Bourru et Burot. Multiplicité des états de conscience chez un hystéro-épileptique. Article paru dans la « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), dixième année, tome XX, juillet à décembre 1885, pp. 411-416.

bourruburot0003Bourru et Burot. Multiplicité des états de conscience chez un hystéro-épileptique. Article paru dans la « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), dixième année, tome XX, juillet à décembre 1885, pp. 411-416.

 

La notion de « personnalités multiples » fut créée en 1888 pour décrire le cas de Louis Vivet, patient des docteurs Henri Bourru et Prosper F. Burot qu’ils présentèrent à la Société de psychologie physiologique au mois de décembre 1885. Ce cas devint paradigmatique.

Henri Bourru (1840-1914). Médecin, professeur à l’Ecole de médecine de Rochefort.

Prosper Ferdinand Burot (1849-1921). Médecin, professeur à l’Ecole de médecine de Rochefort.

— Hémorrhagie de la peau provoquée par la suggestion en somnambulisme. Extrait des « Comptes rendus des séances de la Société de biologie », (Paris), 8éme série, tomeII, 1885, pp. 461-462 [en ligne sur notre site]
— La Suggestion Mentale et l’action à distance des substances toxiques et médicamenteuses. Avec figures intercalées dans le texte. Paris, J.-B. Baillière et Fils, 1887. 1 vol. 12/19 [in-16], 311 p., 1 fnch. Dans la « Bibliothèque scientifique contemporaine ». – Autre édition : … Avec 15 photogravures intercalées dans le texte. Paris, J.-B. Baillière et Fils, 1895. 1 vol. in-12, XXXIV p., 314 p., 1 fnch., Dans la « Bibliothèque scientifique contemporaine ».
— Variations de la Personnalité. Avec 15 photogravures. Paris, J.-B. Baillière et Fils, 1888. 1 vol. in-12, 314 p., 2 ffnch., Dans la « Bibliothèque scientifique contemporaine ».

[p. 411]

MULTIPLICITE DES ÉTATS DE CONSCIENCE

CHEZ UN HYSTËRO-ÉPILEPTIQUE

Par MM. BOURRU, professeur, et BUROT,
agrégés, à l’École de médecine navale de Rochefort.

V… âgé de vingt-deux ans, né à Paris, passe la plus grande partie de son enfance à Luisant, près de Chartres. Maltraité par sa mère, vagabond, il est arrêté et envoyé par jugement dans une maison de correction, à la colonie de Saint-Urbain. Occupé plusieurs années de travaux agricoles, il reçoit en même temps l’instruction primaire dont il profite très bien, car il est fort intelligent.

Un jour, comme il ramassait des sarments, une vipère s’enroule autour de son bras gauche ; la frayeur le jette dans une série d’attaques convulsives hystéro-épileptiques, qui le mènent progressivement à la paraplégie. Cet état ne permettant pas sans doute de le garder à l’établissement de Saint-Urbain, il fut transporté à l’asile de Bonneval, le 23 mars 1880. Là, en raison de sa paraplégie, on le place à l’atelier des tailleurs. Au bout de deux mois, après une grande attaque, la paraplégie disparut ; en même temps il avait oublié à coudre et son caractère s’était transformé. (Obs. de M. Camuset.)

A dix-huit ans, c’est-à-dire en 1881, V. fut renvoyé de l’asile ; revenu d’abord à Chartres, il fut ensuite placé comme ouvrier chez un propriétaire de vignobles près de Mâcon. Bientôt retombé malade, il fut soigné à l’hôpital de Mâcon, puis envoyé à l’asile de Bourg. Plus tard, rentré de nouveau à l’hôpital de Mâcon, il vint enfin à Paris où il passa successivement par différents services, notamment à Sainte-Anne et à Bicêtre.

Échappé de Bicêtre, le 2 janvier 1885, après avoir passé plusieurs semaines à Paris, il s’engage dans l’infanterie de marine et est dirigé sur Rochefort dans les derniers jours de janvier. [p. 412]

Peu de temps après, il commet un vol, à l’occasion duquel une instruction est ouverte au conseil de guerre. Les renseignements recueillis sur ses antécédents ne tardent pas à démontrer son irresponsabilité. Relâché de prison, il est dirigé sur l’hôpital, où il entre le 27 mars 1885, dans le service de clinique médicale de l’École de Rochefort. Le lendemain, il tombe en état de mal hystéro-épileptique, état d’où il sort avec une hémiplégie et une hémianesthésie sensitivo-sensorielle à droite.

Nous pensons naturellement à rechercher l’action des métaux et de l’aimant. En appliquant sur l’avant-bras droit paralysé un barreau d’acier, le transfert se produit bientôt. Mouvements, sensibilité dans ses divers modes, tout a passé de gauche à droite, avec la symétrie ordinaire. En même temps, une autre transformation s’est produite, bien plus surprenante. Tout d’un coup, les goûts de notre sujet se sont complètement modifiés, le caractère, le langage, la physionomie, tout est nouveau. Ce n’est plus le même personnage. Mieux encore ! Il ne reconnaît plus les lieux où il se trouve, les personnes qui l’entourent ; il se croit à Bicêtre, salle Cabanis, n° 11 ; il a vu hier M. Voisin ; il attend sa visite.

Ce changement saisissant, accompagnant le transfert de la sensibilité et du mouvement de gauche à droite, nous pensons d’abord qu’il s’agit d’une dissociation de l’action des deux hémisphères cérébraux, et tout naturellement, nous cherchons, par des expériences ultérieures, à rendre à notre sujet l’activité de son cerveau tout entier. Après quelques tentatives infructueuses par des procédés variés, nous essayons le bain électrique, et le succès est complet. Toute paralysie du mouvement et de la sensibilité dans tous ses modes, s’évanouit sous nos yeux ; en même temps la personnalité se transporte à une époque plus reculée de la vie. V. se réveille à Saint-Urbain, le 22 mars 1877; il n’a que quatorze ans ; il jouit de toutes ses facultés ; il n’a jamais été malade ; sa voix, son attitude, sa physionomie sont celles d’un enfant convenable ; il raconte l’histoire de son enfance, ses occupations ordinaires à la colonie agricole ; tout ce qui suit la date où il se trouve reporté lui est complètement étranger.

Dans cette dernière épreuve, un agent physique, l’électricité, a restitué au système nerveux l’intégrité de ses facultés motrices et sensibles, et du même coup a transporté la conscience à cette époque très éloignée de la vie où cette intégrité du mouvement et du sentiment n’avait pas encore été atteinte par la maladie.

Engagés dans cette voie, nous devions la poursuivre. Nous avons eu recours aux différents moyens physiques de transfert, acier, fer doux, aimant, électricité, pour obtenir des états variés qu’il nous faut maintenant décrire en détail.

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Illustration de Charles Raymond Macauley pour des éditions de dr Jekyll and Mr Hyde.

PREMIER ÉTAT. — Hémiplégie et hémianesthésie à droite. État ordinaire de notre malade depuis le 28 mars 1885. [p. 413]

Il est incomplètement paralysé de la jambe droite il peut cependant marcher, en traînant cette jambe ; le bras est absolument inerte, sans contracture. Le dynamomètre donné 0 à droite et 36 à gauche. L’anesthésie est absolue de tout le côté droit, et nettement limitée à la ligne médiane du corps. L’œil droit a une acuité très faible, et le sens des couleurs présente de notables aberrations. Il en est de même du goût et de l’odorat.

Dans l’hypochondre gauche existe une zone hyperesthésiée et hystérogène. La compression du testicule gauche arrête instantanément l’attaque de convulsion hystérique.

V… est bavard, violent, arrogant dans sa physionomie et son attitude son langage est correct, mais grossier ; il tutoie tout le monde, donne à chacun un surnom irrévérencieux. Il fume du matin au soir et obsède chacun de ses demandes indiscrètes de tabac, etc. Du reste, il est intelligent, se tient au courant de tous les événements du jour, grands et petits, affiche les opinions les plus antireligieuses et ultraradicales en politique. Incapable d’aucune discipline, il veut tuer tout supérieur, ou même toute personne qui exigerait de lui une marque de respect. La parole est embarrassée ; la prononciation défectueuse ne permet d’entendre guère que la terminaison des mots. Il sait lire, mais ce vice de prononciation rend inintelligible la lecture à haute voix. Il ne peut écrire, la main droite étant paralysée. La mémoire, très précise pour les moindres détails actuels ou récents il récite des colonnes entières de journal est très bornée dans le temps. Impossible de reporter son souvenir au delà de sa présence actuelle à Rochefort et de la dernière partie de son séjour à Bicêtre, au service de M. Voisin. Toutefois il a conservé la mémoire de la deuxième partie de son séjour à Bonneval, alors qu’il travaillait au jardinage. Entre Bonneval et Bicêtre s’étend une grande lacune de la mémoire. D’autre part, sa naissance, son enfance, son séjour à Saint-Urbain, le métier de tailleur qu’il a appris à son arrivée à Bonneval, lui sont totalement étrangers.

DEUXIÈME ÉTAT. — Hémiplégie gauche (face et membres) avec hémianesthésie. Cet état s’obtient par l’application de l’acier sur le bras droit.

L’hémianesthésie, l’hémiplégie sont transportées de droite à gauche ; en plus existe l’hémiplégie de la face. La diminution de l’acuité visuelle, la dyschromatopsie se sont fixées sur l’œil gauche. La zone hystérogène, l’inhibition de l’attaque convulsive par la pression du testicule ont passé de gauche à droite. Le dynamomètre marque 0 à gauche, 36 à droite.

Au réveil, V. se trouve à Bicêtre (salle Cabanis, n°11), le 2 janvier 1884 il est âgé de vingt et un ans ; il a vu hier M. Voisin. Il est réservé dans sa tenue ; la physionomie est douce ; le langage est correct et poli ; il ne tutoie plus et appelle chacun de nous « Monsieur » Il fume, mais sans passion. Il n’a pas d’opinions en politique ni en [p. 414] region ; et ces questions, semble-t-il dire, ne regardent pas un ignorant comme lui. Il se montre respectueux et discipliné. La parole est aisée, la prononciation d’une netteté remarquable. Il lit parfaitement bien et écrit passablement. Il ignore complètement tous les événements qui se sont passés depuis le 2 janvier 1884 ; il ne sait où il se trouve, ne connaît aucune des personnes qui l’entourent ; n’est jamais venu à Rochefort ; n’a jamais entendu parler de l’infanterie de marine, de la guerre du Tonkin. En évoquant ses souvenirs antérieurs, il raconte qu’avant d’entrer à Bicêtre il a fait un séjour à Sainte-Anne. Au delà, dans sa vie, aucun souvenir ne subsiste.

TROISIÈME ÉTAT. — Hémiplégie gauche (membres seuls) avec hémianesthésie générale. Cet état s’obtient en appliquant un aimant sur le bras droit.

Le transfert opéré, l’état est exactement symétrique de l’état ordinaire pour le mouvement comme pour la sensibilité, la zone hystérogène, l’organe d’inhibition de l’attaque convulsive. Le dynamomètre marque 0 à gauche et 36 à droite.

Le malade se réveille à l’asile Saint-Georges, de Bourg, en août 1882 il a dix-neuf ans. La France est en guerre avec la Tunisie, M. Grévy est président de la République ; le pape est Léon XIII. Le caractère, les facultés affectives, le langage, la physionomie, les goûts sont semblables au deuxième état. Quant à la mémoire, elle se trouve bornée à une époque antérieure. Il vient de Chartres, chez sa mère, d’où il a été envoyé à Mâcon, chez un grand propriétaire de vignobles où il était employé à la culture. Tombé malade, à plusieurs reprises, il a été soigné à l’hôpital de Mâcon, puis à l’asile de Bourg où il se trouve. Tout ce qui précède, tout ce qui suit cette courte période de sa vie lui est totalement étranger.

QUATRIÈME ÉTAT. — Paraplégie. Obtenu par l’application de l’aimant sur la nuque.

La paraplégie est complète, avec contracture en extension. L’anesthésie est étendue sur toute la partie inférieure du corps jusqu’à l’ombilic. Toute la partie supérieure jouit de la sensibilité et du mouvement. Certaines régions sont devenues douloureuses ; la zone hystérogène de l’hypochondre gauche est transportée dans l’aine droite. La force musculaire est égale dans les deux membres. Essai dynamométrique main droite, 21 main gauche, 25. Il vient de voir MM. Cortyl, Camuset, et autres personnes de l’asile de Bonneval. Il est poli, timide, triste même ; sa prononciation est nette, mais son langage est incorrect, impersonnel, enfantin. Il a oublié à écrire et à lire ; il épèle les lettres capitales. Son intelligence est très obtuse ; sa mémoire confuse ne sait rien des événements ni des personnages de cette époque. Il ne connaît que deux endroits Bonneval où il croit être, et Saint- [p. 415] Urbain d’où il vient, où il était, dit-il, paralysé, couché. Toute la partie antérieure de sa vie, de sa naissance à l’accident de la vipère qui a causé sa maladie ; tout ce qui a suivi l’attaque et le changement spontané d’état à Bonneval, lui sont absolument inconnus. Il ne reconnaît point le lieu où il se trouve et ne nous a jamais vus, nous qui l’entourons.

Son occupation ordinaire est le travail à l’atelier des tailleurs ; il coud en homme habitué.

CINQUIÈME ÉTAT. — Ni paralysie, ni anesthésie, 14 ans. Obtenu par l’électricité statique, ou par l’application de l’aimant sur la partie antérieure de la tête.

Le malade est débarrassé de toute paralysie, de tout trouble de sensibilité. Il est remarquable d’adresse et d’agilité. La force musculaire est sensiblement égale à la main droite et à la main gauche. Essai dynamométrique main droite, 18 ; main gauche, 20. La sensibilité est normale à droite et à gauche.

Il reprend conscience à Saint-Urbain en 1877 il a quatorze ans. Le maréchal de Mac-Mahon est président de la République, Pie IX est pape. Timide comme un enfant, sa physionomie, son langage, son attitude concordent parfaitement. Il sait très bien lire et convenablement écrire. Il connaît toute son enfance, les mauvais traitements qu’il recevait à Luisant, etc.

Il se rappelle avoir été arrêté et condamné à l’internement dans une maison de correction. Il est à la colonie pénitentiaire que dirige M. Pasquier. Il apprend à lire à l’école de Mlle Breuille, l’institutrice de Saint-Urbain. Il est employé aux travaux de l’agriculture. Son souvenir s’arrête exactement à l’accident de la vipère, dont l’évocation amène une crise terrible d’hystéro-épilepsie.

SIXIÈME ÉTAT. — Pas de paralysie, mais hyperesthésie à gauche, 22 ans. Obtenu par l’application de fer doux sur la cuisse droite. Le transfert, dans ce cas, est plus laborieux que le transfert ordinaire il s’accompagne de convulsions, d’hallucinations, de grandes salutations, etc.

Comme dans l’état précédent, le malade est débarrassé de tous les troubles du mouvement. Essai dynamométrique main droite, 30 ; main gauche, 32. La sensibilité est normale au côté droit, mais le côté gauche est le siège d’une très vive hyperesthésie.

Il reprend conscience le 6 mars 1885 il a vingt-deux ans, il connaît les événements contemporains, les personnages au pouvoir ; mais Victor Hugo, grand poète, sénateur, est encore vivant.

Ce n’est plus l’enfant timide de tout à l’heure, c’est un jeune homme convenable, ni pusillanime, ni arrogant il est soldat d’infanterie de marine. Le langage est correct, la prononciation nette. Il lit très bien et écrit convenablement. [p. 416]

Sa mémoire embrasse toute sa vie, à l’exception d’une seule époque, celle où il était paraplégique à Saint-Urbain et à Bonneval. Aussi ne se rappelle-t-il point avoir jamais été tailleur et ne sait-il point coudre.

Voilà donc six états différents de la conscience dont l’ensemble embrasse la vie entière du sujet. Les détails qu’il nous a donnés dans chacun d’eux se sont trouvés conformes aux renseignements renfermés dans les observations de M. Camuset et de M. Voisin, et à ceux obtenus par l’instructeur du conseil de guerre. Cette conformité ne laisse pas d’avoir une grande importance.

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Illustration extraite du livre de Bourru et Burot : La suggestion…

Ces états ont tous été obtenus par des agents physiques, parallèlement aux manifestations de la sensibilité et de la motilité, si bien que l’expérimentateur, en agissant sur l’état somatique, peut à son gré obtenir tel ou tel état connu de la conscience, état complet pour l’époque qu’il embrasse, c’est-à-dire avec sa mémoire limitée du temps, des lieux, des personnes, des connaissances acquises, des mouvements automatiques appris (écriture, art du tailleur), avec ses sentiments propres et leur expression par le langage, le geste, la physionomie. La concordance est complète.

Il nous restait à faire l’épreuve complémentaire ; agir directement sur l’état de conscience, et constater si l’état somatique se transformerait parallèlement. Pour agir sur l’état psychique, nous n’avons d’autre moyen que la suggestion en somnambulisme. Nous faisons donc la suggestion suivante : « V. tu vas te réveiller à Bicêtre, salle Cabanis. » V. obéit ; au sortir du somnambulisme provoqué, il se croit au 2 janvier i884 ; l’intelligence, les facultés affectives sont exactement telles que nous les avons vues et décrites dans le deuxième état. En même temps, il se trouve hémiplégique et hémianesthésique à gauche ; la force au dynamomètre, la zone hystérogène, tout est transféré comme dans le deuxième état.

Dans une autre suggestion, nous lui commandons de se trouver à Bonneval, alors qu’il était tailleur. L’état psychique obtenu est semblable à celui décrit au quatrième état ; et simultanément est apparue la paraplégie avec contracture et insensibilité des parties inférieures du corps.

La démonstration nous parait complète.

1° En agissant sur l’état somatique par les moyens physiques, l’expérimentateur place le sujet dans l’état concordant de sa conscience. 2° En agissant sur l’état psychique, il fait apparaitre l’état somatique concordant.

Ce ne sont donc plus des alternances de personnalité qui apparaissent spontanément, au caprice de la maladie, comme dans le cas de Félida (M. Azam) ou dans l’observation antérieure de notre sujet lui-même (M. Camuset et M. Voisin). Ce sont ici des relations précises, constantes et nécessaires, entre l’état psychique et l’état somatique, telles qu’il est impossible de modifier l’un sans modifier l’autre parallèlement.

 

 

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