Brenier de Montmorand. Des mystiques en dehors de l’extase. Extrait de les « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Paris), tome LVIII, juillet à décembre 1904, pp. 602 – 625.

Brenier de Montmorand. Des mystiques en dehors de l’extase. Extrait de les « Revue philosophique de la France et de l’étranger », (Paris), tome LVIII, juillet à décembre 1904, pp. 602 – 625.

 

Brenier de Montmorand Antoine François Jules Henri Louis Maxime (Vicomte) (1864-1960).
Quelques publications retenues :
— L’érotomanie chez les mystiques chrétiens. Extrait de la « Revue philosophiques de la France et de l’Étranger », (Paris), LVI, juillet à décembre 1903, pp. 382-393.[en ligne sur notre site]
Ascétisme et mysticisme. Extrait de la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris, 1904, 1, pp. 242-262. [en ligne sur notre site]
— Des mystiques en dehors de l’extase. Revue Philosophique de la France et de l’Etranger, (Paris, 1904, 2, pp. 602-625.
— Les états mystiques. Revue Philosophique de la France et de l’Etranger, (Paris), 1905.
Hystérie et mysticisme. Le cas de Sainte Thérèse. Extrait de la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), trente et unième année, LXI, janvier à juin 1906, pp. 301-308. [en ligne sur notre site]

Pour l’auteur l’extase religieuse est un état cognitif par lequel la connaissance se réalise par des moyens surnaturels et inexplicables rationnellement.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins.

[p. 602]

DES MYSTIQUES EN DEHORS DE L’EXTASE (1)

Depuis qu’il y a une Église chrétienne, il y a eu des mystiques chrétiens, des âmes qui ont senti Dieu, l’ont expérimentalement perçu. Transfiguré sur le Thabor ou agonisant sur le Golgotha, les Évangiles nous montrent le Christ en relations directes, ininterrompues avec son Père. Chez les Apôtres, les phénomènes extatiques et prophétiques se manifestent nombreux; Jésus apparaît constamment à ceux qu’il a laissés derrière lui pour continuer son œuvre. L’Esprit descend sur le cénacle le jour de la Pentecôte; un peu plus tard, Étienne, le premier martyr, mourra dans une vision (2) ; saint Paul sera ravi jusqu’au troisième ciel (3) : à entendre au sens littéral certain passage de l’Épître aux Galates (4), il aurait même été le premier des stigmatisés. Dès lors, la tradition mystique est fondée les « expériences », l’enseignement mystique se perpétueront dans l’Église, à travers les âges. Et ce serait ici le lieu, si l’on esquissait l’histoire du mysticisme catholique, de caractériser et de distinguer les unes des autres les grandes écoles mystiques école française (du moyen âge et du XVIIe siècle), — école italienne des XIIe et XIIIe siècles, écoles flamande et allemande XIIe et XIIIe t XIVe siècles, — école espagnole du XVIe. Mais une telle étude entraînerait trop loin, et l’on ne se propose ici que de donner des mystiques orthodoxes un simple crayon, en les définissant, à quelque école qu’ils appartiennent, par les traits qui leur sont communs.

I

Leurs origines sont des plus diverses. Il en est de toute condition et de tout âge. Mais ils se recrutent parmi les humbles et les simples [p. 603] plutôt que parmi les savants et les puissants; parmi les femmes que parmi les hommes (5). Sainte Thérèse a noté ce dernier point, et elle nous dit que saint Pierre d’Alcantara l’expliquait par « d’excellentes raisons. qui étaient toutes à l’honneur des femmes (6) ». En fait de raisons, un théologien, Scaramelli, en donne une qui ne laisse pas d’être piquante : « Les femmes, dit-il, étant, de leur nature, débiles, fragiles, timides, inconstantes, plus enclines à suivre leur fantaisie que les conseils de l’intelligence, et plus influencées par le sentiment que par la raison, il paraît nécessaire que Dieu, s’il en veut élever quelqu’une à la sainteté, use de moyens extraordinaires (7) » Dire que les mystiques se recrutent en majorité parmi les femmes, c’est dire qu’ils appartiennent en majorité à la catégorie des nerveux (8). J’ajoute qu’ils sont, en général, de santé débile, et qu’ils présentent des symptômes pathologiques se rattachant, soit à des maladies connues, soit à des maladies mystérieuses et mal définies le genre de vie qu’ils mènent, les mortifications de toute sorte qu’ils s’imposent ne sont pas, du reste, pour les guérir.

Tous ou presque tous ont grandi à l’ombre des cloîtres, où, pour la plupart, ils passeront leur vie; ils ont, si l’on peut dire, la foi dans le sang. Aussi cette foi, en dépit des tentations qu’ils accusent, ne défaillira-t-elle point, et l’idée de la discuter sérieusement ne leur viendra jamais. En ce qui regarde la foi, déclare sainte Thérèse, jamais le démon n’a eu le pouvoir de me tenter. Que dis-je ? Plus les vérités sortaient de l’ordre naturel, plus ma foi y adhérait avec force et bonheur »… Elle ajoute qu’elle serait prête « à donner mille fois sa vie, non seulement pour chacune des vérités de l’Écriture Sainte, mais encore pour la moindre des cérémonies sacrées », et que « toutes les révélations imaginables, vit-elle les cieux ouverts, ne seraient pas capables d’ébranler sa croyance sur le plus petit article enseigné par l’Église (9). » — « Je suis plus assurée, dira de son côté sainte Chantal, de la vérité de tous les articles de foi que je suis sûre d’avoir deux yeux dans ma tête (10)… ». [p. 604]

Ce sont là les immuables dispositions de la plupart des mystiques, et le cas d’un saint Paul, renversé sur le chemin de Damas et brusquement transformé, est tout à fait exceptionnel. Mais, quelle que soit l’unité de leur vie, ils n’en traversent pas moins, à un moment donné, une crise qui les arrache définitivement au monde et les jette en Dieu, corps et âme cette crise décisive, ils la nomment leur « conversion ». Une circonstance insignifiante et, le plus souvent, fortuite, détermine cette conversion en apparence; en réalité, elle est l’aboutissement d’un long travail intérieur. Qu’on en juge d’après sainte Thérèse. Elle nous raconte, dans son Autobiographie, qu’après avoir eu une enfance extrêmement pieuse, elle se rendit coupable, vers l’âge de quatorze ans, de ses premières « infidélités ». C’est à ce moment, dit-elle, que « ses yeux s’ouvrirent sur les grâces de la nature », dont Dieu « avait été prodigue envers elle » ; qu’elle prit le goût de la parure et des divertissements, se mit à lire en cachette des livres de chevalerie et se permit des fréquentations frivoles. A seize ans, elle entre comme pensionnaire chez les Augustines d’Avila. Sa première ferveur se rallume, et, à dix-neuf ans, elle fait profession. Mais elle tombe bientôt gravement malade, et, à la suite de cette maladie, se dissipe et abandonne l’oraison mentale, qu’elle pratiquait depuis plusieurs années. Bientôt, à vrai dire, elle s’y remet ; mais le combat qui se livrait en elle ne prend pas fin pour cela : « D’un côté Dieu m’appelait, et, de l’autre, je suivais le monde. Je trouvais dans les choses de Dieu de grandes délices, mais les chaînes du monde me tenaient encore captive; je voulais, ce semble, allier ces deux contraires si ennemis la vie spirituelle avec ses douceurs, et la vie des sens avec ses plaisirs. J’avais à soutenir dans l’oraison une lutte cruelle, parce que l’esprit, au lieu de tenir le sceptre, était esclave. Aussi je ne pouvais, selon ma manière de prier, m’enfermer au dedans de moi sans y enfermer en même temps mille pensées vaines. Plusieurs années s’écoulèrent de la sorte… (11) » Plusieurs années… Ce n’est en effet qu’en 1555 elle avait quarante ans que se place sa « conversion » ; d’alors seulement date l’entière pacification de son âme. Et c’est un double hasard qui provoque chez elle la crise décisive dont je parlais, crise brusque en elle-même, mais préparée depuis longtemps d’une part, la vue d’un Ecce Homo devant lequel elle se sent profondément bouleversée; et, vers le même temps, la lecture des Con fessions de saint Augustin : « J’arrive… à la page de [p. 605] sa conversion, je lis les paroles que lui fit entendre dans le jardin cette voix du ciel si pénétrante et si douce. C’en est fait, mon cœur cède, il est vaincu (12). » Elle sera désormais toute à son Époux céleste, qui, de son côté, la comblera de « faveurs » et l’inondera de « délices ».

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*    *

Une fois fait le pas décisif, les mystiques ne reviennent jamais en arrière. Ce sont des êtres énergiques et persévérants, tournés vers l’action et doués, au plus haut degré, de ce qu’on appelle le « caractère ». Sainte Thérèse parle souvent de son « mâle courage », « bien supérieur à celui d’une femme (13) » ; son âme, dans les persécutions, est « comme une reine à qui tout est soumis dans son empire (14) » et elle recommande à ses religieuses de se conduire, en toute occasion, virilement, « comme des hommes de cœur et non comme des femmelettes », — como varones esforzdos, no como mujercillas (15). — A son exemple, ses émules en mysticité, une fois leur résolution prise, ne se laisseront arrêter par aucun obstacle, décourager par aucune épreuve tels ces navires qui règlent leur marche sur les étoiles et maintiennent leur direction, en dépit des vents contraires et des flots déchaînés.

Cependant, objectera-t-on, ces âmes prétendues énergiques n’aspirent-elles pas à s’abandonner aux mains de Dieu « comme un lambeau de tapis dans la gueule d’un chien (16) », dira Suso ; ou, pour employer la comparaison de Marguerite-Marie, « comme une toile d’attente devant un peintre » ? Et les « états mystiques » proprement dits ne supposent-ils pas l’anéantissement absolu de la volonté ?

C’est une question de savoir si et dans quelle mesure les états mystiques excluent tout acte et tout choix. Mais laissons ces états, très exceptionnels d’ailleurs et très passagers, et qui ne sont pas l’objet de cette étude. L’on nie que, dans la vie des mystiques, la volonté joue aucun rôle, et ce, somme toute, à raison de ce qu’ils auraient pratiqué l’obéissance et vécu sous la dépendance de leurs directeurs ou confesseurs. Cette docilité, dont ils font preuve, serait [p. 606] l’effet, à en croire M. Murisier (17), d’un besoin exagéré de direction, besoin qui, chez eux comme chez les abouliques, témoignerait d’une incapacité pathologique de vouloir. —Voilà une assertion qui mérite d’être examinée de près.

Certes, la nécessité de la direction est posée comme un axiome par tous les docteurs catholiques, et les mystiques n’ont eu garde de se soustraire à une tutelle qu’ils jugeaient voulue d’en haut. Non pas que, cette tutelle, ils s’y soumettent d’emblée ni sans choix. Sainte Thérèse déclare être restée dix-huit ans sans trouver de maître spirituel (18) ; elle reconnaît que ce n’est pas une petite affaire que de la contenter » et, sur les quelque vingt-cinq jésuites, dominicains ou carmes auxquels elle eut recours, il n’en est guère que cinq ou six dont elle se loue sans restrictions. Sainte Chantal, de son côté, ne cessa, pendant de longues années, de soupirer après le guide attendu, qui lui apparut dans une vision, bien avant qu’elle ne le rencontrât. Et Marguerite-Marie témoigne, dans son autobiographie, d’angoisses analogues : «  Hélas, mon seigneur, s’écriait-elle, donnez-moi donc quelqu’un pour me conduire à vous ! » Les mystiques ne se confient donc pas au premier venu et ne trouvent pas, du premier coup, le directeur ou le confesseur de leur choix. Mais ils finiront invariablement par le trouver. Pour une sainte Thérèse, ce sera un Pierre d’Alcantara, un P. Balthasar Alvarez ou un P. Jérôme Gratien; pour une sainte Chantal, un saint François de Sales; pour une Marguerite-Marie, un P. de la Colombière pour une Madame Guyon, un P. La Combe. Dès lors qu’ils l’auront trouvé, ils s’attacheront étroitement à lui, rompant au besoin, comme fit sainte Chantal, la promesse solennelle qui les liait à tel autre. Et, à guide choisi, ils voueront une obéissance absolue. Ou, du moins, qu’ils croiront telle. Car, en réalité, ils n’obéissent qu’à eux-mêmes, et un sûr instinct les mène à l’homme qui les dirigera précisément dans la voie où ils veulent marcher. S’il lui arrivait de s’en écarter, nos mystiques n’hésiteraient pas à secouer son autorité, et, forts de leurs relations directes avec la divinité, à se prévaloir d’une liberté supérieure, « Si je m’étais vue serrée de près (par mes confesseurs), avoue sainte Thérèse, il y a si peu de vertu en moi que peut-être j’en aurais cherché d’autre (19)… » « Notre Seigneur me dit que j’avais été très mal conseillée par ce confesseur a, déclare-t-elle ailleurs(20) :  et ces textes sont significatifs. [p. 607]

Ils n’ont pas échappé à M. Murisier, qui signale « l’inefficacité presque complète de l’intervention et de la parole du prêtre sur ces esprits éminemment religieux » que sont les mystiques. Les directeurs, ajoute-t-il, en sont réduits, vis-à-vis d’eux, « à un rôle si minime, qu’autant vaudrait leur donner un tout autre titre » ; et ils se doivent borner, comme le dit sainte Thérèse (21) à ne pas « gêner » des âmes conduites par « un plus grand qu’eux ». — On peut s’étonner qu’après de telles constatations, notre auteur persiste à conclure au « besoin exagéré de direction des mystiques et, par conséquent, à leur incapacité de vouloir. Il croit se mettre en règle avec la logique en affirmant que « le mysticisme est caractérisé par la substitution d’une idée directrice — l’idée d’une personne — à toute direction extérieure, fût-ce celle d’un représentant de Dieu sur la terre ». Mais la soumission à une idée directrice, cette idée se personnifiât-elle en un Dieu, équivaut —qui ne le voit ? — à l’indépendance absolue.

Et, de fait, en réservant l’hypothèse d’une intervention surnaturelle, la vie des mystiques apparaît comme une perpétuelle autosuggestion ; une auto-suggestion qu’à vrai dire ils extériorisent, projetant hors de soi les événements qui leur appartiennent, et rapportant à Dieu leurs propres pensées. Chez sainte Thérèse, à qui j’emprunte de préférence mes exemples, l’auto-suggestion extériorisée se manifeste à l’état de procédé mental constant. A peine a-t-elle l’idée de la réforme du Carmel que « Notre-Seigneur lui commande expressément de s’employer de toutes ses forces » à l’établissement d’un monastère (22). Est-il question pour elle d’un voyage à Tolède, où l’appelle la sœur du duc de Medina Cœli : « Pars, ma fille, lui est-il dit, et n’écoute pas les avis des autres. Il convient pour l’atfaire du monastère que tu sois absente jusqu’à la réception du bref, parce que le démon a ourdi une grande trame pour l’arrivée du Provincial; mais, ne crains rien, je t’assisterai (23) ». Hésite-t-elle, à Palencia, entre deux maisons pour y loger ses carmélites : « Notre Seigneur me dit, en désignant la maison adjacente à l’église de Notre-Dame celle-ci te convient. Sur-le-champ, je me décidai à l’acheter, sans plus songer à l’autre (24). » Ces textes, que je cite entre mille, nous montrent que sainte Thérèse se crut toujours dirigée et se donna, en toute occasion, l’illusion d’obéir. Mais, en réalité, cette femme éminemment volontaire n’écoutait qu’elle-même. Et son cas est celui de tous les mystiques. Humblement [p. 608] soumis à leurs supérieurs ou confesseurs en ce qui touche les menues observances, ils revendiquent, dans la direction de leur vie, les droits d’une indépendance d’autant plus ombrageuse qu’elle affecte les dehors d’une obéissance aveugle aux ordres de la divinité directement consultée.

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*    *

Si la volonté, chez les mystiques, est remarquablement développée, on n’en saurait dire autant de l’intelligence. Sans qualifier, comme on l’a fait, leur intelligence d’« enfantine », on peut affirmer qu’elle ne va pas, en général, au-dessus du médiocre. Ils sont, du reste, fort peu cultivés et peu curieux d’apprendre, et, dépourvus de tout esprit critique, témoignent d’une sorte d’aversion instinctive pour la spéculation et le raisonnement.

En fait de qualités d’esprit, ils ont, par contre, celles que l’opinion vulgaire serait le moins disposée à leur accorder. Ce sont gens de pratique et d’action, non de raisonnement et de théorie. Ils ont le sens de l’organisation, le don du commandement, et se révèlent très bien doués pour les affaires (25). Les œuvres qu’ils fondent sont viables et durables ; ils font preuve, dans la conception et la conduite de leurs entreprises, de prudence et de hardiesse, et de cette juste appréciation des possibilités qui caractérise le bon sens. Et, de fait, le bon sens parait être leur maîtresse pièce : un bon sens que ne trouble aucune exaltation maladive, aucune imagination désordonnée (l’imagination, ils se plaignent de n’en pas avoir), et auquel s’ajoute la plus rare puissance de pénétration. Habitués à scruter leur âme, ils sont fort habiles à lire dans celle d’autrui ; et leur perspicacité n’est pas faite seulement de leur habitude de l’observation intérieure elle tient encore à ce qu’ils ont triomphé des passions qui obscurcissent le jugement du commun des hommes. Les traits épars dont se compose leur physionomie intellectuelle apparaissent réunis et accentués chez sainte Thérèse, ce type de l’âme mystique — mater spiritualium. — Réformatrice de son ordre, fondatrice de dix-sept couvents de carmélites déchaussées, elle a, pendant vingt ans, tourné ou surmonté tous les obstacles ; négocié, lutté, gouverné avec une activité, une habileté, une persévérance, [p.609] une entente des détails, une largeur d’esprit incomparables. Chez elle, la femme d’action se doublait d’ailleurs d’un profond psychologue. Sur l’ordre de ses directeurs, elle a écrit à la volée, et en se plaignant qu’ « écrire l’empêchât de filer (26) », des livres qui, pour la forme comme pour le fond, sont des chefs-d’œuvre; qui éclairent d’une vive lumière le tréfond de son âme et de l’âme humaine en général ; qui renferment, en un mot, un trésor d’observations psychologiques. C’est qu’à défaut d’imagination — elle s’avoue fort mal partagée à cet égard (27) — elle avait au plus haut degré le don de l’observation ; qu’on lise, à ce point de vue, sa description, d’une précision toute scientifique, de ce mal protéiforme et si fréquent dans les cloîtres, la mélancolie (28). Et, à ce don d’observation, qui fit d’elle une étonnante conductrice d’âmes, elle joignait, suivant le mot d’un de ses derniers biographes, « le plus parfait bon sens qui ait jamais habité une cervelle humaine (29) ».

Mais ce bon sens ne l’empêchait pas de partager tous les préjugés de son époque. Elle tient l’exercice du commerce pour contraire à l’honneur (30) elle croit aux sortilèges (31) et que des signes dans le ciel annoncent la mort des rois (32) ; elle a d’étranges puérilités, ne pouvant se défendre, par exemple, d’aimer les grandes hosties (33) et se faisant de l’enfer et du diable une idée tout enfantine. L’enfer, elle le conçoit comme un cloaque infect, peuplé de reptiles (34) ; le diable, tel qu’elle se l’imagine, est le Satan cornu traditionnel (35), ou bien encore un hideux négrillon (36) il s’assied, à l’occasion, sur son bréviaire pour l’empêcher d’achever l’office et laisse après soi une odeur de soufre. Quant à Dieu et — ceci est plus grave — elle se le représente trop fréquemment comme une manière de Philippe II céleste, ayant ses « courtisans », ses « favoris (37) », distribuant capricieusement ses grâces, et, dans son enfer, condamnant hérétiques et pécheurs à d’éternels autodafés. — En un mot, et quels qu’aient été [p. 610] ses dons d’observateur et d’écrivain, ses puissantes facultés, ses rares vertus, son génie, tout monacal, ne vaut qu’apprécié du point de vue du cloître, et reste de ceux qui, s’ils l’ont enrichi, n’ont pas élargi du moins le patrimoine intellectuel de l’humanité (38).

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Aussi bien n’est-ce pas, nous le savons, par le développement de l’intelligence et de la faculté ratiocinative que se signalent nos mystiques. Mais, ce qui leur manque à cet égard, ils le rachètent au point de vue de la sensibilité. Ce sont des êtres d’une impressionnabilité exquise, et qui vibrent à l’unisson de la nature entière. Le sentiment de la nature, ils l’ont eu, seuls ou presque seuls, à des époques où il était, pour ainsi dire, inexistant. Pour sainte Thérèse, les champs, les fleurs et les eaux sont comme un livre où elle lit les grandeurs divines (39) ; toutes les fois qu’elle change de lieu, elle a soin d’indiquer, dans sa correspondance, la vue qu’elle a de sa cellule; s’agit-il d’acheter une maison, elle déclare « qu’il est bien plus avantageux qu’elle ait de belles vues que d’être située dans un beau quartier et qu’il faut tâcher qu’elle ait un grand jardin (40) ». — L’on retrouve, chez saint Jean de la Croix, le même goût du pittoresque. L’âme, dans son Cantique spirituel, entrevoit son divin Époux à travers toutes les créatures, et elle exprime, en vers d’une harmonie pénétrante, l’impression que lui laisse la beauté des choses

O forêts, ô massifs — Plantés par la main de mon Bien-Aimé ; — O prairie toujours verdoyante, Émaillée de fleurs, — Dites-moi s’il vous a traversées ? — En répandant mille grâces, — Il est passé à la hâte par ces forêts, — Et, en les regardant, —  Sa seule figure — Les a laissées revêtues de sa beauté…

Ce sentiment de la nature, si caractéristique, ne va pas, chez les mystiques orthodoxes, sans celui d’une universelle sympathie. Saint François d’Assise se sentait en communion avec tous les êtres vivants. « II ramassait les vers du chemin et les mettait à l’abri des passants il s’ingéniait pour sauver un agneau de la mort ou de la [p. 611] mauvaise compagnie des chèvres et des boucs ; il conspirait pour faire échapper l’animal pris au piège, et lui donnait de bons conseils pour ne plus se laisser prendre. Le grand signe auquel on reconnaît les âmes préservées du pédantisme vulgaire, l’amour et l’intelligence de l’animal, fut en lui plus qu’en aucun homme. il voyait des degrés dans l’échelle des êtres, mais non de brusques ruptures (41) ». Cet amour, cette intelligence de l’animal se retrouvent chez tous les mystiques, plus généralement chez tous les saints, chez un saint Bernard, par exemple, sauvant un lièvre poursuivi par les chasseurs et le cachant sous sa robe.

Si leur esprit de solidarité et d’universelle sympathie s’étend jusqu’aux animaux, il va sans dire qu’il se manifeste plus vif à l’égard des hommes, de ce « prochain » qu’ils aiment, suivant le précepte évangélique, du même amour dont ils aiment Dieu. On a prétendu que sainte Thérèse ne s’était jamais souciée des pauvres. Accepter cette opinion, ce serait bien mal la connaître (42) et bien mal connaitre les mystiques en général. La vérité, c’est qu’ils ont pratiqué la charité sous toutes ses formes, qu’à l’aumône et à la prière ils ont joint le don complet d’eux-mêmes. — Et quand le «  prochain » est un «  proche », — dans les relations d’amitié et de famille ils font preuve de la plus délicate tendresse de cœur. Pascal a dit : « On ne s’imagine Platon et Aristote qu’avec de grandes robes de pédants. C’étaient des gens honnêtes et comme les autres, riant avec leurs amis. » On pourrait dire de même on ne s’imagine les mystiques que perdus en Dieu, et raidis dans l’immobilité de l’extase. Ce furent des parents et des amis excellents, prenant part à toutes les peines et à toutes les joies de ceux qui les entouraient.

Leur attitude à l’endroit de leurs proches ne laisse pas cependant d’être déconcertante. Sainte Thérèse, au moment de quitter la maison paternelle, entre en des angoisses indicibles; il lui semble « que ses os vont se détacher les uns des autres (43) » ; toute sa vie, elle ne cessera de correspondre avec ses frères et sœurs, de s’intéresser à leurs affaires, même matérielles. Sainte Chantal, devenue « mère selon la grâce » « », n’en reste pas moins « mère selon la nature » elle marie ses enfants, elle administre leurs biens, et, lorsqu’ils meurent, tombe dans des accablements d’où l’on a peine à la tirer. La Mère Marie de l’Incarnation, au moment de quitter son fils, a la sensation « qu’on lui arrache l’âme ». Et cependant, elle le quitte, ce fils [p. 612] unique ; elle l’abandonne, âgé de douze ans et destitué de tout secours humain, pour entrer aux Ursulines ; elle lui dit adieu « en riant », et sans même le consoler d’un baiser. Sainte Chantal, elle, passe sur le corps du sien, qui prétendait s’opposer son départ. Quant à sainte Thérèse, dans son Chemin de la perfection, elle donne à ses religieuses des conseils d’une dureté singulière elle leur déclare que les âmes vraiment généreuses ne se soucient pas d’être aimées (44) et leur recommande d’éloigner leurs parents de leur souvenir, les personnes qui prétendent tout quitter pour Dieu devant se séparer d’abord « du principal, c’est-à-dire des parents (45). L’on croirait entendre cette ardente Angèle de Foligno, laquelle remerciait Dieu de lui avoir enlevé sa mère « qui lui était, pour aller à lui, d’un grand empêchement », et à qui son confesseur prête ces paroles étranges : « Mon mari et mes fils moururent aussi en peu de temps. Et parce que, étant entrée dans la route, j’avais prié Dieu qu’il me débarrassât d’eux tous, leur mort me fut une grande consolation (46)… »

Qu’est-ce à dire, et comment s’expliquer cette apparente dureté de cœur s’opposant à la tendresse de cœur dont il a été parlé, sinon par ce fait que, réfrénant leurs tendances naturelles, les mystiques se sont imposé de n’aimer leur prochain qu’in abstracto, sans acception de personnes, et seulement en Dieu et pour Dieu. C’est sur Dieu, en un mot, qu’ils s’attachent à concentrer leur sensibilité tout entière. Dieu, tel qu’ils le considèrent habituellement, c’est-à-dire dans la personne du Verbe incarné, leur inspire un double sentiment. Et d’abord, un sentiment de pitié profonde, mélangée de repentir. N’est-ce pas pour eux qu’il est descendu sur terre, pour racheter leurs péchés qu’il s’est immolé sur la croix ? A la pensée de ses souffrances, dont ils sont cause, leur être frémit jusqu’aux moelles. J’ai dit que sainte Thérèse s’était « convertie » devant un Ecce Homo couvert de plaies. « A l’aspect de ces plaies reçues pour moi, et de l’ingratitude dont j’avais payé tant d’amour, je fus saisie d’une si pénétrante douleur qu’il me semblait sentir mon cœur se fendre (47)…. » — C’est encore le Dieu plaintif et supplicié pour le salut des hommes qui [p. 613] apparaît à Marguerite-Marie : « Mon bon Maître se présenta à moi. sous la figure d’un Ecce Homo… Son sang adorable découlait de toutes parts, disant d’une voix douloureusement triste : N’y aura-t-il personne qui veuille compatir et prendre part à ma douleur, dans le pitoyable état où les pécheurs me mettent ? ». Écoutons maintenant Angèle de Foligno : « Il me montrait les tortures de sa tête, les poils de sourcils, les poils de barbe arrachés ! Il comptait les coups de la flagellation, me montrait en détail à quelle place chacun d’eux avait porté et me disait C’est pour toi, pour toi, pour toi  (48) « ; II lui disait encore :

J’ai satisfait, j’ai porté ta pénitence, j’ai souffert horriblement. Pour toutes ces peintures et ces onguents qui ont déshonoré ta tête, la mienne fut… percée d’épines, ensanglantée, moquée, méprisée, méprisée jusqu’au couronnement !  — Tu te peignais les joues… ma face a été couverte par les crachats… Tu t’es servie de tes yeux pour regarder en vain, pour regarder ce qui nuit… Mais les miens… ont été voilés dans mes larmes d’abord, et ensuite dans mon sang… Pour les crimes de tes oreilles… j’ai entendu les fausses accusations, les parodies dénigrantes, les insultes, les malédictions… Tu as connu les plaisirs de la gourmandise. mais j’ai eu la bouche desséchée par la faim, la soif et le jeûne… Tu as médit, tu as calomnié, tu t’es moquée, tu as blasphémé, tu as menti. Mais j’ai gardé le silence devant les juges et les faux témoins, et mes lèvres closes ne m’ont pas excusé. Tu te souviens de certains plaisirs dus à certains parfums… mais j’ai senti l’odeur infecte des crachats… Ton cou s’est agité par les mouvements de la colère, de la concupiscence et de l’orgueil… mais le mien a été frappé et meurtri par les soufflets. Pour les péchés de tes épaules, les miennes ont porté la croix. Pour les péchés de tes mains et de tes bras. mes mains ont été percées de gros clous… Pour les péchés de ton cœur… le mien a été percé d’un coup de lance. J’ai dépensé pour les pécheurs mon sang et ma vie, je n’ai rien gardé pour moi… Tu ne trouveras ni péché ni maladie de l’âme dont je n’aie porté la peine et offert le remède. A cause des immenses douleurs que vos âmes misérables devaient subir en enfer, j’ai voulu être torturé pleinement et totalement. Ne t’afflige donc pas ; mais tiens-moi compagnie dans la douleur, dans l’opprobre et dans la pauvreté.

J’ai tenu à citer, malgré sa longueur, cette page ensanglantée, parce qu’elle exprime la forme douloureuse de la sensibilité, concentrée sur Dieu, des mystiques. Mais elle n’en exprime que la forme douloureuse. Il en est une autre : leurs larmes ne coulent pas [p. 614] en vain, et leur pitié, leur repentir ne servent que d’aliment à l’amour dont ils s’enivrent pour le seul Être vraiment aimable, seul digne de remplir la capacité de leur cœur. Cet amour se résume en un besoin irrésistible de s’unir à l’objet aimé : « L’esprit avide et affamé s’élance vers Dieu comme pour le dévorer », dit Ruysbroeck, et, dans cette lutte inégale, reçoit des blessures « d’une intimité épouvantable ». Pour exprimer ces amoureux assauts et l’immense désir qui les consume, les mystiques empruntent au langage des amants ses expressions les plus passionnées il n’est question, dans les confidences qu’ils nous ont laissées, que de fiançailles et d’épousailles, de langueurs et de pâmoisons. Encore se plaignent-ils de l’insuffisance des comparaisons dont ils se servent ; et, comme les paroles pour l’exprimer, les actes leur manquent pour prouver leur amour. Du moins ne savent-ils le prouver que par leurs souffrances. Augmenter ses mérites, expier ses fautes, conformer sa vie à celle de la victime divine, s’associer à elle dans l’œuvre de la rédemption des âmes, compléter, suivant le mot de saint Paul (49), « ce qui manque à la passion du Christ, quant à son corps, qui est l’Église », — voilà, certes, pour le chrétien, autant de motifs d’accepter patiemment les épreuves de la vie. Mais les mystiques ne s’en tiennent pas à cette acceptation passive et, non contents de se résigner aux souffrances, ils les recherchent, ils les désirent, ils en ont soif. C’est qu’ils ont compris d’instinct qu’il y a un lien secret entre la souffrance et la puissance d’aimer, et qu’elles s’exaltent l’une par l’autre. Vrai de tout amour profond et sincère, le grand mot de sainte Thérèse : « La mesure de notre force pour la souffrance est la mesure de notre amour (50) », est surtout vrai dans les rapports de l’homme avec Dieu ; l’homme, ce « fier mendiant », n’ayant rien autre à offrir à celui qui possède toutes choses, que l’hommage de son héroïsme (51).

Cet hommage, les mystiques le lui prodiguent. Sainte Thérèse, quand elle souffre, se sent « dans son centre s elle ne veut pour nourriture que « le pain délicieux de la tribulation (52) » et son besoin de souffrir augmente en proportion de son amour pour Dieu : « Je vis dès cette époque mon amour pour Dieu prendre des accroissements tels, que j’en étais épouvantée ; et voilà l’origine de ce désir des souffrances qui s’est allumé en moi, et que je ne puis plus [p. 615] éteindre (53) ». Les souffrances, dit-elle encore, peuvent seules lui rendre la vie supportable ; souffrir, voilà où tendent ses vœux les plus chers et elle pousse son cri célèbre « Seigneur, ou mourir ou souffrir, c’est la seule chose que je vous demande (54) » — « Souffrir et ne pas mourir », sera la devise de sainte Madeleine de Pazzi ; « Souffrir, Seigneur, souffrir et être méprisé pour vous », la prière de saint Jean de la Croix ; « Seigneur, encore plus de souffrances », celle de saint François-Xavier. Une sainte Lidwine, accablée de toute sorte de maux, les entrailles rongées de vers, déclare que, ne fallût-il qu’un ave pour la guérir, elle se garderait de le prononcer. Une mère Agnès de Jésus se croit «  abandonnée de Dieu quand elle est sans douleurs » ; une sainte Chantal affirme que « pâtir pour Dieu est la nourriture de l’amour en terre, comme jouir de Dieu l’est au ciel . ‘Ce que je souffre n’est rien en comparaison de ce que je désire souffrir », s’écrie Mme Acarie ; et elle ajoute qu’elle ne peut s’expliquer comment Dieu a joint en elle deux choses si différentes, le désir de souffrir et la peine que la nature reçoit en souffrant (55). Pour une Marguerite-Marie, la suprême souffrance est de ne pas assez souffrir ; elle rend grâce à son Souverain de ce qu’il « mesure ses moments par l’horloge de ses souffrances, pour en faire sonner toutes les heures avec les roues de ses douleurs » et elle veut « souffrir en silence, sans consolation, soulagement ni compassion, et mourir  accablée sous la croix de toute sorte d’opprobres, d’humiliations, d’oublis et de mépris (56) ». — On n’en finirait pas de citer des paroles semblables, — paroles incompréhensibles, et qui sont le scandale de la raison. Il faut avouer que si, comme le dit Pascal, « c’est sortir de l’humanité que de sortir du milieu », les mystiques sont sortis de l’humanité; et il leur était réservé, par une interversion paradoxale de tous les appétits humains, d’aspirer à la souffrance comme d’autres à la joie, — et d’y trouver la joie parfaite.

II

Les considérations qui précèdent, touchant la sensibilité des mystiques la sensibilité est, nous l’avons vu, leur faculté maîtresse— [p. 616] seraient fort insuffisantes si l’on ne les complétait par une analyse des variations, si symptomatiques, de leurs états affectifs.

C’est un des caractères de la vie d’être rythmique, faite d’élans et de recueillements alternés. Ces oscillations prennent, dans la vie des mystiques, une amplitude exceptionnelle, et la partagent en phases opposées.

Dans les moments où ils réalisent leurs « expériences », où ils perçoivent Dieu d’une perception directe, et par une sorte d’« attouchement spirituel (57) », ils éprouvent une impression de certitude qui exclut, à leurs yeux, toute possibilité d’illusion (58). Cette certitude absolue s’est, à telle heure décisive, imposée aussi bien à l’esprit d’un Pascal qu’à l’âme d’une sainte Angèle ou d’une sainte Thérèse (59) ; et elle survit, chez tous les mystiques, aux occasions qui l’ont déterminée. Écrivent-ils, c’est « sous la dictée même de Dieu », et « sur son ordre (60) » ; et lui-même leur inspire, non seulement leurs pensées, mais même les termes et les comparaisons dont ils se servent (61).

A la certitude correspond ordinairement chez eux un état de ferveur intense. Ils sont comme transportés d’amour, et l’amour qui les possède est « dans un perpétuel mouvement (62) », leur suggérant sans cesse de nouveaux desseins et de nouveaux désirs. Rien ne leur pèse, ni ne leur coûte, ni ne leur paraît difficile. C’est l’heure des promesses et des résolutions héroïques (63) et des suprêmes exaltations [p. 617] leur cœur s’embrase et allume dans leur poitrine un inextinguible incendie ; ou bien il « distille comme un alambic (64) », et, de cette urne trop pleine, s’épanchent des larmes infiniment douces. En un mot, c’est l’heure de la joie, celle d’une ivresse qui s’exhale, dit sainte Thérèse, en « mille saintes extravagances (65) », et se traduit parfois à l’extérieur par des chants, des cris, des rires et des sauts ; celle encore des suaves agonies, lorsque, décochée d’en haut, la flèche d’amour traverse l’âme avec la violence de la foudre, et la blesse d’une blessure à la fois douloureuse et délicieuse, et qui donne en même temps la mort et la vie (66).

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*    *

Ainsi, les mystiques ont connu de grandes joies ; c’est même à eux qu’il faudrait demander le secret des plus ineffables délices que l’âme humaine ait goûtées jamais. Mais, ces moments divins, ils les payent bien cher. « Les tribulations par lesquelles Dieu fait passer les contemplatifs sont intolérables, dit sainte Thérèse…. Aussi faut-il que Notre-Seigneur leur donne non l’eau qui rafraîchit, mais le vin qui enivre, afin qu’en proie à une sainte ivresse, ils ne sentent plus en quelque sorte leurs souffrances, et qu’ils aient la force de les supporter (67) ».

Aux périodes de certitude, de ferveur et de joie, succèdent chez eux des phases d’effrayante « sécheresse ». Une sorte de torpeur et d’ennui morne les envahit, un dégoût universel qui les rend inutiles à tout, incapables de tout, même de lire, même de former « la pensée ou le désir d’une bonne œuvre ». Ils perdent jusqu’au souvenir de Dieu, et ne sont pas plus touchés d’entendre parler de lui que « d’un bruit vague et lointain qui viendrait frapper l’oreille (68) ». Ils ne parviennent pas à fixer leur esprit, dont les divagations les énervent; à moins qu’ils ne tombent dans une « stupidité » qui les confond : « Il m’arrive aussi parfois, dit sainte Thérèse, de me trouver dans une sorte de stupidité fort singulière. Je ne fais ni bien ni mal; je marche, comme on dit, à la suite des autres, n’éprouvant ni peine ni consolation, insensible à la vie comme à la mort, au plaisir comme à la douleur… (69) »

Encore ne sont-ce là que les formes bénignes de la « sécheresse ». [p. 618] Le plus souvent, elle s’aggrave de tourments et d’inquiétudes de toute sorte. Nos mystiques entrent dans de cruelles angoisses, dans d’inextricables perplexités. Ils roulent o: de doute en doute, de crainte en crainte (70) » ; l’esprit de vertige, dit saint Jean de la Croix (71), « obscurcit leur intelligence, et la remplit de scrupules ». Au sentiment de certitude, qui les soutenait naguère, succède le sentiment opposé ils se demandent s’ils ne sont pas victimes d’illusions, si leurs visions ne sont pas fausses, si toute leur oraison n’est pas a une chimère (72) ». Et ils sont hantés de conceptions délirantes, s’imaginant «  être, par leurs péchés, la cause de tous les maux et de toutes les hérésies qui affligent le monde (73) ». Le Dieu de bonté qu’ils adoraient ne leur apparaît plus que comme un tyran cruel, un ennemi implacable, « armé pour mettre tout à feu et à sang (74). Des pensées de colère et de haine les obsèdent. Leur foi même semble défaillir ; ces dogmes, pour la défense desquels ils donneraient leur vie, ils sont tentés de les rejeter comme absurdes. « Toutes leurs pensées sont traversées par d’affreux blasphèmes, suggérés à l’imagination avec tant de violence, que parfois même leur bouche semble les proférer (75) » ; en même temps, leurs sens sont troublés par « de violentes et abominables révoltes ». A la suite de tant d’assauts répétés, ils tombent dans un état avoisinant le désespoir ils se persuadent — comme il arriva à sainte Angèle de Foligno, à saint François de Sales et à M. Olier —que leur perte est résolue et qu’ils sont voués à la damnation éternelle. Quelques-uns, ne pouvant se faire à l’idée d’être haïs de leur Dieu, en viennent à des tentatives de suicide une sainte Madeleine de Pazzi saisit un couteau pour se l’enfoncer dans la poitrine ; un saint Ignace, une Mère Marie de l’Incarnation méditent de se jeter du haut de leur fenêtre ; un Père Surin va jusqu’à l’acte, et, dans sa chute, se casse le col du fémur (77)…

Ce martyre, que souffrent, plus ou moins cruel, plus ou moins complet, les mystiques, pendant leurs « sécheresses », commence à [p. 619] des époques variables de leur vie spirituelle et se prolonge, suivant les individus, plus ou moins longtemps. Sainte Thérèse accuse des crises d’une durée de deux ou trois semaines (78), et ces crises altèrent s’apaisant vers la fin de sa carrière (79). Sainte Chantal, au contraire, vécut ses sept ou huit dernières années dans une agonie morale ininterrompue, qui ne cessa qu’un mois avant sa mort :

Son âme, nous dit son historien (80), fut abandonnée à tant de peines intérieures et de si cruelles qu’elle ne se connaissait plus elle-même. Elle n’osait ni baisser les yeux sur son intérieur, ni les relever vers Dieu. Hon âme lui apparaissait souillée de péchés, noire d’ingratitude, défigurée, horrible à voir… Si l’on excepte les pensées d’impureté dont elle ne fut jamais assaillie, il n’y a pas de mauvaises idées dont son esprit ne fût rempli, pas d’actions détestables qui ne se présentassent à son imagination. Les doutes sur les plus adorables mystères, les blasphèmes contre les plus miséricordieux attributs de Dieu. les plus abominables jugements sur le prochain, se disputaient son imagination. Elle disait que son esprit était comme un grand parc où circulaient en liberté de hideux reptiles, sans qu’elle pût ni les détruire ni les chasser. Aussi, quand elle parlait de ses peines, de grosses larmes coulaient le long de ses joues. La nuit, on l’entendait soupirer comme un malade à t’agonie. Le jour, elle en oubliait le boire et le manger. Et ce qu’il y avait de plus affreux, c’est qu’au milieu de ces tentations il lui semblait que Dieu l’avait abandonnée ; il ne la voyait plus ; il ne se souciait plus d’elle. Elle lui tendait les bras, mais comme l’on fait dans les ténèbres à un ami disparu pour toujours. Ou plutôt, Dieu était plus qu’absent pour elle; il était ennemi, il la repoussait. Vainement essayait-elle, pour calmer son effroi, de se rappeler ces images aimables de pasteur et d’époux ou d’ami sous lesquelles elle se l’était représenté si souvent; dès qu’elle pensait à Dieu, elle le voyait apparaître comme un juge irrité, comme un maître méprisé et demandant vengeance.

… Elle ne pouvait plus entendre parler d’une peine sans en souffrir, ni entendre nommer un péché sans s’imaginer qu’elle le commettait. Rien ne peut donner une idée de la violence des tentations qui assaillirent la mère de Chantal dans les dernières années de sa vie. a Voyez-vous, mes filles, disait-elle, je suis maintenant réduite à un tel point, que rien de tout ce monde ne peut me donner de soulagement, sinon ce seul mot : LA MORT. Je furète partout dans mon esprit pour voir combien mes père, grand-père et aïeux ont vécu, afin de donner du soulagement à mon âme par la pensée que je n’ai plus guère à rester dans ce monde. [p. 620]

… Son mot ordinaire était qu’il se falloit sacrifier à la vie, comme autrefois les martyrs se sacrifioient à la mort ».

On trouve dépeintes dans cette page, comme en un tableau d’après nature, la plupart des souffrances mystiques. Mais la description que j’ai entrepris d’en donner serait incomplète, si je ne signalais les états extrêmes où elles aboutissent parfois. Il arrive qu’à la suite d’assauts répétés, la force de résistance du sujet s’épuise et que sa raison fléchisse. Il tombe alors dans la mélancolie. La mélancolie (au sens médical du mot) est caractérisée, comme on sait, par une augmentation des phénomènes inhibitoires, par un état de complète atonie intellectuelle et physique (81). Or, dans les cas extrêmes dont je parle, cette loi d’inhibition se vérifie. On constate, chez les mystiques, l’abolition des phénomènes moteurs. J’emprunte à l’historien du P. Surin (82) ces lignes décisives :

… S’il voulait prendre quelque nourriture, les démons. souvent l’en empêchaient; s’il voulait boire, ils lui arrêtaient le bras ; il a été longtemps sans pouvoir lire, et près de vingt ans sans pouvoir se vêtir ni se déshabiller, étant pour ce sujet obligé de coucher tout vêtu il est demeuré muet durant huit jours, sans pouvoir dans ce temps-là se confesser que par signes. Enfin il fut réduit dans une telle extrémité qu’il ne pouvait pas même marcher; qu’à peine avait-il l’usage de ses mains; jusque-là même que, pendant environ quinze ans, il ne pouvait pas regarder distinctement les choses…

M. Olier, le fondateur du séminaire de Saint-Sulpice, nous donne le spectacle d’infirmités analogues. Lui aussi devient incapable, à un moment donné, de marcher et de manger; il ne sait plus ni lire ni écrire. Et chez lui, comme, du reste, chez le P. Surin, l’abolition des phénomènes moteurs coïncide avec un état de complet ralentissement intellectuel, caractéristique de la mélancolie confirmée :

Ce que )a bonté de Dieu avait fait relativement aux facultés corporelles, elle le fit aussi — nous dit-il dans le tableau fort intéressant qu’il a tracé de ses peines (83) — par rapport aux facultés spirituelles de mon âme, et cela me laissa dans des langueurs, des stupidités et des hébétements qui ne se peuvent comprendre que par ceux qui les ont éprouvés… Mon esprit était alors enveloppé d’une telle obscurité que je ne me ressouvenais de rien; je ne pouvais rien apprendre, et il y avait tant de confusion et de ténèbres dans mon intelligence que je ne voyais absolument rien; je ne savais même pas ce que je disais ; [p. 621] j’entendais parler le monde, comme ferait un sourd, sans rien retenir ni rien comprendre ; je ne pouvais exprimer aucune pensée, même des choses que j’avais comprises autrefois ; je cherchais dans mon esprit et je ne trouvais rien ; souvent la pensée se présentait, et puis se retirait aussitôt, en sorte que, commençant à l’exprimer, je ne savais plus où j’en étais. J’étais tellement entrepris que je ne pouvais dire un mot, je demeurais tout interdit et l’esprit suspendu, à peu près comme l’on voit des insensés en compagnie, qui, entendant parler, ne conçoivent ni ne répondent rien, et demeurent hébétés en regardant le monde. Je me souviens encore que j’étais réduit à une telle extrémité que de ne pouvoir écrire ; m’efforçant parfois de le faire, je demeurais des heures entières à écrire deux ou trois lignes, et encore était-ce tout de travers. Je ne pouvais exposer les matières sur lesquelles j’aurais voulu consulter, ne retenant rien, et ne comprenant pas davantage. J’étais surtout alors obligé de me faire conduire par mon domestique dans les rues. ayant toujours le malheur d’oublier mon chemin, à cause de cet affaiblissement d’esprit qui accompagnait mes peines.

III

Donc, les mystiques passent de la joie et du plaisir suprêmes aux suprêmes tristesses et à d’intolérables souffrances. Ils connaissent parfois des joies et des tristesses simultanées; mais il est rare qu’ils atteignent à la stabilité, à l’équilibre. En un mot, les oscillations des états affectifs prennent chez eux, ainsi que je l’ai dit, une amplitude exceptionnelle.

Le fait dûment constaté, il s’agit de l’expliquer. La théologie en donne une explication très nette.

Les mystiques sont-ils dans la certitude, la ferveur et la joie, c’est que Dieu les traite en enfants chéris. et débiles, et les nourrit du lait des consolations sensibles, incapables qu’il les voit de tolérer dès l’abord « la nourriture forte et substantielle des souffrances et de la croix de son Fils » (84).

La sécheresse et les tribulations de toute sorte succèdent-elles aux « consolations », — c’est encore un effet de l’intervention divine. Et ici se place la théorie des purgations ou purifications passives, ou, pour parler le langage de saint Jean de la Croix, celle des deux nuits de l’âme, théorie longuement, mais, en général, fort inexactement exposée dans les traités de mystique. Je la résume en quelques lignes, non sans m’excuser de m’introduire, ne fut-ce qu’un instant, dans le domaine de la théologie proprement dite. [p. 622]

L’effort humain, disent les théologiens, peut quelque chose pour l’épuration de l’âme, et il est des purifications actives, dues à l’industrie et au travail d’un chacun. Mais ces purifications restent fatalement incomplètes et superficielles; et quand Dieu choisit une âme pour se communiquer à elle par le moyen de l’union mystique, il faut, de toute nécessité, qu’il prenne le soin de la dégager lui-même et progressivement (85) — par une série d’épreuves spéciales dont il est le seul dispensateur —  « de la servitude des sens et des illusions de l’esprit ».. Ces purifications, indépendantes de l’effort humain, se qualifient de passives ; et elles sont à deux degrés.

La purification des sens porte sur toute la partie sensible de l’homme. Elle consiste essentiellement — et en dehors de certaines tribulations accessoires telles que maladies, tentations, perte des biens matériels, etc. — dans la soustraction de toute dévotion sensible. Les « consolations » ont leurs inconvénients et leurs dangers; elles engendrent, comme l’explique saint Jean de la Croix (86), l’orgueil, la gourmandise, l’avarice, la luxure spirituelles; aussi Dieu prend-il soin d’en sevrer les âmes qu’il prédestine aux grâces mystiques. Il met ces âmes dans la « sécheresse » et les rend inaptes à se servir, « comme elles faisaient, de l’imagination pour s’exciter et s’émouvoir (87) » ; il les dégoûte des créatures, et, d’autre part, les prive de l’attrait qu’elles avaient pour les choses divines, ne leur laissant de lui qu’un souvenir confus, mais persistant et douloureux. En un mot, il les éprouve et, par le moyen de ces épreuves, opère la mortification et la purification de leurs appétits. Cette purification est une nuit, en ce qu’elle fait le vide et l’obscurité chez ceux qui la subissent, et dérobe, pour ainsi dire, à leur vue, tout objet sensible (88) ; mais une nuit qui est aussi une lumière : et nox illuminatio mea in frliciis meis, dit le Psalmiste (89) il faut y voir, en effet, la forme élémentaire et douloureuse de l’union mystique (90).

La nuit de l’esprit, qui succède parfois à la nuit des sens et correspond aux états mystiques les plus élevés, mérite, encore -plus que celle-ci, l’épithète de lumineuse. Elle consiste essentiellement en ce que l’âme, à mesure qu’elle pénètre plus avant dans l’intimité divine, [p. 623] est illuminée d’une clarté qui l’aveugle en l’éblouissant, comme le soleil fait du hibou (91). Cet éblouissement est une torture indicible : « Le sens et l’esprit souffrent comme s’ils étaient oppressés d’un immense fardeau. et ils tombent dans une agonie si cruelle que la mort paraît alors un véritable soulagement (92) ». D’autant qu’aveuglée par rapport à Dieu elle ne l’entrevoit que dans une obscurité sillonnée d’éclairs l’âme devient effroyablement clairvoyante par rapport à elle-même toutes ses plaies, toutes ses tares lui apparaissent, démesurément grossies, comme dans un miroir étincelant. Elle se prend à se haïr ; elle se croit haïe de Dieu ; et elle entre dans une espèce d’enfer où achèvent de se consumer, comme en un creuset,, ses plus secrètes, ses plus impalpables souillures (93). Elle en sortira définitivement purifiée, et prête à recevoir, dans toute sa netteté, l’impression divine.

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Il va sans dire que les psychologues ne s’accordent pas avec les théologiens pour admettre que les oscillations du niveau mental soient déterminées, chez les mystiques, par des interventions surnaturelles.

Selon Murisier, « le sens général du corps joue un rôle considérable dans leur vie », et l’instabilité dont ils se plaignent n’est que l’effet des « variations de la conscience organique » « Suivant que le ton de la vie s’élève ou s’abaisse, ajoute-t-il, nous sommes modifiés au fond de notre être à tel point que tout paraît transformé autour de nous » et « la misère, l’inquiétude, la tristesse de l’âme proviennent souvent de l’indisposition de l’organisme ». —C’est aussi l’opinion de M. Godfernaux (94) : « La vie mystique a, d’après lui, pour base constante une série de faits organiques ou coenesthésiques, traduits dans la conscience par des états affectifs et des représentations mentales correspondantes… Ces faits organiques… peuvent se ramener à une hyper ou à une hypotension de l’énergie vitale. Les états affectifs varient comme cette tension; on possède Dieu plus ou moins, on est plus ou moins privé, selon qu’elle est plus ou moins intense. La série descendante… où le ton vital est au-dessous de la normale, va de la tristesse légère, sans cause apparente, jusqu’à l’abandon, la désolation, la « privation s totale, la stupeur noire, l’enfer spirituel… La série ascendante comprend les états d’hypertension ; elle va du [p. 624] simple état de béatitude passagère, de joie fugitive et sans cause, jusqu’à l’extase pure ». Et il définit le mystique « un être chez qui les états d’hypertension prédominent (95) ».

Cette interprétation des variations affectives chez les mystiques est fondée sur la théorie moderne de l’émotion, théorie dite de James Lange (96). — La joie et la tristesse sont inséparables, comme on sait, de certaines manifestations physiologiques. Dans la joie, l’on constate l’accélération de la nutrition, de la circulation, de l’activité respiratoire dans la tristesse, la constriction des vaso-moteurs, l’abaissement de la respiration, le ralentissement de la nutrition. Ces manifestations physiologiques, qui passaient pour des effets, seraient, d’après MM. James et Lange, des causes. Il ne faudrait pas dire je pleure parce que je suis triste, je tremble parce que je suis effrayé mais bien je suis triste parce que je pleure, effrayé parce que je tremble. L’émotion, en un mot, devrait être considérée comme un phénomène de nature physiologique et non psychique; et il n’y faudrait voir que le retentissement dans la conscience de certains états de l’organisme. « Rétablissez la circulation dans le cerveau et dans le corps tout entier, rendez. la chaleur aux tissus, la tonicité aux muscles, que restera-t-il de la tristesse? Absolument rien que le souvenir de la cause qui l’a produite »; une injection de sérum fait actif et gai tel individu déprimé ; et souvent telle représentation qui nous paraissait pénible avant le déjeuner (alors que le pouls est à l’état d’hypotension) nous paraît indifférente après le repas (à la période d’hypertension) ».

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La théorie de James-Lange se borne, remarquons-le, à constater des faits, et, en réalité, elle n’explique rien. « La grosse dificulté sera toujours de savoir, dit le De Georges Dumas, pourquoi à telle idée, à telle perception et à telle image s’associe tel ou tel état vasomoteur » ; comment et par quel processus « telle représentation arrive à déterminer dans le cerveau, et par le cerveau dans le corps », les modifications organiques plus haut signalées. C’est sur quoi l’on ne peut formuler, quant à présent, que des hypothèses (97). [p. 625]

Ceci dit, et pour en revenir aux mystiques, on ne peut nier que, chez eux comme chez le reste des humains, les oscillations des états affectifs ne soient commandées par des variations d’ordre physiologique. Au besoin, ils en témoigneraient eux-mêmes. Sainte Thérèse attribue, au moins en partie, ses « sécheresses »à son « peu de santé », aux « grandes souffrances qu’elle endure « ; et elle dit, parlant de certains états d’« abattement » : « Très souvent cela ne vient que de l’indisposition du corps. C’est une vérité que m’ont apprise, tant l’expérience et l’observation, que des personnes spirituelles avec qui j’en ai conféré… Tant que la pauvre âme est unie à ce corps mortel, elle en est prisonnière; elle participe à ses infirmités. Victime des changement du temps et de la révolution des humeurs, elle se voit souvent, sans qu’il y ait de sa faute, dans l’impuissance de faire ce qu’elle veut; elle n’est propre, ce me semble, qu’à souffrir de toutes manières. »

Les mystiques n’échappent donc pas à la loi commune, qui met l’esprit sous la dépendance du corps. Cependant — il est essentiel de le noter —la théorie de James-Lange ne se vérifie, en ce qui les concerne, que de façon très imparfaite. L’extase est, on le sait, inséparable d’un sentiment de béatitude intense; elle ne s’en accompagne pas moins, chez tous les sujets, de l’ensemble des phénomènes physiologiques qui, normalement, devrait déterminer la tristesse (98) vaso-constriction périphérique et cérébrale, ralentissement et parfois arrêt de la respiration et de la circulation. M. le Dr Pierre Janet a signalé cette anomalie; et ses observations l’inclinent à penser que la théorie de James-Lange « est trop restreinte; et qu’il faut, dans l’interprétation de la joie et de la tristesse, faire plus de place à l’étude des modifications purement cérébrales » (99).

Nous n’avons pas à prendre parti dans ce débat. Mais après ce que nous a révélé la psychologie des mystiques nous ne trouverons rien d’étonnant à ce que ces êtres paradoxaux, qui mirent leur bonheur à souffrir, aient éprouvé joie et tristesse dans des conditions différentes et même opposées de celles où les éprouve le commun des hommes.

MONTMORAND.

Notes

(1) Je me réserve d’analyser plus tard les états d’âme qui sont particuliers aux mystiques, et qu’entre eux et l’absolu s’établit je ne sais quel fugitif contact. Cette analyse ne sera ici qu’ébauchée ; et, dans ce travail préliminaire, il ne sera question des mystiques qu’abstraction faite des « états mystiques » proprement dits.

(2) Act., VII, 55-59.

(3) II, Cor., XII.

(4) VI, 17.

(5) Sur 321 stigmatisés dont le Dr Imbert-Gourbeyre a donné la liste (La stigmatisation. T. I, on ne compte que 47 hommes.

(6) Vie, ch. XL.

(7) C’est, en dépit du texte cité plus haut, l’opinion de sainte Thérèse. — « Que Notre-Seigneur conduise par la voie des délices intérieures de petites femmes faibles et peu magnanimes comme moi, à la bonne heure, j’y vois une convenance… Mais que…. des hommes graves… éprouvent tant de peine quand Dieu ne leur donne pas de dévotion sensible, en vérité, cela me fait mal au cœur. Vie, ch. XI.)

(8) En majorité, mais en majorité seulement. Sainte Chantal et Marguerite-Marie, par exemple, étaient des sanguines bien caractérisées.

(9). Vie, ch. XIX, XXXIII, XXV.

(10) Gilles d’Assise allait plus loin ; il prétendait n’avoir plus la foi, parce qu’il [p. 604] était dans l’évidence ; il ne voûtait plus dire credo in unum Deum, mais cognosco unum Deum. — La mère Marie de l’Incarnation (Ursuline) déclare, elle aussi, et dans le même sens, n’avoir plus la foi.

(11) Vie, ch. VII.

(12) Vie, ch. IX.

(13) Vie, ch. II, VIII.

(14) Ib., ch. XXXI.

(15) Lettre du 30 mai 1582.

(16) L’Exemplaire, ch. XXII. —Cette même comparaison a été employée par Mme Guyon (Opuscules spirituels).ll faut être, dit-elle, sous la main de Dieu comme une girouette agitée du vent et comme un guenillon dans la gueule d’un chien. Le guenillon… se laisse saucer dans la boue, le chien s’en bat les joues, il le mâche, il le laisse et le reprend, il en fait tout ce qu’il lui plait, sans que le chiffon lui fasse aucune résistance : heureux guenillon ! etc.

(17) Les Maladies du sentiment religieux.

(18) Vie, ch. IV.

(19) Ib., ch. V.

(20) Ib., ch. XXVI.

(21) Vie, ch. ch. XXXIV.

(22) Ib., ch. XXXII.

(23) Ib., ch. XXXIV.

(24) Fondations, ch. XXIX.

(25) 1. Sainte Thérèse se qualifie elle-même de « femme d’affaires sachant de tout » (Lettre du 17 janvier 1570, à son frère Laurent ). La mère Marie de l’Incarnation (ursuline) reconnaît qu’elle a « du talent pour le négoce ». Mme Guyon remit de l’ordre dans la fortune de son mari ; elle fit entre des plaideurs un accommodement des plus difficiles, et, sans avoir jamais appris les affaires, en avait, dit-elle, une parfaite intelligence ». (Vie, Ire p., ch. XXII.) On citerait mille autres exemples du même genre.

(26) Vie, ch. X

(27) Ib., ch. IV, IX. Chemin de la Perfection, ch. XVIII.

(28) Fondations, ch. VII, VIII. — Cf. Joly, Sainte Thérèse, ch. XVIII.

(29) Arvède Barine, Portraits de femmes.

(30) Lettre du 2 janvier 1577.

(31) Vie, ch. V.

(32) Ib., ch. XXI.

(33) Ib., Additions.

(34) Ib., ch. XXXII.

(35) Ib., ch. XXXVIII. — Elle le voit rarement, à vrai dire, « sous quelque figure » ; et il lui apparaît, en général, « sans en avoir aucune, comme il arrive dans les visions intellectuelles (ch. XXXI).

(36) Ib., ch. XXXI, XXXVIII. — Comparer, dans Ribet (Mystique divine, T. II, ch, XI, XII), les visions du diable et de l’enfer qu’ont eues d’autres mystiques.

(37) Vie, ch. XXII.

(38) There is absolutely no human use in her, or sign of any general human interest, dit de notre sainte M. William James (The Varieties of religions experience, p. 346-48). Il la juge en incroyant ; et, de fait, elle n’apparaît vraiment grande que si l’on croit à l’efficacité de la prière et à la réversibilité des mérites, et si l’on reconnaît en elle la mère de toute une héroïque lignée, vouée à la conquête des âmes.

(39) Vie, ch. IX. — Château, 4° dem., ch. II.

(40) Lettre des 8 et 9 février 1580.

(41) Renan, Nouvelles études d’histoire religieuse.

(42) Sur ce point, cf. Ribera, Vie de sainte Thérèse, livre IV, ch, X et IXI ; et Rousselot, Les Mystiques espagnols, eh. XII.

(43) Vie, ch. IV.

(44) Ch. VII.

(45) Ch. X.

(46) Le Livre des Visions et Instructions, traduction Hello. —Nous voilà scandalisés, mais voici le correctif : « Ce n’était pas que je fusse exempte de compassion mais je pensais qu’après cette grâce, mon cœur et ma volonté seraient toujours dans le cœur de Dieu, le cœur et la volonté de Dieu toujours dans mon cœur. » — Et plus loin : « La vie m’était une douleur au-dessus de la douleur de ma mère et de mes enfants morts, au-dessus de toute douleur qui puisse être conçue

(47) Vie, ch. IX.

(48) Ne semblerait-il pas que Pascal, dans son Mystère de Jésus, se soit inspiré de sainte Angèle ?… « Je pensais à toi dans mon agonie ; j’ai versé telles gouttes de sang pour toi. »

(49) Coloss., I, 24.

(50) Chemin de la Perfection, ch. XXXIII.

(51) Cf. Joly, Psychologie des Saints, ch. V. — « Je me disais en moi-même, écrit M. Olier : Seigneur, je ne puis vous témoigner mon amour qu’en souffrant. Hélas ! Seigneur, le moyen que je vive si je ne vous témoigne mon amour !Le souffrir vous en donnera l’assurance. »

(52) Lettre du 21 avril 1579.

(53) Vie, ch. XXIII.

(54) Ib., ch. XL.

(55) Du Val, Vie de Mlle Acarie, liv. I, ch. XIX.

(56) Autobiographie. Elle dit encore : « Tout mon corps souffrant d’extrêmes douleurs, cela soulageait un peu l’ardente soif que j’avais de souffrir. Ce feu dévorant ne se nourrissait ni contentait que du bois de la croix, de toute sorte de souffrances, mépris, humiliations et douleurs, et jamais je ne sentais de douleur qui pût égaler celle que j’avais de ne pas assez souffrir.

(57) Saint Jean de la croix, Nuit obscure, liv. II, ch. XXIII ; Vive Flamme, str. 2, v. 2.

(58) Sainte Thérèse, Vie, ch. XV, XVIII, XXIII, XXVII, XXVIII ; Château,, VIe dem., ch. II, in fine.

(59) Certitude, certitude c’est le mot de Pascal après son « ravissement » du 23 novembre 1654. — Lorsque je suis en oraison, écrit sainte Thérèse à saint Pierre d’Alcantara (Bouix, Lettres de sainte Thérèse, T. I, p. 16), et les jours où je jouis d’une douce tranquillité et où je ne pense qu’à Dieu, quand les plus savants et les plus saints hommes du monde s’assembleraient pour me convaincre que je suis dans l’erreur, qu’ils me feraient souffrir tous les tourments imaginables pour me contraindre à le croire. il me serait impossible d’en venir à bout. — Quand même on la mettrait en pièces, on ne lui enlèverait pas la persuasion intime que c’est Dieu qui lui parle et qui la conduit. (Écrit de saint Pierre d’Alcantara en faveur de sainte Thérèse. — Ribera,Vie de sainte Thérèse, liv. IV, ch. VII).

(60) Fr. Arnaud, Vie de sainte Angèle, 2° prologue ; sainte Thérèse, Vie, ch. XXIX, et Additions ; Marguerite-Marie, Autobiographie ; Vie de la Mère Marie de l’Incarnation, ursuline, par dom Claude Martin, son fils : Épître dédicatoire Mme Guyon, Vie, 2° p. ch. XXI. — Marie d’Agréda (Cité Mystique. Introduction et 1re p., ch. I) écrit, elle aussi, sur l’ordre exprès du Très-Haut, qui lui donne six anges pour l’assister.

(61) Sainte Thérèse, Château, 1res dem., ch. II : « Notre-Seigneur m’inspire les comparaisons dont je me sers… »

(62) Sainte Thérèse, Vie, ch. XXX.

(63) Ib., ch. XIX.

(64) Château, 6es dem., ch. VI.

(65) Vie, ch. XVI.

(66) Château, 6es dem., ch. II, XI.

(67) Chemin de la Perfection, ch. xix.

(68) Sainte Thérèse, Vie, ch. XXVIII ; ) Château, 6es dem., ch. I.

(69) Vie, ch. XXX.

(70) Vie, ch. XXX..

(71) Nuit obscure liv. I, ch. XIV.

(72) Sainte Thérèse, Vie, ch. XXXIII. Cf. Marguerite-Marie, Autobiographie : « Moi qui avais eu toute ma vie la crainte d’être trompée et de tromper les autres… ». 4

(73) Vie, ch. XXX.

(74) Ib.

(76) Nuit obscure, liv. I, ch. XIV.

(77) Le P. Surin fut, comme on sait, le principal exorciste des ursulines de Loudun. Bossuet (Préface sur l’instruction pastorale de M. de Cambrai) le qualifie d’« homme consommé dans la spiritualité… incomparable sur les épreuves ». Cf. Histoire abrégée de la possession des Ursulines de Loudun et des peines du Surin, Paris, 1828.

(78) Vie. ch. XXX.

(79) Ib., ch. XL ; Château, 7es dem., ch. III.

(80) Bougaud, Histoire de sainte Chantal, ch. XXXII.

(81) Dr G. Dumas, Les états intellectuels de la mélancolie.

(82) Boudon, L’homme de Dieu en la personne du P. J.-J. Surin, part. III, ch. X.

(83) Cf. Faillon, Vie de M. Olier, part. I, liv. VII.

(84) Nuit obscure, liv. I, ch. I ; Montée du Carmel, liv. II, ch. XXI.

(85) ] Saint Paul, tout en un moment, fut purgé d’une purgation parfaite, comme furent aussi sainte Catherine de Gennes, sainte Madeleine, sainte Pélagie, et quelques autres mais cette sorte de purgation est toute miraculeuse et extraordinaire en la grâce… » (Introduction à la vie dévote, 1re p., ch. V.)

(86) Nuit obscure, liv. I, ch. n-vu..

(87) ?.. ch. ix.

(88) Montée du Carmel, liv. I, ch. II, III.

(89) Ps. CXXXVIII, 11. —C’est là un texte que les mystiques aiment à citer.

(90) Cf. P. Aug. Poulain. La mystique de saint Jean de la Croix, Retaux, 1893.

(91) Nuit obscure, liv. II, ch. V ; Sainte Thérèse, Vie, ch. XX, in fine.

(92) Nuit obscure, liv. II, ch. V.

(93) Ib., liv. II, ch. X.

(94) La psychologie du mysticisme. Revue philosophique, février 1902.

(95) Il y a là une erreur manifeste ce qui prédomine chez le mystique, ce sont les états d’hypotension.

(96) Sur cette théorie, que je me borne à résumer, cf. Ribot, Psychologie des sentiments, 1re p., ch. VII ; et G. Dumas, La tristesse et la joie, ch. IV, IX.

(97) Voici celle de M. Ribot, Psychologie des sentiments, 1re p., ch. II, in fine : «  Resterait à chercher pourquoi certaines représentations ont le fâcheux privilège de susciter la douleur… Je réponds… : parce qu’elles sont un commencement de désagrégation mental comme la douleur physique est un commencement [p. 625] de désagrégation physique. L’être sentant, homme ou animal, est un faisceau de besoins, d’appétits, de tendances physiques ou psychiques: tout ce qui les supprime ou les entrave, se traduit par la douleur. La souffrance physique répond à la réaction inconsciente de l’organisme contre toute action nuisible. La tristesse répond à la réaction consciente contre toute diminution de la vie psychique.

(98) Les mêmes béatitudes anormales se remarquent chez certains aliénés, chez certains mourants (euphorie) et dans certains cas de catalepsie hystérique.

(99) Bulletin de l’Institut général psychologique, juillet, août, sept. 1901.

 

 

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