Bobon Jean. Psychopathologie de l’expression. 1962. Par Marc Ways. Juin 2015 de l’Ère Vulgaire.

LOGO Ways - - copieBobon Jean. Psychopathologie de l’expression.  Rapport de psychiatrie présenté au Congres de Psychiatrie et de Neurologie de langue française. LX° session – Anvers – 9-14 juillet 1962. Paris, Masson et Cie. 1962. In-8°. 108 pages. Broché. Couverture imprimée. Bibliographie très complète en fin de volume.Par Marc Ways. Juillet 2015 de l’Ère Vulgaire.

 

Avant-propos

L’expression, dit Littré, est l’action d’exprimer (expremere = presser), c’est-à-dire de faire paraître au dehors, de rendre sa pensée et son sentiment. L’expression est ainsi une manifestation d’états psychiques (par la parole, par la plume, par la peinture, par la musique, par la mimique, précise Littré). L’expression est donc affaire singulière: c’est la parole d’un langage, le style d’un homme.

D’où il suit qu’une étude générale de l’expression est difficile, sinon impossible ; il faut, pour entreprendre cette étude, une certaine ignorance de la tâche et une inconscience certaine de ses propres possibilités ; obligé à un choix, j’examinerai surtout quelques aspects comparables entre divers modes d’expression.

Pour des raisons pratiques, je divise cet exposé en deux chefs : l’expression verbale et l’expression plastique. L’expression verbale est la manière dont est rendue la pensée « par l’organe de la parole ou par le ministère de la plume » (Littré). L’adjectif « verbal » a d’abord qualifié nécessairement le seul langage parlé, le verbe étant la parole dite ; il s’est étendu à la parole écrite (l).

L’expression plastique comprend ici la mimique et les activités justement appelées plastiques, en premier le dessin et la peinture. L’adjectif « plastique » implique la notion de forme, de mise en forme (2).

(1) « Rapport verbal », écrit comme renseignement, sans qu’il doive être suivi d’une décision ; « note verbale », écrit diplomatique de caractère non entièrement officiel ; « procès-verbal ».

(2) Au vrai, le mot lui-même est une forme (Gestalt) et l’expression verbale est tout entière mimique. D’autre part, la langue mathématique est écriture et dessin : lettres-chiffres, dont l’usage remonte aux Phéniciens ; signe-marque +, issu de l’adverbe plus dont le tracé s’est altéré et schématisé ; nombres figurés dans l’arithmo-géométrie des                                cPythagoriciens ; picto-idéogrammes comme le zéro et l’infini ; idéogrammes-chiffres actuels, dits arabes. Elle raisonne sur des figures, elle constitue un super-langage écrit, lisible en langues différentes. La notation musicale est aussi dessin et écriture : le système des tablatures indique les gestes à faire sur l’instrument pour produire les notes ; les neumes étaient les accents de hauteur de la langue grecque ; les notes actuelles sont nées du point, dont on a fait varier la forme ultérieurement ; la mélodie est le type de la forme-structure. Ceci indique déjà comme le monde des signes est un, sous son apparente diversité.

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Parmi les troubles du langage parlé et écrit examimés dans cet exposé, les aphasies sont exclues : tous les patients, pour la plupart schizophrènes ou apparentés, ont conservé un appareil du langage intact, même lorsqu’ils déforment les mots et les phrases, lorsqu’ils parlent ou écrivent une pseudo-langue ésotérique, lorsque certaines de leurs produc­tions ont l’allure paralexique ou paragraphique.

Si le langage parlé et écrit constitue normalement le type le plus achevé de la communication interhumaine, en raison de sa nature essentiellement informatrice, la mimique, au sens courant, possède aussi une valeur signifiante. Le « langage » de la danse des abeilles est bien connu depuis les travaux de von Frisch et de Lindauer. Le langage des sourds-muets et des moines est une langue mimique, une langue sans parole. La mimique est rudiment de langage dans les gestes vocaux, tels le clic, le grondement, le grogne­ment et, chez certains malades, dans l’aboiement, le miaule­ment, l’imitation de divers cris animaux par raison délirante. Elle est substitut de la parole dans certains mouvements de la tête, des épaules, de la main ; ces gestes sont conven­tionnels ; en Méditerranée et au Proche-Orient, ils ne concor­dent pas avec les nôtres, par exemple (Müller). Certes, communément, la mimique a surtout une valeur d’expression affective immédiate, « elle colle à l’affectivité » (Dromard). Mais elle peut aussi prendre chez certains malades une valeur utilitaire et magique, analogue au geste sacramentel, de valeur utilitaire et religieuse ; elle est alors un acte qui s’encadre dans un rituel, chargé de sens pour l’initié.

Ainsi, tel geste inusité peut exprimer, dans sa morphologie même, l’essentiel d’une conception délirante ; ou bien tel autre geste, banal selon notre code mimique, est investi d’une signification et d’un pouvoir particuliers. Semblables gestes ou attitudes ne sont pas sans analogie, mutatis mutandis, avec les néologismes et paralogismes d’allure incantatoire ou conjuratoire ; j’ai proposé de les nommer, pour cette raison, respectivement néomimismes et paramimismes ; néologismes, néographismes et néomimismes peuvent d’ail­leurs coexister chez un même patient, comme nous verrons.

En certains cas, les stéréotypies akinétiques ou parakinétiques, expressions idéo-motrices ou affectivo-motrices, conscientes et intentionnelles à leur origine, se vident pro­gressivement de tout signifié. Elles finissent par n’être plus que des formes machinales et tout extérieures, analogues encore en cela à certains mots désinvestis de la parole, devenus les coques sonores mais creuses d’une langue aliénée.

Les tics peuvent être aussi, à leur origine, des moyens de défense d’un autre ordre ; eux aussi peuvent s’associer à des éjaculations verbales plus ou moins spasmodiques.

On voit donc qu’il n’est pas toujours de fossé, malgré l’apparence, entre certaines formes de l’expression parlée et d’autres formes de l’expression gesticulée.

Enfin, c’est encore par le geste que l’homme pose son

empreinte sur la matière, par le geste qui fabrique et manie l’outil, naturel ou artificiel. Activité motrice quasi élémentaire dans le gribouillis, activité psycho-motrice souvent rudimen­taire dans le graphisme stéréotypé, l’expression plastique atteint un niveau hautement élaboré dans le dessin, la pein­ture, la sculpture, etc. Point n’est besoin que ces dernières productions aient une valeur esthétique : nous restons ici sur le plan du langage, d’un langage par le moyen de formes créées, que ces formes nous paraissent artistiques ou non. Ces formes plastiques, par le dessin et la peinture au premier chef, ne sont pas toujours non plus sans analogie avec l’expression verbale. Faut-il rappeler que l’écriture s’est d’abord identifiée au dessin, dont elle est née ? C’est encore par le geste organisé, orienté, codifié que l’homme inscrit sa parole dans une trace moins fugace que le vent. L’écriture est une figuration du langage parlé, l’équivalent visible de la parole entendue.

Le dessin, publicitaire notamment, emploie parfois les signes linguistiques comme des formes plastiques, dans une intention simultanément utilitaire et esthétique ; certains malades font de même, par raisons diverses (avec Maccagnani, j’ai appelé « signes plastiques » ces signes qui gardent ou non leur valeur de signes tout en étant donnés dans et comme un dessin). Imura a confirmé que certains néographismes japonais sont de purs dessins, de valeur plastique parfois indiscutable.

A l’inverse, certains dessins peuvent prendre en psychopathologie la valeur de signes linguistiques (dessins-signes linguistiques) et exprimer ainsi une manière délirante d’être au monde.

Cependant, l’expression plastique est, par essence, libérée des contraintes verbales, des conventions strictes de la langue, des signes de plus en plus intellectualisés, impersonnels et automatisés. Elle peut donc constituer plus adéquatement l’expression par l’image du monde de l’imaginaire qui est la réalité-pour-soi du malade et les sentiments de métamorphose du corps propre, ou encore l’expression par des formes-­couleurs originales, non calquées sur le réel, de l’angoisse qui fonde et anime tout délire. Elle peut être simultanément moyen de défense et auto-thérapie. Sa valeur d’expression est d’autant plus grande qu’elle est plus spontanée. Non excep­tionnellement enfin, l’inadéquation du verbe à la pensée morbide est telle que le patient, bloqué dans sa parole, peut recourir au seul dessin pour s’exprimer et communiquer ainsi par le symbolisme de l’image des états vécus souvent contra­dictoires et ineffables.

A l’analyse des formes plastiques, analyse artificielle mais nécessaire, nous trouvons encore des modes d’expression comparables, dans une certaine mesure, aux néologismes et aux paralogismes de certains délires créateurs. J’ai proposé de nommer ces formes respectivement néomorphismes et paramorphismes, en raison de leur signification inusitée, tantôt au niveau du signifiant, tantôt au niveau du signifié ou des deux à la fois. Le problème de ces formes privilégiées et de leur sens déborde d’ailleurs le cadre de la psychopa­thologie : il constitue peut-être le problème central de l’art contemporain.

J’ai dû supprimer de ce rapport une demi-douzaine d’observations personnelles (glossolalies et glossographies) ; même très résumées, elles n’ont pas place ici. J’ai développé la partie linguistique, moins bien connue en général; à l’exposé oral, je centrerai la démonstration sur l’expression plastique : celle-ci exige des documents iconographiques éga­lement exclus ici. Tel quel le texte est donc inégal. Peut-être sera-t-il néanmoins possible, sinon d’en dégager une attitude méthodologique et une direction de recherches, de montrer l’intérêt de certaines formes de l’expression en psychopatho­logie, et le rapport qui les lie sous une apparente hétéro­généité. D’autre part, malgré l’apparence encore, peut-être aurons-nous des raisons de penser que le monde schizophré­nique n’est pas aussi vide, déstructuré ni désignifié qu’il est souvent admis. Si tel est bien le cas, l’objet de ce travail n’aura pas été entièrement vain, soit tenter de découvrir, dans une surabondance de signifiants « insignifiants », des signi­fiés encore intelligibles, et donc un accès à la compréhension.

Table des matières

L’EXPRESSION VERBALE.

  1. LE LANGAGE PARLÉ

Chapitre I. La langue normale. Langage, langue et parole. Signe linguistique, signifiant et signifié. Signifié informatif et signifié affectif. Évolution de la langue, néologismes et paralogismes. Les néologismes. Les paralogismes.

Chapitre II. La langue aliénée. Rappel de définitions. Essai de classification : La « dissociation sémantique » de Piro.

  1. LE LANGAGE ÉCRIT.

L’EXPRESSION PLASTIQUE.

  1. LA MIMIQUE

Le « langage » mimique expressif. Le « langage » mimique informatif. La mimique aliénée.

  1. le dessin ET LA PEINTURE

Les néomorphismes et les paramorphismes. Les signes plastiques. Les dessins-signes. Les néographismes et les néomorphismes.

PERSPECTIVE PSYCHOPATHOLOGIQUE

L’autisme. Le jeu. Le délire. Conclusion.

 

BLAVIER, LES FOUS LITTÉRAIRES, PAGES 18-69-72-83-124 à 127-144.

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