Bernard Balan. Sur le rôle de l’imaginaire dans la pratique psychiatrique au XIXe siècle. Extrait de la « Revue d’histoire des sciences », (Paris), tome 25, n°2, 1972. pp. 171-190.

Bernard Balan. Sur le rôle de l’imaginaire dans la pratique psychiatrique au XIXe siècle. Extrait de la « Revue d’histoire des sciences », (Paris), tome 25, n°2, 1972. pp. 171-190.

 

Bernard Balan. Historien de la philosophie. – A enseigné à l’université de Rouen, puis à Cahors. Quelques publications :

—  L’Ordre et le temps, l’anatomie comparée et l’histoire des vivants au XIXe siècle. Paris, Librairie J. Vrin, 1977.
—  L’évolution des idées en géologie des cosmogonies à la physique du globe.  Paris, Librairie J. Vrin, 2011.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr –  © Bernard Balan.

[p. 171]

Sur le rôle de l’imaginaire dans la pratique psychiatrique au XIXe siècle.

Les manuels de psychiatrie au XIXe siècle distinguent habituellement un traitement physique et un traitement moral. Dans le traitement moral, ii faut incorporer et privilégier ce que l’on pourrait appeler un traitement. institutionnel dont l’importance est clairement reconnue par Esquirol :

« Une maison d’aliénés est un instrument de guérison entre les mains d’un médecin habile, c’est l’agent thérapeutique le plus puissant contre les maladies mentales » (1).

L’asile dépotoir de la première moitié du XXe siècle, qui ne permet plus guère au médecin l’application de traitements, ni physiques, ni moraux, ni institutionnels, mais le réduit à la contemplation morose de la décomposition lente de morts-vivants dans un univers carcéral, est exactement à l’opposé d’un semblable [p. 172] projet thérapeutique. On y retrouve l’expression pure du retranchement social, qui nous ramène d’une certaine manière à la période précédant l’apport de Pinel :

« Avec leurs hautes murailles nues et grises, leurs bâtiments qui s’éloignent. du pavillon central d’uns un alignement sévère, et leur lourde grille d’entrée, nos asiles ressemblent à des prisons. On croirait voir des établissements pénitentiaires, construits avec le confortable moderne, plantes d’arbres pour ombrager les promenades des détenus, et dont les chambres, bien éclairées, seraient destinées à des criminels peu dangereux. A l’intérieur, la surveillance étroite du personnel, le nombre des portes, qui ne sont jamais qu’entrebaillées ; le bruit incessant des clefs promenées dans les corridors, les quartiers d ‘agités, di vises en cellules petites et obscures, les cours intérieures qui évoquent le souvenir des préaux des maisons centrales, les camisoles de force, les maillots, les ceintures et les cadenas encore trop répandus, tout manifeste la crainte continuelle d’une évasion et l’habitude d’une discipline générale appliquée sans discernement » (2).

Mais ceci peut être traité comme la manifestation extrême d’un des aspects fondamentaux de la pratique psychiatrique asilaire qui a pris a son compte les pratiques sociales antérieures de renfermement, et les a justifiées secondairement par l’isolement dont de nombreux textes célèbrent les vertus thérapeutiques, dans la mesure où il sanctionne, pour ainsi dire, cette rupture qui caractérise la folie d’une manière essentielle. Il s’agit ici de passer de simples mesures de protection sociale aux conditions d’une prise en charge totale de l’individu, en vue de le rendre accessible à des influences transformatrices spécifiques :

« L’isolement des aliénés (séquestration, confinement) consiste à soustraire l’aliéné à toutes ses habitudes, en l’éloignant des lieux où il habite, en le séparant de sa famille, de ses amis, de ses serviteurs, en l’entourant d ‘étrangers, en changeant toute sa manière de vivre.

« L’isolement a pour but de modifier la direction vicieuse de l’intelligence et des affections des aliénés : c’est le moyen le plus énergique, et ordinairement le plus utile pour combattre les maladies mentales » (3).

Réciproquement, la thérapeutique a pour but la liberté. L’aliénation est déjà en elle-même perte de liberté ; si l’isolement en résulte, il doit être compris comme moyen de retour à cette liberté dont il suppose la possibilité, mais cette possibilité est située sur un plan essentiellement moral, où la liberté est pose comme [p. 173]  identique à l’ordre et à la raison, dans la tradition d’un kantisme affaibli. C’est ici qu’intervient le médecin :

« C’est la séquestration qui permettra, par l’intermédiaire d’un cerveau étranger, de régulariser ses pensées et ses actes, de procurer le calme à l’organisme d, qui pourra offrir l’espoir d’un retour à la liberté morale dégagée des entraves d’autrefois » (4).

Pour bien faire, l’institution devra fournir un modèle de libertés possible dont l’intelligence sera procurée par l’action du médecin. Pour fournir une image de la liberté dans un contexte de totale dépendance, Il faudra d’une part prohiber toutes les mesures grossièrement coercitives, mais d’autres part et surtout aménager l’institution comme un univers complet, qui peux faire oublier ses limites, en offrant au malade tout l’éventail des activités conforme à l’ordre et à la raison, tant sur le plan du travail que des loisirs. Cet univers va donc être décalqué de l’univers réel, mais de manière sélective, en fonction des principes moraux connus, de telle sorte que le malade soit captée par l’illusion fournie, et laisse sa conduite se remodeler dans le cadre fourni par cette illusion. On peut se demander si l’idée de construire un univers illusoire à des fins thérapeutique est bien tombé en désuétude : s’il s’ agissait au XIXe siècle de cacher les murs, que peut-on bien caché au XXe en proposant aux malades un certain nombre de personnages qui vont se substituer sur le plan de l’imaginaire, à ceux qui sont censés avoir joué un rôle réel dans l’univers réel à l’origine du conflit pathologique ? Ne s’agit- il pas toujours de représenter une forme d’ordre est de rendre acceptable une adaptation par rapport à un certain nombre de contraintes ? Ici, le caractère arbitraire ou nécessaire de ces contraintes n’est pas en question. Un univers pénitentiaire et équipe de secteur psychiatrique peuvent donc apparaître comme le développement d’aspects antagonistes présent dans l’asile tel qu’il a été défini au cours du travail d’ organisation psychiatrique du début du siècle précédent. Il peut donc être intéressant de se demander comment une thérapeutique asilaire a pu être envisagée et quelles étaient les bases principales de son efficacité. Nous appellerons magique toute pratique qui ne s’appuie pas sur un savoir effectifs, et qui, de ce fait, se réfère à des éléments imaginaires plus ou moins coordonnées autour des [p. 174] mythes dominants de l’ensemble culturel où cette pratique se développe (5).

Sous le titre de traitement physique, Esquirol fournit un catalogue de pratiques très hétéroclites : il s’agit successivement de ce qui concerne la qualité du vêtement et de l’alimentation, de ce qui favorise les excrétions et sécrétions, des exercices corporels, et de la culture de la terre, de l’hydrothérapie sous diverses formes, des évacuants, vomitifs, saignées, des toniques et narcotiques, des sétons, moxas, cautères, frictions, et toutes médications révulsives, enfin de l’usage de l’électricité et de la machine rotatoire de Darwin, pour mémoire (6). Avec quelques variantes, on retrouve les éléments de ce catalogue répétés inlassablement à travers tout le siècle, moyennant en particulier une régression des aspects les plus évidemment sadiques, également abandonnés dans les autres branches de la médecine (7).

Nous avons ici une manifestation de éclectisme thérapeutique, souligné par J.-P. Falret (8). et qui s’avère le pendant de l’incertitude théorique due au fait qu’il n’y a pas de science de la maladie mentale susceptible de fonder une méthode thérapeutique. Pour autant, ces expédients ne dérivent pas simplement du hasard et du pur empirisme. Il existe tout un réseau non de raisons mais de représentations imaginaires qui les justifient ; et comme ces représentations valent aussi pour l’ensemble de la médecine, elles justifient l’appartenance de la psychiatrie à celle-ci. Le traitement physique, en particulier, permet la transposition au domaine psychiatrique de principes et de pratiques issus de la théorie physiologique de Broussais, qui, d’autre part, a permis d’équilibrer la structure de l’expérience anatomo-clinique, en réemployant des conceptions archaïques, relevant d’une mythologie du corps (9). Une telle transposition permet à Broussais la substitution d’une médecine active à l’Hippocratisme de Pinel :

« La folie est une irritation. Nous avons donc, pour la combattre, deux ordres généraux de modificateurs, les sédatifs et les contre-irritants, [p. 175] dits aussi et même plus souvent, révulsifs. Si nous supposons ici la maladie, comme cela doit être, à son début et à son plus haut degré, nous la verrons avec des symptômes d’irritation inflammatoire : ce sera une encéphalite que nous aurons à combattre. Nous devrons donc l’attaquer par les saignées, par l’abstinence, par les boissons émollientes et par l’application du froid. On a beaucoup trop déclamé contre les saignées abondantes depuis Pinel, et son école s’est montrée trop avare du sang des aliénés : aussi ne rapportent-ils pas un seul exemple de guérison subite, tandis que les médecins physiologistes peuvent citer un grand nombre de cas où la saignée et surtout les sangsues répétées pendant trois, quatre, et cinq jours consécutifs, ont enlevé la folie débutante, comme on enlève une péripneumonie ou une gastro-entérite commençante, et rendre tout à coup le malade à la raison » (10).

Bien entendu, de tels résultats sont d’ordre parfaitement magique, et font invinciblement penser au caractère miraculeux par leur rapidité de certaines interventions psychothérapiques. On peut supposer que de part et d’autre on se trouve en présence des mêmes mécanismes d’ordre hystérique. Dans ces conditions, la référence physiologique est pseudo-scientifique et introduit une représentation mythique du corps comme ensemble de processus dont la réalité est imaginée a partir d’une expérience psychologique immédiate, et qui servent a interpréter les structures et corrélations anatomiques connues, et un certain nombre d’activités organiques normales et pathologiques. Le traitement physique joue en gros sur deux aspects principaux : le corps réceptacle, et la force vitale. En tant que réceptacle le corps apparaît comme susceptible de recevoir des substances bénéfiques ou maléfiques, sous forme de vapeurs, de liquides, ou de minéraux et de produits organiques, dont la présence doit être contrôlée. Il s’agit donc de pratiquer une hygiène et de déterminer une pharmacologie qui peut incorporer des découvertes empiriques dans un contexte qui renvoie originairement à un système de concordances magiques, fondées sur des valeurs symboliques. Si l’on fait intervenir la force vitale, « idée de la puissance qui préside à la formation, au développement et a la conservation de l’individu » ( 11), on peut envisager l’existence d’un certain nombre d’agents capables de modifier les propriétés du corps en intervenant au niveau des irritations [p. 176] ou des « érections » vitales, soit de manière mécanique, soit de manière chimique :

« Les agents qui développent les phénomènes de la vitalité dans nos tissus, et dans ceux de la plupart des animaux à sang chaud, peuvent se partager en deux séries. Les premiers exaltent directement ces phénomènes ; les seconds commencent par les diminuer ou les rendre moins saillants, après quoi on les voit, reparaître avec plus d’intensité qu’ils n’en manifestaient avant leur diminution. On est donc force de reconnaître chez les animaux parfaits une loi en vertu de laquelle la force qui préside à la vie réagit contre les causes débilitantes ; c’est ce qui constitue la réaction vitale » ( 12).

Toutes les thérapeutiques traumatisantes sont de ce fait justifiées, et le sujet malade va apparaître comme offert à de multiples effractions dont le véritable principe est à rechercher dans une organisation médicale des pulsions.

Cependant, le traitement physique est véhicule d’espérance thérapeutique, et ce n’est pas sans importance ; car, si le scepticisme vis-à-vis des procédés précédemment signalés peut apparaître comme un indéniable progrès, il est contemporain du déclin de l’institution asilaire. Tout semble donc se passer comme si la désaffection vis-à-vis d’un type d’interventions qui permettaient au psychiatre de se reconnaitre comme médecin, loin d’avoir renforcé l’intérêt du traitement moral, s’est généralisée à celui-ci, pour réduire l’aliéniste à l’état de simple administrateur de populations séquestrées. L’encombrement des asiles, du à des causes économiques et sociales, joue dans le même sens, mais ne constitue sans doute pas une explication exclusive. Un écho de cette modestie thérapeutique qui se développe à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, jusqu’à la découverte des chimiothérapies modernes (dont il y aurait beaucoup à dire, du reste) est fourni par Magnan :

« Le traitement des maladies mentales reste, en l’état actuel de nos connaissances, presque toujours symptomatique. Rarement il est donné d’instituer une thérapeutique étiologique comme dans le myxœdeme, la démence syphilitique, les délires toxiques, certains délires des dégénérés étroitement en rapport avec une cause provocatrice (hyperthermie, troubles menstruels ou digestifs, émotions, surmenage, etc.) » (13). [p. 177]

Magnan ajoute que ce traitement n’est pas sans intérêt, dans la mesure ou il peut aider a infléchir un processus pathologique : ici, son modèle reste la médecine organique. Cependant nous sommes en présence de quelque chose d’accessoire, d’une sorte d’excuse médicale pour des pratiques qui, telles l’internement, l’alitement, la balnéothérapie, le travail et la vie en liberté (entendez au contact de la nature) sont simplement institutionnelles ou hygiéniques ; l’aspect traitement moral ne semble plus guère devoir de passer le niveau de la persuasion ou de la consolation (14). Une théorie justifiera ce pessimisme thérapeutique en introduisant une spéculation sur le devenir organique et l’hérédité, tout aussi mythique que les conceptions antérieures, à savoir la théorie de la dégénérescence, issue d’une réflexion sur la perfection originelle d’Adam et sur sa dégradation consécutive au Péché (15). A partir de là, c’est un point de vue prophylactique et eugénique qui tend a passer au premier plan, ce qui n’est pas dépourvu d’aspects inquiétants, en rapport avec la montée des idéologies racistes.

Armand Gautier – La Salpêtière (lithographie) 1857.

Le traitement moral peut être dissocié en, d’une part, un ensemble de stratégies destinées a réordonner les combinaisons mentales perturbées du malade en dénouant les associations pathologiques, et d’autre part, une technique d’action sur les idées du sujet, en vue de faire prévaloir un discours réaliste sur le discours déréel ou incohérent : c’est toute la distance qu’il y a de Pinel et Esquirol à Leuret. Pour Esquirol, le modèle associationniste de Locke suffit à fournir une conception satisfaisante de la folie (16) ; par contre, pour Leuret, l’association vicieuse des idées n’est qu’un aspect restreint du problème, qui doit être dépassé dans le sens d’une recherche soit des altérations du tempo mental, soit d’une modification des rapports énergétiques entre les idées (17). A ceci, s’ajoute une deuxième opposition : Pinel et Esquirol font participer à la constitution de leurs stratégies (ou stratagèmes) tout le contexte hospitalier, alors que Leuret, d’une manière isolée dans le siècle , tend à faire prévaloir le rapport individuel à travers lequel le médecin essaie de substituer directement à la défaillance du malade sa propre énergie, au moyen du discours autoritaire et [p. 178] de la douche. Cependant le problème majeur n’apparaît pas : comme l’a montré Castel (18). Le point essentiel de la thérapeutique psychiatrique au XIXe siècle n’est pas une réforme de l’entendement, mais l’intériorisation d’une norme. La pratique la plus adaptée à ce but se servira des effets de l’environnement asilaire, et de processus d’imitation et d’identification par rapport à ces personnages exemplaires que sont les membres du personnel asilaire et leur chef. En ce sens, l’action régulatrice d’un cerveau étranger se fera moins à travers un rapport autoritaire direct dans le style de Leuret, que par le moyen d’une organisation d’ensemble, controlée par le même cerveau, et constituant un univers artificiel, dont il est possible de dégager quelques éléments particulièrement proches de mythes culturels, que l’on pourrait également repérer dans les contenus pédagogiques, à l’usage du reste de la société. Question de norme et non d’entendement, cela nous renvoie à la couche sociale ou on recrute l’essentiel de la population asilaire, c’est-à-dire, un prolétariat ou un sous-prolétariat, et au statut qui lui est assigné dans l’idéologie du temps :

« II est des philosophies qui, prenant leur type de l’homme non point dans l’humanité entière, et envisagée dans toutes ses diversités et toutes ses misères, mais bien dans les plus purs et les plus éclairés de ses philosophes, et même dans un type idéal qu’aucun d’eux assurément n’eut été capable de réaliser, ont vu dans l’homme une intelligence, aussi maîtresse de ses idées que de ses actes, créant les unes, réglant les autres sans presque rien demander aux sens et sans rien céder aux passions.

.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .

« II est d’autres philosophies qui, au lieu de restreindre leur étude de l’homme aux individualités les plus élevées, les plus cultivées, les plus idéales de son espèce, ont envisagé leur modèle à toutes les phases et a tous les degrés de son développement, dans toutes les variations qu’impriment au caractère et aux actes de sa pensée, d’une part, les différentes conditions organiques du corps auquel elle est unie, d’autre part, l’action si forte, si constante, et si diverse des autres corps de la nature, et n’ont pas cru pouvoir, en présence de ces variations, attribuer à son intelligence ce caractère d’élévation et de fixité, ce degré d’indépendance presque absolue de l’influence de l’organisme et de celle du monde extérieur, que lui attribuent les philosophies précédentes. II leur a paru que les idées suivent et supposent toujours les sensations ; que ces dernières sont le véritable élément générateur de la nature intellectuelle de l’homme ; que par conséquent, il n’existe en lui d’autres principes [p. 179] que ceux qu’il s’est faits à lui-même, en vertu des inductions de I’expérience et des déductions du raisonnement » (19).

Il suffira d’ajouter que l’aristocrate ou l’homme fortuné qui sont devenus fous, ont par la même déchu, et relèvent de ces techniques qui forment des principes à partir des manipulations subies d’origine extérieure.

Nous savons que les fous ont été d’abord enfermés, et ensuite seulement soignés, dans un esprit philanthropique, qui de ce fait même, a confirmé le bien-fondé apparent de l’incarcération (20). Si cette justification après coup est le produit d’une transformation dans l’esprit du temps, elle est elle-même productrice des constructions fantastiques qui vont avoir pour terrain l’espace asilaire et en faire un révélateur de ceux des mythes de la culture bourgeoise qui s’y trouvent projetés.

Tout d’abord, l’investissement de l’isolement psychiatrique par le mythe de l’ordre, conduit à son redoublement, sous le signe de la nécessaire distinction et classification d’essences pathologiques dont la séparation va s’inscrire immédiatement dans l’architecture asilaire pour lui donner son aspect pavillonnaire, avant même l’apparition des formes pragmatiques d’organisation, qui préludent à la dégradation de cette structure. Un texte de Pinel développe l’esprit inhérent à cette réforme :

« Un hospice d’aliénés peut réunir les avantages du site à ceux d’un vaste enclos et d’un local spacieux et commode : il manque d’un objet fondamental si par la disposition intérieure, il ne tient les diverses espèces d’aliénés dans une sorte d’isolement, et s’il n’est propre àa empêcher leur communication réciproque, soit pour prévenir les rechutes et faciliter l’exécution de tous les règlements de police intérieure ect de surveillance, soit pour éviter les anomalies inattendues dans la succession et l’ensemble des symptômes que le médecin doit observer et décrire. Une distribution méthodique des aliénés de l’hospice en divers départements fait saisir dans un clin d’œil les mesures respectives à prendre pour leur nourriture, leur propreté, leur régime moral et physique ; les besoins de chaque espèce sont calculés d’avance et prévus, les lésions diverses de l’entendement saisies par leurs caractères distinctifs, les faits observés, réunis avec d ‘autres faits analogues, ou plutôt convertis en résultats solides de l’expérience ; c’est dans la même source que le médecin observateur peut puiser des règles fondamentales de traitement », etc. (21 ). [p. 180]

Très clairement ici, les avantages pratiques sont déduits d’un ordre théorique à fondement mythique dans le sens où il ne vise pas des individus réels, mais des essences intemporelles. L’inversion de la perspective se fera par déplacement d’accent de l’espèce à ses propriétés, comme Esquirol nous le montre, dès 1818 :

« L’ensemble de ces bâtiments doit présenter des logements séparés pour les aliénés furieux, pour les maniaques qui ne sont point méchants, pour les mélancoliques tranquilles, pour les monomaniaques qui sont ordinairement bruyants, pour les aliénés en démence, pour ceux qui sont habituellement sales, pour les fous épileptiques, pour ceux qui ont des maladies incidentes, enfin pour les convalescents : l’habitation de ces derniers devra être disposée de manière qu’ils ne puissent ni voir, ni entendre les autres malades, tandis qu’eux-mêmes seront à portée du bâtiment central » (22).

La prudence pragmatique d’Esquirol va donc jusqu’a prévoir un sas entre le confinement asilaire et l’atmosphère raréfiée du monde extérieur, en vue de protéger le futur sortant contre une sorte d’attraction de la folie. Ainsi, les malades seront regroupés, non plus selon l’essence de leur maladie, mais en fonction des manifestations de celle-ci, appréciées à partir des problèmes de cohabitation et de surveillance. Ce point de vue pragmatique prévaut dans l’Ordonnance de 1839, qui définit le règlement appliqué aux établissements privés et publics d’aliénés (article 22) :

« II justifiera :

.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .

« 3° Que par la disposition des localités, il permet de séparer complètement les sexes, l’enfance et l’âge mur ; d’établir un classement régulier entre les convalescents, les malades paisibles et ceux qui sont agites ; de séparer également les aliénés épileptiques ;

« 4° Que l’établissement contient des locaux particuliers pour les aliénés atteints de maladies accidentelles, et pour ceux qui ont des habitudes de malpropreté. »

Les programmes concernant l’édification des établissements d’aliénés vont refléter essentiellement deux préoccupations : d’une part, cette préoccupation pragmatique, et, d’autre part, la réalisation dans l’asile des clivages sociaux, qui permettent de recevoir des pensionnaires aisés, donc payants, ce qui contribue à l’équilibre des budgets hospitaliers. Un exemple de la combinaison de ces deux préoccupations est fourni par la distribution de l’asile [p. 181] d’Illenau, construit sur un plan fournit en 1827 par le Dr Roller. D’après Falret (23), cet asile distribue sur deux lignes parallèles les curables et les incurables, et sur chacune de ces lignes, sont situés, à droite les femmes et à gauche, les hommes. Se trouvent ainsi réunis quatre établissements, ce qui représente, dit Falret, un avantage pour le sentiment de la famille, la morale publique, les malades, la médecine. Chaque secteur est divisé en sections, on comptera cinq sections d’incurables et cinq sections de curables par sexe. Ces sections vont permettre, d’une part, la séparation entre agités, malfaisants et tranquilles, et d’autre part, les malades tranquilles seront répartis en trois sections en fonction de leur position sociale. Falret se plait à souligner deux détails : les pensionnaires les plus riches seront les plus rapprochés de la chapelle, et il ne sera pas prévu pour eux de dortoirs. Autrement dit, dans cet univers déchu, la fortune reste un signe de la faveur du ciel, conformément à l’éthique puritaine : les intérêts matériels de l’hôpital semblent n’être pas nécessairement primordiaux par rapport à cette sanctification d’une hiérarchie fondée sur l’argent, par toute la culture contemporaine. Soulignons que cet asile d’Illenau a servi de modèle à un certain nombre d’établissements construits en France à partir du milieu du siècle.

L’articulation de l’isolement et de la liberté a été posée en principe par Pinel :

« Une liberté sagement calculée caractérise le maintien de l’ordre qui s’accorde avec les principes sévères de la philanthropie, et qui en répandant quelques douceurs sur la malheureuse existence des aliénés, fait souvent disparaitre en entier les symptômes de la manie, et dans tous les cas en diminue la violence » (24).

Ce calcul philanthropique, qui doit tenir compte de toute manière des exigences de sécurité collective et de respect d’un ordre déterminé, a été établi sur des bases différentes par le XIXe et par le XXe siècle, puisque le premier part de l’asile et de ses murs, alors que le second s’oriente vers le maintien du sujet dans son milieu habituel. Les risques sont opposés : étouffement ou absence de contrôle. II faut donc aménager dans l’asile au XIXe siècle [p. 182] une forme de liberté pour qu’il puisse remplir sa vocation thérapeutique ; pour cela, le psychiatre va devoir jouer des apparences pour surmonter la contradiction représentée immédiatement par les murs. Ici, interviennent les mythes. Les manuels de psychiatrie recommandent la suppression des chaînes et des mesures apparentées au profit de la persuasion, mais aussi, ils préconisent la vie dans la Nature et le Travail, comme forme et contenu du concept psychiatrique de liberté.

Tout d’abord, la Nature ; à celle-ci va se rattacher directement une liberté : la liberté du regard. Scipion Pinel pose les conditions suivantes pour la construction d’un asile :

« Le premier soin est de choisir un emplacement convenable : cet emplacement, peu éloigné d’une grande ville, doit se trouver sur une Iégère élévation où il n’est dominé par aucun voisin importun, et près ou à portée d’une source abondante s’il est possible. Les murs de l’enceinte, mis à peu près de niveau avec le sol, au moyen de fosses larges, au fond desquels ils s’élèvent, laissent la vue se promener agréablement sur la campagne et donnent un air de liberté à la réclusion » (25).

Pour les mêmes raisons, c’est-à-dire la nécessité de conserver un certain nombre d’apparences de la vie libre, synonyme de vie a la campagne, l’édifice devra ressembler aux habitations ordinaires, et la multiplicité des divisions doit contribuer à lui donner un aspect de village dans lequel seront poussées le plus loin possible la dissimulation, et même la suppression de tout ce qui ressemble à une barrière. Ainsi s’exprime Jules Falret dans un passage qui semble résumer ces préoccupations :

« Donner aux aliénés tout le bien-être et toute la liberté compatibles avec leur état et avec la sécurité publique ; rapprocher le plus possible les asiles d’aliénés des habitations ordinaires, et la vie des malades de celle des hommes en général, tels sont les grands principes qui ont servi de base à la réforme du commencement de ce siècle et dont nous demandons actuellement le développement graduel et successif, dans la mesure commandée par la prudence, sans secousses et sans transformations violentes » (26).

Ce mimétisme de la vie au grand air conduit a l’idéal d’un asile sans murs, mais dont toute fuite est tout de même rendue impossible par d’autres moyens : c’est le cas de Gheel, véritable [p. 183] village dont la population vit en partie des soins donnés aux aliénés, et qui est entoure d’une ceinture de landes désertes, et dont les habitants des localités environnantes ont l’habitude de ramener les malades en fuite moyennant une prime proportionnelle à la distance parcourue. Il en est de même de l’asile de Leyme (27).

La Nature fournit donc la forme de la Iiberté. La psychiatrie et la poésie se rencontrent :

« Du haut de nos pensers vois les cites serviles
Comme les rocs fatals de l’esclavage humain.
Les grands bois et les champs sont de vastes asiles
Libres comme la mer autour des sombres îles… » (28).

Le contenu de la liberté est le travail, et surtout le travail agricole. Les asiles se doublent rapidement de fermes dont la plus célèbre est la ferme Sainte-Anne, créée par Ferrus comme annexe agricole de Bicêtre, en 1828. Ici, l’élément mythologique n’est plus la malédiction originelle dont le travail est l’expression, mais la possibilité de rachat qu’il offre, associé qu’il est en celà à la souffrance, instrument privilégié de rédemption. Il faut ajouter que réciproquement la paresse se définit à la naissance de la société capitaliste, comme cause primitive de déchéance, crimes et maladies de l’âme :

« Tout ainsi que les ronces et chardons croissent abondamment aux terres incultes et non labourées, et les crapauds s’engendrent aux marais et eaux croupies, de même les perverses et mauvaises pensées s’amassent et accroissent démesurément, dans les âmes atteintes de l’oisive fainéantise, qui hébète entièrement les sens, engourdit les principales parties de l’âme raisonnable et la rend inutile à l’exécution d’aucune chose vertueuse » (29).

Inutile de souligner que ce texte, et d’autres semblables, sont sous-tendus par une législation répressive féroce, qui remonte en France à la fin du XVe siècle, et en Angleterre, comme l’a montré Marx, au règne d’Henri VIII (30). Cette législation aboutit au Work-House, c’est-à-dire, à la prison manufacture réservée aux [p. 184] pauvres insolvables, à laquelle Gall verra tant d’avantages qu’il propose son extension à l’ensemble des prisons :

« On avait insisté depuis longtemps sur l’instruction des ignorants, sur la réforme des hommes égarés, sur l’amélioration des criminels et sur l’extirpation des vices. Mais ces règles ne sont pas assez généralement exécutées. C’est à Philadelphie qu’on les a pratiquées pour la première fois. Les heureux effets qui en sont résultés ont encouragé d’autres gouvernements humains à imiter cet exemple. Plusieurs États, indépendamment des prisons, ont établi des maisons de réforme et de correction ou l’instruction est le but principal, et où l’on habitue les détenus a un travail assidu et a un métier honnête. D’un autre côté, la punition n’est plus le seul but dans les prisons ; on vise encore à la correction morale. On donne journellement aux prisonniers des leçons de lecture, d’écriture, de calcul, de morale et de religion. On cherche surtout à diriger leur attention sur les devoirs du citoyen, et sur les rapports mutuels de la vie sociale. Ceux qui ne savent aucun métier sont tenus d’en apprendre un, et les prisonniers qui se conduisent le mieux servent alors de maîtres et de surveillants. Ceux qui savent un métier, l’exercent. L’on peut considérer les prisons ordonnées de cette manière, comme des manufactures. Le travail des prisonniers fournit abondamment à l’entretien de la maison ; et, en leur dormant une meilleure nourriture, on fait que, sur cent, il en est à peine dix qui soient incapables de travailler. On évite par là l’espèce d’injustice qu’il y a de nourrir les perturbateurs du repos public aux dépens de la société. Ce que chaque individu gagne au-delà de la somme qui lui est prescrite, est mis en réserve : on en donne une partie à la famille, si elle est dans le besoin, ou bien on le donne au détenu à sa sortie, afin qu’il ne soit pas contraint de commettre des excès, en attendant qu’il ait du travail » (31 ).

Ce modèle carcéral s’applique rigoureusement à l’asile, qui, il ne faut pas l’oublier, s’adresse à la même population indigente et vagabonde : la distinction entre criminels et aliénés sera l’objet d’une recherche constante des médecins légistes au cours du siècle. Cette identité de pratique est expressément signalée par Pinel :

« Ce n’est plus un problème à résoudre, c’est le résultat le plus constant et le plus unanime de l’expérience, que dans tous les asiles publics, comme les prisons et les hospices, le plus sûr et peut-être l’unique garant du maintien de la santé, des bonnes mœurs et de l’ordre, est la loi d’un travail mécanique rigoureusement exécuté » (32).

Ce qui distingue donc prisonniers et aliénés, c’est le rapport à la Nature, dont les premiers semblent devoir rester prives ; la Nature, comme cadre du travail thérapeutique, est jugée suffisante [p. 185] pour procurer une sorte de bonheur, comme on le constate, selon Pinel dans l’asile universel de Saragosse, ouvert aux aliénés de tous les pays :

« Un travail mécanique n’a point été seul l’objet de la sollicitude des fondateurs de cet établissement ; ils ont voulu retrouver une sorte de contrepoids aux égarements de l’esprit, par l’attrait et le charme qu’inspire la culture des champs, par l’instinct naturel qui porte l’homme à féconder la terre et à pourvoir ainsi à ses besoins, par les fruits de son industrie. Dès le matin, on les voit, les uns remplir les offices serviles de la maison, certains se rendre dans leurs ateliers respectifs, le plus grand nombre se diviser en diverses bandes, sous la conduite de quelques surveillants intelligents et éclairés, se répandre avec gaieté dans les diverses parties d’un vaste enclos dépendant de l’hospice, se partager avec une sorte d’émulation les travaux relatifs aux saisons, cultiver le froment, les légumes, les plantes potagères, s’occuper tour à tour de la moisson, du treillage, des vendanges, de la cueillette des olives, et retrouver le soir dans leur asile solitaire le calme et un sommeil tranquille. L’expérience la plus constante a appris dans cet hospice que c ‘est à le moyen le plus sûr et le plus efficace d’être rendu à la raison ; et que les nobles, qui repoussent avec mépris et hauteur toute idée d’un travail mécanique, ont aussi le triste avantage de perpétuer leurs écarts insensés et leur délire » (33).

L’extension du concept de Nature va donc de la contemplation poétique au jardinage et a l’agriculture, mais à ce niveau plus humble, l’idée d’une participation à l’harmonie cosmique, comme modèle de l’harmonie des facultés, est sous-jacente, et le travail agricole, soumis à l’alternance des saisons, est une manière de soumission au rythme universel. La réciprocité macrocosme-microcosme est ainsi au fondement de la thérapeutique.

A cela s’ajoutent les problèmes de rentabilité qui ne sont jamais loin au XIXe siècle, car la Nature et le Travail ont bien des avantages concrets, et aucun résidu ne devra être laisse inexploité :

« On devra construire à une certaine distance des villes, afin d’acquérir à bon marché une partie considérable des terrains autour des bâtiments. La qualité des terres est ici, pourvu qu’elles soient susceptibles d’amélioration, moins importante que la quantité : car en peu d’années, le travail des aliénés les aura rendues presque toutes productives, si tous les engrais de l’établissement sont convenablement ménagés » (34).

Le produit du travail de l’aliéné sera décomposé en deux éléments : d’une part, un salaire en nature ou en espèces, et d’autre part, une plus-value qui est comptabilisée dans le budget de [p. 186] l’établissement. Celle-ci permet de décharger les départements, en partie ou en totalité, des frais d’entretien de l’asile que les conseils généraux ont toujours eu du mal à supporter. A la limite, l’asile devrait pouvoir se rendre totalement indépendant comme le projetait Billod (35). Mais cette indépendance financière semble répondre aussi à ce désir de rendre l’univers psychiatrique totalement indépendant du monde extérieur, en tant que monde humain, et dépendant de la seule Nature ou il serait plongé, comme unique source de liberté curatrice. Une telle orientation vers l’autonomie se constate au niveau du personnel, dont l’horizon est si bien limite par l’asile, qu’il est invite à y finir ses jours avec le statut de résident (36). On constate, autour des asiles, à partir du XIXe siècle, la formation de véritables dynasties d’infirmiers et de surveillants, qui constituent des villages dont la subsistance dépend entièrement de celui-ci. En réalité, une telle autonomie sera vite démontrée impossible, au terme d’un calcul portant sur le pourcentage d’aliénés aptes au travail, et sur la rentabilité de ce travail, évaluée par Falret en moyenne le cinquième de celle d’un ouvrier normal (37). Ce calcul répond à celui que Gall envisageait à propos du travail dans les prisons, et atteste l’ambiguïté du projet asilaire : la libération par la Nature ne supprime jamais l’assimilation des aliénés a une population dangereuse et qui, par conséquent, doit être condamnée à être laborieuse pour avoir le droit de se faire oublier. La philanthropie ne se développe qu’entre des barrières financières fort étroites.

Il nous reste à prendre en considération la clef de voute de cet univers, à savoir le personnage du médecin-directeur. Pinel s’était réservé un rôle de réflexion et de compréhension, tandis que l’activité proprement dite du service était confiée au surveillant suivant une forme de répartition des tâches qui n’est pas sans analogie avec celle qui a été mise au point dans le cadre du mouvement dit de psychothérapie institutionnelle, ou le médecin est plus animateur que détenteur de l’autorité absolue. C’est alors au surveillant de présenter les qualités du chef :

« Un concours heureux de circonstances a amené ce résultat ; d’un côté les principes les plus purs de philanthropie du chef de l’hospice de [p. 187] Bicêtre, une assiduité infatigable dans sa surveillance, des connaissances acquises par une expérience réfléchie, une fermeté inébranlable, un courage raisonné, et soutenu par des qualités physiques les plus propres à imposer, une stature du corps bien proportionnée, des membres pleins de force et de vigueur, et dans les moments orageux le ton de voix le plus foudroyant, la contenance la plus fière et la plus intrépide. D’un autre cote, pénétré moi-même de l’insuffisance de lumières qu’on peut puiser dans les livres sur le traitement de la manie, avide de m’instruire par l’examen attentif et le rapprochement des faits ; et oubliant profondément qu’un bonnet de docteur eut affublé ma tête, je mettais à profit le spectacle d’un grand rassemblement d’aliénés soumis a un ordre régulier, les scènes mobiles et quelquefois bizarres que leur délire fait naître, l’habileté du surveillant à régulariser tous ces mouvements, et à rétablir dans des cas fréquents une raison aliénée, par les seules voies de la douceur ou d’une répression énergique, mais sage et humaine. Je m’élevais avec réserve, des faits observés et des résultats d’une sorte d’empirisme aux vues générales que donne l’étude des fonctions de l’entendement humain, puisées dans les écrits des modernes, l’histoire philosophique et médicale des passions, c’est-à-dire de leurs effets au moral et au physique, et ce que les meilleurs auteurs de médecine ont écrit en général et en particulier sur les vésanies » (38).

Cette répartition des rôles va se modifier très rapidement, au profit d’un ordre hiérarchique visant à conférer au seul médecin¬-chef la totalité de l’initiative et du pouvoir. De la Révolution, on passe a l’Empire, et même à la Restauration avec Esquirol, et cette situation n’évoluera plus guère pendant le reste du siècle :

« Le médecin doit être en quelque sorte le principe de vie d’un hôpital d’aliénés. C’est par lui que tout doit être mis en mouvement ; il dirige toutes les actions, appelé qu’il est à être le régulateur de toutes les pensées. C’est à lui, comme un centre d’action, que doit se rendre tout ce qui intéresse les habitants de l’établissement, non seulement ce qui a trait aux médicaments, mais encore ce qui est relatif à l’hygiène. L’action de l’administration qui gouverne le matériel de l’établissement, la surveillance que doit exercer cette même administration sur tous les employés, doivent rester cachées : jamais le directeur n’en appellera d’une décision portée par le médecin, jamais il ne s’interposera entre lui et les aliénés ou les serviteurs. Le médecin doit être investi d’une autorité à laquelle personne ne puisse se soustraire » (39).

Par son caractère absolu, cette autorité va acquérir une valeur quasi divine et c’est ainsi qu’elle doit apparaître au malade :

« Quels que soient du reste les principes qui dirigent un tel établissement et les modifications qu’ils reçoivent des lieux et de la nécessite, le [p. 188] médecin, par la nature de ses études et l’intérêt puissant qui le lie au succès du traitement, doit être le juge suprême et l’âme de tout ce qui se passe dans l’établissement. Reil, et ceux qui après lui ont voulu qu’un asile d’aliénés fut dirigé par un triumvirat formé d’un médecin, d’un physiologiste et d’un moraliste, n’avaient nulle expérience du sujet. D’ailleurs, un médecin d’aliénés ne réunit-il pas forcement ces trois conditions du savoir ? Ce qu’il importe surtout, c’est d’inculquer aux malades le sentiment de la puissance d’un seul qui tient leur sort entre ses mains, qui punit, qui pardonne et qui délivre. Ce n’est que par la force de cette influence qu’il peut vaincre les obstacles de la routine et régulariser toutes les parties du service ; il est triste d’avouer que le bien rencontre tout autant de résistance que le mal » ( 40).

Cette puissance de juge suprême, de sujet omniscient, de détenteur de tous les pouvoirs d’administration et de police, suppose l’attribut théologique correspondant : la perfection morale et même physique. De ce point de vue, la vertu capitale, dont la nécessite est incessamment soulignée au cours du siècle, est l’abnégation :

« Chaque jour le médecin voit ses malades, ordonne leur classement, leur passage d’une section dans l’autre, prescrit les moyens de rigueur, délivre les certificats de guérison et autorise les visites des parents. II s’enferme au milieu d’eux et leur consacre presque tous les instants de sa vie, pour mieux les observer et apprendre ainsi a mieux les guérir. Une telle abnégation ne peut relever que des qualités les plus éminentes de l’esprit, et demande même une organisation particulière, et comme un physique et un extérieur de commande.

II faut une constitution forte et active, qui supporte sans peine les travaux et les veilles, un abord digne et calme, une voix grave, un regard bienveillant et presque une figure agréable : un aliéné ne pardonne pas Ia moindre difformité à son médecin » ( 41).

Persévérance, dévouement, abnégation, comme vertus cardinales du médecin aliéniste sont soulignées par Renaudin ( 42) qui en tire deux conséquences pratiques directes : la résidence réelle et la renonciation à toute clientèle privée, trait par lequel le médecin d’asile se retranche lui-même du monde extérieur à l’univers asilaire et se sépare du reste de la corporation médicale. Le prix ainsi payée peut témoigner de la profondeur des satisfactions narcissiques compensatrices que peut procurer un tel statut. De ce fait, la dualité entre médecin et directeur administratif admise [p. 189] par Esquirol, pour autant qu’elle suppose une division des pouvoirs susceptible de provoquer des conflits ruineux pour l’autorité doit disparaitre. Le médecin, également directeur sera chargé des questions administratives et économiques : il doit veiller à tout comme un Père, dernier attribut théologique, et l’asile est une communauté des enfants de ce Père. Ce caractère familial est indiqué par le Dr Bonnefous à propos de Leyme, et il induit chez le malade un attachement profond vis-à-vis de l’établissement :

« Le résultat de tous nos soins est du moins encourageant. Je puis affirmer que les aliénés sont à tous égards satisfaits de la maison. Un de ces malheureux, sorti guéri en 1859, et dont la guérison ne s’est pas démentie, nous quittait désolé, il regrettait d’avoir femme et enfants. Sans cette circonstance, il nous eut suppliés de le garder a un titre quelconque. Deux autres, l’été dernier, refusaient de partir guéris, et demandaient subsidiairement, que leur départ fut ajourné » (43).

Un tel attachement, dont personne ne doute qu’il soit un signé de guérison, peut être sanctionné favorablement, puisque, depuis Pinel, il est admis qu’un malade guéri devienne infirmier ou domestique dans l’établissement. Par conséquent, la clôture de l’univers psychiatrique dépasse le plan de la simple coercition, dans le sens d’une communauté d’amour, dont le modèle serait désormais plutôt monastique, et capable de se suffire entièrement à elle-même. Nous sommes donc en présence d’un mode d’existence, construit à partir d’un certain nombre d’exigences et de réactions sociales, à base de rejet et de renfermement, et de mythes, qui présente, malgré son caractère artificiel et limité, une forme interne d’équilibre, et de cohérence, donc de permanence indéfinie, susceptible à la limite de n’être menacée que de l’extérieur — ce monde social qui a produit le fou et en même temps le système de séquestration et de protection, destiné à lui permettre de retrouver un ordre intérieur considère comme essentiel. Le fou dit guéri, ne peut plus rompre son appartenance au substitut institutionnel de sa folie : dans la conscience collective, le passage par l’asile marque définitivement : c’est l’estampille sociale d’une rupture essentielle et l’ordre intérieur retrouvé par le fou au moyen de l’asile est aussi finalement une manifestation de la folie.

La signification de l’univers asilaire renvoie donc à une certaine perception de la folie, dont il est le pendant institutionnel, situé [p. 190] a un autre niveau que celui du traitement. II s’agit d’une réponse qui cherche à se situer au niveau de la folie par une utilisation parallèle de références imaginaires, mais collectives alors que le fou est voué à son individualité :

« Les aliénés en un mot sont des rêveurs. Ils vivent dans le monde intérieur plutôt que dans le monde extérieur. Ils roulent incéssamment dans leur esprit les mêmes pensées qu’ils tournent et retournent en tous sens. Ils reviennent mentalement sur leur passé. Ils recherchent dans leurs souvenirs des circonstances insignifiantes pour leur accorder une importance extraordinaire, en rapport avec les idées qui les préoccupent actuellement ; ils puisent, à chaque instant, dans le monde extérieur des arguments à l’appui de l’élaboration intellectuelle à laquelle se livre leur esprit en travail. Tout est exploité par eux dans le sens de leur délire, le passé comme le présent. Les circonstances anciennes, depuis longtemps oubliées ou passées inaperçues sont ressuscitées par la mémoire, et les faits les plus insignifiants se produisant au moment même sont tous passés au crible du délire. Or tandis qu’il se livre à cette élaboration lente et successive de sa pensée délirante, l’aliéné fait facilement abstraction du monde extérieur. Il vit à l’écart des choses et des hommes ; il recherche la solitude ; il devient insociable ; il se renferme en lui-même ; il fuit les hommes qui le blessent, et ne lui fournissent que des sujets de douleur ou de préoccupations pénibles. L’aliéné devient ainsi un rêveur égoïste qui se concentre dans sa propre personnalité, voit toutes les choses à travers le prisme de son esprit faussé, et se détache de plus en plus du monde qui l’entoure » (44).

Si donc la folie se situe au niveau du rêve, et si le rêve voue à la solitude, l’illusion du XIXe siècle est d’avoir pensé que ce qui peut rompre la solitude suffit à supprimer la folie. Habituellement, on interprète l’échec de l’asile par les conditions qui ont pesé sur l’origine et l’organisation de l’existence asilaire et plus spécialement les aspects de rejet et de coercition, qui débouchent sur des techniques de rééducation autoritaires. En réalité, l’asile a prétendu faire beaucoup plus, et de ce fait, son échec pourrait être beaucoup plus exemplaire, au sens où il mettrait en question toute tentative d’atteindre la folie au moyen de pratiques de socialisation, si élaborées soient-elles. S’il faut supprimer la folie en réinsérant le fou dans une société, peut-être qu’une condition inévitable pour qu’une telle tentative réussisse, c’est que la société soit devenue préalablement folle.

Bernard BALAN.
CNRS — Institut d’Histoire des Sciences.

NOTES

(1) ESQUIROL, Des maladies mentales , 1838, II, p. 398.

(2) TOULOUSE, Les causes de la folie, 1896, p. 360.

(3) ESQUIROL, op. cit., , 1838, II, p. 473.

(4) BONNET, L’aliéner devant lui-même, l’appréciation légale, la législation, les systèmes, la société et la famille, 1876, p. 17.

(5) Voir sur ces points : R. CASTEL, Le traitement moral. Thérapeutique mentale et contrôle social au XIXe siècle , Topique, 2, 1970, p. 109-129.

(6) ESQUIROL, o. c., I, p. 139-156.

(7) Voir article « Moxa » in LITTRÉ et ROBIN, Dictionnaire de Médecine , 1865. (8) R. CASTEL, o. c., p. 113.

(9) M. FOUCAULT, Naissance de la clinique, 1963, chap. X, p. 175-196, spécialement p. 179.

(10) BROUSSAIS, De l’irritation et de la folie, 1828, p. 512-513.

(11) BROUSSAIS, Traité de physiologie appliquée à la pathologie, 1822, p. 26.

(12) BROUSSAIS, ibid., p. 33.

(13) MAGNAN, in Traité de thérapeutique pratique, publié sous la direction de A. ROBIN, 1913, p. 595.

(14) MAGNAN, ibid., p. 596, p. 418-420.

(15) MOREL, Traité des dégénérescences, 1857, p. 1-5.

(16) ESQUIROL, o. c., I, p. 12 ; LOCKE, Essai sur L’entendement humain,t. Coste, 1700, liv. II, chap. XI, § 13 e t 17.

(17) LEURET, Fragments psychologiques sur La folie, 1834, p. 3-39.

(18) CASTEL, o. c., p. 119.

(19) LÉLUT, La phrénologie, 1858, p. 321-324.

(20) M. FOUCAULT, Histoire de la folie, 1961, p. 527-528.

(21) Ph. PINEL, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie, an IX, p. 177.

(22) ESQUIROL, o. c., II, p. 422.

(23) J.-P. FALRET, Visite à l’établissement, d’aliénés d’lllenau et considérations générales sur les asiles d’aliénés, Ann. Méd. Psych., 1845, t. V, p. 419-444 et t. VI, p. 69-106. Voir spécialement V, p. 425-427.

(24) Ph. PINEL, o. c., p. 86

(25) Scipion PINEL, Traité de pathologie cérébrale, 1844, p. 541.

(26) Jules FALRET, Des divers modes d’assistance applicables aux aliénés, 1864, in Les aliénés et les asiles d’aliénés, 1891, p. 66.

(27) Voir le Mémoire du Dr BONNEFOUS sur l’Asile médico-agricole de Leyme (Lot) pour le traitement des aliénés, in Jules FALRET, Les aliénés et Les asiles d’aliénés, p. 69 et suiv., spec. 81 et 83.

(28) VIGNY, La maison du berger.

(29) LE BRUN, Le procès criminel, 1622, p. 3.

(30) MARX, Le capital, liv. I, t. III, chap. XVIII, Paris, Edition Sociales, 1950.
(31) GALL, Fonctions du cerveau, 1825, t. I, p. 344-345.

(32) Ph. PINEL, o. c., p. 224.

(33) Ph. PINEL, o. c., p. 225-226.

(34) W. C. ELLIS, Traité de l’aliénation mentale, trad. ARCHAMBAULT, 1810, p. 368.

(35) BILLOT, De la dépense des aliénés en France, 1861.

(36) RENAUDIN, Commentaires médico-administratifs sur le service des aliénés, 1863, p. 220.

(37) Jules FALRET, o. c., p. 64.

(38) Ph. PINEL, o. c., p. 103-104.

(39) ESQUIROL, o. c., II, p. 527.

(40) Scipion PINEL, o. c., p. 546-547.

(41) Ibid.

(42) RENAUDJN, o. c., p. 130.

(43) Jules FALRET, o. c., p. 87.

(44) Jules FALRET, o. c., p. 227.

SUMMARY. — Before being a failure, the Asylum’s therapeutics looked as an essay to give to the madness an answer at the level where it is met with, that is to say, at the imaginary level, Its only foundation seems to consist in the use of three myths : Nature, Labor, God, which show themselves in the organisation of the hospital and in the function given to the physician. By this way, the lunatic is thrown out of his peculiarity and given back to a community, which however, stays apart from the real world, and, thus, is mad. ls it possible to hope the lunatic given back to a society, without formerly, making that society mad ?

RÉSUMÉ. — Avant d’être un échec, la thérapeutique asilaire est apparue comme un essai pour donner à la folie une réponse au niveau ou on la rencontre, c’est-à-dire au niveau de l’imaginaire. Son fondement exclusif semble consister dans l’utilisation de trois mythes : Nature, Travail, Dieu, qui se manifestent dans l’organisation de l’hôpital et le rôle attribue au médecin. Par ce moyen, le fou est arraché à son individualité pour être rendu a une communauté qui, cependant, reste retranchée du monde réel et, par conséquent, folle. Pout-on espérer rendre le fou a une société, sans que cette société ne soit d’abord rendue folle ?

 

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