Charles Blondel. La croyance à l‘extase selon M. Pierre Janet. Extrait de la « Revue de métaphysique et de morale » (Paris), Tome XXXV, n°1, 1928, pp. 107-132.

Charles Blondel. La croyance à l‘extase selon M. Pierre Janet. Extrait de la « Revue de métaphysique et de morale » (Paris), Tome XXXV, n°1, 1928, pp. 107-132.

 

Charles Aimé Blondel (1876-1939). Philosophe, psychologue et médecin. Normalien agrégé de philosophie, successeur de Georges Dumas à la chaire de psychologie pathologique de la Sorbonne en 1937. Critique intarissable et souvent virulent de la psychanalyse. Quelques publications :
— Les auto-mutilateurs. Etude psycho-pathologique et médico-légale. Thèse de la faculté de médecine de Paris n°329. Paris, Jules Rousset, 1906.1 vol.
— 
La Psycho-physiologie de Gall, ses idées directrices. Paris, Félix Alcan, 1914. 1 vol.
— L’activité mentale selon Freud. Moi et libido. Article parut dans le « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger »), (Paris), quarante-huitième année, XCVI, juillet-décembre 1923, pp. 109-122. [en ligne sur notre site]
— La Psychanalyse. Paris, Félix Alcan, 1924. 1 vol.
— La mentalité primitive. Préface de Lévy-Bruhl. Paris, Stock, 1926. 1 vol. in-12, 122 p., 3 ffnch.Dans la collection « La culture moderne ».
— Introduction à la psychologie collective, Paris, Armand Colin, 1928.
— La conscience morbide. Essai de psychopathologie générale. Paris, Félix Alcan, 1914. 1 vol.. Dans la « Bibliothèque de la fondation Thiers fascicule XXXII ».
— La psychographie de Marcel Proust, Paris, Vrin,, 1932.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées partons soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 107]

LA CROYANCE ET L’EXTASE
SELON M. PIERRE JANET

Le nouvel ouvrage de M. Pierre Janet, triomphe une fois de plus de pénétration et d’originalité, comportera deux volumes. Très prochainement, espérons-le, le second nous éclaircira les troubles affectifs constatés chez une malade que M. Janet a suivie durant vingt-deux ans, tandis que le premier vient de nous apporter l’interprétation des troubles intellectuels qu’elle a concurremment présentés.

Trop souvent, en clinique mentale, où l’évolution morbide se poursuit volontiers des mois et des années, les malades nous échappent prématurément et, ne connaissant ainsi par observation directe qu’une partie seulement de la courbe décrite par leur affection, nous sommes contraints d’en extrapoler conjecturalement le reste. Par une rencontre heureuse des circonstances et de l’assiduité de l’examen, cette courbe nous est pratiquement donnée tout entière dans le cas de Madeleine, la malade de M. Janet. Mais, si importante soit-elle, ce n’est, cependant, là que la moindre des raisons de l’intérêt que prendront tous les esprits curieux de la vie [p. 108] morale à l’histoire de Madeleine. Elle a fourni, en effet, à M. Janet l’occasion la plus opportune et la plus topique de rassembler quantité d’idées répandues par lui au hasard des articles et des conférences, de reprendre nombre de conceptions qui font depuis trente ans l’objet de son enseignement au Collège de France et qui, malheureusement, sont loin encore d’être toutes intégralement publiées, et d’utiliser enfin l’ensemble de son expérience psychologique et de ses vues sur la vie mentale et l’évolution de l’humanité comme de l’homme non seulement à l’interprétation du délire de sa malade, mais encore à l’élaboration de toute une théorie de la vie et de l’extase mystiques.

Comme il était naturel et nécessaire, M. Janet a commencé son étude par l’histoire de sa malade. puis, après avoir repris l’exposé de ses théories sur la hiérarchie des tendances et la psychasthénie, en l’enrichissant encore tout en le limitant à l’activité intellectuelle et à ses troubles, puisque le premier volume traite exclusivement . de la croyance, il a montré avec la plus séduisante habileté comment, à la lumière de ces théories, le délire religieux de Madeleine était susceptible de nous éclairer sur la nature et la valeur des états intellectuels propres à la vie mystique. La place nous manque pour suivre pas à pas cette brillante démonstration. Ce serait la trahir, en compromettre la clarté et. la vigueur que de la ressasser à l’excès. Pour. donner brièvement de la thèse de M. Janet une. idée précise, mieux vaut ici procéder dogmatiquement, rappeler l’essentiel de la doctrine psychologique élaborée par lui et y encadrer au moment voulu, avec l’observation de Madeleine, l’explication des phénomènes mystiques à laquelle elle donne lieu. Ce faisant, il nous faudra Je courage d’indiquer seulement ou même. de passer sous. silence bien des analyses des opérations du langage, du fonctionnement de la mémoire, des notions d’être, de réel ou .de présent, par exemple, qui le disputent entre elles de finesse et d’ingéniosité. Rarement, il a été aussi vrai de dire que l’analyse d’un livre ne saurait jamais remplacer le livre lui-même.

I

La psychologie pathologique, à la constitution de laquelle M. Janet a pris la part que l’on sait, exige l’emploi d’une méthode particulière. Sans doute, on a eu grand tort de pousser à l’extrême [p. 109] l’opposition de la pensée morbide el de la pensée normale. Cependant l’incapacité où se trouve l’aliéné de composer avec ses tendances, son insouciance de la pensée d’autrui, son indifférence à l’égard des règles de la pensée sociale nous le rendent à peu près incompréhensible. Dans ces conditions, « il n’est pas prudent, il est quelquefois absurde d’essayer de nous représenter la pensée intime du malade en nolis mettant à sa place et en imaginant ce que nous aurions senti nous-mêmes dans les mêmes circonstances. Nous ne sommes pas identiques au malade que nous supposons par définition dans un état d’esprit différent du nôtre. Nous ne pouvons nous représenter les pensées du malade qu’en partant de ses actions visibles et non en parlant de notre propre pensée. La psychologie sortie du Cartésianisme considérait notre pensée comme le phénomène primitif et l’action comme une conséquence ou une expression secondaire. Cette psychologie est à la rigueur possible chez des hommes normaux que nous admettons plus ou moins identiques à nous-mêmes, ·elle est impossible quand il s’agit d’anormaux. Nous sommes obligés de concevoir une psychologie dans laquelle l’action visible à l’extérieur est le phénomène fondamental. et la pensée intérieure n’est que la reproduction, la combinaison de ces actions extérieures sous des formes réduites et particulières » (203).

La psychologie pathologique doit donc « être objective et ne peut étudier que les actions, les attitudes, les langages du malade », id.). Cette forme de psychologie a triomphé en psychologie animale sous le nom de psychologie du comportement. Elle peut aussi bien être applicable à l’homme, ainsi que M. Janet l’a montré depuis trente ans, mais à une double condition. « D’abord il faut. dans cette psychologie de l’action faire une place à la conscience … que l’on ne peut méconnaître chez les hommes ou même chez les animaux supérieurs », en la considérant comme « une conduite particulière », « une complication de l’acte qui se surajoute aux actions élémentaires ». Ensuite il faut s’y préoccuper « des conduites supérieures, des croyances, des réflexions, des raisonnements, des expériences » (204). Il est possible de procéder à cette dernière étude sans faire appel à l’introspection ou à de prétentieuses métaphores anatomo-physiologiques, sans s’égarer arbitrairement hors du plan de l’action, en prenant en considération le langage, qui est précisément [p. 110] une action particulière à l’homme, doublant chez lui l’activité proprement dite, « Le langage, petit mouvement au début de la même nature que les autres » (284), jouit de deux privilèges singuliers. D’une part, le mot se détache aisément de l’acte auquel il répond et l’action parlée devient ainsi indépendante de l’action réelle. D’autre part, d’action extérieure entraînant des réactions d’autrui, la parole se transforme facilement en action interne ne déterminant plus à la rigueur que des réactions de l’intéressé lui-même et les pensées ne sont ainsi que des formules verbales silencieuses qui ne suscitent aucune réaction sociale et dont, en conséquence, nous oublions le-caractère verbal. Ainsi se constitue chez l’homme toute une série de relations entre les conduites actives et les conduites verbales, toute une série de « conduites très variées dans lesquelles intervient le langage » et qui sont « comme des intermédiaires entre les conduites extérieures et les pensées » (204), relations et conduites dont l’étude permet d’élaborer du point de vue exclusif de l’action toute la psychologie des. fonctions supérieures. Une telle psychologie objective, « forme élargie et supérieure de la psychologie de comportement », mérite d’être dite « psychologie de la conduite » (205).

Mais il y a deux types fondamentaux de conduite, qu’il est utile. d’étudier séparément, quoiqu’ils soient étroitement associés élans la pratique ; « la conduite qui· constitue les sentiments », « ensemble de réactions… à l’état intérieur de l’organisme », et la conduite qui constitue l’intelligence, c’est-à-dire « l’adaptation des actions et surtout des langages aux circonstances· extérieures à l’organisme. » (6). Toute psychologie complète de la conduite comporte donc, naturellement et nécessairement, deux parties, relatives l’une à l’intelligence, l’autre à l’affectivité; mais nous sommes, cependant, en droit de concentrer foi exclusivement notre attention, avec M. Janet, .sur les conduites intellectuelles et sur les croyances, en particulier.

L’étude des· conduites doit être quantitative et faire étal, en. conséquence, de leur efficacité dont dépendent précisément leur valeur et, avec elle, leur caractère-normal ou pathologique. Ainsi interviennent les deux notions, si connues· des lecteurs de M. Janet, de force et de tension. La force· avec laquelle les actes sont exécutés est une quantité mesurable, dont l’étude trouvera sa .place dans le second volume, à propos des sentiments. La tension comparable [p. 111] à la hauteur d’une chute d’eau, au potentiel d’un courant électrique, au pouvoir de déflagration d’un explosif, est « une qualité difficile à définir d’une manière générale » (286) qui assure à l’action une efficacité plus grande pour une égale ou même une moindre dépense de force. L’exercice plus ou moins parfait de la fonction du réel, le degré de complexité et de systématisation des actions, la perfection avec laquelle les opérations psychologiques se différencient à la conscience sont autant de moyens, très intéressants et très utiles, d’apprécier et de mesurer les tensions correspondantes, mais le plus généralement valable, est la considération de l’évolution des conduites. La tension n’est pas le caractère d’une action isolée, mais de toute une conduite composée d’actions de même niveau. Les différentes conduites peuvent donc se distinguer par leur degré de tension et, au cours du développement, elles .apparaissent dans un ordre qui est précisément celui de. leurs degrés de tension. D’autre part, du point de vue qualitatif, elles répondent à des, tendances qui, de leur côté, se hiérarchisent à la fois suivant leur ordre d’apparition et l’importance de leurs effets. Dans ces conditions, « d’une manière générale le degré de la tension psychologique ou l’élévation du niveau mental d’un individu dépend du degré qu’occupent dans la hiérarchie les tendances qui fonctionnent en lui et du degré d’activation auquel il faut porter les plus élevées de ces tendances » (382). La hiérarchie des tendances et des conduites est donc en psychologie d’une portée qui justifie M. Janet· d’avoir tenté, malgré l’immense difficulté de la tâche, d’en présenter une esquisse.

II

Pour établir cette esquisse, M. Janet, pour sa part, s’est fondé avant tout sur la, psychologie pathologique. Mais la psychologie de l’enfant .avec Piaget, l’étude de la, mentalité, primitive avec Durkheim et, Lévy-Bruhl,. la psychologie génétique, surtout, avec, Boyce, Baldwin et Mac.Dougall, sont arrivées, en particulier en ce qui concerne les stades de la croyance, à des résultats qui confirment les siens. Entre l’anormal, le primitif et l’enfant il y a, sans doute, des différences ; mais les ressemblances sont autrement importantes et significatives et nous autorisent à grouper les recherches faites sur eux et à en unifier les conclusions. [p.112]

Dans le tableau hiérarchique des actions humaines viennent d’abord les tendances psychologiques inférieures. La conduite animale proprement dite, la conduite avant le langage comprend quatre stades :

1° Le stade de l’agitation diffuse, agitation incoordonnée, convulsive, intéressant les viscères et les vaisseaux, mais, aussi, au moins en partie, les muscles des membres, et constituant le type d’action le plus bas ;·

2° Le stade de l‘action réflexe, réponse motrice organisée et systématisée à une modification périphérique définie, action explosive débutant aussitôt que la stimulation a atteint un certain degré et se déroulant intégralement jusqu’à complète décharge de la tendance ;

3° Le stade des conduites perceptives ou des tendances suspensives, où la tendance, éveillée par une première stimulation, au lieu d’exploser, demeure en suspens jusqu’à ce qu’une nouvelle stimulation en suscite définitivement la décharge, et, par cet échelonnement de son activation, permet la constitution des objets en dessinant sous forme d’attitudes les conduites, c’est-à-dire les notions qui leur sont relatives ;

4° Le stade des tendances socio-personnelles, où se systématisent en conduites conservation et imitation d’autrui, obéissance, pitié, collaboration, rivalité, lutte et haine, en même temps qu’apparaissent, par un retour sur soi-même, les tendances égoïstes à se distinguer des autres, à jouer un rôle, à augmenter le corps propre par toutes sortes d’acquisitions.

Trois points très importants doivent ici retenir attention. D’abord, à ce dernier stade, la collaboration avec autrui. entraîne la collaboration des tendances entre elles et de l’individu avec lui-même. « L’animal social ne collabore pas seulement avec les autres, il collabore avec lui-même, il surveille, il arrête, il complète ses propres actions ». Nous saisissons là un premier exemple d’un processus, très général dans l’évolution des tendances, qu’on pourrait appeler l’intériorisation des conduites : les conduites que nous adoptons avec nous-mêmes copient celles que nous avons déjà éprouvées avec autrui, et l’action intérieure se modèle sur l’action extérieure.

Ensuite, cette collaboration avec soi-même, qui constitue une variété particulière des réflexes appelés proprio-ceptifs, a été « le [p. 113] point de départ des régulations de l’action, des sentiments et des phénomènes de conscience. L’acte conscient s’est constitué en même temps que les actes sociaux » (213). Par conséquent, en deçà du stade social, la conscience a bien pour « point de départ les réactions protectrices de l’instinct vita », au delà, elle s’épanouit bien en « expressions verbales », « réflexions », « appréciations » (301), au point de se confondre pour nous avec cette parole intérieure qu’est en réalité la pensée (218-9) ; contemporaine de ces réactions de l’individu à lui-même, de ces amplificateurs et réducteurs des actions que sont les sentiments, elle n’en est pas moins antérieure au langage et, vu son moment d’apparition, elle ne saurait être le privilège exclusif de l’homme, elle appartient à tout animal social.

En fin, trait peut-être le plus essentiel, pour M. Janet, on vient de le voir, les tendances socio-personnelles, les conduites sociales élémentaires ne sont pas davantage le propre de l’homme, puisqu’elles rentrent dans la conduite animale proprement dite. Sans doute, aux yeux de M. Janet, les conduites sociales particulières à l’homme impliquent l’intelligence, le langage (217) et même la division du travail avec ses conséquences mentales (230) ; notre expérience (231), notre logique (244) sont d’origine sociale, certaines croyances enfin offrent un caractère colleclif (247). Mais, du moment qu’il fait des conduites sociales élémentaires des conduites animales, il semble qu’il n’établit pas entre les sociétés animales et les sociétés humaines le même hiatus au moins provisoire que l’école sociologique française, et la vie en société n’est pas pour lui instigatrice et révélatrice de l’humanité en l’homme. Aussi, quand il nous déclare : « Les tendances sociales étant parmi les tendances les plus élémentaires, la plupart des faits psychologiques, sauf les réflexes et les premiers actes perceptifs, sont sociaux de quelque manière » (238), il est bon, croyons-nous, de nous rendre compte dès à présent qu’il ne faut pas interpréter cette formule comme si elle avait été écrite par un de nos sociologues. Pour M. Janet, la vie mentale est sociale chez tout animal social, l’homme est social en tant qu’animai, non en tant qu’homme, et son développement intellectuel et moral s’opère dans la société, grâce à la société, mais n’a pas dans la société sa cause sinon unique, du moins essentielle.

Au-dessus de la conduite animale, mais comptant toujours au nombre des tendances inférieures, se placent les tendances intellectuelles [p. 114] élémentaires, qui, exceptionnelles chez l’animal, constituent un stade « en quelque sorte intermédiaire entre l’animal et l’homme » (216). Par le jeu de ces tendances apparaissent des conduites qui combinent entre elles diverses conduites perceptives. Les conduites relatives, par exemple, au panier de pommes, à la statue, au portrait intègrent en un seul acte synthétique des éléments appartenant aux conduites relatives au panier et aux pommes ou à celles relatives au modèle et à la matière dont statue ou portrait sont faits. Parmi ces conduites combinées vient au premier plan le langage, qui, dans les conduites relatives aux signes, associe les conduites relatives à la parole et celles relatives à l’exécution des actes. En établissant entre elles des relations définies, principalement sous la forme verbale, cette combinaison des conduites antérieures les transforme et les intellectualise. En particulier, le récit, qui introduit une action capable de se répéter en l’absence des circonstances auxquelles elle adhérait d’abord, assure, en s’organisant avec le langage, l’essor intellectuel de la mémoire.

Aux tendances inférieures succèdent les tendances moyennes, avec lesquelles l’humanité commence à se réaliser pleinement en l’homme et dont le développement est étroitement lié au développement même du langage : « L’établissement de relations de plus en plus compliquées entre la parole et l’acte a déterminé les progrès de la conduite humaine et constitué d’abord les deux stades moyens de la hiérarchie psychologique » (220).

A ses débuts la séparation de la parole et de l’action, si grosse de conséquences pour l’évolution de l’humanité, commence par faire perdre au langage la majeure partie de son utilité. Le langage inconsistant, première phase de cette séparation, est fait de propos tenus au hasard qui ne ressemblent que par leur extérieur verbal à des descriptions, récits ou promesses, car les intéressés ne se soucient en rien d’y conformer leur conduite et parlent « pour parler sans chercher jamais à mettre quelque concordance entre leurs paroles et leurs actions » (221.).

Mais les nécessités de la vie obligent l’homme à inaugurer toute une série de conduites destinées soit à rétablir intentionnellement l’union entre la parole et l’action, soit à préciser le degré de leur séparation, autrement dit à « rendre au langage une certaine consistance ». Promesses, serments, engagements d’honneur ont été « le point de départ de l’affirmation qui a réuni de nouveau au moins [p. 115] dans certains cas, l’action verbale et l’action corporelle ». L’union ainsi rétablie par l’affirmation entre la parole et l’action se réalise de deux manières, sous forme de volontés ou sous forme de croyances. « La volonté est une affirmation dont l’exécution est immédiate. » « Dans la croyance l’exécution immédiate est impossible », —soit définitivement, quand l’affirmation se rapporte au passé : pour être croyance, elle comporte alors l’engagement de demeurer toujours, à travers le temps et en dépit des circonstances, identique à elle-même ; — soit provisoirement, quand l’affirmation se rapporte à l’avenir : pour être croyance, elle comporte alors l’engagement de passer à l’acte en temps voulu, si les circonstances s’y prêtent. Volonté et croyance, avec leurs variétés, sont à l’origine de nombreux phénomènes mentaux, au premier rang desquels il convient de placer les « désirs inséparables des croyances », car « le désir proprement humain, le désir conscient et formulé dans le langage n’existe qu’au moment où nous nous représentons la fin de l’action, où nous la formulons par avance grâce à une croyance » (222). Si donc, notons-le au passage, la vie affective est sous-jacente à la vie intellectuelle, certaines des formes de la première n’en impliquent pas moins l’intervention de la seconde.

En tout cas, avec les tendances moyennes apparaissent tout un ensemble de croyances, « c’est-à-dire de combinaisons entre le langage et l’action », qui constituent l’essentiel de notre conduite intellectuelle à l’égard du passé et de l’avenir, et « l’étude de ces conduites intellectuelles est surtout une étude des croyances » (202). C’est donc la considération des croyances qui va nous permettre avant tout de différencier les deux stades répondant à ce degré de la hiérarchie des tendances, d’après la manière dont les croyances s’y adaptent à la société, à la réalité el à l’organisme, c’est-à-dire s’y soumettent plus ou moins correctement à des règles générales d’origine sociale et y informent l’homme du monde extérieur et de sa propre personne.

Le premier de ces stades est celui des tendances que M. Janet a successivement appelées « asséritives, parce qu’elles affirment », « appétitives, parce qu’elles créent le désir », ou même «  réalistes, parce qu’elles donnent naissance aux êtres », et auxquelles il incline maintenant à donner de préférence le nom de « pithiatiques » l224).

« A ce moment du développement, l’affirmation se fait presque au hasard. Elle dépend de la force momentanée qui accompagne [p. 116] telle ou telle formule. Tantôt les tendances qui l’accompagnent sont faibles, mal activées, mobilisant d’une manière insuffisante leurs forces latentes ; tantôt il s’agit au contraire de tendances puissantes ou de tendances excitables qui mobilisent rapidement comme la fuite de la douleur, la peur, la colère, l’amour ou simplement l’obéissance chez les dociles. Dans le premier cas les langages passent inaperçus et restent inconsistants, dans le second les langages accompagnés par ces fortes tendances sont immédiatement transformés en volontés et en croyances par le mécanisme de l’impulsion. Nous sommes à l’époque où l’on croit ce que l’on désire ou ce que l’on craint et où les croyances fondées sur des motifs aussi accidentels s’imposent avec une énergie, une ténacité que l’on ne retrouvera plus dans des croyances plus raisonnables ». Entre le langage inconsistant sans conséquence pour l’action et l’affirmation brutale, ici aucun intermédiaire. « Une parole que l’on entend prononcer, une parole que l’on prononce soi-même tout haut, celle que l’on se borne à penser, une imagination, une métaphore, tout cela se confond : ou bien ce n’est rien, ou bien c’est un être affirmé avec conviction » (223). L’influence des sentiments est alors prépondérante : ce sont eux qui font et défont les croyances. Faute de distinctions et de nuances, toute formule verbale activée par le sentiment devient affirmation, et toute « affirmation intérieure entraîne l’action : c’est le principe de la suggestion si caractéristique de ce niveau mental » (252). Oscillant au gré des tendances et des sentiments, ces affirmations brutales, si tenaces soient-elles à l’instant où elles explosent, n’en sont pas moins momentanées et fugaces, sujettes à se succéder sans s’appliquer à se rejoindre. Et, cependant, il ne saurait encore y avoir mensonge, car le mensonge suppose, entre ce qu’on pense et ce qu’on dit, une distinction absente à ce stade. Quand l’intéressé essaye alors de parler à autrui autrement qu’il ne se parle à lui-même, par une suggestion inévitable, il ne tarde pas à croire ce qu’il dit et à se tromper lui-même en voulant tromper autrui : il n’y a pas mensonge, mais « délusion » (253), et fabulation, si l’acte délusoirs a occasion de se poursuivre.

Ainsi constituée, la croyance pithiatique échappe, ou à peu près, à toute réglementation logique et sociale. Elle ignore radicalement les fameux principes d’identité et de contradiction, dont la prétendue universalité; la prétendue nécessite sont « une des plus [p. 117] curieuses erreurs psychologiques » (245) qu’aient commises nos prédécesseurs. Les absurdités, les contradictions se multiplient au stade asséritif sans se soumettre à aucun frein, sans être arrêtées par aucun contrôle. Il arrive parfois qu’une règle sociale se formule par rencontre et prête momentanément aux croyances pithiatiques une ombre de cohérence. Mais, toujours exceptionnelles, cette formulation et ses conséquences mentales ne sont jamais que des accidents passagers. L’affranchissement ou plutôt l’ignorance de toute règle sociale et logique, partant l’incohérence, sont un des traits essentiels de la pensée asséritive.

La notion d’existence, « avec toutes ses variétés, être, réel, vérité, etc., n’appartient pas aux conduites primitives, il n’y a pas dans les premières conduites réflexes ou perceptives une action particulière pour l’être et une pour le non-être. La notion de l’existence suppose non seulement une réaction à la stimulation déterminée par un objet, mais encore une action spéciale en l’absence de toute stimulation venant de l’objet, une action spéciale qui indique en même temps que l’objet est absent. Il faut avoir à sa disposition deux conduites relatives au même objet, l’une dépendante des stimulations qu’il apporte, l’autre indépendante de ces stimulations et pouvant être éveillée par de toutes autres influences en l’absence de ces stimulations et il faut pouvoir établir des associations entre ces deux conduites. Cela ne peut être possible que chez un individu qui dispose du langage et qui rapproche plus ou moins le langage de l’action des membres » (263).

La première forme empruntée par la notion d’existence est la notion d’être, qui apparaît au stade pithiatique. Être, c’est persister, et la persistance vient aux objets, d’abord des conduites de l’attente et de l’absence, qui, en maintenant en suspens les tendances, en différant les actions relatives aux objets attendus ou absents, confèrent à ces objets la propriété de déterminer des conduites alors même qu’ils ne sont pas présents, ensuite et surtout du langage et de la croyance qui-condensent les résultats des conduites précédentes sous la forme de ces engagements d’accomplir certaines actions en présence des objets actuellement absents, qui définissent précisément la croyance, la confiance faite à des formules verbales. Croire en un objet, c’est affirmer que sa présence entraînera telle ou telle conséquence motrice, et cette affirmation, cette croyance suffisent à en faire un être. Être, c’est [p. 118] essentiellement être cru. Dans ces conditions, il est évident que « primitivement la notion d’être est très simple et toujours la même, quel que soit l’objet auquel elle s’applique » (266). Elle ne comporte ni degrés, ni variétés. Tous les êtres sont êtres de la même manière, et ils le sont à la manière des hommes, car les premiers objets dont l’homme fasse des êtres sont les plus importants pour lui, savoir ses semblables, capables d’actions et d’intentions ostensibles ou cachées, doués de pouvoir et de force, et la notion d’être ainsi entendue s’étend, sans se modifier, aux animaux, aux plantes, aux objets matériels, aux phénomènes, comme l’ombre, le feu ou le vent, aux morts, aux noms, aux images et aux créations de l’imagination, tels les sphynx et les griffons. La « disposition à traiter des images, des symboles comme des êtres ; à laquelle on a donné le nom de pensée symbolique, n’est pas « une forme de mentalité spéciale »; elle «  n’est qu’une forme particulière d’une pensée très générale, la pensée du niveau asséritif qui n’a qu’une seule conception de l’être et qui l’applique à tout ce qu’elle affirme » (269). Comme il n’y a qu’une forme d’existence, ce qui a été ou ce qui sera existe de la même manière que ce qui est en effet. Au stade asséritif « tout est mis sur le même plan, qu’il s’agisse du futur immédiat ou du passé le plus reculé ». L’homme parle alors « du passé, de l’avenir, de l’imaginaire, ou de ce que nous appelons le présent de la même manière » ; aussi ses discours donnent-ils l’impression de révélations, de prophéties, d’hallucinations » (274). Ainsi, ce qui caractérise l’être asséritif, comme les notions de la puissance et de la force qui lui sont corrélatives, c’est l’indétermination. Aucune distinction encore n’est faite entre corps et esprit, force physique et force morale, chose et événement. Au gré et au hasard des croyances tout est être au même titre, hommes, objets ou phénomènes, passé, avenir ou présent.

Au stade asséritif l’individu revêt le type du personnage, qui « consiste dans une croyance et dans un récit » (308). Une croyance : il est celui qui mérite en permanence telle ou telle épithète, bon ou méchant, riche ou pauvre, chef ou esclave, et dont cette épithète, en le définissant, permet de prévoir les intentions et les actes. Un récit : il est celui qui, autrefois, a accompli telle ou telle action Par l’effet de celte intériorisation. des conduites dont nous avons déjà signalé la constante intervention, le personnage en [p. 119] vient à prendre lui-même conscience qu’il est celui qui mérite telle épithète et qui a accompli telle action. Ainsi les personnalités acquièrent une certaine unité non seulement aux yeux de l’entourage, mais à ceux des intéressés eux-mêmes. Mais cette unité est bien fragile et momentanée. Il .arrive que l’entourage substitue une autre épithète, un autre récit à ceux qui définissaient d’abord pour lui le personnage, et l’individu est souvent tout le premier à opérer une telle substitution et à se considérer par suite comme un autre personnage. En outre, le nombre des épithètes, celui des exploits qui valent la peine d’être racontés sont limités. Il y a donc moins de personnages que d’individus et il faut que les individus qui reçoivent ou adoptent le même personnage se confondent et s’identifient entre eux pour autant qu’ils sont crus ou se croient le même personnage.

Les défauts de la conduite asséritive sont évidents : manque de nuance, brutalité désordonnée des affirmations, volontés ou croyances, qui, obéissant à des influences accidentelles, ne correspondent pas en réalité aux véritables dispositions de l’esprit et, trop souvent, entraînent à leur suite remords et regrets. Au stade suivant, qui est le stade réfléchi, ces défauts sont heureusement palliés par l’intériorisation d’un « phénomène social extrêmement important », la discussion, où plusieurs individus opposent entre eux leurs volontés et leurs croyances. En effet, « la réflexion est une conduite qui reproduit en dedans de nous-mêmes la discussion d’une assemblée et qui ne laisse l’assentiment se faire qu’après une discussion interne » (224).

Le propre de la réflexion primitive est de mobiliser toutes les diverses tendances intéressées par le problème qui se pose à l’activité, de leur permettre de se formuler verbalement et de confronter leurs formules, en guise de motifs el d’arguments, dans la discussion intérieure qu’elles engagent et dont le but est d’aboutir à une formule moyenne où les tendances en jeu trouvent satisfaction proportionnellement à leurs forces au lieu d’être, comme auparavant, sacrifiées à l’impulsion momentanément prépondérante.

Lutte tout intérieure de tendances individuelles, cette réflexion primitive ne fait pas encore état de l’expérience et ne sait pas encore respecter pour elles-mêmes des règles morales ou logiques. Pour que de telles règles aient sur elle une action, il faut qu’un [p. 120] long usage social les ait transformées en tendances puissantes. Cependant, toute croyance réfléchie se forme par une discussion qui, même intérieure, garde toujours son caractère initial de discussion sociale et dans laquelle figurent par conséquent toujours au nombre des affirmations qui s’opposent des croyances communes à un grand nombre qui constituent les croyances de la société. « Celui qui essaye de soutenir une croyance différente a de la peine à la défendre, il apprend à ses dépens qu’il est dangereux de contredire les croyances communes » (247). Cette règle de concordance sociale, qui, aurore du principe de non-contradiction, impose une certaine harmonie aux croyances d’un groupe social, commence donc à intervenir dès le stade réfléchi, où, aidée par les règles de croyances déjà formulées par les chefs et les religions, elle assure aux croyances réfléchies une cohérence relative qui tranche nettement sur l’incohérence des croyances pithiatiques.

La réflexion permet à la croyance de résister à l’influence aveugle des sentiments. Comme elle sait maintenir une formule verbale à l’esprit sans l’affirmer du même coup, elle rend possibles la distinction entre ce que l’on pense et ce que l’on dit, et le mensonge, par conséquent. Comme ses démarches n’ont rien de brutal ni d’instantané, comme, au contraire, elle dose à chaque fois la part d’action qui doit revenir à chacune des tendances en jeu, elle introduit dans les croyances, ainsi que nous allons le voir à propos des notions d’existence et de personne, les distinctions, les nuances, les variétés qui étaient auparavant tout à fait absentes

Au stade réfléchi la notion d’existence prend la forme de la notion du réel. L’être asséritif disparaissait aussi vite qu’il s’affirmait. Le réel réfléchi est autrement assuré et stable, comme la croyance qui l’engendre. L’être n’avait pas de degrés, le réel en compte plusieurs. Il n’y avait pas de variétés d’être. Il y a bien des variétés du réel. Il y a le réel proprement dit, lié à l’espace, dont les types sont les corps et les esprits. Il y a le demi-réel, lié au temps, dont les types sont « l’événement futur qu’on attend et l’événement passé qu’on raconte » (284), comportant eux-mêmes des nuances selon qu’ils sont proches ou lointains. Il y a le presque réel, dont relèvent les notions d’acte, de force et de présent. Au même degré de réalité les êtres se distinguent entre eux par leurs caractères : le corps ne se confond plus avec l’esprit, le passé avec [p. 121] l’avenir, la force morale avec la force physique, l’idée avec le fait. Ainsi se constitue un cadre où les êtres sont rangés d’après leurs caractères différentiels et selon leur degré de réalité et où tous les types de formules mentales qui occupent successivement l’esprit ont à se situer pour être reconnues correctes.

De même, au stade réfléchi, le moi remplace le personnage. Le personnage était mil par une tendance prépondérante qui servait à le qualifier; le moi, faisceau de tendances évoquées par la réflexion, est mû par l’intérêt qui décide de la réaction la plus opportune entre toutes pour satisfaire le plus harmonieusement le plus grand nombre de tendances. Le personnage se caractérisait par un seul événement de son passé; pour définir le moi il faut tenir compte de tout son passé, connaître son histoire, établir sa biographie. Au stade réfléchi tout individu est astreint à tenir à jour à la fois la biographie de ceux qui l’entourent et sa propre biographie. Le moi, englobant ainsi dans son histoire l’ensemble de ses actions et les rattachant continûment à lui, en devient responsable aux yeux d’autrui et à ses propres yeux. Le moi acquiert de la sorte une ampleur, une unité, une stabilité qui l’élèvent bien au-dessus du personnage et qui trouvent leur expression dans l’emploi des pronoms personnel : le je apparaît au stade réfléchi. La personnalité, sans doute, évoluera encore ; mais, désormais, comme la réalité, elle possède ses caractères essentiels.

Aux tendances moyennes succèdent les tendances supérieures qui commandent les trois stades de la conduite rationnelle, de la conduite expérimentale et de la conduite progressive.

Quelque progrès que l’activité réfléchie marque sur les précédentes, elle n’en a pas moins ses insuffisances. L’individu arrêté au stade réfléchi, l’individu simplement intéressé présente« régulièrement quatre caractères principaux, la passion, l’égoïsme, la paresse, le mensonge, qui découlent naturellement de la réflexion quand elle n’est pas dépassée » (227). La délibération, qui est le propre du stade réfléchi, assure bien la décision, mais n’entraine pas nécessairement l’exécution, car, lorsqu’il s’agit d’agir, ce ne sont plus les formules verbales représentant les tendances, ce sont les tendances elles-mêmes qui se heurtent, et, pour faire que la formule adoptée triomphe des tendances authentiques, il faut quelque chose de plus que la seule réflexion. Afin de prêter à la [p. 122] formule la force qui lui manque et assurer ainsi son succès, il est besoin de l’intervention de nouvelles tendances, supérieures à la réflexion, tendances au travail, tendances rationnelles, tendances ergétiques. Seule l’apparition de ces tendances rend possibles, par exemple, « l’attention volontaire, bien différente de l’attention spontanée, la patience pour supporter l’attente, l’ennui, la fatigue, l’initiative, la persévérance, l’unité de la vie, la cohérence des actes et des caractères, toutes choses qui ne sont pas seulement des vertus mais des fonctions psychologiques supérieures » (229). Ces tendances sont ainsi la source des conduites rationnelles : conduites morales, où le devoir est accompli pour lui-même, conduites logiques, où l’homme impose à la pensée des lois respectées pour elles-mêmes.

« L’esprit systématique, qui résume ces tendances ergétiques » (230), a lui aussi ses faiblesses. Manquant de sens pratique, il porte souvent à faux. Il ne suffit pas de tenir compte de la loi et des principes, il faut aussi faire état des faits. Le stade rationnel exige donc un nouveau progrès, la constitution de la conduite expérimentale, autrement complexe, autrement difficile qu’on ne le croit communément. L’utilisation des souvenirs, de l’expérience, où l’on voit trop souvent le point de départ du développement mental, en est, au contraire, presque l’aboutissement.

Il ne l’est cependant pas tout à fait, car il est permis de prévoir· un nouveau progrès de l’esprit, qui consistera à prendre conscience de plus en plus de cette progressivité même, et de concevoir, par conséquent, au terme de » l’évolution des· tendances, un stade des tendances progressives.

III

Telle est la hiérarchie des tendances établie par M. Janet. Elle possède dans son système une triple importance.

Tout d’abord, de stade en stade, les conduites que constituent les fonctions mentales acquièrent une complexité et une sûreté croissantes. Par exemple, les conduites. relatives à la notion d’existence donnent l’objet au stade suspensif, l’être vivant au stade social, le nom au stade intellectuel élémentaire, l’être au stade asséritif, le réel au stade réfléchi, la vérité au stade rationnel, le fait au stade expérimental, le moment ,et l’essence au stade [p. 123] progressif (265). De même pour les conduites relatives à la personnalité, nous rencontrons successivement le corps propre au stade suspensif, l’homme, le semblable au stade social, l’individu au stade intellectuel élémentaire ; le personnage, puis le moi aux stades asséritif et réfléchi, l’âme ou la personne, le sujet, puis l’individualité originale et libre aux stades rationnel, expérimental et progressif (304, 322).

Ensuite la hiérarchie des tendances équivaut en quelque manière, dans la pensée de M. Janet, à la loi des trois états de Comte, car elle s’applique à la fois à l’évolution de l’individu et à celle de l’espèce. D’une part, chez l’enfant, le stade intellectuel élémentaire s’achève de trois à quatre ans, et le stade asséritif s’étend de trois à sept ans pour céder ensuite la place au stade réfléchi vers huit ans et au stade rationnel à partir de onze ou douze ans (330). D’autre part, l’âge de la pierre taillée répond au stade intellectuel élémentaire (238), et le primitif de Lévy-Bruhl, avec sa mentalité prélogique, reste fixé au stade asséritif (325).

Enfin, les tendances et la considération de leur hiérarchie permettent d’introduire l’unité dans notre conception « des innombrables troubles de l’esprit observés et décrits isolément comme au hasard par les moralistes et les médecins » (386). Qu’il s’agisse des erreurs logiques et des fautes· morales qui trahissent un désordre dans le fonctionnement des tendances supérieures, des maladies du système nerveux et de leurs lésions organiques qui, en altérant le régime des réflexes et des perceptions, ramènent au · moins en partie le patient en deçà des stades suspensif ou réflexe (237), ou des névroses et des psychoses qui révèlent une perturbation des activités intermédiaires, « toutes ces altérations sont au point de vue psychologique de la même nature et se rattachent les unes aux autres d’une manière continue » (388). Elles tiennent à ce que les individus ne parviennent pas tous au même stade de développement ou ne se maintiennent pas toujours au même niveau. Les maladies dites nerveuses ou mentales sont« des arrêts ou des régressions à des stades différents de l’évolution »(237). Il y a arrêt chez les idiots qui ne dépassent pas le stade social (215), chez les imbéciles les plus bas qui s’arrêtent au stade intellectuel élémentaire (216), chez les débiles mentaux qui demeurent au stade asséritif (322). Mais plus intéressantes encore sont les régressions, car elles démontrent l’existence et l’importance des oscillations du [p. 124] niveau mental. « Sous mille influences l’esprit est capable de monter ou de descendre les échelons de cette hiérarchie des tendances psychologiques. On admet assez facilement l’évolution graduelle ascendante qui fait passer de l’enfant à l’adulte, du prélogique au logique. On connaît également les dégénérescences et les involutions qui ramènent le vieillard au niveau de l’enfance et qui font descendre le dément au-dessous du débile mental et du prélogique. Mais il faut aller plus loin et admettre au cours de la vie des oscillations passagères de la tension psychologique qui déterminent des abaissements momentanés de la conduite suivis d’un relèvement de l’activité psychologique à un stade supérieur » (381 ).

Si ces oscillations s’accentuent et se prolongent, elles déterminent des maladies aiguës ou chroniques Ainsi les aboulies, les doutes, les phobies, qui constituent des névroses, sont un trouble de la conduite réfléchie entravant la transformation des désirs en résolutions. Le délire d’interprétation comporte la perte de la conduite expérimentale et constitue un retour à la simple activité rationnelle. Le délire pithiatique, qui comprend « les délires hystériques de Charcot, les bouffées délirantes des dégénérés de Magnan, certaines formes de paranoïa, les délires épisodiques de la psychopathie constitutionnelle » et dont le délire psychasténique, comme nous allons voir, est une forme particulière, « dépend d’un abaissement arrêté au stade asséritif ». Le délire confusionnel ou onirique ramène le malade au stade intellectuel élémentaire (397). Les accès épileptiques sont une régression au stade de l’agitation diffuse (212). Les relations sont donc étroites entre les divers syndromes mentaux. « La plupart de ces troubles de la conduite ne sont que des degrés de la même dépression plus ou moins profonde. La profondeur de l’abaissement est caractérisée par le nombre plus ou moins grand des fonctions supérieures qui sont altérées et par le degré qu’occupent dans la hiérarchie les fonctions conservées et exagérées. Ce sont ces degrés de profondeur dans la dépression qui donnent aux différents troubles de l’esprit leur apparence si distincte » (387). Mais cette distinction apparente ne doit pas faire oublier leur communauté de nature et d’origine.

Par conséquent, il convient d’y insister encore, l’évolution de l’espèce, l’évolution de l’individu, l’évolution des troubles morbides trouvent dans la hiérarchie des tendances un principe unique d’explication. La psychologie infantile a beau dire « que la forme [p. 125] de croyance symbolique, égocentrique, irrationnelle que nous appelons la croyance élémentaire dépend de l’état d’enfance, puisqu’elle se transforme vers six ou sept ans, qu’elle est accompagnée par le parler enfantin, par l’absence d’expérience et de connaissance du petit enfant ». M. Lévy-Bruhl a beau « rattacher la croyance des sauvages aux institutions dans lesquelles ils vivent, à l’ensemble des croyances analogues qui les environnent. Sans aucun doute ces conditions différentes modifient un peu les phénomènes et donnent naissance à des variétés. Je suis disposé à accorder plus tard une certaine importance à une de ces conditions. L’état d’esprit n’est pas exactement le même dans la croyance élémentaire quand le sujet a connu autrefois la forme de croyance supérieure: il en garde les expressions el les souvenirs qui altèrent la pureté de la croyance élémentaire. Mais ce sont là des modifications que l’on peut prévoir et qu’il est facile d’analyser. » En tout cas elles demeurent toutes relatives, car le « fait brutal », sur lequel se fonde la conception de M. Janet et qu’en même temps elle éclaire et justifie ; «  c’est que des individus adultes et vivants à notre époque, dans notre milieu, présentent, dans certaines circonstances, une forme de pensée et de croyance identique à celle des petits enfants et à celle des sauvages » (240).

IV

Parmi les plus significatives des perturbations des tendances moyennes qui constituent les névroses et les psychoses, se rangent les troubles groupés et isolés par M. Janet sous le nom de psychasténie. La névrose psychasténique est, à l’ordinaire, « caractérisée par des obsessions, des phobies accompagnées de conscience » (334), et la maladie se limite souvent, en effet, à des crises obsédantes plus ou moins espacées ou rapprochées. Mais l’évolution des troubles n’est pas toujours aussi simple. Malgré l’opposition classiquement établie entre les obsessions dont le patient reconnaît et les délires dont il méconnait le caractère pathologique, la transformation des premières en les seconds est plus fréquente qu’on ne croit. L’état psychasténique que nous venons de définir peut faire place par intervalles à un second état beaucoup plus grave qui mérite le nom de délire psychasténique et dont la durée, à chaque fois, peut varier de quelques semaines à quelques années. Enfin il [p. 126] arrive, si les accès de délire se répètent et se prolongent, que les, facultés intellectuelles s’abaissent et que le malade s’achemine vers un état plus ou moins démentiel, fait d’indifférence et d’inaction croissantes, que certains rattachent confusément à la démence précoce, mais qui constitue proprement une démence asthénique, aboutissement possible, par accentuation de la régression, des états et délires psychasténiques. A l’exemple de M. Janet nous limiterons ici notre trop rapide examen à l’état et au délire psychasténiques qui trouvent leur explication dans des oscillations variées de la tension psychologique au sein des tendances moyennes.

A l’état normal, le psychasténique est à peu près capable d’activité réfléchie. Dans l’état psychasténique, il n’oublie pas ce qu’est une conduite réfléchie et il fait effort pour y parvenir. Mais la clef, précisément, de ses doutes, obsessions, phobies, aboulies, hésitations, lenteurs, remords, agitations et angoisses, c’est l’impossibilité de mener à bien une délibération, de la conclure par un choix, une décision, une volonté ou une croyance réfléchie. Le besoin d’affection et de protection, le besoin de direction, que ressent si profondément le psychasténique, confirment son impuissance à atteindre une croyance parfaite et traduisent le besoin de faire faire par autrui ce qu’il ne peut faire lui-même. La croyance que le psychasténique poursuit désespérément est évidemment la croyance réfléchie, et l’état psychasténique est, par conséquent, un trouble des opérations réfléchies.

Le délire psychasténique se signale, au contraire, par une énergie dans les convictions et les actes qui contraste avec les lenteurs et les scrupules de l’état antérieur. A s’en tenir au côté intellectuel de ce délire, il est constitué par un ensemble d’affirmations immédiates, indifférentes à la pensée d’autrui et rebelles à toutes les règles de la pensée sociale, que la brutalité avec laquelle elles s’imposent fait volontiers prendre au malade pour des inspirations et des révélations. Ces croyances brutales et exagérées, pour lesquelles il n’est rien d’impossible, font un bloc du présent, du passé et de l’avenir, du réel et de l’imaginaire. Les corps et les esprits recouvrent avec elles l’indétermination de l’être, et les personnes, la simplicité du personnage. Ces convictions, malgré leur profondeur immédiate, sont toutes momentanées et varient sans cesse au gré du sentiment prédominant. Ce sont là précisément tous les caractères de la croyance asséritive, pithiatique, de  cette forme de [p. 127] croyance qui existe chez les enfants, chez les prélogiques, chez les débiles et qui caractérise un stade de développement antérieur au stade réfléchi » (377). Régression au stade asséritif, le délire psychasténique appartient donc au groupe des délires pithiatiques, parmi lesquels il se distingue par l’énormité de ses exagérations et par ses résistances .aux influences extérieures, particularités qu’il tient des doutes qui le précèdent.

Nous voici maintenant en mesure de comprendre comment M. Janet interprète les troubles de la malade dont Il nous apporte la longue et minutieuse observation. Vu les limites de notre étude, force nous est, bien à regret, de ne pas nous attarder à la biographie de Madeleine dont l’intérêt anecdotique est cependant considérable, de ne nous étendre ni sur la syringomyélie qui a déterminé dans ses attitudes et sa marche des troubles auxquels elle a fait jouer un rôle important dans son délire, ni sur les stigmates qu’elle a présentés à plusieurs reprises et dont les causes apparaissent si multiples que la convergence en garde quelque chose de miraculeux, et de renoncer même à résumer une analyse dont l’ampleur, la souplesse et l’ingéniosité ne sauraient se condenser sans péril, pour nous restreindre à en signaler brièvement les résultats.

Madeleine est morte à soixante-quatre ans. Durant les dix-neuf premières années de sa vie et les quatorze dernières, elle a vécu dans un état d’équilibre à peu près normal : très émotive, timide, scrupuleuse, elle amené alors auprès des siens une existence aussi active et aussi utile que le lui permettait sa santé physique. Mais elle a présenté toute une série de crises morbides qui, entre vingt et cinquante ans, se sont rapprochées et accusées au point de nécessiter, de quarante à quarante-sept ans, un long séjour à la Salpêtrière.

Ces crises complexes, durant lesquelles elle se trouvait le plus souvent incapable d’une activité sociale opportune et, en particulier, malgré ses convictions religieuses, tenait généralement les prêtres à l’écart, étaient constituées par la succession régulière de quatre états de durée fort variable, auxquels elle donnait elle-même les noms d’état de tentation, d’état de sécheresse, d’état de torture et d’état de consolation.

Ces quatre états ont de commun la nature religieuse des préoccupations et des convictions qui s’y font jour, et leurs caractères intellectuels permettent de les grouper deux par deux, tentation et sécheresse, d’une part, torture et consolation, d’autre part. [p. 128]

Tentation et sécheresse diffèrent grandement au point de vue affectif. La tentation se signale par un perpétuel sentiment d’effort et d’inquiétude; la sécheresse, par des sentiments de vide, d’ennui, de tristesse indéfinissable, d’impuissance, d’indifférence à tout, aux douleurs comme aux joies. Mais l’état intellectuel est, en son fond, le même dans les deux états : il est, dans l’un et dans l’autre, incapacité de mener correctement à terme une pensée et une action, une croyance et une volonté. Dans la tentation, cette incapacité s’agite ; elle se dépense en vaines velléités, en obsessions, en doutes, en scrupules, en discussions interminables sur les problèmes religieux que soulève le cas de Madeleine ; elle impose le besoin impérieux d’une direction morale au sujet de laquelle elle suscite en même temps mille difficultés. Dans la sécheresse, cette incapacité s’immobilise dans une morne inertie. Mais, en un cas comme dans l’autre, elle est un trouble de l’activité réfléchie, une régression en deçà de la décision concertée et révèle, par conséquent, chez Madeleine, l’existence d’un état psychasténique.

De même la différence est considérable entre les tortures et les consolations, qui, sous leur forme complète, équivalent aux extases mystiques. Durant les tortures, Madeleine s’agite, se désole et se lamente ; elle se sent indigne, immorale et criminelle, incapable de rien comprendre. Tout, au moral et au physique, lui est souffrance et détresse. Durant les extases, dans une Immobilité sereine faite du désintéressement des choses terrestres, elle goute une joie intense, totale, ineffable, pleine du sentiment de sa force, de sa puissance, de sa pureté morale, de la lumineuse certitude et de l’infaillibilité de sa foi. Physiquement, moralement, tout lui est jouissance. En elle et pour elle tout est bon, tout est bien, tout est pur. Au point de vue intellectuel, l’état de torture se caractérise par une agitation mentale de nature sinistre : passé, présent, avenir se confondent en une suite de cataclysmes ; Madeleine est abandonnée de tous, de Dieu et des hommes, elle est inexorablement la proie du démon. Avec une spontanéité irrésistible se développe tout un délire de rupture avec Dieu. L’extase, au contraire, est un délire d’amour et d’union avec Dieu. Une activité mentale énorme y déroule une foule de représentations, d’interprétations, de bavardages intérieurs, dont les relations affectueuses entretenues par Madeleine, en particulier, avec Dieu .constituent le thème fondamental. Elle vit constamment avec Dieu, comme la servante avec son maitre, l’élève avec son professeur, le [p. 129] soldat avec son chef, l’enfant avec son père, l’épouse avec l’époux. Au gré des moments elle est Jésus, la Vierge ou Dieu même. Dieu, comme directeur, prend la place de M. Janet et c’est un directeur parfait à tous égards, puisque c’est Madeleine qui le fait parler, et la plus pauvre explication, rattachée à une telle origine et accompagnée du sentiment d’une joie parfaite, la saisit comme une révélation miraculeuse. Cette vie nouvelle qu’elle éprouve en elle est telle qu’elle ne peut être qu’une vie divine, et la parfaite extase, dans sa pleine intensité, ne saurait, en effet, être que religieuse. Les deux délires s’opposent donc bien profondément par leur contenu et par leur accent. Mais, qu’il s’agisse d’union ou de rupture avec Dieu, leur forme et leur modalité sont identiques. Dans un cas comme dans l’autre, ce sont les mêmes affirmations brutales, les mêmes certitudes exagérées, les mêmes inspirations, les mêmes révélations, ravissantes ici et là désolantes. Madeleine se traite elle-même et traite les autres en personnages : dans l’extase, M. Janet tient le rôle de saint Joseph ; Madeleine, celui de sainte miraculée. Les sentiments de présence, dont elle fournit de nombreux exemples, ne sont eux-mêmes que la manifestation d’une conviction exagérée et brutale, et ce n’est pas Dieu seul qui lui devient ainsi présent, mais toutes les personnes auxquelles sa pensée s’applique, et M. Janet en particulier. Par conséquent, les phénomènes intellectuels que présente Madeleine dans les extases et dans les tortures relèvent tous de la croyance asséritive ; ils constituent un délire pithiatique et Madeleine passe donc avec eux de l’état au délire psychasténique.

Mais le diagnostic de psychasténie ainsi porté à propos de Madeleine prend toute sa signification, et une signification singulièrement importante, si l’on considère que ses extases sont tout à fait comparables à celles présentées par les mystiques que les religions honorent. La seule différence. appréciable, s’il en est une, c’est qu’elles ont été mieux et plus exactement observées à la Salpêtrière que partout ailleurs. Sainte Thérèse s’exprime comme Madeleine et la pensée extatique n’est pas plus chez la première que chez la seconde une forme de pensée supérieure. Comte n’a pas écrit le Cours de Philosophie Positive parce qu’il a été interné. La merveilleuse activité de sainte Thérèse ne tient pas davantage à ses extases, en lesquelles le mieux est de reconnaître « un trouble pathologique momentané » (459). Pour bien comprendre [p. 130] la valeur exacte de cette assimilation, il n’est que juste de rappeler que M. Janet n’établit pas entre le normal et le pathologique d’infranchissable fossé et que sa conception des tendances et de leur hiérarchie accuse, au contraire, l’identité foncière de toutes les manifestations de l’activité psychique. Une oscillation passagère du niveau mental ne préjuge rien des capacités passées et futures de celui qui la subit et n’est, en somme, que l’exagération d’un phénomène par ailleurs normal.

V

Un tel ensemble de conceptions originales, qui, par leur largeur, leur continuité et leur unité parfaites, constituent une véritable philosophie de l’esprit humain, fera évidemment surgir les objections de bien des points de l’horizon scientifique. Parcourons-le rapidement du regard pour indiquer d’un mot d’où viendront les nuages.

Au nom de leurs propres conceptions, les tenants de la psychose maniaque-dépressive et de la démence précoce après Kræpelin, ceux de la schizophrénie avec Bleuler, les psychanalystes avec Freud opposeront à la nosologie de M. Janet des difficultés déjà connues. Ce sont là luttes doctrinales dont l’avenir apportera la solution et dans lesquelles il serait présomptueux et prématuré de prétendre au rôle d’arbitre. Psychologie pathologique et clinique mentale se rencontrent le matin auprès des malades, mais elles se fréquentent peu l’après-midi. Ceux qui essayent de nouer entre elles· des relations plus étroites ne sont pas toujours bien reçus.

Les sociologues feront grief à M. Janet d’assimiler mentalité prélogique et délire pithiatique en insistant non seulement sur la brutalité immédiate, l’absurdité, l’indifférence à la contradiction, mais encore sur la mobilité communes aux croyances en l’un et l’autre cas. Ils estiment, en effet, que, si les croyances primitives sont absurdes et contradictoires, en revanche elles n’ont rien de mobile et de momentané. Elles sont, au contraire, remarquables au plus haut point par leur fixité. Au sein du groupe, dont, au cours des générations, elles partagent la permanence et la stabilité, les primitifs les reçoivent et les transmettent toutes faites avec un respect religieux. En fin de compte, pour accepter la thèse de M. Janet, les sociologues devraient renoncer à la notion [p. 131] de représentations collectives. Il est douteux qu’ils le fassent de sitôt.

Des spécialistes de la psychologie religieuse, très disposés à admettre que, même sans extases, l’activité pratique de sainte Thérèse aurait été la même, se demanderont cependant s’il est légitime d’établir entre elle et Madeleine, au point de vue mystique, un rapprochement aussi étroit. Les extases de Madeleine l’ont conduite à l’hôpital ; celles de sainte Thérèse ont contribué à sa canonisation, et, s’il faut juger des conduites par leurs effets, c’est là, pour une conduite mystique, un assez beau succès Les crises de Madeleine et de sainte Thérèse n’ont donc pas entraîné les mêmes réactions sociales. Or, les réactions du milieu comptent parmi les caractères objectifs des états mentaux. Entre l’extase qui fait moralement le vide autour de Madeleine et celle qui assure à sainte Thérèse une place éminente’ dans la communion des fidèles, le contraste est évident et l’on peut avoir scrupule à ne pas le tenir pour essentiel. Mais c’est là une difficulté dont, du moins, la solution ne semble pas impossible. Il ne paraît pas en être .ainsi de la suivante. Les croyants stricts et même les esprits simplement religieux n’accepteront pas sans peine la théorie de M. Janet. Or, ils constituent de par le monde une masse imposante ; quelques-uns au moins d’entre eux ont atteint le stade expérimental, et on ne saurait, d’un trait de plume, les rayer de l’univers pensant. Pour eux, Dieu est une réalité et une personne, omises par M. Janet dans son échelle des existences et des personnalités, et la réalité divine, la personne divine, la conduite à tenir envers elles ne peuvent trouver place qu’au sommet de la hiérarchie des conduites, des personnalités et des existences. Du moment que Dieu existe, d’autre part, il n’est pas impossible qu’il soit perçu. Pour le fidèle, le sentiment de présence, qui, selon M. Janet, offre toujours un caractère illusoire, traduit à la conscience la perception de la réalité divine. Cette perception est exceptionnelle. Elle est sujette à mille erreurs. Elle n’est pas invraisemblable. Entre les sentiments de présence il y a donc lieu de distinguer, et les églises savent à quels signes se reconnaissent les authentiques et les illusoires. Ainsi notre psychologie religieuse varie et ne peut pas ne pas varier, suivant que nous croyons ou ne croyons pas en Dieu. Comme il n’est pas possible de se mettre scientifiquement d’accord .sur le problème de l’existence de Dieu, on ne voit pas le moyen de [p. 132] trancher entre les différentes psychologies religieuses el d’établir en ce domaine l’unité du savoir et l’union des esprits.

Mais une œuvre comme celle de M. Janet est beaucoup plus profitable à considérer du dedans que du dehors, et c’est pourquoi nous avons ici donné largement le pas à l’exposé sur la critique, car il convient de méditer son livre avec une confiante sympathie pour en tirer tout l’enseignement positif qu’il comporte pour tous.

Ch. BLONDEL.

Note

(1) PIERRE JANET : De l’Angoisse à l’Extase, études sur les Croyances et les Sentiments. Travaux du Laboratoire de Psychologie de la Salpêtrière. Neuvième Série, Tome 1, Un Délire religieux, la Croyance. Alcan, Paris, 1.926. 527 pages.

 

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