Beausobre. Réflexions sur la nature & les causes de la folie. Premier mémoire. (Paris), 1770.

Isaac de Beausobre. Réflexions sur la nature & les causes de la folie. Premier mémoire. Extrait de la « Section académique composée de mémoire, acte aux journaux les plus célèbres académie et Société littéraire des extraits des meilleurs ouvrage périodique des traités particuliers et des pièces fugitive les plus rares, contenant, l’histoire naturelle et la botanique, la physique expérimental et la chimie, la médecine et l’anatomie », (Paris), tome neuvième, 1770, pp. 426-436.

 

Une série de Mémoires sur la folie, qui annonce, comme celui qui suivra sur les songes, bien des idées novatrices, en particulier en s’opposant à celles de Descartes. Bien souvent oublié ou méconnu par les historien des idées. 

Isaac de Beausobre (1659-1738). Philosophe et ministre protestant.
Quelques publications :
— Histoire critique de Manichée et du Manichéisme. Amstersdam, J. Frédéric Bernard, 1734 [-1739], 2 vol. in-4°
— Réflexions sur la nature et les causes de la folie. 5 mémoires. Extrait de « Histoire de l’Académie Royale des sciences et belles-lettres, (Berlin), 1749-1760.
— Réflexions philosophiques sur les songes. Premier mémoire. Extrait de « Histoire de l’Académie Royale des sciences et belles-lettres – année MDCCLXII », (Berlin), 1769, pp. 429-440. [en lige sur notre site]

[p. 426]

Réflexions sur la nature & les causes de la folie.
par M. de Beausobre.

PREMIER MÉMOIRE.

On oppose la folie à ce qu’on appelle raison : la raison sous ce point de vue est la faculté de voir distinctement la liaison d’une idée avec une autre. Ces définitions admises, il faudroit entendre par fou, un homme qui ne pourroit voir distinctement la liaison de ses idées. Mais, pour ne point mettre en principe ce qu’il s’agit de prouver, & ce qui peut-être est tout autrement qu’on ne se l’imagine, il est à propos de commencer par voir quels sont les hommes qu’on a coutume d’appeller fous.

Lorsqu’un homme paroît avoir des sensations que n’ont aucun de ceux qui se trouvent placés dans les mêmes circonsrances ; lorsqu’un homme raisonne ou agit d’une manière opposée à celle que demanderoient les sensations que nous avons droit de lui supposer ; lorsqu’un homme se persuade une erreur qu’il est aisé de reconnoître, qui sauteroit aux yeux de tout autre & qui ne l’auroit pas trompé lui-même, avant que d’être dans l’état où il se trouve : dans tous ces cas, on dit qu’il esti fou, soit que son dérangement soit accompagné d’actes de fureur, de mouvemens convulsifs, de pleurs, de cris, soit qu’il soit dans un état calme. Ces différentes modifications peuvent être essentielles pour le Médecin : elles ne le sont guère, pour le Métaphysicien.

Par rapport au premier cas, c’est-à-dire, à celui où l’on entend par fou, un homme qui croit, ou qui paroît avoir des sensations que n’a aucun autre homme placé dans les mêmes circonstances, tandis qu’il ne croit pas ou ne paroît pas avoir celles qu’il est naturel de lui supposer dans les circonstances où il se trouve ; je remarque, que les sensations n’étant autre chose que les représentations de notre état présent, un fou sera pour lors un homme qui ne se représentera pas son état présent, tel qu’il est, ou tel que tout autre homme à sa place se le seroit représenté, ou bien ce fera un homme dont l’état effectivement différent, de ce qu’il devroit être selon le cours ordinaire de la nature. Il faudra donc supposer, ou des représentations fausses, ou des représentations très-analogues à l’état présent, mais à un état dérangé, ou enfin une absence de représentations, soit qu’elles [p. 427] ne se trouvent pas effectivement dans l’ame de celui qui est en délire, soit qu’elles ne s’y trouvent que fort obscurément. Si l’on veut que ce soient des représentations fausses, qui expliquent le premier cas dont nous parlons, il fera nécessaire de convenir auparavant de ce qu’on entend par représentations vraies ; mais il est peut-être impossible de déterminer ce qui est vrai dans nos perceptions, & ce qui ne l’est pas : c’est-à-dire, de savoir, si les représentations de notre ame sont conformes aux objets dont elles sont les images, ou si elles n’ont avec ces mêmes objets qu’un rapport quelconque. Sans parler ici du peu de fond qu’on a raison de faire sur tout ce qu’on ne connoit que par les sens, on ne sauroit nier que non seulement des organes autrement disposés que les nôtres, mais encore des organes dont la structure ne différeroit que très-peu de la structure ordinaire, ne produisissent des représentations bien différentes de celles que nous avons ; puisque les organes changeroient alors considérablement l’action des objets extérieurs, & par conséquent les sensations, qui sont la effets de cette action. Serions-nous en droit d’appeller fausses des représentations très-analogues à des organes un peu autrement disposés que les nôtres ? pas plus sans doute, qu’il ne seroit permis à des hommes autrement organisés que nous, d’appeller fausses les représentations que nous avons, en vertu de notre organisation. Les objets sont autres qu’ils ne nous le paroissent, il y a une aberration entre l’image entièrement semblable à l’objet, & l’image que nous nous en faisons : quel est le terme de cette aberration ? Quelle est l’aberration qui pourroit nous engager à appeller fausses certaines représentations ? Cependant il peut y en avoir qui le soient : ce seroient celles qui pourroient être démenties par le témoignage de plusieurs sens, & qui renfermeroient quelque contradiction sensible. Cela posé, on appelleroit fou un homme qui, étant éveillé & jouissant de l’usage des sens, auroit des représentations qui pourraient être démenties par le témoignage de plusieurs sens, ou qui impliqueroient contradiction, & qu’il croiroit pourtant analogues à des objets extérieurs ; c’est-à-dire, un homme qui prendroit pour des sensations les images que son imagination lui présenteroit, sans que les·raisons qu’on lui allégueroit, & le concours de tous ses sens pussent le détromper.

Si l’on vouloit entendre par représentations fausses, des représentations différentes de celles qu’ont les autres hommes placés dans les mêmes circonstances, ou différentes de celles que le même homme a eues jusqu’ici, je demanderois si, le plus souvent, on est bien assuuré de l’uniformité des représentations, lorsqu’on l’est de l’uniformité du langage : si l’on est assuré que dans le courant de la vie, il n’y a point pour le même homme de variations à cet égard ? Je demanderois encore, dans la supposition que [p. 428] l’uniformité de langage supposât l’uniformité de sensation, jusqu’à quel point il faut que cette différence soit pouffée, pour qu’on soit fou ? Comme il n’y a sans doute personne, qui ne convienne que les effets physiques, produits par un même objet dans différens sujets, ne soient différens, on ne sauroit aussi nier que les représentations de ces effets ne différent. Mais ce que nous avons dit des représentations fausses en elles-mêmes, peut se dire de celles qui différent des représentations des autres hommes : lorsque la différence est trop considérable & qu’elle devient sensible par les actons & par les paroles, les représentations de celui qui se sépare ainsi de tous les autres hommes, supposent assurément un dérangement porté à un certain dégré : & nous verrons plus bas quel peut être ce dégré.

Pour expliquer le premier cas dont il est ici question, on peut aussi supposer les représentations d’un fou toutes aussi vraies que celles des autres hommes, mais variées par de certaines circonstances ; & cela n’est pas difficile à comprendre : qui ne fait que, par le grand principe de l’association des idées, le même objet, produisant à-peu-près les mêmes effets physiques sur les organes de différentes personnes, en est envisagé bien différemment ? Ce n’est ni l’image autrement peinte sur la rétine de l’œil, ni le cours dérangé du fluide subtil porté au cerveau, ni la représentation de cet objet, qui cause ici des différences souvent si marquées ; ce font des idées que cet objet, rappelle, & ces idées plus ou moins vives, tristes ou gaies, ordinaires ou extraordinaires, donnent la clef de ce mystère. Deux hommes apperçoivent une belle femme : l’un ayant eu le malheur d’être attaqué par une femme furieuse , & n’ayant échappé qu’avec peine au danger, est devenu craintif : il est bouleversé à la vue inopinée de cette femme ; il croit voir le poignard qui l’a menacé ; il crie, il se fauve, on ne peut le faire revenir de son erreur : l’autre avec beaucoup de foible pour le sexe est tout épris de cette femme ; il entre dans des transports qu’il ne sauroit modérer, il croit déjà jouir de cette beauté ; il lui semble revoir des instans semblables à ceux qu’il a déjà connus, rien ne peut l’arrêter ; quel est le fou ? ou le seroient-ils tous les deux ? Le monde a décidé contre le premier, peut-être parce que le monde est vicieux. Cet exemple n’est que pour éclaircir mon idée : ici la représentation est analogue à l’objet, mais l’association des idées produit des images étrangères à l’objet, ou si l’on veut, altère l’image principale, en la colorant. Lorsque par le moyen de l’association des idées, il entre dans l’ame des représentations, qui supposent dans les objets apperçus, ce qui ne sauroit s’y trouver, & qu’on prend pour sensation le total, sans pouvoir être détrompé par la voie des sens & du raisonnement, on est fou.

J’ai dit en second lieu, qu’on pouvoit supposer des représentations très-analogues à l’état présent, mais à un état dérangé. Nos sensations dépendent [p. 429] de la structure de nos organes : or il est aisé d’y supposer un changement assez considérable, pour que les sensations soient telles, que la conduite de celui qui les éprouve ne soit pas celle des autres hommes dans l’état ordinaire. Qu’un pareil dérangement ait jamais eu lieu, c’est ce que j’ai de la peine à croire : quoiqu’il en soit, si l’on eût moins négligé les monstres, & s’il se fût trouvé des personnes assez intéressées à la perfection des connoissances humaines, pour veiller à leur conservation, peut-être que nous aurions sur cette matière des lumières bien propres à faire sentir que tous ces systèmes sur l’ame humaine dont se bercent les Philosophes, ne sont au fond que quelques vérités mêlées à beaucoup d’erreurs. Mais, pour ne point m’écarter de mon sujet, je remarque qu’il seroit nécessaire pour qu’un homme fût fou par le dérangement des organes, qu’il ignorât que ses organes fussent dérangés ; sans cela ce ne seroit qu’un malade. Il est inutile, je pense, d’observer, que le dérangement des organes change l’état présent d’un homme, puisque cet état ne dépend pas seulement de la position des choses qui l’environnent, & de l’action des objets extérieurs, mais encore de l’action des organes agités par ces objets.

Enfin, j’ai dit qu’il étoit aussi possible de supposer, que les représentations vinssent à manquer, soit qu’elles n’existassent pas, soit qu’elles n’existassent qu’avec ce degré d’obscurité, qui empêche qu’elles ne soient apperçues. Ce cas est précisément l’opposé de celui où l’imagination ajoute à la représentation par le moyen de l’association des idées. Je ne parle pas ici de ceux à qui il manqueroit un sens, ou dont quelques-uns des sens seroient affaiblis. Si donc un homme ne se représentoit pas son état présent, ou ne s’en représentoit qu’une partie, de manière que ses actions prouvassent cette absence des représentations, que l’existence des objets & ce bon état des organes produisent insensiblement, on diroit qu’il est fou. Il seroit possible qu’un tel homme prît pour une imagination, ce qui réellement est une sensation, ou qu’il fût si vivement occupé de certaines idées, que ses sensations fussent comme éclipsées , ce qui est bien plus naturel, puisque cela arrive à tous les hommes sans exception.

La seconde espèce de folie est celle d’un homme qui paroîtroit raisonner ou agir d’une manière opposée à celle que demanderoient les sensations que nous nous voyons obligés de lui supposer. Cette espèce revient à la première, car comme il n’est pas possible qu’un homme raisonne & agisse d’une manière contradictoire à ce qu’il éprouve : il faut nécessairement qu’un homme dans cet état ait des sensations bien différentes de celles des autres hommes, ou que ces sensations lui paroissent autres qu’elles ne sont ; on sait que, pour les hommes, croire éprouver ou éprouver effectivement est la même chose. On ne peut juger des sensations d’un homme que par celles qu’on a, ou par le témoignage de cet homme ou par ses actions : [p. 430] mais le premier moyen n’est tout au plus praticable, que vis-à-vis de ceux qui conviennent en tout avec nous, le second ne l’est pas toujours, & le troisième n’est fondé que sur des conjectures. Il est donc plus naturel de penser, que lorsqu’un homme nous paroît agir de manière à nous faire croire que ses actions ne s’accordent pas avec ses sensations, il n’a pas les sensations que nous lui supposons, ou du moins que celles qu’il s’imagine avoir, ne sont pas celles que nous lui prêtons.

La troisième espèce de folie, dont nous avons fait mention, est celle d’un homme qui se persuade une erreur, qu’il est non-seulement facile de reconnoître pour telle, mais qu’il a en effet toujours reconnue pour en être une. Ce cas me paroît le plus embarrassant : en effet, quelles font les erreurs qu’on ne puisse sans être fou prendre pour des vérités indubitables ! Seront-ce celles qui choquent le sens commun, les premières notions de la raison ? Mais quel est l’homme qui n’adopte quelqu’erreur de cette espèce ? Des nations entières sont tombées dans ce travers. Seront- ce des erreurs qui combattent le témoignage de nos sens ? Mais combien de ces erreurs dans les têtes les plus raisonnables ! Seront-ce celles qui, après avoir été réputées ce qu’elles sont pendant tout le cours de la vi , viennent tout-à-coup à être rangées parmi le nombre des vérités les plus certaines ! ·Mais qui n’a vu & ne voit encore tous les jours les erreurs les plus grossières s’accréditer dans l’esprit même de ceux qui les ont combattues avec le plus de chaleur ? Ne voyons-nous pas des gens, qui après s’être moqués des spectres & des sortilèges, changent quelquefois d’idées & deviennent enfans sur cet article ? Cependant, quand on n’approfondit rien, on convient que tel homme est fou, tandis qu’on soutient de cet autre qu’il ne l’est pas, quoique !es erreurs de l’un soient aussi extravagantes  que celles de l’autre. Pour moi, il me semble pouvoir ramener cette troisième espèce de folie à la première, & couper ainsi court à toutes les difficultés. Je trouve une différence qui décide de la folie, elle dépend de la cause qui produit l’erreur : si cette erreur est née de ce qu’une imagination a été prise pour une sensation, si l’on a transporté ses rêveries dans le monde physique, on est fou ; on ne l’est point, si sachant fort bien que ce qu’on imagine n’est point fondé sur le rapport des sens, on admet une erreur, parce qu’on raisonne mal, ou qu’on raisonne sur des faits incertains, ou sur des principes faux. Nous voyons que l’opiniâtreté des fous est bien plus forte, que celle de tout autre homme trop entier dans ses idées : & cela doit être ainsi ; de quoi est-on plus sûr que de ce qu’on croit avoir appris par l’usage de ses sens ? J’ai connu une Dame respectable par ses mœurs & par son caractère, fort occupée des soins de son ménage, d’une grande douceur, & d’une santé bien affermie, qui eut le malheur de tomber dans un état bien extraordinaire. Elle étoit allée dîner chez un Médecin, qui logeait à une [p. 431] petite lieue de la campagne où elle demeuroit ; elle y parut gaie comme à son ordinaire, & personne ne s’apperçut d’aucune espèce de changement : de retour chez elle on la vit régler ses affaires, & se coucher fort tranquillement : le lendemain en se levant, elle dit à son mari, qu’elle étoit bien surprise, que ce Médecin ne se fût pas apperçu d’une chose qui l’aurois dû frapper, qu’il ne lui avoit pas dit un mot de ce qu’elle avoit laissé sur sa cheminée la moitié de sa tête & de sa gorge. Le mari, fort surpris de ce discours, vit bientôt le dérangement d’esprit de sa femme, & ce qu’il y eut de bien plus extraordinaire encore, c’est que ce dérangement ne fut accompagné d’aucun autre symptôme de folie ou de maladie : elle eut soin de son ménage, elle parla de tout comme elle avoit accoutumé de le faire, & il n’y eut en elle d’étrange que cette imagination, que les soins du Médecin lui firent passer : au bout de quelques mois il n’en fut plus question. J’ignore ce qui lui est arrivé depuis.

Pour expliquer ce phénomène, je supposerois volontiers, que cette Dame, sentant peut-être quelqu’engourdissement d’un côté, se représentant une différence quelconque entre un côté de sa tête & l’autre, eut l’imagination assez vive pour se peindre l’état où elle seroit, fi elle venoit à pedre une partie de sa tête & de sa gorge, & qu’ensuite prenant pour sensation, l’image que son imagination lui présentoit, elle se persuada qu’effectivement elle étoit privée d’une partie de son corps. N’en seroit-il pas de même de cet homme, qui se croyoit Dieu le Père ? S’étant fait sans doute de la Divinité les idées les plus grossières, il aura échauffé son imagination à force de se représenter quelques phantômes, & il aura enfin pris pour sensation ces images présentées à son esprit, & se les fera appliquées.

Chercher la raison de ces idées extravagantes dans le dérangement des organe , ce seroit accumuler les difficultés ; il ne seroit plus possible d’expliquer après cela comment les bons intervalles viennent s’entremêler aux accès de folie ; puisqu’il n’est guères possible que les organes passent tour-à-tour d’un état extraordinaire à un état ordinaire. Il est plus simple d’attribuer la cause de ces phénomènes à la vivacité des images, que l’imagination se forme : comme les sensations ne se distinguent des effets de l’imagination que par le degré de clarté, il n’est pas difficile de concevoir comment un rêve peut être pris pour une réalité. J’avoue cependant qu’alors il y a quelque difficulté à déterminer exactement les bornes qui sépareront ce fou de l’homme qui ne l’est pas. L’imagination agit toujours, elle ajoute & retranche sans cesse quelque chose à nos sensations, notre état présent ne nous est jamais représenté tel qu’il est : quel sera donc le point de passage de la raison à la folie ? Je réponds que, quoiqu’il soit vrai que tout ce que nous croyons éprouver immédiatement par les sens n’entre point par cette voie dans notre esprit, mais qu’une partie est suppléée par l’imagination, ensorte que [p. 432] ces deux causes de la représentation qui est dans notre ame, agittant en même tems, confondent leurs effets ; on peut pourtant assigner un degré de force & une manière d’agir, où l’imagination produit la folie : & ce point sera celui où l’imagination commencera à dénaturer l’objet, à lui prêter des propriétés, ou contradictoires entr’elles, ou en opposition avec celles qui sont apperçues, bien entendu que ces effets de l’imagination feront pris comme faisant partie de la sensation.

La folie seroit donc, à l’envisager comme nous venons de faire, la rêverie d’un homme éveillé pour rêver lorsque des objets extérieurs agissent sur nos organes, il faut en premier lieu que l’on ne s’apperçoive point de cette action des objets extérieurs, soit que les mouvemens destinés à accompagner les perceptions s’affoiblissent ou s’arrêtent comme dans le sommeil, soit que l’esprit occupé obscurcisse ces perceptions par des perceptions plus vives, soit qu’un dérangement trop considérable dans les organes nous approche de l’état du sommeil. Il faut en second lieu, que celui qui rêve ait des représentations d’objets qui n’existent point, ou qui n’existent point ainsi qu’il les apperçoit, ou qui n’exstent point dans la sphère de ses senfations. Ces représentations déplacées sont plus ou moins vives, selon que les passions s’y mêlent plus ou moins. On n’a qu’à faire réflexion à la bizarrerie des rêves, pour se faire une idée de ce qui peut entrer dans la tête d’un fou. Qui est-ce qui n’a pas éprouvé que nos songes sont souvent accompagnés des mouvemens les plus violens ; les passions y jouent leur rôle, & tout est semblable à ce qui se passe pendant la veille. Ce ne sont pas les rêves seulement qui nous donnent une idée bien simple de la folie ; l’état des hommes, lorsqu’ils sont agités de quelque passio , nous en donne une autre tout aussi naturelle : qu’arrive-t-il à un homme que la colère emporte, que l’amour ou la haine anime ? Que l’on compare l’homme dans cet état, au même homme dans un état tranquille, on verra qu’il a tout autrement entendu, tout autrement vu. Les objets ont-ils changé de nature ; la structure des organes a-t-elle changé ? point du tout, l’imagination est venu altérer les objets, les sensations ont été colorées, & l’imagination a été assez vive dans ses peintures pour confondre ses fantômes avec la réalité, c’est-là la méchanique qui explique ces phénomènes du monde moral, ou un voile vient couvrir les yeux de l’entendement : dites à un fou qu’il se trompe, à un furieux que son ennemi a raison, à un amoureux que sa belle est un monstre de laideur ; vous n’en serez point crû, & comment le seriez-vous ? ils vous opposent le témoignage de leurs sens, & ce témoignage est plus fort que tous les raisonnemens : il s’agiroit de leur faire comprendre que leurs sens ne rendent point ce témoignage ; mais quel moyen de leur faire entendre cette vérité ?

Dans la folie les sensations sont donc altérées, & cette altération [p.433] consiste, ou à prêter aux objets ce qu’ils n’ont point, ou à leur ôter ce qu’ils ont nécessairement, sans qu’il faille supposer que les objets agissent sur nos organes d’une manière extraordinaire, puisqu’il suffit d’admettre le ministère de l’imagination pour expliquer tous ces changemens. Il nous arrive même assez Couvent, & de ne pas voir ce qui est peint sur la rétine de notre œil, & de voir ce qui n’y est pas ; ce qui n’existe point, ou ce qui n’existe pas comme nous croyons le voir. Malebranche a montré avec une grande sagacité combien l’imagination influe sur toutes nos perceptions, il a fait voir que nos sens ne nous paroissent des instrumens infidèles que parce que l’imagination ajoute toujours quelque chose aux sensations, sans parler même du jugement que nous nous hâtons de porter, & que nous supposons mal à propos être une sensation.

Mais comment expliquer les effets de l’imagination, & à quoi attribuer ce degré d’activité, qui vient troubler le repos & les opérations de l’ame ? Le système des matérialistes est un système bien commode ; il n’a qu’une difficulté ; celle-là étant digérée, toutes les autres s’évanouissent, & tous les phénomènes qui regardent l’homme sont expliqués. Mais comme la commodité d’un système, qu’on me passe cette expression, n’en prouve pas la vérité, & qu’une difficulté en vaut souvent mille, laissons à des Philosophes paresseux le plaisir de croire que la nature de l’homme n’a rien de mystérieux, & contentons-nous de quelques probabilités, au défaut de lumières plus certaines. Je commencerai par quelques réflexions fur les causes physiques de la folie.

Lorsque j’ai dit, qu’il n’étoit pas nécessaire, pour expliquer les phénomènes de la folie, d’avoir recours à des dérangemens physiques, je n’ai pas prétendu exclurre ces causes, mais seulement établir que des effets semblables pouvoient avoir lieu sans elles ; & j’insisterai là-dessus dans la suite.

Il suffit d’avoir observé la liaison intime des mouvemens du corps avec les perceptions de l’ame, pour juger que les changemens arrivés dans l’un doivent en produire d’analogues dans l’autre, quelle que soit l’espèce de lien qui les unisse. S’il est fâcheux que le corps influe jusqu’à ce point sur les opérations de l’ame, cela est compensé par d’autres avantages ; le même moyen employé à troubler notre ame, sert à l’éclairer ; ceci, dans l’équilibre parfait de l’action du corps & de l’action de l’ame que gît l’état parfait d’un être fini. Nous voyons que le vin échauffe notre imagination en fouettant notre fang, que certaines maladies produisent des délires, qu’une trop grande quantité de nourriture, après avoir chargé notre estomac, nous fait rêver pendant la nuit : ce sont là des faits qui déposent en faveur de l’influence du corps sur les opérations de l’ame. Mais comment le corps agit-il dans le cas où l’homme devient fou ? Sera-ce ce-fluide subtil, dont les anatomistes parlent tant & qu’ils connoissent si peu, ce fluide qui doit se [p. 434] trouver dans les nerfs, & qui doit être poussé vers le cerveau , qu’il faudra accuser du dérangement qu’on ·aperçoit ? Sera-ce parce qu’il surabonde, ou parce qu’il est trop appauvri, ou parce qu’il est autrement mû qu’il ne devrait l’être, qu’il faudra lui attribuer la cause de ce dérangement ? Ou bien sera-ce dans quelque mouvement irrégulier, né dans le cerveau par une cause étrangère, mouvement qui troublera l’action des fluides & des esprits qui s’y trouvent ? Sera-ce dans les organes mêmes, dans les nerfs, qu’il conviendra de chercher ou de supposer la cause du dérangement dont il est ici question ? Assurément ce n’est point dans les organes ; car pour peu qu’ils souffrent dans les parties essentielles, ils ne sont plus d’aucun usage ; d’ailleurs si cela était, les intervalles de tranquillité & de raison seroient inexplicables. J’ai de la peine à croire que ce fluide subtil, qui doit tout animer, puisse être la cause de la folie ; car, comme il doit nécessairement tirer son origine de l’autres liqueurs du corps humain, comment se fait-il que des hommes, dont la masse du sang & des humeurs est fort corrompue, dont l’affoiblissement est si considérable, jouissent sans altération de toutes les facultés de leur ame ? D’où vient qu’un homme qui perd ses yeux, n’a plus de perceptions semblables à celles d’un homme qui jouit encore de l’organe de la vue, puisque par la destruction de cet organe, le fluide subtil qui se trouve dans les nerfs, situés entre le cerveau & la partie qui a souffert, n’est pas détruit, & qu’il doit être encore agité ?. On sait que ceux à qui on a coupé un membre, éprouvent des douleurs qu’ils supposent dans cette parties du membre dont ils ont été privés ; il leur arrive même d’avoir une sensation, qui semble leur prouver l’existence de ce membre, & qui la leur persuaderoit si le témoignage de leurs autres sens ne leur apprenoit le contraire. Pour ce qui regarde les dérangemens dans les parties internes du cerveau, pourroit-on croire qu’il pût y en arriver, sans qu’il en coutât aussitôt la vie à celui qui les éprouveroit ? Ces dérangemens assoupissent, & par-là ne semblent pas propres à augmenter l’activité de l’imagination : si l’on veut supposer que ces dérangemens ne sont pas produits par des mouvemens plus forts que ceux qui ont ordinairement lieu dans le cerveau, on aura de la peine à comprendre, comment il y a si peu de fous, puisqu’il n’est guères d’instant dans la vie, où il ne faille supposer quelques mouvemens extraordinaires dans le cerveau : la chaleur, le froid , la fièvre, les fumées du vin &c., en produisent tous les jours. Les nerfs seroient-ils enfin les coupables ? Mais d’où vient qu’un homme, à qui on a fait une amputation, conferve toute sa raison ? Peut-on cependant imaginer dans les nerfs un mouvement plus extraordinaire, un changement plus considérable, que celui qui naît de l’amputation ? D’ailleurs les maladies des nerfs sont communes, & on ne les a point trouvé suivies d’aucune espèce d’indice de folie. Quoiqu’il en soit, (car ce n’est pas mon dessein de combattre ou d’appuyer aucune [p. 435] hypothèse), il est à souhaiter qu’un habile Anatomiste (a) non content de disséquer des cadavres, s’occupe du soin de chercher la véritable cause de la folie, qui pourroit naître d’un dérangement survenu dans la machine du corps humain. Je pense qu’il importe de distinguer le cadavre, du corps animé, quoique les parties bien sensibles soient à-peu-près les mêmes : il n’en est pas ainsi des parties presque insensibles, auxquelles la cessation du mouvement vital peut faire changer entièrement de forme, & qu’elle peut même faire disparoitre ; les microscopes peuvent tromper, & il y a bien des choses qui peuvent échapper à la curiosité du plus habile : il faudroit aussi qu’un Anatomiste occupé de cette recherche, n’eût point négligé l’étude d’une saine psychologie, & ne crût pas tout dit lorsqu’on suppose du mouvement & de la matière. On demandera s’il veut assigner des causes physiques capables de rendre un homme fou, que ces causes soient telles qu’elles produisent toujours le même effet, & qu’elles soient bien déterminées & non pas rendues en termes vagues, comme il n’arrive que trop souvent. Cette découverte mériteroit les plus grands éloges & la plus grande récompense. Une question qu’il faudrait commencer par examiner, ce seroit celle qui regarde les mouvemens du cerveau, qu’on suppose analogues aux perceptions de notre ame. Si toutes nos idées, les idées distinctes comme les idées confuses,  les idées claires comme les idées obscures, doivent avoir dans le cerveau des mouvemens correspondans, quel chaos que le cerveau d’un homme ! Comment peut-il sans s’user durer pendant un si long espace de temps ? Qu’on se représente le nombre de nos idées, le degré de  Ieur vivacité, le long espace de temps employé souvent à n’en considérer qu’une seule ; & on aura bien de la peine à comprendre comment un homme peut vivre après une heure de méditation. Si la méditation fatigue plus que la contemplation d’une infinité d’objets à la fois, ne semble-t-il pas que le, cerveau souffre bien plus d’un seul mouvement que de mille ? Outre cela, qu’arrive-t-il lorsqu’on considère la même chose, qu’on fixe un même objet ? Est-ce un même mouvement reproduit aussi long-tems que la méditation dure ? Est-ce un mouvement qui d’ure pendant toute la méditation ? L’un & l’autre est également inintelligible.

Que dira-t-on après cela de la supposition de quelques Physiciens, qui font mouvoir le cerveau de la façon la plus étrange. J’ai entendu de la bouche d’un habile professeur en. Médecine, que la réunion de deux mouvemens accompagnoit les représentations & les propositions affirmatives & que la division d’un mouvement en deux accompagnoit les [p. 436] représentations & les propositions négatives ; c’est là où conduit une hypothèse, qui pourtant paroît la seule propre à expliquer les phénomènes de l’union de l’ame & du corps.

Notes

(a) Le célèbre M. Meckel a rempli depuis mes désirs & l’excellente dissertation que le public a pu trouver dans les Mémoires de l’Académie de l’année 1764 (*) me rendroait ma faible production bien précieuse, si elle avoit engagé ce célèbre Anatomiste à rechercher les causes physiques de la folie.

(*) Voyer ce mémoire de M. Meckel à la fuite de ce volume.

 

 

LAISSER UN COMMENTAIRE