Biographie de Jeanne Harviliers. Par Barraud. 1846.

Sorcière devant ses juges.

Sorcière devant ses juges.

Barraud. Biographie de Jeanne Harviliers. Article parut dans le « Bulletin de la Commission Archéologique du diocèse de Beauvais », (Beauvais), 1846, 1, pp. 183-192.

Jeanne Harviliers, condamnée à être brûlée, comme empoisonneuse, en 1578.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé les fautes d’impression.
 – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

 

[p. 183]

BIOGRAPHIE DE JEANNE HARVILIERS
par
BARRAUD.

 Verberie donna le jour, en 1528, à une femme qui, par ses pratiques superstitieuses et ses crimes, s’acquit une triste célébrité, et dont le procès donna lieu à la publication de plusieurs ouvrages plus ou moins importans sur les sorciers et les peines auxquelles il convient de les condamner. Son histoire offre un véritable intérêt parce qu’elle se lie au changement qui, au seizième siècle, s’opéra dans les idées au sujet des magiciens que l’on commença alors à traiter avec moins de rigueur et avec plus de discernement.

Jeanne Harviliers (c’est le nom de celle dont nous voulons parler), eut pour mère une femme qui, dit-on, était consommée dans l’art des maléfices, et qui la voua au diable au moment de sa naissance à l’instigation d’un sorcier de sa secte. Suivant la doctrine des grimoires, un père et une mère pouvaient ainsi donner leurs enfans au démon, un mari pouvait lui livrer sa femme, on pouvait aussi, par un pacte, lui faire l’abandon de soi-même ; mais le fils n’avait pas la même puissance sur son père ni la femme sur son mari.

La malheureuse victime d’une superstition coupable ayant atteint l’âge de douze ans, fut présentée par sa mère à un homme noir dont la taille était extraordinaire, et qui avait un vêtement de drap noir, des bottes aux jambes et des éperons aux pieds comme un cavalier [p. 184] prêt à monter à cheval. Cet homme déclara à la jeune fille qu’il était le diable, que si elle voulait l’écouter, il la rendrait heureuse et lui enseignerait le moyen de faire beaucoup de bien à ses amis et beaucoup de mal à ses ennemis.

Rusalka. Esprit sorcier de la mythologie russe.

Rusalka. Esprit sorcier de la mythologie russe.

Jeanne Harviliers avait été préparée à cette scène par des signes mystérieux et par de perfides conseils. Loin de repousser l’imposteur, elle lui témoigna le désir de recevoir ses leçons. Celui-ci lui déclara alors qu’elle devait renoncer à Dieu, et lui dicta une multitude de formules qu’elle répéta ; puis il lui fit des propositions auxquelles elle ne sut point résister, et qui furent le commencement d’un commerce criminel qui ne dura pas moins de trente-huit ans. Dans les premières années, le prétendu diable enseigna à Jeanne l’art de faire périr, en peu d’heures les hommes et les animaux, à l’aide de poudres et de graisses de quatre couleurs. Il lui faisait de tems en tems des présens et lui donnait en particulier de l’argent.

Cependant Jeanne fut demandée en mariage par un habitant du Laonnais ; elle consulta aussitôt son diable sur le parti qu’elle devait prendre. Celui-ci lui conseilla d’accepter, mais il prit des mesures pour que cette alliance ne nuisît point à sa passion. Le mariage fut conclu et les rapports continuèrent comme de coutume sans que le mari en eût le moindre soupçon. .

Les nouveaux époux ne quittèrent Verberie que quelques tems après leur union. Dans cet intervalle Jeanne Harviliers eut la curiosité d’essayer si les poudres qu’elle avait reçues du prétendu démon avaient la vertu qu’il leur attribuait. Elle en fit l’épreuve dans un village [p. 185] voisin et obtint en effet tout le résultat qui avait été annoncé. Comme elle avait agi sans se cacher, elle fut dénoncée au bailli de Senlis qui la fit aussitôt emprisonner. On instruisit son procès, on l’interrogea sur les charges portées contre elle. Jeanne avoua tout avec assez de franchise, et comme il résulta de ses aveux que c’était sa mère qui l’avait engagée dans une si mauvaise voie, celle-ci fut également arrêtée et renfermée dans les prisons de Senlis. On reçut une multitude de dépositions contre elle, et sur les preuves qu’elle avait fait le métier de sorcière et d’empoisonneuse, il fut arrêté qu’elle serait brûlée vive ; la fille fut seulement condamnée à être fouettée.

Ces deux femmes appelèrent de cette condamnation au parlement qui les renvoya à leur premier jugement. Elles subirent l’une et l’autre à Senlis la peine qui avait été portée contre elles.

Punie pour sa conduite coupable, et instruite par le supplice de sa mère du sort qui l’attendait si elle persévérait à marcher sur ses traces, Jeanne continua néanmoins, dans le Laonnais qu’elle était allé habiter avec son mari, à pratiquer ses maléfices et à faire usage de ses recettes, ce qui enfin devait lui faire également perdre la vie sur un bûcher.

Jeanne Harviliers avait une fille d’un caractère difficile et méchant ; une éducation vicieuse avait affermi cette jeune personne dans son penchant au mal et dans son amour pour les querelles. Un jour elle se mit à chercher dispute à un de ses voisins, mais celui-ci qui n’était point patient voulut la mettre à la raison et la frappa assez rudement. La mère étant accourue au bruit, prit le parti de sa fille, et invectiva contre l’homme qui la [p. 186] maltraitait, lequel se mit fort peu en peine de ses menaces. Jeanne recevait toujours la visite du diable. Elle lui demanda un sort à l’aide duquel elle pourrait tirer de son ennemi une vengeance éclatante. Le diable lui donna une poudre et lui assura qu’en la plaçant sur le chemin par lequel cet homme devait passer, celui-ci contracterait une maladie très-grave qui lui donnerait la mort après lui avoir fait éprouver les plus vives douleurs.

Conformément à cet avis, la sorcière épia le voisin. Apprenant qu’il devait traverser, à une certaine heure du jour, un chemin étroit, elle y déposa le sort ; mais contre son attente, un autre individu passa avant lui, et cet individu avec lequel elle vivait en très-bonne intelligence fut frappé du coup qu’elle avait réservé à son ennemi.

Une magicienne plus prudente aurait dissimulé et se serait contentée de chercher à réparer sa faute par des voies indirectes et cachées dans le cas où il y eût encore quelque remède au mal. Jeanne Harviliers se trahit elle-même. Elle alla trouver le malade, lui fit l’aveu de son crime, lui demanda pardon, lui offrit ses services, et l’assista pendant sa maladie.

L’homme aux recettes revint dans ses entrefaites ; Jeanne lui exposa qu’elle avait eu le malheur de prendre le change, et que le sort avait agi sur un de ses amis. Elle le conjura de lui donner une nouvelle poudre qui réparât l’effet de la première. Le Diable lui reprocha son imprudence, et lui déclara que le mal était sans remède. La magicienne l’accabla d’invectives et lui défendit sa maison. Celui-ci prit son parti et abandonna cette femme à elle-même. [p. 187]

envoûtement.

envoûtement.

Jeanne Harviliers, poussée par sa haine, avait laissé échapper des propos indiscrets ; des passans l’avaient vu placer le sort avec des gestes et des contorsions qui avaient éveillé leurs soupçons ; d’ailleurs l’aveu qu’elle avait fait au malade n’était point resté secret ; déjà on était persuadé qu’elle seule, par ses maléfices, l’avait mis dans le triste état où il se trouvait réduit. Cet homme mourut bientôt. Jeanne, frappée de cet événement, et en redoutant les suites, alla se cacher dans une grange, ce qui acheva de convaincre qu’elle était réellement coupable du crime dont elle avait été soupçonnée. Instruit de toute cette affaire, le procureur du roi de Ribemont, Claude d’Osay, fit arrêter la sorcière dans la grange où elle s’était retirée, et la constitua prisonnière sans craindre les effets de ses sortilèges et de ses enchantemens. C’était d’ailleurs une maxime avouée des sorciers eux-mêmes qu’ils n’avaient point de pouvoir sur les juges ni sur les ecclésiastiques promus aux ordres sacrés. On croyait aussi que dès-lors qu’un individu adonné a la magie était décrété de prise de corps, le diable cessait de l’assister et le délaissait entièrement.

Après les formalités préliminaires du procès, Jeanne subit un interrogatoire, et sans avoir été soumise à aucune torture, elle s’avoua coupable d’avoir empoisonné son voisin, et convint de presque toutes les autres charges que l’on avait portées contre elle.

Lorsqu’il fut question de statuer sur le châtiment qu’elle méritait, tous les commissaires reconnurent qu’on ne pouvait se dispenser de prononcer contre elle la peine de mort. Le plus grand nombre était d’avis qu’il fallait la condamner au feu ; mais quelques-uns plus [p. 188] indulgens soutenaient qu’il suffisait de la punir du supplice de la corde.

 

Bernard Valère. (1860 - 1936).

Bernard Valère. (1860 – 1936).

Ce dernier avis ayant transpiré, une foule de peuple irrité s’assembla autour de l’auditoire, et menaça les juges de leur enlever l’accusée et de la brûler s’ils se bornaient à ordonner qu’elle fût pendue. On était convaincu que des sorciers avaient survécu à ce dernier supplice par leurs enchantemens, et il ne fallait pas, disait-on, s’exposer à ce que ce prodige se renouvelât à l’égard de la magicienne de Verberie. Les juges qui inclinaient déjà en très grand nombre vers le parti le plus sévère, se réunirent, et Jeanne Harviliers fut condamnée à être brûlée vive. Elle subit sa condamnation le dernier jour d’avril l’an 1578. Une multitude d’hommes et de femmes assista à cette exécution, moins par curiosité que pour s’assurer de la mort de la sorcière.

En portant leur sentence contre Jeanne Harviliers, les juges ne s’étaient point cependant entièrement prononcé sur ses rapports avec le diable, ils ne l’avaient condamnée au feu que comme empoisonneuse, et avaient remis après l’exécution à examiner définitivement si l’on devait ou non la considérer comme sorcière, chargeant l’un d’entre eux, Jean Bodin d’Angers, procureur du roi à Laon, de rechercher tout ce qui pouvait servir à résoudre ce problème.

Bodin était fort instruit, il avait fait sur la magie d’immenses recherches, mais il était en cette matière d’une crédulité vraiment surprenante. Esprit fort quand il s’agissait des dogmes les plus incontestables de la religion, il consentait volontiers à admettre tous les faits de sorcellerie qui lui étaient racontés, et voyait partout l’intervention du démon. Il réunit tout [p. 189] ce qu’il put trouver de documens pour établir que Jeanne avait réellement eu les rapports avec les puissances infernales, soutint chaudement cette thèse, et s’éleva avec force contre ceux des juges qui avaient semblé révoquer en doute l’existence de véritables sorciers ; mais il y a tout lieu de croire que beaucoup de ses auditeurs ne partagèrent point ses convictions et persévérèrent dans leur incrédulité.

Ce n’était pas assez pour Bodin d’avoir cherché à convaincre ses collègues de l’existence des magiciens : défenseur Intrépide des idées adoptées pendant le moyen-âge au sujet des communications des hommes avec le diable, il se mit à composer un livre sur la magie pour servir, dit-il, d’avertissement à tous ceux qui le verront, en de faire cognoistre au doigt et à l’œil qu’il n’y a crimes qui soient à beaucoup près si exécrables que cesluicy ou qui méritent peines plus grièves ; et en partie aussi pour répondre à ceux qui par livres imprimez s’efforcent de sauver les sorciers par tous moyens ; en sorte qu’il semble que, sathan les ait inspirez et attirez à sa cordelle.

Cet ouvrage, auquel son auteur a donné le nom de Démonomanie des sorciers, se divise en quatre livres. Dans le premier il est question de la nature des esprits, de leur association avec les hommes, et des moyens naturels et surnaturels de connaître les choses occultes ; dans le second, de l’art de la magie ou des procédés employés par les magiciens pour faire venir le diable, nuire aux hommes et aux annimaux, etc. ; dans le troisième, des moyens de prévenir ou d’éloigner les sorts ; et enfin dans le quatrième, de la manière de procéder contre les sorciers, et des peines qu’ils méritent. La Démonomanie des sorciers n’était pas encore [p. 190] sous presse, lorsque Jean Uvier ou Wier, médecin du duc de Clèves, composa un traité de Lamiis, dans lequel il soutient que ceux qu’on accusait de sortilège, étaient des personnes auxquelles la mélancolie avait troublé le cerveau, et que par conséquent l’on ne devait pas les condamner comme on l’avait fait jusqu’alors. Déjà en 1578, il avait publié sous le titre de Liber de praestigiis et incantationibus, un autre traité qui contenait les mêmes idées quoique d’une manière peut-être moins expresse, et dont la lecture avait fait changer d’opinion et même de conduite à un grand nombre de magistrats.

Il y avait dans les assertions d’Uvier quelque chose d’incontestable, peut-être toutefois attribuait-il trop à l’humeur mélancolique et à la bile noire. Si parmi les sorciers que les tribunaux condamnèrent dans les siècles précédens, on peut compter des visionnaires et des hallucinés, qui crurent être en rapport avec le démon et qui ne firent pas difficulté d’avouer ces relations dans leurs divers interrogatoires, il veut aussi, et probablement en plus grand nombre, des imposteurs, des libertins, des escrocs qui cherchèrent à faire des dupes, des hommes pervers qui portèrent des êtres cupides et crédules à renoncer à leur foi, dans l’espoir d’obtenir du démon des biens temporels, et même des empoisonneurs qui abusèrent de la connaissance qu’ils pouvaient avoir de certaines substances nuisibles pour faire périr des hommes et des annimaux. Tous ces misérables ne devaient point sans doute être condamnés au feu comme magiciens ; on ne peut disconvenir cependant qu’ils ne méritassent des châtimens plus ou moins rigoureux pour les crimes dont ils s’étaient rendus coupables. [p. 191]

Loin d’adopter, en la modifiant de la sorte, l’opinion qu’Uvier venait de reproduire dans sa récente publication, Bodin s’empressa au contraire de publier sa Démonomanie, à laquelle il ajouta une longue dissertation contre ce savant.

Dans cette réfutation, le procureur du roi de Laon ne ménage en aucune façon le médecin du duc de Clèves ; il le traite de méchant, d’imposteur et d’impie, il va même jusqu’à le soupçonner très-fort de magie et de sortilège ; puis il entasse citation sur citation, pour prouver que dans tous les lieux et dans tous les tems, il a existé de véritables sorciers ; que le monde en est plein ; et enfin il cherche à détruire les argumens de son antagoniste à l’aide de principes de médecine que l’on serait maintenant bien loin d’admettre et qui probablement n’étaient pas même adoptés par la plupart des médecins de son tems.

Malgré les efforts de Bodin, les idées d’Uvier finirent par prévaloir, et les tribunaux cessèrent de condamner à être brûlés vifs des individus auxquels on n’avait point d’autres crimes à imputer que celui d’avoir des relations avec les puissances de l’enfer.

Sorcière devant ses juges.

Sorcière devant ses juges.

 

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