerie. Le dénonciateur ne risque jamais rien. Son nom n’est pas communiqué à l’inculpé. Même dans certains pays, — ce ne fut point le cas en Lorraine, — l’on plaçait aux églises ou aux maisons communes des troncs destines à recevoir les dénonciations anonymes ; les dénonciations [p. 32] lâches et méprisables ! Sur ces dénonciations, l’officier public se mettait en mouvement, souvent même il ne les attendait pas. Le procureur général faisait des tournées en Lorraine et, par le procédé de l’enquête, — qu’il est devenu odieux le mot inquisitio ! — il recherchait les coupables.

Sur toute dénonciation, sur tout soupçon du ministère public, une information est ouverte (8), On entend toutes les personnes qui peuvent fournir des renseignements sur les inculpés et on consigne avec soin tous leurs dires. Tous les actes de la malheu­reuse femme soupçonnée, — car la proportion des femmes sor­cières par rapport aux hommes était de 9/10, — sont scrutés avec soin et tout va devenir indice qu’elle est réellement sorcière. On l’a appelée dans une querelle sorcière, et elle n’a rien répliqué ; elle n’a pas traîné son calomniateur devant les tribunaux ; indice sûr. Au contraire, elle s’est hâtée de poursuivre celui qui l’avait injuriée ; elle a voulu détourner les soupçons ; indice sûr. On ne voit jamais une femme à l’église ; c’est, dit Nicolas Remy, qu’elle s’est donnée au Diable. Elle court sans cesse à la messe, autre indice ; car une force irrésistible pousse les sorcières vers l’église ; constatation curieuse qui montre chez ces femmes une sorte de folie religieuse. L’information est ainsi presque toujours défavorable. La malheureuse est arrêtée et jetée en prison ; à Nancy, on la mène dans les tours de la porte de la Craffe.

Nous connaissons déjà les tribunaux qui vont la juger. Elle n’est point renvoyée devant des inquisiteurs ou devant le tribu­nal ecclésiastique, l’officialité. Elle comparaît, comme les autres criminels, devant la justice ordinaire, échevins, prévôts, justice municipale. Les juges font venir l’inculpée devant eux et pro­cèdent à son interrogatoire ; c’est l’audition de bouche. L’un des échevins, — nous supposons que le procès se déroule à Nancy, — lui demande son nom, son âge, si elle sait de quoi elle est accusée. A cette dernière question, en général, l’inculpée ne [p. 33] répond rien. Finalement, le juge lui dit son crime et expose les charges qui ont été recueillies dans l’information ; il lui demande de se défendre. D’ordinaire, l’accusée se récrie : elle se déclare innocente des méfaits qu’on lui impute. Le juge essaie toujours de l’effrayer par la violence de ses gestes, la véhémence de son langage. Il a recours à toutes sortes de ruses pour obtenir l’aveu attendu, l’aveu qui sera considéré par lui comme une véritable victoire. S’il y a deux inculpés, il ne manque d’affirmer au second que le premier a tout avoué, alors qu’il n’en est rien ; il se complaît dans les équivoques, les sous­ entendus. Jamais, dans ces interrogatoires, l’accusée n’est assistée d’un avocat ; l’avocat est même toujours absent de ces tristes procès : une sorcière ne doit point être défendue. Du reste, l’avocat ne courait-il pas de trop grands risques ? La sorcière ne pourrait-elle pas lui jeter un sort ? Mais qu’on admire la logique des croyances ! Il est admis que ces méchantes femmes ne peuvent rien ni sur les juges ni sur les bourreaux, qui, par une sorte de grâce d’état, sont à l’abri de leurs coups. Nicolas Remy nous raconte que le terrible onguent que maître Persin donnait aux sorcières perdait toute vertu dès qu’il était saisi par les juges. Lui-même, qui a été sans cesse en contact avec les sorcières, est resté toujours sain de corps et d’esprit, chrétien parfait. La femme Lasnier, de Nancy, inter­rogée par lui, lui lança cette apostrophe : « Comme vous avez de la chance que nous ne puissions rien sur vous, ô juges ! il n’y a point d’hommes que nous désirerions plus tourmenter que vous, qui poursuivez toute notre race par de tels supplices (9) ». Nicolas Remy pouvait procéder sans risque ni péril.

On trouvait des accusés, surtout parmi les femmes, qui avouaient dès le début. Il se présente ici un cas d’auto-suggestion fort curieux. La femme croit réellement qu’elle a conclu un pacte avec le Diable ; elle le crie à son juge; et, en général, avec cet aveu, elle tient des propos incohérents et orduriers : elle se com­plaît dans la crapule. Ces femmes ont été désignées comme sor­cières parce qu’elles sont des hystériques ; elles réalisent en quelque sorte les scènes qu’elles ont entendu raconter autour d’elles ; oui, elles se sont données au Diable, elles ont assisté au sabbat qu’elles décrivent avec un luxe incroyable de détails. [p. 34]

L’hystérie est héréditaire ; et voilà pourquoi souvent les filles ont été brûlées après les mères, parce qu’elles présentaient les mêmes symptômes morbides. La maladie chez des personnes faibles d’esprit est contagieuse ; voilà pourquoi beaucoup de vil­lages sont décimés (10). Si la femme ne se suggère pas à elle-même toutes ces visions, le juge qui l’interroge les fait naître en son esprit. Ses questions sont si nettes, si précises qu’elle arrive à douter d’elle-même. Elle avoue. L’aveu est une condamnation à mort ; le procès finit après l’information et l’interrogatoire.

Mais, après tout, ces aveux étaient rares ; le plus souvent, l’ac­cusée nie. Elle déclare qu’elle n’a point eu commerce avec Satan, qu’elle n’est point sorcière. Dès lors, on procède aux recolements et aux confrontations. Le juge convoque à jour et heure déter­minés tous les témoins entendus dans l’information ; il les inter­roge d’abord en l’absence de l’accusée ; il leur demande s’ils persistent en leur première déposition ; il les invite à y ajouter ou à en retrancher à leur gré ; c’est le recolement. Puis, pour la première fois, l’accusée est mise en présence de ses accusateurs ; et ici la Lorraine était en avance sur d’autres pays, où jamais la victime ne connaissait les témoins, où l’on continuait d’employer l’ancien système de l’Inquisition. Témoins et accusée sont inter­rogés contradictoirement sur les faits de la cause : c’est la con­frontation. Celle-ci terminée, le procureur ou le substitut pré­sent prend ses conclusions. Si elles tendent à l’absolution de l’inculpée, elles sont définitives ; mais, avec des procureurs imbus de l’esprit de Nicolas Remy, de telles conclusions devaient être rares, —l’on en trouve pourtant des exemples. — Mais, en géné­ral, les conclusions sont interlocutoires. Le procureur peut requérir que l’accusée nomme des témoins à décharge ; mais la malheureuse n’en trouvait presque jamais. Il peut requérir aussi que l’accusée soit soumise à la question ; c’était le cas ordinaire. Quand le procès avait lieu loin de Nancy, l’on demandait sur ces conclusions l’avis des échevins de Nancy ; mais presque toujours dans les procès de sorcellerie les échevins opinent pour la tor­ture. A Nancy même, point n’était besoin de consulter personne, [p. 35] et la sentence interlocutoire ordonnant la question était immé­diatement rendue.

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Sorcière devant son grimoire avant le départ au sabbat.

Avant de procéder à la question, l’on soumettait l’inculpé à un chirurgien ou à un médecin. L’inculpé, homme ou femme, était rase des pieds à la tête « partout où poil se trouve », disent les procès-verbaux, par la personne vile, c’est-à-dire par l’homme qui tond les chiens et récure les égouts ; puis le chirur­gien cherchait s’il retrouvait sur son corps la marque du Diable. De même que Dieu mettait son sceau sur certains élus en reproduisant sur leurs mains, sur leur flanc et leurs pieds les blessures du Christ, de même, dans les croyances de l’époque, le Diable marquait d’un signe ineffaçable la créature qui s’était donnée à lui. Nicolas Remy consacre tout un chapitre de sa Démonolatrie à cette marque diabolique. C’était au médecin à trouver ce signe, qu’on reconnaissait de la façon suivante : si à l’endroit du corps marqué par Satan l’on enfonce une longue épingle, l’inculpé ne sentira aucune douleur et pas une goutte de sang ne coulera de la blessure. Cette partie du corps est deve­nue tout à fait insensible :

Sanguis hebet, frigentque effetae in corpore vires

(la citation est de Nicolas Remy). Ainsi, en octobre 1590, on arrête à Briey la femme Claude Bogart. Après lui avoir rasé la tête, on découvre au sommet une cicatrice que les cheveux cachaient ; Claude affirme que cette cicatrice a été causée par une pierre qui lui a été lancée. Mais le chirurgien enfonce son épingle et déclare qu’en cet endroit le Diable a mis sa griffe sur sa créature. On découvre de même une verrue sur la jambe droite de la femme Muguet, arrêtée à Essey-lès-Nancy en juin 1591. Elle ne sent aucune douleur lorsqu’on y enfonce l’épingle ; mais, dès qu’elle est piquée à côté, elle pousse des hurlements effroyables. Signe diabolique, conclut Nicolas Remy, et il écrit : « Ceux-là errent cent et cent fois, ceux-là sont des fous qui prétendent expliquer de tels phénomènes par des causes naturelles. » N’en déplaise à Nicolas Remy, n’en déplaise à l’excellent abbé Lion­nois, qui composait au XVIIIe siècle une histoire de Nancy et qui faisait preuve d’un bien grand scepticisme en disant : « Les épingles de ces chirurgiens n’étaient-elles pas semblables à celles de nos joueurs de gobelets qui, en se perçant le front, ne se font [p.36] de mal que dans l’esprit des sots », — de tels phénomènes existent, et la médecine actuelle les explique par des causes naturelles ; cette insensibilité partielle est l’un des signes de l’hystérie ; elle peut même être provoquée par simple suggestion du médecin.

Dans tous ces procès de sorcellerie, le médecin ou le chirurgien doit partager la responsabilité du juge. Il procédait à l’examen du corps, trouvait la marque et donnait son certificat, qui était une condamnation à mort. Dans ce certificat, il ne constatait pas seulement, il interprétait Il affirmait que cette insensibilité était causée par l’empreinte du Démon. Dans un livre de chirurgie, paru en 1585, on lit : « Nul ne peut nier, il n’en faut douter, qu’il y ait des sorciers ; car cela se prouve par authorité de plu­sieurs docteurs et expositeurs, tant vieux que modernes, lesquels tiennent pour chose résolue qu’il y a des sorciers et enchanteurs qui, par moyens subtils, diaboliques et inconnus, corrompent le corps, l’entendement, la vie et la santé des hommes et autres créatures, comme animaux, herbes, l’air, la terre et les eaux. D’avantage l’expérience et la raison nous, contraignent le con­fesser, parce que les lois ont établi des peines contre telles manières de gens (11). » Singulier raisonnement : il y a des sorciers, puisqu’il y a des lois contre les sorciers. L’auteur de ce livre est Ambroise Paré, et peut-être le grand chirurgien, qui passait en son temps pour un novateur hardi, a-t-il causé sorcellerie avec Nicolas Remy, lorsqu’ en 1575 il arriva en Lorraine pour guérir la duchesse Claude de France, femme de Charles III.

Le médecin a donné son certificat ; mais il faut obtenir, de l’in­culpé lui-même l’aveu qu’il a eu commerce avec le Diable ; et cet aveu lui sera arraché par la torture. Nous connaissons par un livre de praticien écrit par Claude Bourgeois, maître-échevin de Nancy après Nicolas Remy, quels modes de torture étaient usités en Lorraine (12). Il y avait quatre épreuves qui étaient graduées.

C’étaient d’abord les grésillons. L’instrument était formé de trois lames de fer qu’on rapprochait à l’aide d’une vis. On mettait [p. 37] entre ces lames le bout des doigts de la main ou du pied jus­qu’à l’ongle et on serrait. La souffrance était atroce ; la victime sortait de l’épreuve les doigts entièrement écrasés. Venait ensuite l’échelle. C’était une échelle ordinaire dont une extrémité touchait terre, tandis que l’autre reposait sur un tréteau à trois pieds du sol. L’accusé était étendu nu ou en chemise sur l’échelle, les pieds attachés au barreau inférieur, les mains liées, à l’autre extrémité, à une corde qui s’enroulait autour d’un tour­ niquet ; on mettait en mouvement le tourniquet, et les bras, le corps entier s’allongeait. « L’accusé, dit Claude Bourgeois, souffre ainsi de grandes douleurs, tant à cause de l’extension violente de tout le corps qui s’allonge contre nature que pour les diverses parties affligées en cette extension, comme veines, artères, muscles, mais principalement les nerfs et tendons, qui sont toutes parties douées d’un sentiment fort exquis et conséquemment susceptibles de grandes douleurs. » Pour augmenter les souffrances de l’ac­cusé, on lui faisait passer sous le dos un morceau de bois pendant qu’on l’étirait. On lui jetait aussi souvent de l’eau froide à la figure ; on lui introduisait par un entonnoir une certaine quantité d’eau dans la bouche, ou encore l’on imprimait à cette échelle mobile des secousses savamment calculées.

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Les Brandes de Goya une plongée dans le démoniaque.

Tandis que la victime reste couchée sur l’échelle, on lui infli­gera la troisième épreuve, les tortillons. Les bras et les jambes nus sont attachés par de grosses cordes aux montants, et la corde est serrée autant qu’il est possible. Puis entre les membres et la corde on passe des bâtons ronds qu’on emploie comme un tour­ niquet. La corde est serrée davantage encore ; elle pénètre dans les chairs, qui sont de plus en plus comprimées en certains endroits et ressortent plus loin en bourrelets meurtris.

Enfin, si l’accusé n’a pas avoué, on a recours à l’estrapade. Au plafond de la chambre de torture est attachée une poulie, dans laquelle on passe une corde, semblable aux poulies dont se servent les maçons pour monter leurs pierres. L’accusé, en che­mise, les mains liées derrière le dos, est attaché par la ceinture à ce crochet et tiré violemment en l’air. On lui fait exécuter ainsi un certain nombre de tours ; parfois, pour augmenter sa souffrance, on étire le corps en attachant au pied de grosses pierres ; Claude Bourgeois assure que quelques-unes de ces pierres pesaient de soixante à quatre-vingts livres.

C’étaient là les seules tortures autorisées en Lorraine par les [p. 38] échevins de Nancy. Et ils se croyaient des esprits libéraux. Ils prohibaient les modes plus atroces encore. Ils défendaient de faire asseoir l’inculpé sur une selle hérissée de pointes, de le pendre dans une cheminée pour l’enfumer, de le priver de som­meil pendant une longue période, en le tenant éveille par des moyens artificiels. Ceux qui ont visité certains musées de torture d’Allemagne seront obligés de reconnaître que les échevins de Nancy ont été moins cruels que certaines justices d’outre-Rhin (13).

La torture est toujours administrée en présence d’un chirur­gien. Celui-ci doit arrêter le bourreau quand il lui semble que le patient est à bout de forces ; on ne doit pas détacher de l’échelle un cadavre ; le fait s’est produit parfois. On commence en géné­ral par montrer à l’inculpé les instruments de torture ; on lui explique la manière dont on s’en sert, les souffrances qu’ils pro­duisent, et, devant cette menace, on l’interroge de nouveau ; on le conjure d’avouer son crime. S’il persiste dans ses dénégations, le bourreau fait son office. Rarement une femme résiste jusqu’au haut. Tout à coup elle s’écrie que c’est trop souffrir ; elle raconte tout ce qu’on veut ; oui, elle a été au sabbat ; elle a eu accointance avec le Diable. Le juge lui demande le nom de ses complices ; elle nomme tous les noms qui lui traversent la tête, noms illustres ou noms ignores, grands personnages de l’état ou pauvres mendiants. C’étaient de nouvelles victimes qu’elle désignait, et chaque pro­cès en engendrait une série d’autres. Parfois le juge, pour obte­nir plus vite l’aveu, usait de stratagème. Il promettait à la pauvre torturée sa grâce et une chaumière ; mais il sous-entendait par restriction mentale la grâce d’être étranglée avant d’être brûlée, et la chaumière, c’étaient les bottes de paille du bûcher. Le juge aussi, dans la recherche des complices, désignait parfois un homme ou une femme par son nom : « N’étiez-vous pas au sabbat avec un tel ou avec une telle ? » Ces pratiques, il est juste de le reconnaître, étaient condamnées par les échevins de Nancy. Claude Bourgeois écrit : « il n’est loisible d’user d’artifices, de [p. 39] paroles mensongères ou captieuses comme de faire entendre au criminel qu’il confesse librement ce qu’on luy demande soubs esperance et promesse de pardon et autres, cela étant très perni­cieux, et dont les juges practiquant tels abus et injustices en repondront devant Dieu, et, cela estant descouvert, debvront estre châtiés exemplairement par les juges supérieurs qu’il appar­tiendra » : — et, en effet, certains juges ont été destitués pour n’avoir pas suivi ces préceptes. — Claude Bourgeois écrit encore : « Il ne faudra particulariser ou nommer personne, suggérer, — le mot est dans le texte, — ou désigner par habits ou autrement, ains faudra interroger généralement qui sont les complices. »

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L’écartèllement.

Le lendemain des aveux, l’accusée était interrogée à nouveau hors du lieu de torture. Il arrivait souvent qu’elle rétractait ses aveux antérieurs, qu’elle déclarait n’avoir su ce qu’elle disait, n’avoir parlé que sous l’empire de la douleur. Le juge aurait dû réfléchir à ses rétractations ; il aurait dû se rappeler le proverbe latin : torquere est extorquere ; il aurait dû se dire, comme plus tard l’auteur tragique (14) :

La torture interroge et la douleur répond ;

mais, dans ces rétractations, il voit une nouvelle manœuvre de Satan ; et l’accusée est remise aussitôt à la question (15). Après les grésillons, l’échelle ; après l’échelle, les tortillons et puis l’estra­pade. Quelques-unes résistent jusqu’au bout et sont renvoyées des fins de la plainte (16), mais le cas est tout à fait extraordinaire.

L’aveu une fois fait est aussitôt consigné par écrit : c’est la sen­tence de mort. Les juges n’ont qu’à en prendre acte et à pronon­cer en conséquence. Dans les juridictions inférieures, la sentence [p. 40] est provisoire, les pièces du procès sont renvoyées aux échevin de Nancy ; ceux-ci déclarent en général que le procès a été bien jugé, et, aussitôt leur réponse arrivée, les juges rendent la sen­tence définitive. A Nancy, il n’y a qu’une sentence définitive.

Nous donnons ici la formule de ces sentences de mort, pronon­cées par les tribunaux locaux, telle que nous la rapporte Claude Bourgeois ; cette formule a été répétée des milliers de fois en Lor­raine :

« Veu le procès extraordinairement instruit par Nous Ies prevôt ou Maire et gens de justice de N. (ici le nom de la localité), à la requeste du procureur d’office, contre N., prevenu et accusé de sortilège et vénéfice, sçavoir l’information, l’audition de bouche dudit accusé, recolements et confrontations, les conclu­sions dudit procureur en date du…., notre sentence du…, par laquelle aurions condamné ledit accusé à la question ordinaire et extraordinaire, l’acte et procès-verbal de ladite question, les conclusions définitives dudit sieur procureur et l’avis de Mes­ sieurs les maître eschevin et eschevins de Nancy (c’est l’énu­mération exacte de tous les actes de la procédure ; voici maintenant la sentences, disons que, par ladicte procédure et par la confession dudict accusé, iceluy est suffisamment atteint et convaincu dudict crime de sortilège et vénéfice ; de quoi l’avons condamné et condamnons à estre delivré entre les mains des exécu­teur de haulte justice, pour par luy être exposé au carcan à la vue du peuple l’espace d’un demi-quart d’heure ou environ, puis mené et conduict au lieu où l’on a accoustumé supplicier les delinquants, et illec attaché à un poteau, y estre estranglé après qu’il aura aucunement senty l’ardeur du feu, son corps ars, bruslé et reduit en cendres, tous et chascuns de ses biens declarez acquis et confisqués à qui il appartiendra, les frais de justice pris sur iceux au préalable. »

Beaucoup d’accusés, pour ne pas affronter cette série d’horreurs, se donnaient la mort en prison. Que de fois ne trouve-t-on pas dans les archives des mentions comme la suivante : « 1593. Marguerite, veuve de Thiébaut le vigneron, demeurant a Bel­leau (17), accusée de vénéfice et de sortilège ; étant détenue en pri­son de ce lieu, se serait par mains violentes précipitée à la mort. » Nicolas Remy reconnaît que les suicides en prison sont [p. 41] nombreux ; il avoue par exemple qu’en juillet 1581 Didier Finance, de Mandray (18), a échappé au supplice en s’enfonçant dans la gorge un couteau qu’on avait oublié près de sa main, et il ajoute : « Il me souvient qu’en cette année et l’année précédente il s’est trouvé en Lorraine environ quinze personnages qui se sont fait justice à eux-mêmes, pour ne pas être un exemple à tous (19) ». Remy a horreur de ces morts : « J’ai hâte, écrit-il, d’en venir à des procès qui eurent de meilleures issues, — ad ea quae exitus meliores habuerunt », — et il raconte les supplices de Jeanne, sorcière à Ban-sur-Meurthe, d’Anne Drigie, de Harau­court, et de Didier Gérard, de Vennezey (20). Le bourreau ne per­dait pas tout droit si la victime se donnait la mort. Le cadavre était exposé aux fourches patibulaires et ensuite brûlé.

La sentence définitive, une fois rendue, était aussitôt mise à exécution. Un confesseur devait préparer la sorcière à la mort ; et nous pourrions répéter des confesseurs ce que nous avons dit des médecins ; jamais l’un de ceux qui avait reçu les dernières confidences des victimes n’a protesté de leur innocence ; si l’ac­cusé niait encore au tribunal de la pénitence, le confesseur attri­buait ces dénégations à une méchanceté endurcie et aux ruses du Démon (21). La condamnée, avant le supplice, était exposée quelques minutes au carcan. A Nancy, cette exposition avait lieu sur la place Saint-Evre, tant que les prisons furent à la porte de la Craffe. Plus tard, elle eut lieu dans la Ville-Neuve, sur la place du Marché, devant l’hôtel-de-ville. Au-dessus de la malheureuse, on plaçait un écriteau indiquant son crime : guenoche et sorcière. On la livrait à la risée d’une multitude sans pitié et qui lan­çait d’ignobles injures. Après l’exposition, la sorcière était menée au supplice. Au début, devant le portail de l’église Saint-Evre [p. 42] elle faisait amende honorable, une torche noire à la main. Le cortège sortait par la porte de la Craffe et se rendait sur les bords de la Meurthe, à quelque distance de la route de Nancy à Champigneulles, en un endroit appelé le Paquis, où aujourd’hui se dresse l’usine du Pont-Fleuri (22). Là le bûcher était dressé. Il se composait d’un cent de fagots et d’une corde de bois (23). Au-dessus se dressait un poteau où la victime était attachée. La sorcière n’était pourtant pas brûlée, à proprement parler. A peine avait-elle senti la flamme que le bourreau l’étranglait. Le corps était ensuite brûle et les cendres dispersées. On ne jetait vivantes dans le feu que les sorcières endurcies, celles qui avaient refusé de faire pénitence. A ces exécutions assistait une foule gouail­leuse, — la même foule ignoble qui se presse aujourd’hui autour des échafauds.

Suggérées par le juge, des mères avaient avoué qu’elles avaient emmené au sabbat leurs enfants, jeunes garçons et jeunes filles de sept à dix ans. Ces enfants eux-mêmes avaient parfois avoué leurs forfaits ; ils avaient décrit le sabbat, répété les chansons licencieuses qu’on y chantait ; ils soutenaient avoir tourné la broche de Satan ! Les échevins de Nancy n’osaient condamner ces malheureux ; on se bornait à leur mettre les épaules nues et à les frapper trois fois de verges devant le bûcher où brûlait leur mère ; et cette condamnation devint en Lorraine d’un usage cou­rant. Mais Nicolas Remy s’élève contre ce qu’il regarde comme une faiblesse : « Je n’ai jamais pensé que de cette manière il était satisfait aux lois (24) ». Avec une férocité inouïe, dans un passage qui nous paraît le plus abominable de la Démonolatrie, il réclame contre les pauvres êtres la peine capitale. Il rappelle l’histoire des quarante-deux enfants de Béthel qu’Elisée avait fait manger par les ours, uniquement parce qu’ils l’avaient nommé vieux chauve. Et il veut que toute graine de sorciers soit anéantie.

Les enfants des sorciers pâtissaient encore d’une autre façon, même s’ils n’étaient pas impliqués dans les crimes de leurs parents. Tous les biens étaient confisqués au profit de l’Etat, et les malheureux, repoussés partout, restaient sans ressources. La [p. 43] plupart des condamnés étaient pauvres, sans doute ; mais il y en eut aussi de riches. On put soupçonner que le duc Charles IV envoya au bûcher Melchior de La Vallée, chantre de la collé­giale Saint-Georges, non seulement pour compromettre sa femme Nicole, baptisée par le prétendu sorcier, mais encore pour acquérir son grand domaine de Sainte-Anne, sur la route de Laxou (25). On a pu dire que les procès de sorcellerie étaient si nombreux en Lorraine uniquement parce que les biens des con­damnés étaient acquis aux seigneurs (26).

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Death of Regulus. ( Boccaccio) Netherlads c. 1479-80. art –
Master of the White Inscriptions – Merci à Testimony del Fuoco

Nous avons ainsi suivi la sorcière depuis son arrestation jus­qu’à son supplice. Le jour où arrivait à la justice la dénon­ciation anonyme, elle était presque sûrement perdue. Comme ceux qui entrent dans les enfers, elle devait laisser toute espé­rance. Le drame que nous venons de raconter eut, au temps où Nicolas Remy fut échevin de Nancy, puis procureur général, de 1576 à 1606, soixante à quatre-vingts représentations par ans (27) ; et, après sa retraite et sa mort, l’impulsion donnée par lui dura. De 1606 à 1633, les bûchers s’allumèrent encore à mainte reprise ; pourtant, peu à peu, le mouvement se ralentit et les rôles des échevins de Nancy furent moins encombrés. Le total des sorciers et sorcières brûlés ne laisse pas que d’être considérable ; et cette épidémie de sorcellerie qui sévit sur le duché a fait plus de victimes que la peste ; la sottise de l’homme est plus nuisible que les plus terribles fléaux de la nature. En l’année 1633, les Fran­çais occupèrent la Lorraine ; le tribunal des échevins de Nancy fut supprimé ; les magistrats français qui remplacèrent les magis­trats lorrains étaient plus éclairés ; puis, au milieu des guerres et de l’occupation étrangère, d’autres préoccupations absorbèrent les esprits ; on laissa les sorcières en repos. Quand le duc Charles IV rentra dans ses états, en 1661, il y eut encore de-ci [p. 44] de-là quelques exécutions. En 1661, Jeannon Maronde, femme de Jean La Ronze ; en 1670, Jeannon, femme de Georges Gran­didier, furent brûlées à Saint-Dié (28), en terre ecclésiastique, où les vieilles superstitions avaient poussé des racines plus profondes. Mais en 1682 fut rendu, sous l’inspiration de Colbert, l’édit qui défendait aux cours et aux tribunaux d’admettre dorénavant l’ac­cusation de sorcellerie sabbatique ; et cet édit fut appliqué à la Lorraine, que la France avait occupée une seconde fois en 1670.

Dans sa Démonolairie, Nicolas Remy écrit ces mots : « Malheur à ceux qui ont conclu un pacte avec l’enfer… Mais malheur aussi à ceux qui cherchent à diminuer l’odieux d’un crime aussi horrible et exécrable, qui admettent les circonstances atténuantes de la crainte, de l’âge, du sexe, de l’imprudence ou d’autres excuses analogues. » En conséquence, dans I’ exercice de son ministère, il a toujours refusé les circonstances atté­nuantes. Certes, Nicolas Remy eût été bien étonné si on lui avait dit qu’un jour il serait l’accusé. Soyons plus indulgent que lui ; rappelons tout ce qui peut être dit en sa faveur : ses opinions étaient celles de son temps, et c’est à elles plus qu’à sa personne qu’il faut nous en prendre ; il croyait faire œuvre­ agréable à Dieu, sauver la religion et la société ; il pensait paraître au tribunal suprême la conscience pure et tranquille ; il s’y serait même fait un argument des bûchers qu’il avait allumès. Mais pourtant il nous faut le condamner, parce qu’il lui manquait l’une des qualités que nous croyons indispensable au magistrat, la bonté. Peut-être avec plus de bonté aurait-il eu par­ fois des doutes et aurait-il été moins sûr de ses raisonnements. Avec plus de bonté, il eût été plus intelligent. Armé par la loi d’un pouvoir terrible le magistrat doit se défier de lui-même et de sa raison, rechercher toujours les circonstances atténuantes et ouvrir son cœur à la pitié. Nicolas Remy ne fut pas un bon juge.

Ch. PFISTER.

NOTES

(1)   Voir Rev. Hist.,  t. XCIII, p. 225. [en ligne sur notre site]

(2)  Nous résumons ici ce que dit Nicolas Remy dans la Demonolatrie, p. 121 et suiv.

(3) Démonolatrie, p. 141.

(4) Amance, qui avait reçu la coutume de Beaumont, avait droit de haute justice. Toutes les pièces de ce procès ont été publiées par Henri Lepage dans l’Annuaire de la Lorraine, 1854 ; l’article a été tiré à part sous le titre: Une procédure de sorciers au XVIe siècle, Nancy, Grimblot et veuve Raybois.

(5) Démonolatrie, p. 146.     .

(6) Le bailli de Nancy de 1577 à 1607 fut Renault de Gournay, seigneur de Villers. Cf. Henri Lepage, les Offices des duchés de Lorraine et de Bar, dans les Mémoires de la Société d’archéologie lorraine, 1869, p. 103.

(7) Démonolatrie, p. 272.

(8) Souvent le procureur général de Lorraine ou le procureur des Vosges ou d’Allemagne requièrent les officiers judiciaires inférieurs, substituts ou prévôts d’informer secrètement des cas de sortilège et vénéfice. Une réquisition de ce genre a été publiée par L. Quintard, Procès de deux sorciers en 1.605, dans les Bulletins mensuels de la Société d’archéologie lorraine, 1906, p. 16. Il s’agit de Catherine, veuve de Claude Bailliot, et de Claude, son fils, demeurant à Mataincourt (Vosges). On reprochait à Catherine de tenir et nourrir des crapauds dans sa maison. Les deux accusés, qui n’avouèrent pas, furent condamnés au ban­nissement.

(9) Démonolatrie, p. 38.

(10) Dans ]e petit village d’Azelot, au canton de Saint-Nicolas-de-Port, qui compte aujourd’hui 200 habitants, et qui en comptait à peine 100 autrefois, il y eut à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle jusqu’à trente procès de sor­cellerie. Cf. Lepage, les Communes de la Meurthe, art. Azelot.

(11) Ambroise Paré, Œuvres complètes, éd. Malgaigne, t, III, p. 53. Ce passage, tiré du Livre sur les monstres et les prodiges, ne se trouve que dans l’édition de 1585.

(12) Pratique civile et criminelle pour les justices inférieures du duché de Lorraine, conformément à celle des sièges ordinaires de Nancy, Nancy, J. Garnich, 1614, IV-53 feuillets in-4°

(13) Des procureurs lorrains demandaient des supplices plus terribles. Un procureur, Didier Colin, écrit sur un exemplaire de la Pratique civile et cri­minelle, de Claude Bourgeois : « Aucuns disent qu’il n’y a douleur si grande que celle qui vient de la distillation d’eau froide sur le nombril. Aucuns que les millepèdes, cloportes on pourcelets Saint-Antoine, appliqués et retenus sur le nombril, font plus grand rage et tourment. » Cité par R. de Souhesmes, la Torture et les anesthésiques, dans les Mémoires de la Société d’archéologie lorraine, 1901, p. 10.

(14) Raynouard, les Templiers.

(15) Claude Bourgeois se rend bien compte des objections qu’on peut faire à la torture : « La question est dangereuse, écrit-il ; le plus souvent l’innocent y confesse ; autrefois, le coupable malfaicteur l’endure et à ce moyen est absous. » Mais de ces prémisses il n’ose pas tirer la conclusion.

(16) Quelques accusées très exaltées arrivaient à devenir insensibles à la dou­leur. Le juge le savait et voyait dans ce fait une manœuvre de Satan. Le Diable aidait ses suppôts : il se logeait sous les ongles et dans les poils. C’était un autre motif pour raser les victimes. Le diable leur avait appris des formules magiques qui supprimaient la douleur ; aussi on les exorcisait. Cf. R. de Souhesmes, loc. cit., p. 5 et suiv. Les accusées qui ne manifestaient pas de dou­leur n’étaient pas relâchées ; on renvoyait seulement celles qui n’avouaient pas, malgré leurs évidentes souffrances.

(17) Canto de Pont-à-Mousson.

(18) Canto et arr. de Saint-Dié, Vosges.

(19) Démonolatrie, p. 347.

(20) Haraucourt, canto de Saint-Nicolas ; Ban-sur-Meurthe, Vennezey, canto de Gerbéviller.

(21) Nous devons pourtant citer un jésuite allemand qui osa protester. Frédéric Spee avait accompagné dans les environs de Bamberg et de Würzbourg de nombreuses sorcières au bûcher, et, comme l’évêque de Würzhourg, Jean Phi­lippe de Sohënborn, s’étonnait que ses cheveux fussent blancs avant l’âge, il répondit : « C’est à cause de la douleur éprouvée en conduisant des innocentes au supplice. » Spee fit paraître en 1631 un livre où il s’élevait contre la sorcel­lerie : Gautio criminalis seu de processibus contra sagas liber ad magistratus Germaniae hoc tempere necessarius, Sur ce livre, cf. Soldan, Geschichte der

Hexenprocesse, t. II, p. 187.

(22) Au début du XVIIe siècle, il y eut quelques exécutions sur la place du Marché.

(23) Voir les comptes des receveurs.

(24) Sed ne hac quidem ratione numqnam putavi plene legibus esse satisfac­tum » (Démonolatrie, p. 200-201).

(25) On consultera, sur Melchior de La Vallée, Henri Lepage, les Chartreuses de Sainte-Anne et de Bosserville (Nancy, 1851), et un autre article du même, Melchior de La Vallée et une gravure de Jacques Bellange, dans les Mémoires de la Société d’archéologie, 1882, p. 257. Un autre procès célèbre fut celui d’André des Bordes, maître d’armes du duc Henri II. Cf. Henri Lepage, André des Bordes, épisode de l’histoire des sorciers en Lorraine, dans les Mémoires de la Société d’archéologie, 1851, p. 5-55. Nous comptons raconter prochaine­ment l’histoire de ces deux procès.

(26) En Allemagne, la confiscation n’était pas de règle. Voir Soldan, t. I, p. 453.

(27) Il avoue avoir condamné à mort, de 1576 à 1592, comme échevin, 900 vic­times : ce qui nous donne une moyenne annuelle de soixante, et les exécu­tions furent plus nombreuses après sa nomination de procureur.

(28) Gaston Save, la Sorcellerie à Saint-Dié, dans le Bulletin de la Société philomathique de Saint-Dié, 1887-1888.

 

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