Benjamin Ball. Les frontières de la folie. Extrait de « La Revue scientifique de la France et de l’Étranger – Revue des cors scientifiques (3e série) », (Paris), 3ème année, 1er semestre, janvier-juillet, 1883, pp. 1-5.

Benjamin Ball. Les frontières de la folie. Extrait de « La Revue scientifique de la France et de l’Étranger – Revue des cors scientifiques (3e série) », (Paris), 3ème année, 1er semestre, janvier-juillet, 1883, pp. 1-5.

 

Benjamin Ball nait le 20 avril 1833 à Naples et meurt le 23 février 1893 à Paris. Elève de Charles Lasègue, il sera la premier à occuper la chaire des maladies mentales créée en 1975. Ses leçons sont publiés dans ses Leçons sur les maladies mentales, dans une première édition de 1883, puis dans une seconde, augmentée de 1890. Ses principaux travaux ont portés sur le délire chronique, le rapport des aliénés et de la médecine légale.
Mais aussi :
— La Médecine Mentale à travers les siècles. Extrait de l’ouvrage « Leçons sur les maladies mentales », (Paris), Asselin & Cie, 1880, pp. 1-35. [en ligne sur notre site]
— La théorie des hallucinations. Article paru dans la « Revue scientifique – Revue des cours scientifiques », (Paris), 1880, 2e série, 9e année, n°44, pp. 1029-1035. [en ligne sur notre site]
— La stigmatisée de S… Extrait de la revue « l’Encéphale », (Paris),  1881. [en ligne sur notre site]
— La folie religieuse. Article extrait de « La Revue Scientifique de la France et de l’étranger. » (Paris), troisième série. – tome IV, (tome XXX de la collection), 2me année – 2me trimestre, juillet 1882 à janvier 1883, pp. 336-342. [en ligne sur notre site]
— Leçons sur les maladies mentales. Premier fascicule. I. De la folie en général. – 2. Des illusions et des hallucinations. Paris, P. Asselin, 1876. 1 vol.
— Leçons sur les maladies mentales. Premier fascicule. I. De la folie en général. – 2. Des illusions et des hallucinations. Paris.
— Délire. Extrait du Dictionnaire encyclop. des Sciences Médicales Dechambre. Paris, G. Masson et Asselin et Cie, s. d; [18??]. 1 vol. in-8°, pp. 315-408.
Benjamin Ball. Les rêves prolongés. Extrait de la revue « Nice-Médical », (Nice), 9e année, n°9, juin 1885, pp. 140-141. [en ligne sur notre site]
— Du délire chronique. Communication faite à la Société médico-psychologique en 1887. Extrait de l’Encéphale. 1887. Le Mans, Ed. Monnoyer, 1887. 1 vol.
— La folie érotique. Deuxième édition. Paris, J.-B. Baillière et fils, 1893. 1 vol.
— La Morphinomanie. Les frontières de la folie. Le duélisme cérébral. Les rêves prolongés. Le folie gémellaire ou aliénation mentale chez les jumeaux. Paris, Asselin et Houzeau, 1885. 1 vol. i
— Leçons sur les maladies mentales. Paris, Asselin et Houzeau, 1880-1883. 1 vol;
— Leçons sur les maladies mentales. Deuxième édition. Paris, Asselin et Houzeau, 1890. 1 vol. [« Edition très augmentée]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Par commodité nous avons renvoyé les notes de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 1, colonne 1]

Les frontières de la folie (1).

Messieurs,

Dans le cours des trois années qui viennent de s’écouler, nous avons parcouru dans tous les sens le domaine de l’aliénation mentale, et il est peu de points que nous ayons laissés inexplorés.

Et cependant il est une vaste province qui nous est restée à peu près inconnue et dont nous avons à peine entrevu de loin les contours ; je veux parler de la zone frontière qui s’étend entre la raison et la folie.

Pour le public, ou plus exactement pour les profanes qui n’ont jamais franchi le seuil du temple, je veux dire le seuil d’un asile d’aliénés, il semble qu’une ligne mathématique sépare les deux états ; vérité en deçà, erreur au delà ; d’un côté la folie, de l’autre le bon sens ; en d’autres termes, on est, où ou on ne l’est pas ; ces idées parfaitement simples, mais absolument fausses, sont faites pour plaire aux esprits qui ne voient qu’un seul côté des choses. Aussi comprend-on sans peine la faveur dont elles jouissent et l’empire qu’elles exercent. C’est en s’inspirant de ces notions vulgaires qu’un illustre orateur disait autrefois qu’il suffisait d’une conversation d’un quart d’heure avec un homme pour savoir s’il était aliéné ou sain d’esprit. [p. 1, colonne 2]

Permettez-moi, messieurs, de vous rappeler à cette occasion un souvenir historique. Il y a près d’un demi-siècle que le lieutenant général comte de la Rue fut chargé par le roi Louis-Philippe de négocier un traité avec le Maroc pour délimiter les frontières occidentales de l’Algérie. On traça une ligne qui partait de la Méditerranée pour s’enfoncer dans l’intérieur des terres ; mais, à partir d’un point donné, on laissa d’un commun accord la frontière indécise parce que, disaient les Marocains, il n’y avait au delà qu’un désert inhabité. L’astuce des Musulmans avait, triomphé de l’intelligence du négociateur français, car nous savons aujourd’hui que sur ce territoire soi-disant inhabité, il existe une population de six cent mille âmes.

Il en est de même de cette région située à la frontière de la raison et de la folie, que l’on croit habituellement déserte, et qui renferme, non pas six cent mille, mais plusieurs millions d’habitants. C’est au sein de cette intéressante population que je voudrais vous conduire pour en étudier la physionomie, en examiner les mœurs et en apprécier le caractères.

Messieurs ! le proverbe espagnol dit :

De medico, poeta, y loco,
Todos tenemos un poco.

« Du médecin, du poète et du fou, tous nous tenons un peu. »

Il est, en effet, bien peu d’hommes qui puissent se vanter d’avoir suivi pendant toute leur vie une ligne parfaitement droite et d’avoir eu toujours une conduite parfaitement raisonnable.

L’ingénieux poète qui nous a raconté les fureurs de Roland nous montre le paladin Astolphe transporté par une faveur spéciale dans la lune (où se trouve, comme on sait, la raison des lunatiques) peur aller y chercher la raison de son illustre cousin et la rapporter sur terre. Il est reçu, en [p. 2, colonne 1] arrivant, par un vénérable vieillard, qui n’est autre que l’apôtre saint Jean, et qui, après lui avoir fait les honneurs du pays, le conduit dans une sorte de magasin ou de pharmacie où se trouvent rangées par ordre des fioles innombrables, dont chacune renferme la raison de quelque mortel qui se promène ici-bas, et porte une étiquette indiquant le nom de son légitime propriétaire. En cherchant la raison de Roland, Astolphe est surpris et même scandalisé de trouver une bouteille qui porte cette étiquette : Raison d’Astolphe. Comment ! s’écrie-t-il, mais je ne suis pas fou ! je sens parfaitement que j’ai mon bon sens. — Calmez-vous, lui dit le saint apôtre, et puisque la Providence vous favorise, ouvrez cette bouteille pour en respirer le contenu. » — Astolphe obéit, et à peine avait-il repris sa raison qu’il s’aperçut que pendant toute son existence il n’avait fait que des folies. »

Mais les folies de ce genre sont du domaine du moraliste, et c’est en médecin que je veux vous parler.

Je me propose de vous démontrer que parmi les concitoyens que nous rencontrons tous les jours et que nous cou­doyons à chaque instant sur la place publique, il en est un bon nombre qui, jugés d’après les règles ordinaires du diagnostic, pourraient très justement passer pour fous ; et cependant à aucune époque de leur vie il n’eût été légitime de les enfermer.

Pour procéder par ordre et introduire quelque clarté dans le sujet, il faut établir, dans ce vaste territoire, quelques dé­partements et signaler quelques-unes des catégories dans lesquelles on peut ranger ces intelligences souvent brillantes et même privilégiées, mais qui, par certains côtés, se trouvent, pour ainsi dire, hors cadre.

Il est incontestable que de tous les aliénés raisonnables, si je puis ainsi parler, les plus intéressants sont ceux dont les actes, et non pas les discours, trahissent la folie.

La première place par ordre de mérite appartient donc aux impulsifs. Ce sont des malades (j’emploie ce mot dans le sens psychique), qui, sans aucun délire de jugement, éprouvent à certains égards un délire de la volonté et peuvent quelquefois devenir criminels.

Parmi ces impulsions, il en est de puériles ou tout au moins d’inoffensives. Nous rappellerons l’innocente manie du docteur Johnson, écrivain célèbre du siècle dernier, qui ne pouvait se promener dans les rues de Londres sans toucher les poteaux à mesure qu’ils les passait. Quand il en avait oublié un, il revenait en arrière pour le toucher.

On peut rapprocher de ce type inoffensif d’autres tendances qui ne sont fâcheuses que pour le sujet lui-même. Il est des hommes polis et bien élevés qui sont tentés à chaque instant de laisser échapper des paroles grossières ; il est des hommes pieux qui sont poussés à vomir des blasphèmes ; tel était le cas d’un auteur anglais, l’évêque Butler, qui toute sa vie a été tourmenté par cette impulsion, à laquelle il ne résistait que par un grand effort de volonté.

Il est toutefois des tendances de ce genre qui peuvent compromettre l’existence de l’individu. Un médecin de mes amis est consulté par un homme portant un beau nom, qui désirait épouser une jeune veuve, dont le mérite et la fortune répondaient à tous ses désirs. « Mais, disait-il, cher docteur, il m’est impossible de me marier. En effet, ma fiancée exige que j’aille la voir chez elle. Or, comme elle habite la province, il me faudrait monter en chemin de fer ; et cela m’est impossible, car je suis toujours tenté de me jeter par la [p. 2, colonne 2] portière. J’aime mieux renoncer à me marier. » On lui conseilla pour s’habituer de prendre le chemin de fer de Ceinture, mais il ne put jamais dépasser Auteuil. Il fallut descendre à cette station, de peur d’un accident.

Les impulsions de ce genre, qui sont plus fréquentes qu’on ne le pense, nous conduisent par une pente toute naturelle à cette tendance au suicide, qui se développe si souvent chez des sujets d’ailleurs parfaitement sains d’esprit et les poussent à se donner la mort pour des motifs absolument futiles. Rien de plus facile que d’en multiplier les exemples.

Il est évident qu’il s’agit ici de la, perte ou de l’affaiblissement d’un phénomène d’arrêt des plus importants, je veux parler de l’instinct de la conservation.

Immédiatement après ou à côté, se place l’impulsion à l’homicide, qui s’empare souvent d’esprits d’ailleurs sains en apparence. On connaît l’observation du cordonnier, qui vint un jour consulter M. Moreau de Tours, parce que, disait­ il, toutes les fois qu’il baissait la tête, il éprouvait un violent désir d’assassiner sa femme et ses enfants. Rapprochons de ce fait l’histoire lamentable et si bien connue de Thoviot qui, poursuivi par un besoin irrésistible d’assassiner une femme, finit après de longues hésitations par tuer une jeune fille qu’il n’avait jamais vue et qu’il rencontra par hasard dans la cuisine d’un restaurant ; et nous verrons que les impulsions les plus, monstrueuses peuvent exister chez des gens parfaitement corrects en apparence.

La kleptomanie nous en fournit un autre exemple. La disposition à dérober des menus objets se manifeste souvent, à titre d’infirmité, chez des personnes placées absolument, en dehors et au-dessus des tentations vulgaires. On cite le cas d’un homme d’État célèbre qui a rempli dans son pays les fonctions politiques les plus élevées, et qui, lorsqu’il dîne en ville, est invariablement accompagné d’un domestique chargé de rapporter à domicile les couverts d’argent que son maître ne manque jamais de dérober.

Certains kleptomanes se bornent exclusivement à prendre certains objets déterminés, ce qui prouve évidemment qu’il s’agit d’une manie.

Peddie rapporte le cas d’un homme très pieux qui avait la malheureuse habitude de voler, mais il ne volait que des Bibles. On lui pardonnait ses larcins, en raison de leur singularité ; mais à la septième récidive, il fut traduit en justice et condamné pour vol.

Un autre kleptomane ne dérobait que des baquets de blanchisseuse, et comme il ne savait absolument qu’en faire, ils s’accumulaient inutilement chez lui.,

J’ai été consulté, il y a peu de temps, par un malade qui présentait simultanément plusieurs impulsions morbides. C’était un artiste d’un grand talent, né dans une condition très inférieure et pourvu d’une instruction purement élémentaire, mais qui, par la force de sa volonté, s’était élevé [p. 3, colonne 1] au-dessus de sa position. Il s’était marié jeune ; les enfants étaient venus de bonne heure, et avec eux les soucis. Il fallut redoubler de courage et, vers l’âge de trente-huit ans, sans aucune maladie apparente, l’intelligence de cet homme fléchit. Il commença à éprouver des impulsions bizarres, auxquelles il ne résistait que par un grand acte de volonté. Voyait-il une glace, il éprouvait le besoin de la briser d’un coup de poing ; était-il près d’une fenêtre, il éprouvait le désir de se jeter en bas. Recevait-il quelques billets de banque, prix légitime de ses rudes travaux, il était tenté de les déchirer et de les jeter au vent. Enfin, des impulsions plus redoutables vinrent l’assaillir. A chaque instant il se sentait poussé à égorger ses enfants. Sa petite fille est prise du croup, dont elle meurt bientôt. Pendant la dernière nuit il veilla auprès de son berceau, et d’après ses propres paroles, « au moment même où je priais Dieu avec des larmes abondantes de sauver la vie de cette enfant, j’éprouvais le désir atroce de la prendre dans son berceau pour la jeter dans le feu ». Ces impulsions redoublèrent au point de lui rendre la vie insupportable, et plus d’une fois il eut envie de se suicider. Enfin, la dernière fois qu’il vint me consulter, il me dit après m’avoir raconté ses misères : « Au moment même où je vous parle, j’éprouve un vif désir de vous étrangler ; mais je me retiens. » Cet aveu sincère venant d’un homme taillé en hercule donnait à réfléchir. Je ne l’ai point revu depuis, et je ne sais pas ce qu’il est devenu ; mais le point intéressant de cette curieuse observation, c’est que jamais cet homme n’a commis un acte répréhensible ; il est toujours resté correct et a toujours pu se retenir au moment critique. Il était bien réellement placé sur les frontières de la folie.

Passons maintenant à un autre genre d’observations.

Les mystiques occupent une vaste étendue dans le domaine de l’aliénation mentale. Je ne veux point insister sur toutes les insanités qu’a pu engendrer le sentiment religieux ; je ne veux pas retracer l’histoire de toutes les sectes monstrueuses ou ridicules que le fanatisme a engendrées ; mais je tiens à vous faire remarquer que les, gens imbus de ces croyances étranges sont souvent, dans les affaires, des esprits fort prosaïques et très sensés, qui savent parfaitement gagner de l’argent, ce qui est, sans nul doute, la preuve d’un grand bon sens. Ce qui est encore plus remarquable, c’est que les idées de ce genre peuvent souvent rester latentes et ne se dévoiler que par accident.

Permettez-moi de vous en rapporter un exemple. Il y a quelques années, mourait à Neuchâtel un vieux notaire qui s’était acquis une réputation légitime de probité et de droiture ; il était d’ailleurs d’une grande piété et, malgré quelques excentricités, n’avait jamais cessé d’être considéré comme un homme très raisonnable ; il mourut quatre ans avant sa femme, et après le décès de celle-ci, les héritiers trouvèrent un pli cacheté, qui, d’après la suscription qu’il portait, ne devait être ouvert qu’après la mort des deux conjoints ; on brisa les cachets, et l’on trouva l’acte suivant : [p. 3, colonne 2]

CONTRAT DE SOCIÉTÉ.

Entre le grand Dieu souverain, l’Éternel tout-puissant et tout sage, d’une part,

Et moi soussigné, Isaac Vuagneux, notaire, son très chétif, très soumis serviteur et zélé adorateur d’autre part, a été fait et arrêté le contrat de société dont la teneur suit :

ARTICLE PREMIER. — Cette association a pour but le commerce en spéculation des liquides

ART. 2. — Mon très respectable et très magnanime associé daignera, comme mise en fonds, verser sa bénédiction sur notre entreprise dans la mesure qu’il jugera le mieux convenir à ses vues paternelles et l’accomplissement des décrets immuables de sa sagesse éternelle.

ART. 3. — Moi soussigné, Isaac Vuagneux, promets de m’engager de mon côté de verser dans l’association susdite tous les capitaux qui seront nécessaires ; de faire toutes les transactions pour les loyers de cave, achats et ventes, tenue d’écritures, comptabilité, et, en un mot, de consacrer mon temps, mon travail, et mes moyens physiques et moraux, au bien et à l’avantage de cette première, le tout en conscience et de bonne foi.

ART. 4. — Les livres tenus en parties simples constateront toutes les opérations qui auront lieu ; et les sommes portées au débit et au crédit du compte seront bénéficiées des proratas d’intérêt calculés jusqu’au 31 décembre de chaque année, époque à laquelle le règlement des comptes sera arrêté.

ART. 5. — Les bénéfices nets seront partagés par moitié entre mon haut et puissant associé ct moi.

Nous omettons les autres articles de ce singulier contrat. En somme, il aboutissait à verser, au profit des pauvres, une somme de 7323 fr. 35 qui fut scrupuleusement remise aux indigents de Neuchâtel.

M. le docteur Châtelain (de Préfacier), à qui nous devons ce curieux récit, estime que l’honorable, notaire était parfaitement dans son bon sens, mais qu’il avait une manière un peu originale d’exprimer ses sentiments de piété. Nous pensons, au contraire, que Me Isaac était au moins sur les frontières de la folie, et qu’il s’agit ici d’une de ces aliénations latentes qui se cachent pour ainsi dire dans les profondeurs les plus intimes de l’individu et ne remontent que bien rarement à la surface.

A côté des mystiques, on peut placer les obsédés. Ce sont des sujets chez lesquels un même mot, une même formule, une même idée, vient à chaque instant se représenter automatiquement. On ne saurait s’imaginer à quelles actions insensées peut conduire la tyrannie de ces impulsions intellectuelles.

Un jeune homme, au cours de ses études, ayant entendu un jour certains de ses amis plaisanter sur la prétendue fatalité attribuée au nombre treize, devient victime d’une obsession qui l’oblige à répéter à chaque instant une sorte d’oraison mentale ; Dieu treize ! l’Éternité treize ! l’Infini treize ! Il finit par être obligé de renoncer à ses études et d’aller s’enterrer à la campagne.

Un homme, d’ailleurs sain d’esprit et bien portant, est obligé de renoncer à la lecture ; car dès qu’il a tourné une page, il croit en avoir sauté une et recommence de nouveau, sans pouvoir avancer. [p. 4, colonne 1]

Un autre ne peut s’empêcher, lorsqu’il entre dans une chambre, de compter tous les objets qui s’y trouvent, depuis les livres répandus sur une table jusqu’aux boutons de gilet de son interlocuteur.

Ces tendances d’esprit confinent à la folie du doute dont je vous, ai montré, il y a peu de temps, un exemple fort remarquable. Il s’agissait d’un jeune homme employé dans une maison de banque, menant une vie régulière et remplissant très exactement ses devoirs, et qui depuis huit ans doutait de sa propre existence et de la réalité des objets extérieurs. Tourmenté par cette disposition d’esprit si pénible, il était venu me demander de le faire interner dans une mai­ son de santé ; il avait donc pleine conscience de son état mental, et cependant n’est-il pas permis de dire qu’il était sur les frontières de la folie ?

On peut rapprocher des malades de cette espèce les vertigineux. Je crois devoir englober sous cette dénomination, peut-être assez impropre, mais facile à comprendre, les cas d’agoraphobie, de claustrophobie et de topophobie qui se rencontrent chez des sujets parfaitement sensés d’ailleurs.

Un exemple assez curieux d’un état d’esprit analogue vient d’être publié par le docteur Cabadé. Le malade, homme d’ailleurs très intelligent, très entendu aux affaires et très spirituel dans la conversation, se trouvait dans l’impossibilité presque absolue d’accomplie certains actes de la vie usuelle. Pour franchir le seuil d’une chambre, il fallait qu’on le poussât par derrière ; pour se lever d’un fauteuil où il était assis, il fallait qu’on le prît par le bras. Pour franchir dans la rue un obstacle imaginaire, il était obligé de se reprendre à plusieurs fois. Cependant, au plus fort de ses hésitations, s’il se sentait observé, il déployait une habileté extrême pour dépister les spectateurs. S’il était obligé, par exemple, de redescendre au moment où il allait monter en voiture, il feignait d’avoir laissé tomber un objet, ou d’avoir aperçu quelque défaut à son équipage.

Il y a de cela deux ans, le malade se trouvait astreint à faire son service militaire de vingt-huit jours. Il pria son médecin de le faire exempter de cette corvée. Celui-ci pria les deux confrères chargés de se prononcer sur les demandes de ce genre, de vouloir bien déjeuner chez lui avec le malade. Pendant tout le temps du repas, M. X… fut tellement aimable et spirituel, qu’après son départ, les deux médecins demandèrent à leur confrère, s’il n’avait point voulu les mystifier. Pour toute réponse, il les mena à la fenêtre de son cabinet, qui donnait sur le boulevard, où devait passer M. X … et là, on le vit en proie à une agitation incroyable, ne pouvant pas dépasser un arbre, une pierre, l’ombre d’une maison, sans s’y reprendre à plusieurs fois. Il fallait revenir en arrière, puis prendre sa course pour franchir l’obstacle, puis recommencer de nouveau.

Les malades de cette espèce sont assez proches parents de l’innombrable et insupportable tribu des hypocondriaques. Poussée au delà de certaines limites, l’hypocondrie verse dans l’aliénation mentale. Tous les médecins ont vu se développer chez des personnes d’esprit sain des conceptions absolument délirantes au sujet de leur santé. [p. 4, colonne 2] Citons-en un exemple frappant. Une dame se présente chez un spécialiste fort connu et lui dit : « Monsieur, je viens vous consulter pour une maladie de la prostate. — Mais, madame, s’écrie le praticien fort étonné, vous n’avez pas de prostate ! — Comment, monsieur ! répond la dame avec indignation, je n’ai pas de prostate ! Mais je viens de lire un ouvrage de médecine sur les maladies de la prostate, et j’en éprouve tous les symptômes ! »

Messieurs, il faut abréger. J’aurais voulu vous parler des excentriques, des irritables, des séniles, des sexuels, des inventeurs et de bien d’autres catégories de’ demi-aliénés ; mais je les passe sous silence, pour m’occuper des hallucinés.

Messieurs, c’est avec juste raison que mon excellent ami le docteur Luys fait des hallucinés une classe à part, parmi les vésaniques. Sans doute les hallucinations dans la plupart des cas sont un symptôme de la maladie mentale qui domine la situation ; mais il arrive quelquefois, il arrive souvent, que ces troubles sensoriels deviennent le point cardinal de la vésanie, l’origine réelle des conceptions délirantes. Le malade devient alors fou, parce qu’il est halluciné.

Il faut à cet égard établir deux classes de sujets : les uns conservent l’équilibre nécessaire pour juger leurs hallucinations, les autres en subissent toute l’influence. Les premiers sont sur la frontière de la folie, les seconds l’ont complètement franchie.

C’est parmi les hallucinés conscients que se place le jeune homme, que je compte vous présenter à la fin de cette conférence. C’est un chimiste des plus intelligents, qui s’est occupé de résoudre un problème industriel de la plus grande importance ; il a voulu fonder, un nouveau procédé de dorure. C’est en respirant les émanations produites par ses manipulations chimiques que sa santé se serait altérée, d’après lui. Il a-commencé par entendre une voix qui lui di­ sait : Ote-toi de là. Puis, il a éprouvé des élancements, des fourmillements et des picotements sur diverses parties du corps ; enfin, depuis quelque temps, il respire perpétuellement l’odeur d’acide cyanhydrique. C’est pour se débarrasser de ces hallucinations, dont il juge très bien le caractère illusoire, mais qui l’inquiètent à juste raison, qu’il a demandé à être placé dans un asile pour y être traité. C’est donc un halluciné conscient ; mais il est sur les frontières de la folie; car souvent, un malade, après avoir longtemps résisté à ses hallucinations, finit par y croire et devient aliéné.

IL est cependant bon nombre d’individus qui, pendant une longue période de leur existence, sont tourmentés par des hallucinations incessantes sans jamais croire à leur réalité. Tel était ce malade cité par Wynter, qui éprouvait une sensation onctueuse à toute la surface du corps ; il lui semblait qu’il était trempé dans la graisse. Tel était surtout, ce fameux Lelorgne de Savigny, qui, poursuivi par des hallucinations très pénibles de la vue, dont il nous a laissé la description détaillée, avait fini par s’enfermer dans une obscurité complète, seul moyen d’échapper à cette obsession douloureuse. [p. 5, colonne 1]

Notons ici que les hallucinations, même conscientes, peu­ vent avoir une influence directe sur les actes, Mon excellent ami le docteur Mesnet m’a montré un alcoolique fort intelligent, qui éprouvait de bizarres hallucinations de l’ouïe, dont il appréciait parfaitement la nature. Le matin, il se levait, plein de bonnes résolutions, et partait pour aller à son travail. Malheureusement, pour se rendre à l’atelier, il fallait passer devant un certain cabaret, dont il ne connaissait que trop bien la position géographique. A mesure qu’il’ approchait, il entendait deux voix : celle du bon et celle du mauvais ange. La première disait : il n’entrera pas ; la seconde disait ; il entrera, il entrera. A mesure qu’il approchait, la voix du mauvais ange devenait de plus en plus prépondérante. Il finissait par entrer, et dès qu’il avait bu, les hallucinations disparaissaient comme par enchantement. Un jour cet homme passait sur les quais. La voix lui commande de jeter à la Seine deux pièces de cinq francs qu’il avait sur 1ui. Il obéit immédiatement, et à peine l’avait-il fait, qu’il aurait voulu se jeter lui-même à la rivière ; car, disait-il, nous n’avions pas, en ce moment, vingt francs à la maison.

Ainsi donc, chez cet ivrogne, des hallucinations, parfaitement appréciées à leur juste valeur, conduisaient cependant leur victime à commettre des actes insensés.

Messieurs, je crois vous avoir suffisamment démontré la proposition formulée au début de cette conférence. Nous sommes entourés de gens, qui occupent une position plus ou moins élevée dans la société, qui vaquent à leurs occupations, qui remplissent en apparence tous leurs devoirs, et dont l’intelligence présente cependant des points faibles, des conceptions vraiment délirantes, ou des impulsions insensées, sans qu’il soit possible de les enfermer, car on ne saurait les ranger catégoriquement au nombre des fous.

Il est inquiétant sans doute de penser que le mécanicien qui conduit le train où nous sommes embarqués a peut-être des hallucinations ; que l’avocat que nous allons consulter est peut-être atteint de la folie du doute ; et que le notaire qui rédige nos contrats a peut-être passé un acte de société avec le Créateur des mondes. Mais il faut en prendre son parti.

Non seulement ces demi-aliénés arrivent souvent à de hautes positions, mais encore ils exercent parfois une influence incontestable sur leur entourage, sur leur pays, sur le siècle où ils vivent. Les hallucinations de Jeanne d’Arc ont opéré un miracle que l’héroïsme des meilleurs capitaines ; n’avait pu réaliser ; et parmi les hommes célèbres qui ont remué de fond en comble leur époque, il en est plusieurs, qui, s’ils n’étaient pas absolument fous, étaient au moins des demi-aliénés. C’est qu’en effet ces esprits placés sur la limite extrême de la raison et de la folie sont souvent plus intelligents que les autres ; ils sont surtout d’une activité dévorante, précisément parce qu’ils sont agités ; enfin, ils possèdent une puissante originalité, car leur cerveau fourmille d’idées absolument inédites. Lisez l’histoire, et vous verrez que ce sont eux surtout qui ont révolutionné le monde, qui ont fondé des religions nouvelles, créé et renversé des empires, sauvé des nations, à moins de les perdre, [p. 5, colonne 2] et laissé leur empreinte sur la science, la littérature et les mœurs de leur pays et de leur temps. La civilisation serait souvent restée en arrière s’il n’y avait pas eu des fous pour la pousser en avant. Sachons donc rendre hommage à la folie, et reconnaissons en elle l’un des principaux agents du progrès dans les sociétés civilisées, et l’une des plus grandes forces qui gouvernent l’humanité.

B. BALL.

Note

(1) Cette leçon paraîtra prochainement dans le journal l’Encéphale. Cet excellent recueil de pathologie nerveuse, fondé il y a deux ans par M. Ball et M. Luys, va, à partir de l’année 1883 devenir mensuel.

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