Antoine Charma. Du sommeil. Article paru dans les « Mémoires de l’Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Caen », pp. 375-478.

Antoine Charma. Du sommeil. Article paru dans les « Mémoires de l’Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Caen», (Caen), 1851, pp. 375-478.CHARMASOMMEIL0001

 

Charma occupe une place primordiale dans l’étude des rêves. Il fut beaucoup pillé, et ses exemples et ses auto-observations seront repris par la plupart de ses successeurs qui prirent sa suite de ses études sur la question. Ses auto-observations, justement, viennent s’archiver afin de définir une authentique et véritable théorie du rêve. Comme le fera Freud quelques années plus tard, qui dans l’importante et très complète bibliographie qui conclut « La Science des rêves » (1899-1900) se dispense de citer Charma…—

Antoine Charma (27 nivôse an IX (1801)-1869). Philosophe, d’une nature très indépendante, archéologue et paléographe, il est reçu brillamment à l’agrégation de philosophie en 1830, il fut nommé, sur la recommandation son ami Victor Cousin, comme professeur de philosophie à la Faculté de Caen,où il resta trente-huit ans. Quelques publications :
— Essai sur le langage. Paris, L. Hachette, 1831. 1 vol.
— Essai sur la philosophie orientale. Leçons professées à la faculté des lettres de Caen pendant l’année scolaire 1840–1841. Paris, Hachette. 1842. 1 vol.
— Essai sur les bases et les développements de la moralité. Paris, L. Hachette, 1835. 1 vol. in-8°, XVI p., 486 p., II p.
— Essai sur le langage. Paris, L. Hachette, 1846, octobre. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., VII p., 319 p. Broché. Seconde édition.
— Du sommeil. Caen, Chez A. Hardel, 1851. 1 vol. in-8° –  Ainsi que : Du sommeil. Paris, L. Hachette, 1851 avril. 1 vol.
— De la part qui revient à la philosophie dans les questions relatives à l’aliénation mentale. Extrait des « Mémoires de l’Académie royale des sciences, arts et belles-lettres de Caen », (Caen), 1864, pp. 236-243. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 375]

DU SOMMEIL,

Par M. A. CHARMA,

Professeur à la Faculté des Lettres, membre de l’Académie.

INTRODUCTION.
Conditions et plan de ce travail.

Messieurs et chers collèges (1)

Les philosophes se sont beaucoup occupés de l’homme qui veille, et si, sous ce point de vue, notre psychologie n’est pas achevée, ce ne sont pas les études et les travaux qui nous ont manqué. On ne peut en dire autant de l’homme qui dort ; la vie, sous cette forme spéciale, n’a été encore que légèrement, incomplètement explorée ; à peine, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, comptons-nous, sur cette matière, trois ou quatre opuscules d’une véritable importance : dix ou douze pages d’Aristote, un beau mémoire de Maine de Biran, publié par M. Cousin, deux articles de Th. Jouffroy avec les savantes remarques du docteur Bertrand que ces articles provoquèrent, un petit livre du docteur Macnish, quelques chapitres de nos principaux traités [p. 376] de psychologie et de physiologie, telle est à peu près toute la bibliographie de la question (2).

Et cependant, s’il est, en nous ou hors de nous, un spectacle capable d’exciter et de satisfaire la curiosité, n’est-ce pas celui-là ? Quoi de plus attrayant que ce roman bizarre, où le merveilleux n’est plus l’exception, mais la règle ; où le surnaturel est la nature même ; où l’impossible n’est pas ; où d’ailleurs notre personnalité, toujours en scène, joue, sous les travestissements les plus étranges, et cela de la meilleure foi du monde, dupe qu’elle est de ses propres fictions, les rôles les plus singuliers, les plus inattendus, les plus contradictoires ?

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Goya.

A cet intérêt purement sensible, qui recommande au moi éveillé l’élude du moi endormi, ajoutons une considération d’un ordre plus élevé. On sait combien les objets, que n’éclaire pas suffisamment l’observation directe, gagnent à être vus à la lumière réfléchie du contraste. L’antithèse n’est pas seulement une source de jouissances pour notre sens esthétique ; elle est encore pour notre raison scientifique un utile, un indispensable auxiliaire. Que de faits soit physiques, soit moraux, ne jetteraient à nos yeux, si vous ne nous supposez la notion de leurs contraires, que d’incertaines et obscures lueurs ? Comment et jusqu’à quel point, par exemple, comprendrions-nous le jour sans la nuit, le plaisir sans la douleur, la vertu sans le vice ? Ainsi nous ne connaîtrons bien l’état de veille qu’après avoir levé les voiles dont s’enveloppe le sommeil. Explorons donc, mais avec toute la gravité que le [p. 377] sujet demande, cette mystérieuse région des songes. En général, les psychologues l’ont parcourue jusqu’ici beaucoup moins en observateurs sérieux qu’en amateurs et en touristes. De rares aperçus, de vagues souvenirs, auxquels on s’en est habituellement tenu, pouvaient-ils fournir aux théories qu’on avait hâte d’élever, leurs conditions nécessaires ? Avec de pareilles données, on était sans doute en droit de se permettre quelqu’hypothèse plus ou moins ingénieuse ; on aurait en vain prétendu à une véritable démonstration ; c’était de la littérature, ce n’était pas de la science.

J’ignore, Messieurs, ce que vaudra le travail que j’entreprends à votre intention ; mais ce que je sais bien, c’est qu’on ne lui adressera point le reproche que tout à l’heure j’adressais aux essais qui l’ont précédé. Il n’y aura rien ici de brusqué, de précipité. J’aurai mûri mes idées avant de les produire. Je ne me serai hasardé à construire qu’après m’être entouré de tous les matériaux sans lesquels ma construction ne pouvait avoir aucune chance de solidité ni de durée ; et si, ce que j’ai trop de raisons de croire, mes conclusions ne sont pas de celles que la psychologie doive définitivement enregistrer, mes prémisses du moins, que d’autres sauront féconder, auront été patiemment établies. Vous allez d’ailleurs en juger.

Il y a douze ans et plus, qu’après quelques leçons où j’avais, en passant, effleuré le problème, je conçus le projet d’en sonder, autant qu’il serait en moi, toutes les profondeurs. Je compris dès-lors qu’il me fallait parcourir pas à pas le pays que je voulais décrire, et y recueillir, avec une scrupuleuse exactitude, les [p. 378] documents les plus circonstanciés, les plus minutieux détails. A partir de ce moment, je me mis à rédiger, nuit par nuit et quelquefois heure par heure, les mémoires de mon sommeil. Ce journal nocturne, ce nocturnal, comme il conviendrait de l’appeler, écrit en quelque sorte sous la dictée du rêve, comprend une longue série d’observations, dont la première remonte au 7 mars 1836 et dont la dernière porte la date du 6 janvier 1849 (3).

C’est de ce recueil, qui s’accroît chaque jour d’observations nouvelles, que je vais extraire, pour vous la présenter sous les formes et dans l’ordre que l’exposition philosophique m’impose, la substance scientifique qu’il ne peut pas ne pas contenir.

Peut-être, Messieurs, attendez-vous de moi, au début de ces recherches, une définition de l’objet qu’elles se proposent d’éclaircir. Malheureusement, dans l’état actuel de la science, je ne saurais vous satisfaire. On ne donne que ce que l’on a, et mes études tendent précisément à rendre possible, pour la physiologie comme pour la psychologie, cette définition que nous désirons encore. Je terminerai probablement par où d’ordinaire on commence, ne faisant du reste en cela que remettre les choses à leur place ; définir, n’est-ce pas résumer (4) ? Jusque-là vous me permettrez de m’en reposer, pour nous entendre, sur la notion peu scientifique, sans doute, mais assurément très claire, que nous avons tous, sans y avoir réfléchi, du phénomène dont il s’agit. Nous le connaissons parfaitement, comme saint Augustin connaissait le temps, [p. 379] pourvu qu’on ne nous demande pas expressément ce qu’il est : « Si non interrogas, scio ! (5) »

Le sommeil, c’est donc, Messieurs, ce que nous savons, vous et moi, si on ne nous interroge pas. Pour le connaître, non plus de ce savoir informe, inexprimable, qui ne convient qu’à la brute, mais avec cette netteté, cette précision, qui, loin de craindre et de fuir son expression, la cherche au contraire et la trouve, il le faut considérer sous un triple aspect : — en premier lieu, dans son essence, c’est-à-dire dans les caractères qui lui sont propres et qui le distinguent de tout ce qui n’est pas lui ; — en second lieu, dans ses conditions déterminantes, c’est-à-dire, dans les circonstances qui, présentes, le provoquent ; absentes, l’empêchent ou l’interrompent ; — en troisième et dernier lieu, dans sa raison d’être, c’est-à-dire dans la pensée qui l’a institué et qui lui a marqué sa place, assigné sa fonction : nature du sommeil, origine du sommeil, fin du sommeil, telles sont les questions partielles qui décomposent notre question générale et que nous aurons successivement à résoudre, dans l’ordre même où nous venons de les présenter. Avant de rechercher d’où il est, et pourquoi il est, demandons-nous d’abord ce qu’il est. [p. 380]

PREMIÈRE PARTIE.

NATURE DU SOMMEIL.

DIVISION DE LA QUESTION. —ORDRE A SUIVRE DANS CETTE ÉTUDE.

Que j’envie, Messieurs, la fortune du poète ! Un spectacle frappe son regard et l’émeut ; il saisit sa lyre et il chante ! Il chante, non pas tout ce qu’il voit, non pas tout ce qui est, mais ce qui le charme et le ravit. Libre de prendre et de laisser, il s’en tient à ce qui peut plaire. Nous lui permettons plus encore. Si la nature n’est pas assez belle, que son imagination l’embellisse ! Le champ du réel est pauvre ; qu’il puise à pleines mains dans les trésors de l’idéal ! Aussi sommes-nous, et avec raison, sévères pour la muse ; que savez-vous, Messieurs, au-dessous d’un méchant vers ?

Combien est différente la condition du philosophe ! Il faut qu’il décrive les faits tels qu’ils sont et non pas tels qu’il les désire. Il ne lui est même pas permis de les prendre comme la nature les donne. Son analyse effeuille, disloque, dessèche tout ce qu’elle touche. Ce ne sont plus des corps vivants, ce sont des cadavres, des squelettes que son crayon reproduit. Mais aussi quelle n’est pas l’utilité de celle froide anatomie, et qu’y-a-t-il, la vertu exceptée, au-dessus de la science ?

Marchons donc stoïquement au milieu de ces débris dont nous sommes condamnés à semer notre route, et que le but nous fasse oublier le chemin ! [p. 381]

Mais par où prendre, par où attaquer ce phénomène complexe et multiple que nous avons à suivre dans tous ses détails, à envisager sous toutes ses formes ?

Le sommeil est ou du moins paraît double ; le corps et l’âme semblent également veiller tour à tour et dormir. Psychologue avant tout, nous nous établirons d’abord dans l’âme d’où, d’ailleurs, nous inclinons à croire que le sommeil part et rayonne ; nous terminerons par quelques observations sur le sommeil du corps.

L’âme elle-même, toute simple qu’elle est au point de vue de la substance, nous offre, au point de vue de la qualité, un certain nombre de facultés distinctes que notre regard, pour les bien voir, doit nettement séparer les unes des autres, et dans chacune desquelles il nous faudra successivement étudier l’action du sommeil.

Ces facultés, dont la liste n’est pas encore définitivement arrêtée, des études spéciales m’autorisent à les ramener à cinq : l’homme intérieur, selon moi, veut, pense, croit, sent et fait effort ou agit ; il veut, pense, croit, sent et agit, quand il dort comme quand il veille. Nous aurons donc à rechercher ce que deviennent, lorsque le sommeil s’en empare, la force active ou motrice, la sensibilité, la foi, l’intelligence et la volonté.

Enfin, et pour mettre quelque ordre dans ces recherches, nous partirons du centre personnel où nous pensons que le sommeil commence, pour le suivre de proche en proche jusqu’au point de jonction où l’esprit se met en rapport avec les organes. En d’autres termes, [p. 382] nous étudierons, à l’état où le dormir les amène, — 1°. La volonté, ce sanctuaire où réside ce qu’il y a de plus profond et de plus vrai dans l’homme ; — 2°. L’intelligence, qui, après la faculté de vouloir, semble être de toutes nos puissances celle qui se distingue et se sépare le plus de la matière ; — 3°. La foi, qui s’attache étroitement, comme leur complément nécessaire, aux opérations delà pensée ; —4°. La sensibilité, qui nous laisse déjà de toutes parts pressentir le voisinage du corps ; — 5°. La force motrice qui n’avoisine plus seulement, mais touche les organes, et sert, en quelque sorte, de lien entre les deux mondes.

Ce plan arrêté, mettons-nous immédiatement à l’œuvre, et voyons comment se modifie, sous le coup du sommeil, la faculté personnelle par excellence, c’est-à-dire la volonté 8

1re SECTION.

PSYCHOLOGIE DU SOMMEIL.

I. De la volonté.

Messieurs et chers collègues,

S’il est un de mes livres, auquel je souhaiterais une longue existence, c’est assurément celui que j’écris maintenant. Il me serait doux de vous donner un gage immortel de l’affection que je vous ai vouée. Ce bonheur ne m’est pas réservé sans doute. J’aime à me persuader cependant qu’entre mes diverses productions, il n’en peut être aucune qui réunisse plus de [p. 383] conditions, plus de chances de durée que celle dont vous voulez bien accepter l’hommage. Chaque nature en effet, vous ne l’ignorez pas, porte en soi un principe d’action qui en fait jaillir, s’il est suffisamment éveillé, stimulé, intéressé, tout ce qu’il est permis d’en attendre. Voltaire a-t-il jamais plus de génie que lorsqu’il prend à tâche d’humilier par un chef-d’œuvre les médiocrités envieuses qui lui contestent sa supériorité ? D’où vient surtout l’énergie, la verve de Jean-Jacques ? N’est-ce pas de l’excitation, de la surexcitation imprimée chez lui à l’esprit de contradiction (6) ? Pour moi (si j’ose rapprocher tant de faiblesse de tant de force, tant de petitesse de tant de grandeur), ce que je puis, ce que je vaux, je ne le vaux, je ne le puis que par la reconnaissance. Or, c’est la reconnaissance, Messieurs et chers collègues, la reconnaissance portée à son comble, qui taille aujourd’hui ma plume et me conduit la main ! — Mais reprenons notre question au point où nous l’avons laissée ; parlons de la volonté.

La volonté, ce n’est pas seulement, selon moi, le pouvoir réfléchi de choisir après délibération entre deux actes dont chacun a son motif ; c’est encore — et cette tendance aveugle qui obéit fatalement à l’attrait du bien qu’elle cherche, à la crainte du mal qu’elle fuit ; — et cette force automatique qui prend, par elle-même, sans considération aucune, quand il lui plaît et comme il lui plaît, telle ou telle détermination ; ce n’est pas seulement la liberté ; c’est encore la passion et l’arbitraire (7).

  • 1. L’arbitraire, cette matière première avec [p. 384] laquelle se fait la liberté, n’apparaît jamais, ou du moins je ne l’ai jamais rencontrée dans le sommeil. Rien certes n’est plus bizarre parfois que le rêve ; et rien pourtant n’est moins capricieux. Éveillés, il peut nous arriver, il nous arrive (je crois l’avoir prouvé (8) ailleurs) de vouloir pour vouloir : Sic volo ; sic jubeo ; sit pro ratione voluntas. Endormis, nous ne voulons que pour une raison bonne ou mauvaise. Tout est sérieux, tout est grave dans le songe : sérieux grotesque, gravité d’enfant ! Mais enfin l’homme qui dort ne joue pas avec son énergie personnelle ; pour lui, point d’exertion volontaire qui ne soit un moyen tendant plus ou moins directement à sa fin.
  • 2. Il en est tout autrement de la volonté libre. Le sommeil la connaît comme la veille, et, comme la veille, il l’entoure des circonstances notables qui accompagnent son développement.

S’agit-il d’arrêter nos facultés physiques ou morales sur la pente où l’habitude et la nature les entraînent ? J’ouvre mon recueil à la date du 18 avril 1836, et je lis : « J’ai souvent pensé à écrire un Traité de la folie. Je ne m’explique pas comment la philosophie abandonne cette matière à la physiologie sans en réclamer au moins sa part. Lorsqu’en 1836, Pierre Rivière, d’Aunay, fut traduit aux assises du Calvados, on consulta sur son état mental six ou sept médecins (9) ; je me demandais alors pourquoi on ne consulterait pas aussi à ce sujet quelques-uns de nos psychologues. Mais pour être appelée à dire son mot dans ces hautes questions, il faut d’abord que notre psychologie établisse clairement qu’elle y entend quelque chose ; [p. 385] il faut qu’elle prenne aux yeux de tous, ce qu’elle n’a pas fait encore, position sur ce terrain. Hier au soir, avant de m’endormir, ce projet de travail que je ne perds pas de vue, occupa un moment ma pensée, et voici le rêve qui s’ensuivit. Deux de mes anciens camarades d’École Normale, accusés de je ne sais quel crime, venaient d’être jugés par je ne sais quel tribunal. D’après les remarques des médecins sur leur état intellectuel, l’un avait été condamné, que j’aurais absous ; l’autre absous, que j’aurais condamné. Je me disais à part moi : si la psychologie eût été admise au conseil, la justice aurait été mieux renseignée ; il y a ici une erreur que nous n’aurions pas à déplorer. Je voyais sur ce point, dans notre procédure, un desideratum, que je croyais de mon devoir d’indiquer au législateur. Je rédigeais donc à la hâte, pour l’adresser à la Chambre des Députés (nous sommes, Messieurs, en 1836), une pétition en règle. — Il se peut, écrivais-je à nos représentants, qu’il y ait démence, sans que l’organisation laisse voir aucune trace de dérangement ; la question alors n’est plus physiologique ; comme aussi on conçoit que certains dérangements organiques, accompagnant habituellement la folie, déterminent trop facilement le médecin à supposer la démence là où pourtant elle ne serait pas. — Ma pétition ainsi rédigée, je la lisais, comme pour en éprouver l’effet, à une de mes connaissances. Ma première phrase me plaisait, et je la prononçai d’une voix ferme et convaincue ; mais lorsque j’en vins à la seconde, il me sembla qu’elle avait été amenée par un besoin tout mécanique d’antithèse et de symétrie, et, qu’en soi, elle n’avait [p. 386] rien de solide. Je suspendis brusquement ma lecture, et déjà je reprenais ma rédaction en sous-œuvre, lorsque je m’éveillai (10). »

On se possède donc en rêve. Maître de soi, on délibère sur l’usage qu’on fera d’une activité dont on tient le ressort. Cette nuit même (31 janvier 1849), me disposant à un voyage, j’allais monter, quoique mes préparatifs me parussent incomplets, dans la voiture qui devait m’emporter. Mais, après un instant d’hésitation, le regret que j’éprouvais de ne pas avoir parmi mes effets quelques objets utiles, me retenait et j’ajournais résolument mon départ.

Il y a plus. Nous nous déterminons, après délibération, pour un acte que nous jugeons bon ou mauvais, avec la conscience claire du pouvoir qui est en nous de faire le mal quand nous faisons le bien , de faire le bien quand nous faisons le mal ; le remords dans un cas, dans l’autre la satisfaction de nous-mêmes viennent ensuite nous récompenser ou nous punir. « J’étais (7 mars 1836) au collège Sainte-Barbe, rue des Postes, à Paris. J’errais seul dans de vastes corridors, dans des caves profondes et noires. J’y voyais assez cependant pour remarquer partout de beaux fruits qui me tentaient. Après quelque résistance, je cédai à la tentation et je pris une poire. Bientôt inquiet, tourmenté de mon larcin, je rejetai le fruit, non toutefois sans l’avoir entamé, dans la pièce d’où je m’échappais. Il me passait alors par l’esprit que ce débris pourrait faire accuser un domestique innocent, et je revenais sur mes pas pour effacer ces vestiges de ma faute ; mais la crainte d’être surpris en flagrant [p. 387] délit s’emparant subitement de moi, je m’enfuyais à toutes jambes ; ma bonne pensée avortait (11). »

Vous le voyez, Messieurs, l’agent moral est là tout entier avec ses combats, ses chutes, ses repentirs ; je vais vous le montrer dans sa force et dans ses triomphes. « Un homme, dont j’ai eu peu à me louer, qu’à tort ou à raison je regardais comme un ennemi mortel, tenait à la main, dans mon rêve (19 mars 1836), un pistolet dont il menaçait ma poitrine. Je m’élançai sur lui et je détournais son bras. Le coup partait néanmoins. Dans ma pensée, je pouvais, au moment fatal, diriger l’arme dont je m’étais rendu maître, de manière à ce que la balle frappât l’agresseur lui-même. Je jugeai plus beau et plus digne de l’épargner en me sauvant. » — C’est là de l’héroïsme bien raisonnable, bien suivi pour un songe ; permettez-moi de vous en citer un autre exemple où vous retrouverez tout le dérèglement, tout le dévergondage du sommeil. « J’assistais (7 mars 1836) dans une église, comme simple spectateur, à une procession. Tout à coup je m’entends dire à l’oreille qu’un enfant vient de tomber du haut du pont dans la rivière, et qu’il est perdu si je ne me hâte de lui porter secours. J’étais loin du lieu où l’événement se passait, et je me demandais, avant de partir, si, quelque diligence que je fisse, je n’arriverais pas trop tard. A peine m’étais-je donné le temps de me répondre, que déjà je me précipitais dans la direction que m’indiquait mon guide, lequel accroissait encore ma vitesse par un manège qui nous réussissait à merveille, en me poussant vigoureusement par le dos. J’arrive. Ma ville natale, la Charité, était [p. 388] alors le lieu de la scène. Me voilà, sur la rive droite de la Loire, à l’entrée du pont de pierre, m’élançant au bas de cet escalier qui mène au niveau du fleuve et que, dans mon enfance, j’ai tant de fois monté et descendu. La mer (ce n’était plus la Loire, et je reconnaissais les environs d’Ouistreham), la mer était mauvaise, houleuse, et l’enfant se débattait, apparaissant tour à tour et disparaissant au milieu des lames, à une grande distance du bord. Je surmonte mes craintes ; je me jette à travers les vagues, tout vêtu, avec mes gants et mon chapeau. Bientôt j’atteignais ce que j’avais vu s’agiter parmi des flots d’écume. Tout en nageant avec mon fardeau pour regagner le bord, j’avais l’attention de soulever, afin de rendre possible le jeu de la respiration, une tête étrange, dont la peau était enlevée, et qui me rappelait vaguement celle d’un cadavre qu’à quelques jours de là j’avais vu disséquer à l’amphithéâtre de Caen. Enfin je parvenais à déposer le patient sur la plage, et je songeais aux moyens à employer pour le rendre, s’il était possible, à la chaleur et à la vie. Mais quels ne furent pas mon désappointement et ma confusion, lorsqu’en présence d’une foule de témoins réunis là comme pour m’humilier, je reconnus dans le corps que j’avais si péniblement rapporté sur la rive, le squelette à demi dépouillé d’un vieux coq ! »

Que conclure, Messieurs, de ces expériences et de celles qui leur ressemblent ? — Le libre arbitre, nous n’en pouvons douter après de pareils témoignages, apparaît dans le songe avec tout le cortège des antécédents et des conséquents que nous lui connaissons [p. 389] dans la vie éveillée. Qui oserait cependant soutenir qu’en effet l’homme endormi est libre de cette liberté qu’il constate en lui quand il veille ? Le rendrions-nous sérieusement responsable des fautes qu’alors il semble et croit commettre, et ne craindrions-nous pas de déprécier l’estime et le mépris, la louange et le blâme, en les appliquant à cette prétendue moralité ? Et d’une autre part, ne sommes-nous point frappés d’un sentiment d’admiration et de respect, qui se concilierait mal avec l’hypothèse d’une illusion grossière, lorsque nous voyons un Père de l’Église, le plus grand de tous, saint Augustin s’accusant, à son réveil, des impuretés qui ont souillé ses rêves, et suppliant Dieu, avec la même ferveur qu’il le fait pour des taches qui lui sont bien évidemment imputables, d’en purger enfin son sommeil (12) ? C’est qu’à dire vrai, la liberté est là sans y être. Elle y prend une forme équivoque, qui ne nous permet ni de la nier, ni de l’affirmer en pleine sûreté de conscience. Une comparaison, qui cloche toutefois comme toute comparaison, nous aidera à comprendre ce phénomène étrange qu’on fausserait nécessairement, si on voulait le ramener à un autre, parce qu’il ne ressemble qu’à lui-même. La vie éveillée est un fait, une réalité ; la vie endormie, sous quelques rapports du moins, est une apparence, un fantôme ; la liberté, pendant la veille, c’est une voix, un corps ; pendant le sommeil, c’est un écho, une ombre. Que demander à ce simulacre de volonté ? Pour être responsable, avant tout il faut être ? Mais cet effet, quel qu’il soit, ne laisse pas que d’avoir une cause ? Qui produit cette ombre, sinon ce corps ? Qui engendre [p. 390] cet écho, sinon cette voix ? Faites que la veille ail toujours été irréprochable ; auriez-vous quelque chose à reprocher au sommeil ?

Tout en supposant que le sommeil est comme une copie de la veille, nous ne lui en reconnaissons pas moins certains caractères qui lui sont propres et qui lui impriment je ne sais quelle originalité. Ainsi et d’abord nous remarquons dans le rêve une vivacité, une rapidité d’évolutions que la veille ignore. Chez l’homme éveillé, la volonté libre marche, comme le reste, à pas comptés ; chez l’homme endormi, elle bondit, elle vole.

Dans l’état de veille, la vie se divise naturellement en âges qui se succèdent et se superposent, selon un ordre déterminé : l’enfance précède la jeunesse qui elle-même annonce l’âge mur que bientôt suivra la vieillesse. A chacune de ces phases correspond un mode spécial de la moralité individuelle, et par conséquent tel ou tel degré de faiblesse ou de force dans la faculté morale par excellence, dans la liberté. Le sommeil ne tient aucun compte de ces divisions, de ces distinctions ; il rapproche tout, confond tout, transpose tout. Avec lui nous passons brusquement, sans transition, d’un âge à un autre âge ; montant, descendant l’échelle comme au hasard, tour à tour et presque simultanément enfants, vieillards, hommes faits, adolescents. C’est une aiguille, dont le mouvement fébrile parcourt avec une inconcevable vélocité, tantôt en avançant, tantôt en reculant, tantôt en sautant d’un extrême à l’autre, le cadran tout entier. De là il résulte que nos rêves nous reportent sans cesse à un passé dans [p. 391] lequel nous ne pouvons rentrer que par eux ; à chaque instant ils nous rendent des vertus que nous avons perdues, des vices que nous avons vaincus !

Que si maintenant nous voulons rattacher ce désordre à quelque principe d’ordre, cette variété effrénée à la loi qui en constituera l’unité, voici, Messieurs, la théorie que j’oserais vous proposer.

Nous distinguons dans le sommeil une multitude de nuances qui marquent les différents degrés d’énergie qu’il traverse ; selon qu’il nous présente tel ou tel symptôme, nous le déclarons plus ou moins léger, plus ou moins profond. Au degré de légèreté ou de profondeur qu’il affecte, correspond le degré d’élévation ou d’abaissement qu’affecte de son côté notre volonté libre. Tant que le sommeil est à peine du sommeil et qu’il touche en quelque sorte à la veille, la liberté endormie se maintient à peu près à la hauteur où naguère, éveillée, elle se reconnaissait. Le sommeil va-t-il croissant et s’appesantissant de plus en plus sur nos paupières et sur notre pensée ? De plus en plus aussi la liberté tombe sur elle-même et s’affaisse. Plus nous dormons, moins nous sommes libres, et on peut le dire des peuples comme des individus, au figuré comme au propre, s’endormir, c’est tendre la tête au joug !

  • 3. C’en est assez, Messieurs, sur la volonté libre ; un mot, pour terminer, sur la volonté passionnée.

Comme la liberté se manifeste surtout dans ses luttes avec la passion, son éternel adversaire, nous n’avons pu étudier la première sans faire ample connaissance avec la seconde, et nous n’aurons guère ici [p. 392] qu’à résumer sous quelques formules scientifiques ce que les phénomènes déjà décrits en vue de l’une ont dû, quoi qu’indirectement, nous apprendre de l’autre.

Il n’est pas une passion dont souffre la veille qui ne vienne aussi tourmenter le sommeil.

En général, nos affections conservent en rêve l’importance relative que leur assigne la vie éveillée ; s’il en est une dont, pendant la veille, nous soyons plus particulièrement le jouet, c’est celle-là aussi qui agitera le plus fréquemment nos songes. Ecoutez l’éloquent auteur du poème Sur la nature des choses :

Et cui quisque fere studio de inclus adbæret,
Aut quibus in rebus multum sumus ante morati,
Atque in qua ratione fuit contenta magis mens,
In soumis eadem plerumque videmur obie :
Causidici causas agere et componere leges ;
Induperatores pugnaie, ac prælia obire ;
Nautæ contractum cum ventis cerneie bellum ;
Nos ageie hoc autem et naturam quære re rerum
Semper, et inventuin patiiis exponere chairtis (13) !

Ce que je traduirais ainsi : « Les préoccupations de la veille assiègent notre sommeil : l’avocat plaide ; le général combat ; le matelot lutte contre l’orage ; et moi, je sonde la nature et j’expose dans la langue de ma patrie ce qu’il a été donné à l’homme d’eu découvrir ! »

Le sommeil ne reproduit que les passions auxquelles la veille est soumise. Dugès se trompe et beaucoup d’autres avec lui, lorsqu’ils assurent que le sujet qui dort devient indifféremment le héros de toutes les scènes qu’il conçoit et auxquelles il assiste ; [p. 393] que l’homme le plus modeste y peut être enflé d’un fol orgueil et que la plus chaste des vierges y sera par moments de la plus révoltante impudeur (14). Non : le rêve, sous ce rapport, ne crée rien, n’invente rien. Tout au plus, comme l’ivresse et dans certains cas la folie, mettra-t-il en relief une affection que, dans notre étal normal, la raison contenait et nous dérobait en quelque sorte à nous-mêmes (15). C’est à la suite d’un songe (7 juin 1842) où j’avais pleuré à chaudes larmes ma fille, unique alors, qui venait de mourir sous mes yeux, que je sentis jusqu’où allait mon attachement pour elle, et que je compris l’amour paternel tout entier !

Mais n’oublions pas (ce que nous avons démontré à propos du libre arbitre) qu’un penchant quelconque reprend souvent sur le moi endormi l’empire qu’à une époque antérieure il exerçait sur le moi éveillé et que depuis il avait perdu. Rappelons-nous saint Augustin et les rêves qui rendaient son âge mûr aux aberrations de sa jeunesse ! Lorsque Denys l’ancien fit périr ce Syracusain qui avait eu le malheur de rêver qu’il assassinait le tyran, il s’exposait donc (je mets de côté ce qu’il y a d’odieux dans son acte) à traiter en ennemi un homme qui, en supposant même qu’autrefois il eût conçu quelque mauvaise pensée à l’égard de son maître, pouvait, au moment où il se voyait aussi injustement frappé, n’avoir pour lui au fond de l’âme que des sentiments de soumission et de fidélité.

Toutefois j’ai perpétuellement constaté dans l’épanouissement de nos affections au sein des nuits un [p. 394] degré d’énergie auquel jamais le jour ne les élève. L’amour y est plus tendre et plus ardent ; la haine y est sans doute plus implacable et plus acerbe (16). N’y-a-t-il pas là encore quelque chose de l’ivresse qui, elle aussi, exalte nos puissances affectives, et donne plus de bonté aux bons, plus de malice aux méchants ? Que si le coursier s’emporte alors avec plus d’impétuosité, il n’y a rien là qui nous doive surprendre. Nous savons qu’en ce moment le cavalier qui le monte ne tient les rênes que d’une main affaiblie, quelquefois défaillante ; tout ce que perd la liberté, la passion le gagne ; et la nature asservie, humiliée pendant la veille, s’affranchit et prend sa revanche aux heures du sommeil !

2. De l’intelligence.

Messieurs et chers collègues,

Nous avons dans notre littérature un livre célèbre, écrit il y a un siècle environ pour l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Caen par un de ses membres les plus distingués : c’est l’Essai sur le Beau. Son auteur, le P. André (17), avec lequel j’ai plus d’un trait de ressemblance, avait trouvé au sein de la savante Société un accueil qui le consolait des tracasseries que son enseignement philosophique, si réservé pourtant, lui avait trop long-temps suscitées. Pour reconnaître dignement la bienveillance de ses collègues, le bon [p. 395] jésuite leur donna un chef-d’œuvre. Je vous dois, Messieurs, beaucoup plus qu’il ne devait à vos prédécesseurs ; mais je ne me flatte pas d’acquitter aussi honorablement ma dette ; je n’ai à vous offrir que l’humble théorie à l’enfantement de laquelle, témoins amis et patients, vous voulez bien assister !

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Matisse (1935)

Vous avez déjà vu, dans nos séances précédentes, naître et se formuler mes opinions et mon jugement sur la volonté endormie ; c’est de l’intelligence placée dans les mêmes conditions, modifiée par les mêmes causes, que j’ai maintenant à vous entretenir.

L’intelligence me paraît, et j’ose croire, quoique cette conception me soit personnelle, qu’elle vous paraîtra immédiatement comme à moi se réduire à trois grandes classes d’opérations qui en épuisent à mon avis et en résument tous les développements. D’une part et d’abord elle nous met en relation avec les objets présents que par elle nous percevons ; ensuite et d’autre part, elle nous retrace en leur absence les phénomènes antérieurement perçus et dont, grâce à elle, nous nous souvenons ; enfin nous combinons, avec son aide, pour en former des ensembles qui nous sont propres, les notions que nous avons antérieurement acquises et que nous nous rappelons ; dans le premier cas, l’intelligence se nomme perception ; dans le second, mémoire ; dans le troisième, pensée. Percevoir, c’est acquérir des idées ; se souvenir, c’est se les représenter ; penser, c’est les combiner (18). [p. 396]

3. De la perception.

La perception sur laquelle il faut avant tout que j’appelle votre regard, est triple comme l’intelligence, dont elle est une subdivision : perception sensible ou sens, lorsqu’à l’aide des divers appareils qui lui ont été confiés pour cet usage, elle met l’esprit en rapport avec les phénomènes matériels ; —perception interne, sens intime ou conscience, lorsqu’elle nous renseigne sur les affections, non plus de la vie organique, mais de celte existence personnelle que nous ne pouvons pas ne pas en distinguer ; —perception rationnelle ou raison, lorsque, sortant de la double sphère du corps et de l’âme, elle nous transporte dans un monde supérieur à l’un et à l’autre, dans la région des vérités éternelles (19).

  • 1. De toutes nos facultés intellectuelles, il n’en est aucune qui soit plus profondément modifiée par le sommeil que la perception sensible. Dormir, sous ce rapport, c’est, autant que possible, rompre tout commerce avec le milieu matériel dans lequel nous sommes plongés ; c’est mourir en quelque sorte au monde extérieur. De là les dispositions que nous prenons, quand nous nous préparons au sommeil, pour écarter de nous les divers stimulants qui érigent et mettent en jeu nos fonctions purement sensibles ; la couche où nous nous ensevelissons est comme un tombeau que nous isolons de tout ce qui pourrait y faire pénétrer la vie; nous enlevons la lumière à l’œil, le bruit à l’ouïe, à l’odorat les parfums, au goût les saveurs, au tact les [p. 397] alternatives du froid et du chaud, l’agitation de l’air, les chocs, les froissements de tout genre, commençant ainsi ce qu’ensuite la nature achève.

Toutefois cette suspension de nos relations sensibles avec les corps environnants n’est jamais absolue. Autrement le sommeil ne serait plus simplement le frère de la mort, Et consanguineus lethi sopor (20) ; il serait la mort elle-même. L’assoupissement ne va point jusqu’à clore hermétiquement toutes les portes par lesquelles les messages du dehors nous arrivent. Toujours au contraire nos sens, le tact surtout et l’ouïe, restent plus ou moins ouverts aux impressions extérieures qui forcent fréquemment l’obstacle qu’elles rencontrent et, sans nous éveiller, pénètrent jusqu’à l’âme.

Ce qui le prouve à l’évidence, ce sont ces rêves qui prennent leur point de départ dans une sensation plus ou moins confuse. En voici un qui date déjà de loin, car il est de ma jeunesse. Jusqu’à 23 ans, je dormais la tête couverte d’un bonnet de coton ; vers cette époque, je changeai ma coiffure de nuit et je pris un mouchoir. La première fois que j’usai de cette coiffure insolite, mon front et tout le tour de ma tête plus serrés que de coutume, durent souffrir de cette compression. Partant donc de cette douleur sourde que je localisais parfaitement, je m’imaginai en rêve qu’un coup de sabre fortement appliqué me faisait sauter toute la portion supérieure du crâne. — « Je tenais en songe, dit quelque part le professeur P. Prévost, de Genève, un chat qui imitait la parole par son miaulement et répondait à mes questions. En m’éveillant j’entendis ce miaulement qui apparemment, ajoute-l-il avec raison, avait produit mon rêve (21). » [p. 398]

Reconnaissons donc que le sommeil laisse parfois s’introduire chez nous quelques impressions obscures, qui deviennent de véritables sensations. Mais (notons le bien, leur caractère distinctif étant là tout entier) ces impressions ne nous conduisent pas, comme elles le feraient dans l’état de veille, aux causes qui réellement les produisent. Nous en sommes réduits ici à imaginer ce qu’il ne nous est pas donné de percevoir ; et c’est là sans doute une des raisons pour lesquelles nous faisons du roman, ne pouvant faire de l’histoire ou de la science. Rapporter précisément telle ou telle sensation à son principe extérieur, dont l’observation constate la présence, ce n’est plus rêver, ce n’est plus dormir, c’est veiller.

Il ne faut donc pas, avec quelques physiologistes, alléguer comme preuves de ce sommeil incomplet qui nous laisse accessibles à certaines impressions, des faits tels que ceux-ci : changer une altitude gênante ; relever ses couvertures pour se garantir du froid que l’on ressent ; replier et retirer à soi telle partie du corps qu’un choc quelconque offense (22) ; on peut affirmer que le dormeur qui prend ainsi ses précautions, fait ainsi ses arrangements, est complètement éveillé.

Seulement cet instant de veille, jeté entre deux sommeils, passe si rapidement, laisse par conséquent si peu de traces dans la mémoire, que nous sommes naturellement disposes à rapprocher, à rejoindre ces deux fragments de sommeil qu’il sépare à peine, et, par conséquent, à rapporter à un état que nous pensions n’avoir pas été interrompu, ce qui précisément a eu lieu pendant cet intervalle qui nous échappe. [p. 399]

Ajoutons que, dans les circonstances où nous nous trouvons alors, l’impression qui nous réveille, parfaitement connue de nous, est immédiatement rapportée à la cause d’où elle provient ; que cette cause elle-même, dont l’effet n’a rien d’inquiétant, cède sans résistance au moindre geste, au moindre signe fait pour la conjurer, et que nous nous remettons promptement d’une émotion qui était à grand’peine parvenue à nous distraire.

Supposez au contraire que l’impression qui nous éveille soit nouvelle pour nous, nous ferons, pour en reconnaître la cause, une étude, qui nécessairement prolongera et rendra facilement appréciable le temps pendant lequel notre sommeil aura été suspendu. Voilà pourquoi un villageois, qui passe quelques jours, dans une cité populeuse et animée, est continuellement et longuement troublé dans son sommeil par le bruit étrange, pour son oreille, des voitures qui roulent sous ses fenêtres, tandis qu’à côté de lui le citadin, qu’éveille aussi sans doute ce mouvement nocturne, en reconnaissant promptement la cause et le caractère inoffensif, se rendort si rapidement qu’il ne s’aperçoit pas ou du moins ne se souvient plus, au réveil, de cette interruption.

Supposez encore que le phénomène qui vient affecter nos sens, quoiqu’il nous soit bien connu, suscite cependant chez nous une idée de quelque valeur, nous demande un acte de quelque importance, il nous tiendra, quoique peu énergique par lui-même, assez long-temps éveillés pour que le souvenir en soit durable. On a souvent remarqué que le garde-malade, tout endormi qu’il est, [p. 400] ne perd pas un soupir, un mouvement du patient au chevet duquel il s’est engagé à veiller, taudis que d’autres bruits beaucoup plus éclatants, mais qui sont sans intérêt pour lui, ne le tirent pas de son repos.

  1. Jouffroy se trompe donc probablement, quand il prétend que le sommeil est un phénomène purement organique ; que l’intelligence qui, selon lui, ne dort point, s’aperçoit, dans ce qu’on appelle le sommeil le plus profond comme dans l’état de veille, de ce qui se passe au dehors ; que, selon qu’elle le juge utile ou non, elle éveille les sens pour les mettre en rapport avec le milieu ambiant, ou, au contraire, les tient endormis (23). Il n’est pas vrai que le sommeil ne frappe qu’un des côtés de notre être ; quand nous dormons, tout dort chez nous, la pensée comme la sensibilité, l’âme comme le corps. Nous voyons même dans cette hypothèse, où notre excellent maître nous semble avoir mis plus d’esprit et de subtilité que de bonne et solide observation, une impossibilité palpable, une véritable contradiction. C’est par les sens que, de l’aveu de tout le monde (et l’École écossaise est, comme on sait, l’École du sens commun), nous nous mettons en relation avec les objets extérieurs. Or, selon M. Jouffroy, l’âme percevrait pendant que les sens sommeillent, c’est-à-dire alors directement et par elle-même, les phénomènes matériels dont partout il constate, fondant en grande partie sur cette base sa belle délimitation des domaines respectifs de la physiologie et de la psychologie, que nous n’aurions jamais [p. 401] la moindre idée sans l’assistance et le concours des sens (24).

Nous n’approuvons pas davantage ceux qui, comme le docteur Bertrand (25), expliquent par l’effet seul de l’habitude la différence d’action produite durant le sommeil sur le système nerveux par les agents extérieurs. Sans doute, et nous ne songeons pas à le nier, l’habitude émousse singulièrement les impressions ou du moins les sensations qui en résultent, et la philosophie du sommeil doit, comme celle de la veille, tenir grand compte de cette sorte de dégradation. Mais que nous devenions absolument insensibles à tel ou tel stimulant dont l’énergie ébranle fortement l’organe, à un bruit éclatant par exemple, parce que ce bruit serait fréquemment répété, c’est ce que, hormis les cas où l’ouïe, s’il s’agit d’elle, en serait réellement altérée, où la surdité s’en suivrait, nous ne saurions admettre. Ce n’est pas d’ailleurs en trois ou quatre nuits que des effets aussi marqués pourraient être produits. Remarquez encore que ces prétendues habitudes se forment beaucoup plus promptement, les sens étant absolument les mêmes, chez des sujets d’un caractère ferme et d’un jugement rapide, que chez ceux dont l’esprit faible se laisse plus profondément pénétrer, et auxquels il faut, lorsque quelqu’accident imprévu est venu les dérouter, beaucoup plus de temps pour se reconnaître. Resterait enfin à expliquer cette facilité persévérante, chez le garde-malade entr’autres, à saisir et à démêler, dans certains cas, les impressions les plus légères et auxquelles nous sommes le plus accoutumés. Non, le pouvoir de [p. 402] l’habitude ne va pas jusqu’où on voudrait l’étendre. Il est des secousses, celles par exemple que produit une lourde voiture, quand elle ébranle en passant nos fenêtres, auxquelles nos organes ne se feront jamais au point de ne plus les sentir. La vérité est que ces commotions, qui viennent interrompre un repos que nous voulons entretenir, lorsqu’elles sont immédiatement constatées et jugées, nous rendent, dans les cas où nous n’y voyons aucun péril, instantanément à nous-mêmes, et qu’à peine éveillé, le sens, que notre sécurité abandonne à lui-même, retombe aussitôt dans son sommeil. Nous oublions cependant l’insignifiant épisode, et nous affirmons, avec notre légèreté ordinaire, qu’aucun navire, parce que la surface polie des eaux n’en garde pas le moindre vestige, n’a pu sillonner cette mer.

  • 2. Cette torpeur des sens, et, par suite, cette inaction presque complète de la perception externe dans l’homme qui dort, a été si bien et si généralement constatée que la plupart des physiologistes en ont cru pouvoir tirer une définition, très-imparfaite d’ailleurs, du sommeil, qui n’est, pour la plupart d’entr’eux, que la suspension périodique et momentanée des fonctions de relation (26).

Il en est tout autrement, dans les mêmes conditions, de la perception interne.

Que la perception interne fonctionne dans le sommeil comme dans la veille, c’est une vérité évidente. D’où nous viendrait, si cette observation intérieure nous faisait défaut pendant que nous dormons, tout ce que journellement nous disons de nos rêves ? [p. 403]

Dans le sommeil, comme dans la veille, la perception interne, spectatrice assidue, infatigable, assiste à toutes les scènes qui se déploient sur le théâtre qu’elle est appelée à explorer. Partout où la vie se montre, tant qu’il y a en nous un sentiment, une pensée, un désir, là est la conscience. Nous ne pouvons sentir, penser, vouloir, sans savoir que nous sentons, que nous pensons, que nous voulons. Tout accident, quel qu’il soit, de notre existence personnelle se redouble dans ce miroir où le moi se contemple incessamment lui-même. On s’est souvent demandé si la conscience n’a pas, elle aussi, ses instants de défaillance ; si, par exemple, aux heures où le sommeil est le plus profond, comme dans l’évanouissement et la léthargie, le moi ne se perdait pas complètement de vue ; c’était, en d’autres termes, demander si le sentiment, la pensée, la volonté, sont des sources intermittentes qui tantôt nous donnent et tantôt nous refusent le tribut de leurs eaux; ou si, au contraire, ce sont des flambeaux qui brûle tant que dure la matière dont s’alimente leur flamme, mais qui, une fois éteints, ne se rallument plus.

C’est, Messieurs, à cette dernière hypothèse que, sans condamner absolument la première, j’inclinerais à m’arrêter. De même que le tison qui reprend, tenait en réserve quelque étincelle cachée, de même l’homme qui retrouve le plein et entier exercice de ses facultés, non seulement les conservait, mais, qui plus est, les exerçait encore, quoiqu’à un degré insaisissable pour un témoin extérieur, dans ces instants de langueur où elles semblaient anéanties. Le sommeil n’est pas la mort ; le réveil n’est donc pas une résurrection. Nous [p. 404] vivons tant que nous vivons ; et vivre, c’est se sentir.

  • 3. Rien d’utile à noter pour l’histoire spéciale de la perception rationnelle. Endormis, éveillés, nous percevons, toutes les fois que l’occasion s’en présente, la cause au-delà de l’effet, à propos du contingent le nécessaire, l’universel sous l’individuel; les lois physiques et morales nous sont également données dans les phénomènes qui s’y rattachent et que nous leur rapportons ; si une pierre est lancée en l’air devant nous dans nos rêves, nous en attendons la chute, comme nous le ferions dans la vie éveillée, et, j’ai eu déjà l’occasion de le constater, l’homme qui dort continue à mépriser le vice, à honorer la vertu.

Seulement, et c’est une observation par laquelle je compléterai cette monographie de la perception, la raison, ainsi que la conscience , tombent presque toujours, dans le sommeil, à un état d’infériorité relative au-dessus duquel la veille les maintient habituellement. La cause de cette chute est facile à comprendre.

La perception, quelle qu’elle soit, demeure constamment sous la dépendance de la volonté qui s’en empare, la dirige et lui donne une force que, réduite à elle-même, elle ne connaîtrait pas. Ainsi faite, la perception devient l’attention. La perception est toujours et nécessairement attentive ; à cette condition seulement, les innombrables impressions qui s’entassent et se mêlent dans l’intelligence, s’y débrouillent et s’y distinguent. Mais nous pouvons être, mais nous sommes, selon les cas, plus ou moins attentifs. Qu’en résulte-t-il ? Ici, plus lâche, moins [p. 405] tendue, s’attaquant à la fois à toutes les faces de l’objet qui l’attire, la perception ne saisit qu’obscurément, superficiellement le concret, le réel, tel que le lui offre la nature ; là, plus serrée, plus intense, se concentrant sur un point unique, elle voit clairement l’abstrait qu’elle crée en quelque manière, décomposant le composé, divisant même l’indivisible. Dans le premier cas, on a la connaissance sous sa forme la plus vulgaire ; dans le second, on a la science. Dans le premier cas encore, l’intelligence nous paraît frappée d’un caractère marqué d’inconsistance, d’instabilité : comme nous nous en tenons aux dehors, nous en avons bien vite fini avec le tableau qui appelait notre regard, et nous courons aussitôt à un autre qui le réclame ; nous voltigeons ainsi de surface en surface, ne pénétrant rien, ne nous arrêtant à rien ; dans le second au contraire, nous allons jusqu’aux entrailles des faits que nous explorons ; la mine profondément creusée nous retient long-temps dans son sein, et ce n’est pas sans effort que nous remontons lentement de ce filon épuisé pour descendre dans un autre.

Sous ces deux formes qu’en général la perception affecte, reconnaissez, Messieurs, d’une part la perception éveillée, de l’autre la perception endormie. Le sommeil, c’est l’attention à son plus bas degré ; la veille, c’est l’attention à sa plus haute puissance. Tendre cette corde, c’est de plus en plus s’éveiller ; s’endormir, c’est la détendre. [p. p. 406]

IV. De la mémoire.

Comme la perception, la mémoire soutient avec la faculté de vouloir des rapports qui en modifient singulièrement la portée. Selon que la volonté qui s’y applique sera énergique et tenace, ou faible et inconsistante, la mémoire nous donnera soit des ensembles considérables et parfaitement ordonnés, soit des fragments n’ayant ni suite ni grandeur. Dans un cas, vous reproduirez sans vous interrompre, sans broncher, une tragédie de Racine, un chant de Virgile ou d’Homère ; dans l’autre, vous ne retrouverez que ces associations communes de quelques idées familières qui se représentent pour ainsi dire d’elles-mêmes, et qu’il nous en coûte plus d’éconduire que d’évoquer.

En général, la mémoire endormie nous offre dans son jeu moins de tenue que la mémoire éveillée. Je n’ai pas d’exemple (je n’affirmerai pas, toutefois, qu’il ne s’en pût rencontrer) d’un rêve où l’on aurait récité d’un trait et avec ordre une vingtaine de vers appris par cœur ; il n’est pas un de nos songes au contraire qui n’abonde en souvenirs décousus, tronqués, entassés pêle-mêle.

Dans l’état de veille, ce que nous nous rappelons le plus aisément, ce sont ou les scènes qui nous ont le plus vivement émus, ou celles qui nous sont le plus habituelles. Pendant le sommeil, ces souvenirs faciles seront à peu près les seuls qui se présenteront à la pensée. Ce n’est pas sans motif qu’un de nos poètes a mis dans la bouche de je ne sais quelle princesse qui [p. 407] a sacrifié son devoir d’épouse à un coupable amour, ces paroles qu’elle adresse à sa confidente :

Je n’ose plus dormir, Emma ; je crains mes rêves (27) !

et nous ne nous arrêterons pas à vous redire ici ce qui a été déjà dit mille fois dans toutes les langues et en prose ou en vers, que perpétuellement, en songe, le géomètre revoit ses figures, le matelot son navire, le professeur sa chaire, l’Arabe son cheval !

Il n’est pas une classe d’idées, qu’elles représentent des objets appartenant au monde physique ou des phénomènes de l’ordre intellectuel et moral, dont le souvenir ne puisse occuper le sommeil. Je ne crains pas cependant d’avancer que les idées sensibles sont entre toutes, même chez les métaphysiciens, celles qui prédominent. Mes expériences personnelles tendraient à établir entre les deux sources de souvenirs dont nos songes s’alimentent, la proportion de 1 à 30 environ.

Les cinq sens paient tous leur tribut à la mémoire endormie. Nous retrouvons pendant notre sommeil les odeurs, les saveurs, les sons, les formes, les couleurs, auxquels nous devons, éveillés, nos impressions les plus ordinaires ou les plus vives. Mais comme il n’est rien qui nous affecte plus constamment et plus profondément que les objets dont nos yeux sont frappés,

Quani quæ sunt oculis subjecta fidelibus,

ce sont surtout les fantômes visuels qui affluent et nous inondent (28). [p. 408]

De tous nos souvenirs, ce sont aussi ceux dont la vue a fourni la matière, qui résistent le mieux aux atteintes du temps, et qu’on retrouve avec leur netteté et leur fraîcheur à de plus grands intervalles. Rien donc d’étonnant, si l’homme qui, après en avoir délicieusement joui, vient à être privé de la douce lumière du jour et des riches spectacles qu’elle éclaire, revoit perpétuellement dans son sommeil les brillantes images que sa veille ne connaît plus ! Ainsi, les illusions du songe rendaient au célèbre Huber cette merveilleuse nature qu’il avait si curieusement étudiée et dont une cécité précoce l’avait en quelque sorte exilé (29). Ainsi, un de nos plus honorables compatriotes, M. le docteur Longuet, retrouve illuminée toutes les nuits, par un renversement étrange, cette pompe de la terre et des cieux qui chaque jour s’éteint pour lui au lever du soleil (30) ! Que si cependant l’accident qui nous a enlevé la vue nous a frappés dans un âge encore tendre, il n’est pas impossible qu’à la longue les spectres visuels, que tout conspire à effacer, disparaissent enfin , et que, par un surcroît de malheur qui n’a plus de compensation d’aucune sorte à espérer, nous ajoutions à la cécité de la veille la cécité du sommeil !

Ce que j’ai dit, Messieurs, de l’un des sens, vous n’hésiterez pas à le dire de tous. Avez-vous, par exemple, perdu l’ouïe à un âge où vous lui deviez d’impérissables acquisitions ? Les voix qu’éveillé vous cessez d’entendre, n’en retentiront pas moins que par le passé à votre oreille endormie. Supposez, au contraire, à l’époque où l’accident vous frappe, vos [p. 409] perceptions auriculaires encore mal affermies, ces traces superficielles ne résisteront pas toujours aux causes de destruction qui les minent, et un moment viendra où le sommeil vous laissera sourd comme il vous aura trouvé. L’auteur de la Zoonomie, Darwin, cite un gentilhomme qui, atteint de surdité dans sa jeunesse, en était venu, après trente ans, à ne plus s’entretenir avec ses amis, même en rêve, que par écrit ou par gestes : dans le sommeil comme dans la veille, les sons n’existaient plus pour lui (31).

Voulez-vous, Messieurs, une nouvelle application de la loi qui rend plus facile et par cela même plus fréquent pour la mémoire endormie le rappel des phénomènes qui nous ont vivement affectés ? Les exemples ne manqueront pas, qui établiront pour l’état de sommeil le fait qu’après tant d’autres Jean-Jacques a si bien constaté dans l’état de veille (32), à savoir : que les impressions qui datent d’une époque déterminée, de celle sans doute où l’existence avait pour nous le plus de charmes, se reproduisent, dans un âge plus avancé, avec autant d’exactitude que d’assiduité, tandis que d’autres impressions d’une date beaucoup plus récente et qui auraient dû biffer en quelque sorte et détruire celles auxquelles elles succédaient, s’effacent, s’anéantissent pour laisser les premières en relief. Notre savant collègue, M. le docteur Lesauvage, vous dira que son jardin de Vaucelles a vainement subi, depuis une trentaine d’années, de nombreuses et considérables modifications ; c’est toujours dans l’état où il était il y a trente ans que, sans tenir aucun compte de ce qui est survenu depuis, ses rêves s’obstinent, [p. 410] et je suppose qu’il les en remercie, à le lui rappeler.

L’affaiblissement de la volonté dans le sommeil explique donc d’une manière satisfaisante l’affaiblissement habituel de la mémoire endormie. Mais comment expliquer ce redoublement d’énergie et de puissance dont parfois, dans la même condition, cette même faculté nous donne le merveilleux spectacle ? Constatons d’abord le fait ; nous essaierons ensuite de nous en rendre compte.

Ne vous est-il jamais arrivé, Messieurs, de faire effort pour recomposer, pendant la veille, avec quelques traits à demi-effacés, une figure dont, à une époque antérieure, vous portiez en vous une représentation parfaite, celle, par exemple, d’un camarade de pension avec lequel vous avez long-temps et familièrement vécu, mais que, depuis les années du collège, vous n’avez pas eu l’occasion de revoir ? Quelqu’opiniâtre qu’elle fût, votre tentative a été vaine ; votre vieille connaissance était bien décidément morte pour votre mémoire ; vous aviez renoncé à en ressusciter le souvenir. Cependant, au moment où vous y pensiez le moins, quinze jours, un mois après cette laborieuse recherche, vous n’êtes pas peu surpris de retrouver à votre réveil, achevée et vivante, l’image qui jusque-là vous avait fui ; un songe vous l’avait rendue !

Notre savant confrère, M. Eudes-Deslongchamps, me permettra de lui emprunter ici une observation des plus curieuses. En 1815, vous ne vous en souvenez que trop, Messieurs, Caen était occupé par un détachement de Prussiens. M. Deslongchamps avait assisté à une de leurs parades, et un air, remarquablement [p. 411] exécuté par leur musique militaire, l’une des premières du monde, l’avait particulièrement frappé. Après la revue, il essaie de chanter et d’écrire ce qu’il venait d’entendre : et il le pouvait, sa facilité sous ce rapport lui étant bien démontrée, sans s’accuser d’une folle présomption. Quel ne fut pas son désappointement, lorsqu’après avoir, d’abord avec cette confiance qui ne doute pas du succès, puis avec la conscience étonnée d’une difficulté imprévue, enfin avec toute l’énergie d’un désir contrarié et qui commence à craindre un échec, fait appel à sa mémoire, il fut obligé de reconnaître son impuissance ! L’air bien-aimé avait presque entièrement disparu. A plus d’une reprise, le même appel fut renouvelé, mais toujours en vain : le souvenir allait de plus en plus, selon le cours naturel des choses, décroissant et s’oblitérant ; il fallait bien enfin se résigner à un éternel oubli. Quinze ans après, en 1830, une nuit, dans un rêve, notre collègue, rendu à sa première jeunesse, se trouvait en classe avec son ami, M. Hardouin (33), redevenu enfant comme lui. Le maître d’école (ce n’était par parenthèse rien moins que Napoléon Bonaparte, dont le souvenir d’ailleurs s’attache tout naturellement aux grands événements de 1815) le maître d’école s’absente, recommandant à ses élèves, qu’il est obligé de quitter un moment, la sagesse et le silence. A peine avait-il disparu, que l’un des écoliers, Hardouin, tout en faisant pirouetter son encrier suspendu à une lanière, se met à siffler un air. Cet air, vous le devinez, c’était précisément celui que M. Deslongchamps avait si long-temps et si inutilement demandé à sa mémoire éveillée ! Il put alors le chanter et par conséquent le noter ! [p. 412]

J’ai moi-même, il y a douze ans, éprouvé un désappointement analogue à celui que je viens de vous raconter. J’avais, entre deux sommes, réfléchi sur un rêve qui avait rempli la première moitié de ma nuit ; j’en avais exprimé, avec quelque bonheur, une des lois les plus importantes, à ce qu’il nie semblait, de notre existence actuelle. Ravi de ma découverte, je bondissais sur ma couche, en m’écriant comme Archimède : Je l’ai trouvé, je l’ai trouvé. Cette nuit-là, par une fâcheuse exception, je n’avais sous la main rien de ce qu’il me fallait pour enregistrer ma précieuse acquisition. Mais la vérité, dont j’étais maître, m’avait tellement ému, que je pouvais bien, sans la moindre inquiétude, la confier pour quelques heures à une mémoire qui, soumise journellement à de bien plus rudes épreuves, ne m’avait jamais trompé. Tranquille, je me rendors. A mon réveil, je cours à ma plume, et j’écris dans mon recueil, avec une entière assurance, le numéro d’ordre et la date du rêve que j’étais si heureux d’y fixer. Mais hélas ! c’était là tout ce qu’il me fut donné d’en écrire. La page qui devait recevoir ma chère confidence est restée blanche jusqu’ici. Depuis long-temps j’ai cessé de poursuivre, pendant Je jour, un souvenir dont j’ai entièrement perdu la trace ; je ne compte plus, pour le retrouver, si jamais je le retrouve, que sur les hasards et les bonnes fortunes du sommeil.

Maintenant, Messieurs, comment accorderons-nous avec notre théorie, qui suppose la mémoire affaiblie dans l’homme endormi, ces indices éclatants de vigueur et de puissance ? Rien de plus simple à mon [p. 413] avis. On sait à quel degré d’énergie relative s’élève une force d’une médiocre portée, lorsqu’au lieu de se répandre sur une vaste surface, elle se concentre sur un point déterminé. Or la veille n’a pas de moyen de concentration qui se puisse comparer à ceux dont le sommeil dispose. Démocrite, pour échapper aux distractions que lui donne la vue, se prive volontairement de la lumière ; mais l’ouïe, mais le tact au moins lui reste ; le sommeil supprime d’un coup tous les cinq sens. Lorsque vous méditez, éveillé, sur une question de psychologie ou de géométrie, je suppose, vous écartez, autant qu’il est en vous, les facultés poétiques et autres dont le jeu, loin de la servir, nuirait à l’action de la puissance intellectuelle que, pour le moment, vous voudriez exclusivement animer. Vous avez beau faire : l’état d’abstraction dans lequel vous cherchez à vous établir, ne va pas, ne saurait aller jusqu’à étouffer tout ce qui vit et s’agite aux alentours du centre où vous vous retranchez. Dès que vous dormez au contraire, le lien sympathique, qui unit entr’elles vos facultés diverses, se détend au point que parfois on le croirait rompu, et l’âme se porte et s’enferme tout entière dans un cercle d’idées, où les émotions étrangères ne viendront pas la troubler, et où par conséquent elle fera des prodiges.

Une autre considération, plus subtile peut-être, mais non moins solide, vient encore plus directement rattacher les phénomènes extraordinaires qui nous occupent à la théorie qu’au premier abord ils paraissent contrarier. Quand il s’agit, comme dans les cas que j’ai cités plus haut, de retrouver une notion, une [p. 414] impression depuis long-temps égarée, il faut évidemment, sans s’inquiéter des répugnances de la raison qui nous ferme telle ou telle voie, passer et repasser mille et mille fois par les mêmes routes, et par tous les chemins. C’est souvent là où vous verriez, en y réfléchissant, le moins de probabilités pour le succès désiré, que ce succès vous attend. Éveillé, vous courez où vous croyez avoir le plus de chances, et vous laissez soit à droite, soit à gauche le lieu qu’il eût fallu fouiller. Tout de même qu’un investigateur réfléchi trouvera mieux qu’un chercheur sans réflexion un objet placé quelque part et dans un but qu’il connaît, tandis qu’au contraire ce sera ce dernier qui tombera plus vite sur un objet jeté là sans intention, du moins connue, de même aussi la mémoire, guidée par la raison à l’état de veille, pourra chercher inutilement, prudente, mesurée dans sa marche, un souvenir qui ne se lie en nous à aucun système rationnel, tandis que, dans le sommeil, son inquisition vagabonde, aventureuse, se précipitant par toutes les issues, fouillant indistinctement tous les coins et recoins, finira par le heurter.

Je ne clorai pas, Messieurs, ce chapitre, quelque long qu’il ait pu vous paraître, sans vous dire un mot, dans l’intérêt de la mnémotechnie, d’une expérience que l’Antiquité avait déjà notée (34) et qui nous a tous plus ou moins préoccupés. Quelquefois, sans doute, vous vous serez demandé d’où vient qu’une lecture faite le soir, immédiatement avant qu’on ne s’endorme, se grave plus profondément dans l’esprit et y laisse des traces plus durables. N’y aurait-il pas là, tandis que les autres facultés reposent, une élaboration sourde et [p.415] secrète, une sorte d’incubation mystérieuse de la mémoire qui, plus recueillie et tout entière à son œuvre, vivifierait ainsi, avec plus de puissance qu’elle ne le fait dans des conditions moins heureuses, les germes qui lui sont confiés ? Le souvenir alors, c’est la graine, qui vient mal ou ne vient point dans un sol, incessamment tourmenté, mais qui s’ouvre facilement et prend bientôt racine dans une terre, dont on écarte avec soin, aussitôt qu’elle a reçu la semence, toute cause de perturbation et de déchirement.

Quoi donc ! nous traitons de la mémoire, et nous ne nommons même pas l’organe aux fonctions duquel son jeu est si étroitement lié ? Si parmi les problèmes qui intéressent l’homme intellectuel et moral, il en est un qui réclame plus spécialement, pour sa solution pleine et entière, le concours des lumières que peut projeter sur cet élément de notre nature l’élude attentive de l’homme matériel, n’est-ce pas celui-là ? Vous en êtes bien convaincus, et sur ce point vos convictions sont les miennes. Mais n’oubliez pas, je vous prie, le plan que je me suis imposé. Parti du centre personnel et des facultés de l’âme, je m’avance pas à pas vers le corps auquel je donnerai bientôt la part d’attention qu’il réclame. Chaque chose en son lieu. Une analyse sévère m’enferme pour le moment dans la psychologie ; patience ! la physiologie, Messieurs, aura son tour)

V. De la pensée.

Je vous ai, Messieurs, longuement entretenus des modifications que le sommeil apporte aux facultés [p. 416] intellectuelles qui recueillent les idées et les rappellent ; j’essaierai maintenant de vous dire ce que devient, dans les mêmes conditions, sous le coup des mêmes influences, la faculté qui les combine.

El d’abord, que l’intelligence endormie mêle aux conceptions de la veille, dont elle n’est souvent que l’écho, des combinaisons nouvelles, originales, c’est ce qu’on ne peut contester. Chacun de nous conserve assurément le souvenir de quelque rêve, qui ne lui permet pas le moindre doute à cet égard. En voulez-vous un exemple ? — Dans l’une des nuits du mois de mars 1849, j’étais en chaire et j’y traitais je ne sais quelle question. Ce que je sais, c’est que ma pensée était confuse, mon élocution pénible, ma leçon détestable en un mot. Un de mes auditeurs, qui en souffrait autant que moi, se levait et s’en allait. Sur son dos, qu’en sortant il me présentait avec affectation, se déroulait un tableau où grimaçait ma figure ; je ressentais vivement cette mordante ironie dans laquelle je lisais le jugement public. —Voilà une scène que très certainement je n’avais jamais ni observée, ni imaginée à l’état de veille, et qui est bien un fruit propre de mon sommeil !

Nous pensons donc en songe ; mais que pensons-nous et comment pensons-nous ?

Les combinaisons intellectuelles que l’état de veille enfante se distinguent facilement les unes des autres, et nous les classons sans effort. Nous en reconnaissons d’admirables et de mesquines, de graves et de frivoles, de folles et de sages : c’est que la vie éveillée sépare nettement, en les disséminant, soit sur les [p. 417] phases successives d’une existence unique, soit sur plusieurs existences distinctes, les circonstances diverses auxquelles se rapportent ces caractères si différents, si opposés de nos conceptions. Le génie et la médiocrité, la raison et la démence y ont chacun leur sphère déterminée, ou, si leur théâtre est le même, ils y montent chacun à leur tour. Les choses, quand nous dormons, prennent une autre allure. Toutes les lignes de démarcation que la veille établit et maintient entre des phénomènes qui se repoussent et s’excluent, le sommeil les efface. Là, les extrêmes se touchent ; les contraires s’unissent et s’embrassent ; rien ne répugne à rien. En quelques instants le sujet qui dort passe et repasse de la folie à la sagesse, de l’enfance à la maturité, ou plutôt il est en même temps fou et sage, homme fait et enfant.

La raison quelquefois prévaut dans ce mélange ; et de loin en loin l’intelligence endormie étonne, par le bonheur de ses conceptions, l’intelligence éveillée. J’en pourrais apporter de nombreux exemples : les trois ou quatre qui suivent me suffiront. Je tire les deux premiers de mon recueil. — Un enfant marchait devant moi sur une pente glissante sur laquelle je marchais comme lui : « Prends garde, tu vas tomber, m’écriais-je ; » et au même moment, je perdais l’équilibre, tandis que l’enfant se tenait ferme sur ses pieds ; et je me disais, en me relevant : Ne devrions-nous pas prendre presque toujours pour nous les conseils que nous donnons si libéralement aux autres. — Napoléon venait de livrer un de ces grands combats qui ont immortalisé son nom. Je l’observais au moment [p. 418] même où il se voyait maître du champ de bataille. Son visage était rayonnant de joie ; mais un frisson courait par tous ses membres. « Le voilà, me disais-je, qui tremble comme le gastronome après un copieux repas ; il digère sa victoire. » — « Dans un de mes rêves, écrit Voltaire quelque part, je soupais avec M. Touron qui faisait les paroles et la musique des vers qu’il nous chantait. Je lui fis ces quatre vers :

Mon cher Touron, que tu m’enchantes
Par la douceur de tes accents !
Que tes vers sont doux et coulants !
Tu les fais comme tu les chantes !

« Hier, ajoute le même écrivain, je rêvai qu’on nous disait des vers à souper. Quelqu’un prétendait qu’il y avait trop d’esprit ; je lui répondis que les vers étaient une fête qu’on donnait à l’âme et qu’il fallait des ornements dans les fêtes (35). »

Ces combinaisons suivies, que la veille ne désavouerait point, sont, en général, comme les échantillons que je viens de vous en offrir, d’une médiocre étendue ; pour peu que la trame se prolonge, la déraison ne tarde pas à en brouiller les fils. On dirait un insensé qu’un éclair de bon sens illumine, mais pour l’abandonner bientôt à ses ténèbres. Dans un livre intitulé : Whims and oddities ( Fantaisies et singularités), un auteur anglais, M. Hood, raconte qu’étant à la veille de se marier, il se figura en songe qu’il se rendait sur les bords de la mer ; là il cherchait une habitation commode et agréable pour y passer la lune de miel avec sa jeune femme : cette habitation, il la trouvait [p. 419] parfaitement conforme à ses vues, et il en arrêtait le prix. « Tout allait bien jusque-là, continue le narrateur ; mais hélas ! quand toutes ces dispositions si raisonnables furent prises, ne voilà-t-il pas qu’au lieu de revenir à Londres pour y épouser ma chère Honoria, je me mariais à Bogner même, avec la vieille et laide propriétaire de la maison que je venais de louer (36) » !

Ne concluons pas de là cependant que le rêve est en soi essentiellement déraisonnable ; que la raison n’y apparaît qu’à titre d’accident et comme par exception. Le rêve au fond n’affectionne pas plus l’un de ces états que l’autre : son véritable caractère à ce point de vue, c’est l’indifférence la plus complète. L’imagination, dans le sommeil, ne se demande pas si le lien, dont elle usera pour enchaîner les différents éléments qu’elle assemble, est ou n’est pas de ceux que la raison éveillée accepterait ou repousserait ; elle prend, sans s’inquiéter de ce qu’elle fait, ce qui lui tombe sous la main : le choix intelligent et libre, le discernement n’est point à son usage ; le convenable, l’inconvenant, le possible, l’impossible, tout lui va, tout lui est bon ; et comme, avec de tels procédés, l’absurde et le faux ont infiniment plus de chances pour se produire que le raisonnable et le vrai, il est tout simple que, sur mille combinaisons qui se forment dans de pareilles circonstances, il s’en rencontre à peine une qui ait le sens commun.

Et ce n’est pas seulement la bizarrerie et la déraison presque constantes de nos rêves qu’expliquerait cette indifférence absolue de la pensée endormie quanta la nature des matériaux qu’elle emploie. Il [p. 420] est ici une autre classe de phénomènes dont, en partie du moins, ce principe fécond rendrait également compte.

Vous savez, Messieurs, avec quelle rapidité les événements se succèdent dans le songe. Casimir Bonjour racontait à ses amis qu’un soir, à la première représentation de l’une de ses pièces, accablé de fatigue, il s’était assoupi dans la coulisse au moment même où le rideau se levait : pendant son sommeil, il avait vu passer sous ses yeux ses cinq actes entiers avec tout l’accompagnement des impressions diverses qu’éprouvait et manifestait le parterre à chaque scène. Arrivé à la fin du drame, il s’entendait nommer avec bonheur au milieu des plus vifs applaudissements. Tout à coup il s’éveille ; éveillé, il écoute, il regarde ; il n’en pouvait croire ni ses yeux, ni ses oreilles ; on en était encore aux premiers vers de la première scène ; il n’y avait pas deux minutes qu’il s’était endormi (37). Cette impétuosité électrique du songe. Voltaire l’a heureusement exploitée. Le héros d’un de ses romans se trouve, pendant un long voyage, engagé dans une multitude d’aventures plus ou moins extraordinaires : cette vie si agitée, si remplie et qui aurait pu à peine tenir dans cinq ou six de nos mois ordinaires, Rustan l’avait, sans sortir de sa chambre, vécue en moins d’une heure; il rêvait (38) ! La réalité va même sur ce point beaucoup plus loin que la fiction. Écoutons l’auteur de la Philosophie du sommeil ; je traduis : « Dernièrement, en rêve, je faisais un voyage aux Grandes-Indes : je m’arrêtais quelques jours à Calcutta ; je revenais en Angleterre ; je m’embarquais pour l’Egypte [p. 421] où j’allais visiter les cataractes du Nil, le Grand Caire, les Pyramides ; et pour couronner le tout, j’avais l’honneur d’une entrevue avec Méhémet-Ali, Cléopâtre et Alexandre-le-Grand. Tout cela était l’affaire d’une nuit, probablement d’une heure ou même de quelques minutes ; et cependant ces événements me semblaient avoir occupé au moins douze grands mois (39) » ! Evidemment, Messieurs, si l’imagination procédait dans le sommeil comme dans l’état de veille, avec poids et mesure ; si elle avait à distinguer, éprouver, contrôler, avant d’éconduire les unes et d’admettre les autres, les innombrables idées qui voltigent devant son regard ; s’il lui fallait chercher laborieusement, patiemment attendre, la fougue du rêve en serait singulièrement ralentie, et, selon toute vraisemblance, la pensée, ainsi empêchée, se traînerait la nuit comme elle fait le jour. Je ne dirais donc pas, avec le docteur Macnish, que le temps est en quelque sorte supprimé, annihilé dans nos songes (40) ; je dirais seulement que nos idées, dont la succession le mesure, s’y pressant, s’y accumulant, s’y combinant avec une extrême facilité, y divisent par cela même en un beaucoup plus grand nombre de parcelles distinctes une portion quelconque de la durée, créant ainsi et entassant des heures dans une minute, des années dans une heure. Voltaire compare les rêves qui affectent ce caractère à une lecture qui peut, en quelques instants, nous faire assister aux principaux événements dont se compose l’histoire d’un grand peuple (41). D’autres y voient comme une galerie de tableaux, que nous traversons à la hâte, en jetant à chaque toile un rapide coup-[p. 422]d’œil (42) ! Mais ces rapprochements ingénieux oublient que l’intelligence, qui bâtit ces romans, n’est pas purement passive, et qu’il nous a fallu, avant de lire cette histoire, la rédiger, l’écrire ; avant de contempler ces tableaux, les composer, les peindre. Non : ce n’est pas le travail du rêve qu’il faut réduire pour le faire entrer dans une division de la durée qui, à notre point de vue ordinaire, serait trop étroite pour le contenir ; c’est le temps, au contraire, le temps , celle substance qui n’a pas de grandeur absolue et dont l’élasticité d’ailleurs est infinie, qu’il faut élargir pour y introduire tout ce qu’en effet il contient.

La rapidité avec laquelle l’existence endormie accumule les événements qui s’y déroulent tient donc, comme je l’ai dit, en très-grande partie, à la rapidité même avec laquelle se peuvent combiner nos idées, quand l’imagination qui les accouple est abandonnée à son mouvement propre, libre de toute règle, dégagée de tout frein Cependant, à cette cause principale du phénomène que nous expliquons s’ajoute une cause accessoire, dont l’action, quelle qu’elle soit, veut être aussi constatée. Une des raisons pour lesquelles, pendant la veille , nous vivons si lentement, si lourdement, c’est que le corps, qui, habituellement du moins, réalise alors dans l’espace les conceptions de l’esprit, se meut péniblement, gêné qu’il est et par sa propre masse et par les innombrables obstacles que la nature lui oppose. Le songe marche affranchi de toutes ces entraves ; la matière s’y prête, s’y plie sans résistance à tous nos besoins, à tous nos caprices ; la forme corporelle que veut l’idée vient eu quelque sorte [p. 423] au-devant d’elle ; aux œuvres qui vous demanderaient dans la vie éveillée le plus de travaux et d’efforts, il suffit, en rêve, que vous les pensiez, pour qu’elles soient. — Que serait-ce donc si, pendant le sommeil, la pensée pouvait se saisir directement elle-même et se comprendre sans le concours, si chèrement payé par les lenteurs qu’elle occasionne, de l’expression matérielle ? Quelques observateurs, Schubert entre autres, dans sa Symbolique du rêve (43), prétendent avoir vu l’intelligence volant ainsi d’idée en idée, sans attacher à ses ailes la pesante chaîne des mots. Pour moi, je n’ai à ce propos constaté qu’une chose : c’est que la pensée, dans le songe, peut se passer, sinon de toute espèce de signes, du moins de ceux qu’elle traîne habituellement à son pied. — Dans la nuit du 15 au 16 octobre 1849, je recevais une pelote sur laquelle s’alignaient cinq ou six rangées d’épingles. Cette pelote était une lettre par laquelle un grand personnage me recommandait un aspirant au baccalauréat ; j’en lisais couramment le contenu et la signature , quoiqu’il n’y eût aucune analogie entre ce que j’avais sous les yeux et les caractères de nos alphabets (44).

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Absence de référence. – Merci à San Jee.

Du reste, Messieurs, il n’est pas une des différentes espèces de combinaisons intellectuelles dont la veille est capable, que le sommeil ne connaisse comme elle. Science, poésie, éloquence, conjecture, prévision, tout s’y retrouve. Je me surprends perpétuellement dans mes rêves cherchant et assignant des causes aux effets qui me frappent (45). Les poètes, comme nous venons de le voir, y composent d’assez jolis vers ; et il n’est pas un orateur de profession, [p. 424] avocat, professeur, représentant du peuple, qui n’ait avec plus ou moins de bonheur, dans ses songes, plaidé une cause, fait une leçon, discuté un projet de loi ?

Mais, en général, toutes ces combinaisons scientifiques, poétiques et autres (je n’ai pas à m’occuper pour le moment de quelques exceptions plus apparentes que réelles, dont je traiterai en temps et lieu), n’ont jamais qu’une valeur médiocre ; lorsqu’elles ont quelque prix, elles se renferment toujours, ainsi que je l’ai dit, dans les proportions les plus modestes ; ici, comme partout ailleurs , la veille n’a rien à envier au sommeil : ce n’est pas en dormant que Cicéron composera la Milonienne, que Laplace découvrira le système du monde, et s’il est réellement arrivé à l’auteur de la Henriade de réciter dans, un songe merveilleusement suivi le premier chant de son épopée tout autrement qu’il ne l’avait écrit, il est fâcheux que ce tour de force n’ait pas laissé la moindre trace et que, de ces quatre ou cinq cents vers qu’avait rêvés le poète, il n’en ait pas retrouvé un seul à son réveil (46).

Nous avons suffisamment analysé, quant à leur substance et à leur contenu, les conceptions intellectuelles que le sommeil nous présente. Pour en achever l’étude, disons un mot de leur forme, et, si je puis ainsi parler, de leur style.

Le rêve, Messieurs, parle très-fréquemment, pour ne pas dire toujours, une langue qui lui est propre ; il affecte des tours particuliers, dont il use ou abuse pour exprimer les conceptions les plus diverses. Rarement vous le verrez s’en tenir à l’expression simple et directe ; il aime les grands mots ; il recherche la [p. 425] métaphore et l’allégorie ; il symbolise, il dramatise tout. L’idée d’un danger quelconque vous traverse-telle l’esprit ? un lion aussitôt s’élance qui s’apprête à vous dévorer ! Une fausse position vous fait-elle craindre sourdement que vous ne rouliez en bas de votre couche ? un abîme se creuse dans lequel vous tombez ! Vous laissez-vous aller à un mouvement d’orgueil qui vous élève dans votre estime au-dessus de ceux qui vous entourent ? les gerbes de vos frères s’inclineront devant la vôtre, ou bien vous planerez dans les airs, tandis que la foule, dont vous vous détachez, rampera humblement sur la terre. Rappelons-nous l’imposante vision de cet ancien roi de Babylone : cette immense statue à la tête d’or, aux pieds d’argile, c’est la conception d’une grande puissance qui tremble sur sa base et va bientôt s’écrouler (47). — J’avais, il y a quelques années, contre mes dispositions les plus constantes, accueilli un jour, avec plus de faveur qu’ils n’en méritent, de noirs pressentiments sur l’avenir des sociétés humaines : la nuit mes inquiétudes se coulèrent dans le moule du songe, et voici ce qu’elles devinrent. Un orage extraordinaire éclatait. Le ciel, d’un jaune d’ambre, colorait d’une teinte étrange les arbres, les maisons, les visages des hommes et des animaux qui se pressaient sur une immense plage et au milieu desquels j’étais perdu ; hommes et bêtes, tout attendait dans un silence solennel quelqu’événement sinistre. Un affreux nuage s’avance rapide comme l’éclair, et se déchire en grondant au-dessus de nos têtes : une pluie de souffre, pluie étouffante, s’échappe de ses flancs et [p. 426] nous inonde ; saisis d’un indicible effroi, et pressentant non seulement notre fin prochaine, mais la ruine du monde, nous nous mîmes à fuir, comme un troupeau de chèvres qui prévoient que la foudre va frapper l’arbre sous lequel le berger les avait réunies et s’abritait lui-même. Un nombreux clergé, la croix en tête, se mêlait aux fuyards : il me rappelait Énée enlevant ses dieux à l’embrasement d’Ilion ; mais moins heureux que le héros troyen, il ne devait pas relever dans l’exil ses temples renversés et ses autels détruits. La terre s’agita sous nos pieds ; sa croûte s’ébranla comme si elle eût été liquide, et qu’un souffle violent, parti de ses entrailles, en secouât fortement la surface. Quelques instants après, cette croûte se crevassait ; le gouffre était béant : prêtres et laïques, nous y tombions pêle-mêle. Je m’éveillai en sursaut.

Que conclure, Messieurs, de ces expériences ? ce que déjà nous avons conclu de toutes celles qui ont fixé notre attention. Ce style figuré, oriental, c’est la langue que parlent l’homme et le monde encore enfants ; ces combinaisons décousues, irréfléchies, impétueuses, c’est la pensée, telle que nous l’offre l’enfance des nations et des individus. Dans la sphère de la pensée comme dans celle de la mémoire, comme dans celle de la perception, dans la sphère par conséquent de l’intelligence comme dans celle de la volonté, le sommeil est une dégradation de la veille ; dormir, pour l’enfant, c’est descendre à la brute ; pour l’homme, c’est redevenir enfant ! [p. 427]

III. De la foi.

Messieurs et chers collègues,

Un auteur a dit que, s’il nous était donné de pénétrer les mystères du sommeil, nous aurions aussitôt et par cela même le secret de l’Univers (48): c’est une exagération. L’hypnologie (permettez-moi de proposer à notre langue philosophique ce nom qu’elle parait ignorer) jettera sans doute quelque lumière sur le problème obscur de la vie universelle: mais ce n’est pas de cette science naissante, pas plus du reste que d’aucune de ses aînées, qu’il faut attendre le mot de la grande énigme : jamais nous ne parviendrons par nous-mêmes à savoir le tout de rien, bien moins encore le tout de toute chose. La vérité absolue, si nous la possédons quelque jour et quelque part, ce sera un don de Dieu, non une conquête de l’homme ; ce sera non une philosophie, mais une religion ! Nous n’en sommes pas moins tenus de poursuivre nos études et de reculer, autant qu’il est en nous, dans toutes les directions, les limites de nos connaissances ; notre savoir a du chemin à faire encore avant d’en être venu au point où il lui sera dit : Tu n’iras pas plus loin.

Reprenons donc, Messieurs, nos explorations un instant suspendues (49) ; nous avons maintenant devant nous, dans ce pays des songes, où les bizarreries [p. 428] abondent, l’un des sites les plus bizarres qu’il puisse nous promettre. C’est au cœur des croyances dont le sommeil nous donne le spectacle, que nous allons nous établir.

Notre faculté de croire affecte, pendant la veille, à l’égard des conceptions intellectuelles qui la sollicitent, une triple attitude : — la proposition qui nous est soumise, nous paraît marquée d’un caractère évident soit de vérité, soit d’erreur, nous l’acceptons ou nous la repussons en toute sécurité, sans hésltatlon, sans restriction ; nous croyons alors de ce mode de croyance qu’on appelle certitude; certitude positive dans un cas, négative dans l’autre ; — Cette proposition ne nous semble t-elle que probable, probable dans telle ou telle mesure ? nous ne prenons parti pour ou contr’elle qu’en faisant nos réserves ; ce que nous affirmons, nous concevons qu’on le nie ; ce que nous sommes disposés à nier, nous permettons qu’on l’affirme ; il y a en nous ce que j’appelle, faute d’une locution meilleure, confiance ou défiance à tel ou tel degré ; — Enfin l’assertion sur laquelle nous avons à nous prononcer ne nous laisse-t-elle voir en soi que la possibilué d’être vraie ou fausse ? avons-nous , en d’autres termes, d’égales raisons pour en condamner ou en approuver le contenu ? nous restons, n’inclinant ni à droite ni à gauche, en équilibre entre le pour et le contre, entre le oui et le non : nous sommes dans le doute.

Le doute est rare chez l’homme endormi ; la raison en est simple. Douter, c’est se contenir, c’est se posséder ; et le sommeil, nous l’avons suffisamment [p. 429] reconnu, nous enlève presque toujours l’empire de nous-mêmes. Le doute d’ailleurs suppose une halte, un temps d’arrêt ; et la pensée, sous le fouet du sommeil, court plutôt qu’elle ne marche, vole plutôt qu’elle ne court. Cependant quelqu’ombre de scepticisme se montre de loin en loin dans le rêve. Lorsque, par exemple, un parent ou un ami, dont nous pleurons la perte, nous est rendu en songe, ne sentons-nous point parfois s’élever en nous, contre cette fiction à laquelle nous voudrions croire, une sourde réclamation? Ne nous demandons-nous pas tacitement, confusément, si nous avons bien la vérité devant nous, ou si nous ne sommes pas au contraire dupes d’un grossier mensonge ?

Autant il en faut dire de la conflance ou de la défiance que détermine en nous le caractère plus ou moins probable des propositions qui nous demandent notre adhésion. Nous sommes, dans le tumulte et la précipitation du rêve, bien peu capables de ce calme qui pèse avec précision les chances de vérité ou d’erreur que nos jugements contiennent ; et, lorsque ce travail a lieu, à peine en avons-nous conscience. — Me voici chargé de présider aux arrangements préliminaires d’un duel que je tiens, n’ayant pu l’empêcher, à rendre aussi inoffensif que possible ; je place donc à quarante pas l’un de l’autre les deux adversaires qui d’abord n’étaient séparés que par une distance de deux ou trois mètres : je me disais évidemment qu’en les écartant ainsi j’aurais moins à craindre (ce que je voulais éviter) l’effusion du sang. — Mais ce calcul des probabilités, [p. 430] si familier à la pensée qui veille, n’est qu’un rare accident, même à cet état d’enveloppement où nous l’offre l’exemple que je viens d’en citer, pour la pensée qui dort.

L’habitude la plus constante, pour ne pas dire unique, de la faculté de croire pendant le sommeil, c’est la certitude. La foi la plus entière, la confiance la plus aveugle, tel esten quelque sorte, dans cette phase de la vie, notre état normal.

Distinguons toutefois la certitude qui nie de celle qui affirme. La négation franche, nette ne se produit qu’à de grands intervalles, et, pour ainsi dire exceptionnellement. Mon recueil, que je suis loin d’ailleurs de donner pour complet, ne m’en fournit que deux exemples. Un de mes amis me consultait sur un morceau qu’il venait d’écrire : je lui faisais quelques observations critiques, parmi lesquelles celle-ci : « Voilà une phrase tronquée, défectueuse ; vous n’avez rendu qu’un des côtés de votre idée ; rétablissez l’autre ; telle qu’elle est, votre période me choque comme un hahit qui n’aurait qu’une de ses hasques ». — « Non, Monsieur (car je fais quelquefois des bacheliers en dormant) ; non, disais-je à un candidat qui me donnait tout de travers l’analyse d’un verbe grec, ce n’est pas un parfait, c’est un aoriste». — En général, le sommeil ne suppose pas l’erreur. On conçoit que l’esprit unique, qui enfante et dispose les incidents divers auxquels il se mêle, doit être le plus ordinairement d’accord avec lui-même; et comme, après tout, c’est toujours moi qui parle par la bouche des différents [p. 431] interlocuteurs que je mets en scène, ce n’est qu’à la dernière extrémité et lorsque la sottise qui m’est échappée me parait par trop choquante, que je consens à me donner un dérnenti formel.

C’est donc l’affirmation du vrai, c’est-à-dire de ce que nous estimons tel, c’est la certitude positive qui domine dans le rêve.

Cette affirmation du reste est accordée avec une légèreté qui n’a d’égale que celle avec laquelle se construisent les jugements qui la provoquent. L’intelligence endormie, nous le savons, ne s’inquiète nullement, lorsqu’elle assemble et combine ses idées, de la nature du rapport qui les enchaînera pour en former un système : le raisonnable et le déraisonnable, le possible et l’impossible ont à ses yeux le même droit. La foi n’y mettra pas plus de sévérlté , et les plus incroyables conceptions trouveront grâce devant elle.

N’est-il pas étrange qu’un professeur de la Faculté des Lettres de Caen au XIXe siècle se trouve tout d’un coup, au XVIe, et sans en être surpris le moins du monde, l’aide-de-camp de Henri IV ? — Comment se fait-il que vous dépouilliez votre personnalité pour en revêtir une autre ; que vous soyez, par exemple, non plus monsieur tel ou tel, mais Voltaire ou Jean-Jacques ? — Comprenons-nous cet homme qui se croit femme et qui attend avec anxiété le moment où il accouchera ? — Quoi ! ce vielliard que j’aime et que j’honore n’est qu’un tronc d’arbre équarri ; et je ne suis moi-même, tout en conservant mes sens et ma conscience, qu’un bloc de marbre, une colonne de granit (50) ? — N’est-ce pas, Messieurs, de la [p. 432] démence , et ne reconnaissez-vous pas ici ces hôtes (le Charenton, dont l’un trône, tout couvert des diamants de la couronue, sous le nom de je ne sais quel roi ; dont l’autre tremble incessamment pour ses jambes de verre que le moindre choc peut briser, tandis qu’un troisième, faible grain de moutarde, prie le jardinier qui le sémera bientôt, de lui réserver, afin qu’il y prospère, une bonne place au soleil (51) ?

Mais n’y a-t–il pas plus que de la folie chez ce dormeur qui recule épouvanté en voyant (une tête postiche lui étant sans doute instantanément survenue) sa véritable tête, abattue d’un coup de hache, rouler sur la poussière ; et chez cet autre qui, vivant simultanément dans deux corps, se plaît à monter sur son propre dos et à se porter lui-même (52) ?

Quelles qu’elles soient cependant, ces extravagances ne supposent rien de plus dans l’intelligence que ce que nous y avons déjà remarqué : abandonnée à ses inspirations propres, l’imagination, que la raison absente ne modère plus, ne peut nous donner que ce qu’elle nous donne : telle cause, tels effets. Quant à la créance que ces fictions étranges, monstrueuses, obtiennentt si facilement auprès de nous, nous n’avons pas à nous en étonner davantage. Là où le contrôle n’est plus, où la vérité et l’erreur se confondent, tout est vrai pour nous au même titre ; nous n’avons aucun motif pour croire à ceci plutôt qu’à cela, et lorsque l’absurde est une fois admis, le degré d’absurdité ne fait rien à la chose.

Au fond , si l’homme endormi conservait le discernement qu’il se reconnaît dans l’état de veille, ce [p. 433] n’est pas tel ou tel rêve plutôt que tel ou tel autre qu’il aurait à éconduire, il les rejetterait tous. En est-il un seul en effet, quelque raisonnable que vous le supposiez, qui n’implique cette folle disposition de l’esprit à faire de chacune de ses idées un être, de chacune de ses conceptions une réalité ? Cette hallucination est tellement inhérente au songe, qu’elle suffirait à elle seule pour séparer, sous le point de vue qui nous occupe, la veille du sommeil. Il m’est fréquemment arrivé, comme à la plupart d’entre vous sans doute, de me croire parfaitement éveillé, tout endormi que j’étais (53) ; une fois, par exemple, je, racontais à quelques personnes un songe (je n’hésitais point, par parenthèse, à le traiter de ridicule), dans lequel une chauve-souris m’avait, comme elle l’aurait fait chez nos fabulistes, adressé la parole (54) ; je ne m’apercevais pas que, dans le moment même où je plaisantais sur cette absurdité, j’en admettais plusieurs autres non moins graves ; je supposais vivants des hommes qui depuis long-temps n’étaient plus ; réunis dans ma chambre, des amis que l’heure en tenait nécessairement éloignés ; c’était

un aveugle qui en raillait un autre.

Dans une des nuits de mars 1836, j’avais sur ma table un dessin représentant Mahomet à la tête de ses Arabes. Pendant que je le considérais, le papier s’agita ; ces figures mortes s’animèrent : le général, les soldats s’élancèrent de leur cadre et l’armée se mit en marche. Voila, Messieurs, non pas un rêve, mais le rêve. Ce coup de baguette de l’imagination qui donne du corps aux ombres, nous le retrouvons dans toutes les scènes [p. 434] qu’engendre et déroule sous nos yeux la perpétuelle féerie du sommeil. L’intelligence endormie est la toile sur laquelle se groupent mille et mille fantômes qu’un acte de foi en détache pour les faire vivre devant nous.

C’est cet acte de foi, qui les contient et les résume tous, que nous avons à nous expliquer.

L’esprit, pendant la veille , affecte deux états que l’homme en santé distingue constamment et sans effort l’un de l’autre : — Tantôt nous remarquons en nous une idée, qui n’est que le reflet, la copie d’un phénomène extérieur dont nos sens sont actuellement frappés ; ainsi je constate en moi, maintenant, l’image de cette lampe qui m’éclaire et que mon œil, en quittant le pallier sur lequel il court, va trouver à la place qu’elle occupe en dehors de moi ; c’est là une simple perception : — Tantôt mon intelligence saisit en elle un tableau qui n’a pas actuellement à sa portée ou même qui n’a jamais eu en dehors d’elle son type réalisé ; je me figure, en ce moment, soit un géant de trente pieds de haut, soit cette splendide vue des Alpes que ceux qui aiment la nature vont chercher au sommet du Righi par un beau lever de soleil ; je reconnais l’imagination et la mémoire ; et je m’arrête, mes sens n’ayant rien à démêler ici, aux représentations purement intellectuelles que ces opérations spéciales sont destinées à me donner. Dans le sommeil, au contraire, ces deux états s’identifient ; nous n’y distinguons pas la perception de l’imagination et de la mémoire, ou plutôt nous ramenons ces dernières facultés à la première ; tout ce que l’intelligence endormie se rappelle ou imagin, elle le perçoit. [p. 435]

Que nous confondions en dormant telle opération de l’esprit avec telle autre, il n’y a rien là qui nous doive surprendre ; nous sommes, depuis long-temps déjà, en possession du principe qui nous explique ces confusions ; ce que nous ne nous sommes pas expliqué encore, c’est la préférence accordée à l’une de ces puissances sur les autres ; pourquoi rapporter à la perception ce qui provient de l’imagination et de la mémoire, et ne pas rapporter à l’imagination ou à la mémoire ce qui provient de la perception ? Nous concevrions même infiniment mieux ce renversement des rôles, l’imagination et la mémoire ayant assurément plus de droits à cette propriété exclusive, puisque le contingent qu’elles fournissent à l’œuvre commune est sans contredit et de beaucoup le plus considérable. Mais tout ce qui est a sa raison d’être, et la philosophie n’a pas pour mission de contrôler l’ordre du monde ; qu’elle se contente de l’étudier, et, s’il se peut, de le comprendre ; elle finira toujours par l’admirer !

Il y a donc, dans le phénomène qui nous occupe, une illusion bien avérée ; cette illusion d’où sort-elle ?

Permettez-moi, Messieurs, de vous rappeler un fait d’un ordre peu élevé, mais que vous avez tous été, comme moi, à portée de constater, et dont peut-être, distraits par d’autres soins, vous n’aurez pas songé à vous demander compte. Une pierre lancée avec force roule devant votre chien ; l’animal la poursuit, l’atteint et la mord ; pourquoi? c’est qu’un moment sans doute il l’a supposée vivante. Et d’où vient qu’il prête ainsi la vie à ce corps inanimé ? tout simplement, si [p. 436] je ne me trompe, parce qu’il le voit se mouvoir et que, pour lui, d’après ses expériences quotidiennes, expériences qu’il généralise à sa manière, se mouvoir, c’est vivre. Le chien se trompe en rapportant à la cause la plus ordinaire des effets qui le frappent, un effet parti d’une cause qu’il a moins remarquée et qui a quelque analogie extérieure avec la première. L’homme, dans le cas particulier qui nous occupe, ne procède pas autrement.

La vie éveillée n’est guère qu’une suite de scènes où figurent — d’une part et en dehors de nous, certaines réalités avec lesquelles nous sommes en commerce, — d’autre part et en nous, les idées auxquelles ces réalités extérieures correspondent. Étroitement unies entr’elles par cette sympathie qui attache la copie au modèle, je dirais presque, par cette loi qui enchaîne l’ombre au corps, ces deux séries de phénomènes finissent par devenir comme les deux moitiés d’un tout indivisible. En général et par suite de cette association nécessaire, lorsqu’un spectre intellectuel, de quelque part qu’il vienne, apparaît dans l’esprit, nous supposons fatalement au dehors une existence solide à laquelle nous le rapportons. Alors même que notre conception, toute d’imagination et de mémoire, ne doit rien au milleu dans lequel nous sommes actuellement placés, notre premier mouvement, si la réflexion ne le contenait point, irait y chercher l’objet, dont cette conception n’est d’abord pour nous qu’une image, et nous l’y trouverions, si nos sens n’étaient là pour ruiner, par un témoignage formellement contradictoire, l’insoutenable fiction. [p. 437]

Passons, avec ces données, de la veille au sommeil.

Nous emportons avec nous, dans le monde nouveau où nous entrons, cette tendance indéracinable à extérioriser nos idées, à réaliser, à localiser dans l’espace et autour de nous tout ce que nous pensons, tout ce que nous imaginons. Sans doute, si nous disposions, endormis, des moyens de contrôle que nous possédions éveillés, il nous serait aisé de reconnaître le piège qui nous est tendu et nous sortirions facilement vainqueurs de l’épreuve à laquelle notre foi est soumise. Mais malheureusement nous descendons dans la lice complètement désarmés. La lumière, qui seule alors pouvait nous éclairer, est éteinte, plus de sens, pour discerner le vrai du faux, le fantastique du réel ; la raison quitte la place et l’illusion s’établit !

I. De la sensibilité.

Messieurs et chers collègues,

L’Antiquité grecque avait souvent répété que le semblable seul peut connaître le semblable, et c’était d’après cette maxime qu’Empédocle avait, pour expliquer les notions que nous acquérons du monde matériel, fait entrer, dans la composition de l’âme, les quatre éléments dont les corps sont formés (55). Il y a un fonds de vérité dans cette opinion si vaine du reste. Que de faits, incompris de nous tant que nous n’avions à les constater que chez les autres, prennent, en nous devenant personnels, toute leur [p. 438] signification ! Que de secrets, sous ce rapport, l’âge en s’avançant nous révèle ! En conclurons-nous que chacun de nous ne sait que soi; ; qu’il ne sait même de soi que ce qu’il en peut saisir au moment où il s’observe ? En viendrons-nous, poussant ce principe à l’extrême, c’est-à-dire à l’absurde, jusqu’à supposer qu’il faut être actuellement ivre pour comprendre l’ivresse, actuellement fou pour comprendre la folie ? Voilà cependant ce qu’on a osé penser et dire du sommeil : ce n’est qu’en dormant, selon Porphyre (56) que nous parviendrons, si nous y parvenons jamais, à nous faire une juste idée du dormir ! Nous ne perdrons pas notre temps, Messieurs, à réfuter en forme le sage d’Alexandrie ; il nie le mouvement ; marchons !

La sensibilité et la passion sont, dans le jeu de la vie, si étroitement liées entr’elles, leurs développements respectifs y montent et y descendent l’échelle qui les mesure avec un tel ensemble, que qui connaît, dans un cas déterminé, l’habitude de l’une, connaît, par cela même et pour ce cas spécial, l’habitude de l’autre. Nous avons, en son lieu, étudié la passion à l’état que lui fait le sommeil ; nous n’avons donc qu’à rappeler ici, pour les appliquer à la sensibillté endormie, les résultats auxquels alors notre étude nous a conduit.

Nous est-il démontré que nos affections bienveillantes et malveillantes s’élèvent, quand nous dormons, la liberté ne les contenant plus que d’une main affaiblie, à un degré d’exaltation auquel, pendant la veille, notre raison pleine et entière ne leur permet [p. 439] pas de monter ? Affirmons hardiment que, dans les mêmes conditions et pour les mêmes causes, notre faculté de jouir ou de souffrir s’épanouira avec une vigueur qu’éveillés nous ne lui aurions point soupçonnée.

Nous pouvons encore, en partant de nos recherches antérieures, arriver au même terme par un autre chemin. On sait quelle action l’imagination exerce sur nos plaisirs et sur nos peines, et si la folle du logis, plus ou moins esclave le jour, s’émancipe la nuit et tient à son tour le sceptre, on conçoit tout ce qu’alors elle ajoutera d’énergie à nos joies et à nos douleurs !

Est-il nécessaire d’appeler à l’appui de cette irrésistible induction l’observation directe, positive ? Interrogez, Messieurs, vos souvenirs ; ils vous fourniront mille preuves pour une de la vérité que j’avance. Pour moi (car il faut bien que je reparaisse perpétuellement sur la scène ; je vous livre l’anima vilis sur laquelle ces expériences ont dû se faire), je n’ai certainement jamais versé dans ma vie évelllée, sur un malheur réel, des larmes aussi amères que celles qu’il m’est arrivé de donner en songe à un malheur imaginaire ; et jamais non plus je n’ai goûté plus vivement qu’en rêve les voluptés de toute nature dont sont capables, pendant notre existence terrestre, cet esprit et cette chair (57) !

Les sources de nos émotions soit agréables, soit pénibles, sont d’ailleurs dans le sommeil et doivent être les mêmes que celles où la vie éveillée va puiser les siennes ; j’y constate les trois classes de plaisirs et de peines reconnues par les philosophes, plaisirs et [p. 440] peines du corps, plaisirs et peines de l’esprit, plaisirs et peines du cœur.

Evidemment encore, la loi, qui veut que le sommeil rappelle plus particulièrement les scènes qui occupent la veille, trouvera ici, comme partout, son application. Un Apicius rêvera le plus ordinairement de table el de festins ; un Voltaire, de littérature et de poésie ; un Régulus, un vincent de Paule, de dévouement à la patrie et à l’humanité. Ma pratique personnelle ne me laisse aucun doute à cet égard. Assez peu de sensualité proprement dite dans mes rêves ; si je souffre ou jouis par l’un de mes sens, ce sera ordinairement par celui que son irritabilité rend plus accessible aux impressions extérieures, par l’odorat. Les sentiments agréables ou pénibles qui tiennent à l’exercice de la pensée, y sont déjà beaucoup plus fréquents. Mais ce qui prédomine, c’est l’émotion morale ; c’est par le cœur surtout que je me sens vivre, en bien et en mal, la nuit comme le jour (58).

II De l’activité ou force Motrice.

Messieurs et chers collègues,

Nous n’appartenons pas, vous le voyez, à ces écoles philosophiques, qui, au XVIIIe siècle et même au commencement du XIXe, faisaient immense la part de la sensibilité dans la science et dans la vie. Nous ne voudrions pas toutefois qu’on nous accusât de tomber, par une sorte de réaction qui, pour être [p. 441] naturelle, n’en serait pas moins injuste, dans l’excès opposé. Si nous ne nous sommes pas arrêté plus long-temps sur la faculté de jouir et de souffrir, c’est que, pour le moment , nous n’avions rien de plus à en apprendre. Le point de vue exclusivement psychologique et théorique, dans lequel notre plan nous a contenu jusqu’ici, est loin d’ailleurs d’épuiser la matière; et ce que nous semblons omettre, nous ne faisons que l’ajourner. Tout ceci soit dit non seulement pour ce qui précède, mais encore et plus particulièrement pour ce qui va suivre ; comme nous avons traité les quatre façultés de l’âme déjà décrites, ainsi traiterons-nous la cinquième et dernière, c’est dans l’enceinte de la vie intérieure que nous enfermerons ici, quoi qu’il nous en puisse coûter, l’étude, qui maintenant nous réclame, de la force motrice ou de l’activité.

Nous distinguons notre force active et de l’intelligence qui pense l’acte et de la volonté qui l’ordonne ;

ce que j’ai d’abord conçu, je le décide ensuite et enfin je le fais .

Tout acte suppose un effort, ou plutôt, c’est l’effort lui-même ; ce qui en résulte est l’effet auquel cet effort tendait.

L’effort est un état tout spirituel ; il appartient au principe vivant et n’appartient qu’à lui ; à ce titre, il est tout entier du domaine de la psychologle. Mais dans ses effets il est double : tantôt, sortant de l’âme, il modifie notre propre organilsation, et, le plus ordinalrement, par elle, le milieu ambiant; tantôt, concentré dans le sujet pensant, il n’aspire qu’à entourer la réflexion, la conscience ou la mémoire des conditions [p. 442] les plus favorables à leurs exercices respectifs ; dans le premier cas, l’activité est matérielle ; elle est intellectuelle dans le second. C’est de l’activité intellectuelle seule que, pour les besoins de notre question actuelle, nous avons maintenant à nous occuper.

L’effort intellectuel, si visible pendant la veille, se montre-t-il dans le sommeil ? Nos hypnologues en général ne l’y découvrent point (59) ; et nous le concevons. La facilité, l’abandon, le désordre avec lequel la pensée endormie se déroule, semblent impliquer l’absence de toute contention d’esprit, de tout travail. Mais qu’on y regarde de plus près ; on ne tardera pas à s’apercevoir que, sous ce rapport comme sous tant d’autres, la veille et le sommeil ne diffèrent que du plus au moins,

Les faits sont là. Citons-en d’abord dans lesquels l’effort éclate et où par conséquent il ne sera pas contesté.

J’avais un jour entretenu un de nos plus savants compatriotes, mais sans entrer à ce sujet dans aucun détail, de mon travail sur le sommeil. La nuit suivante (je donne cette expérience avec autant de confiance que si elle m’était personnelle), il rêva que je lui développais ma théori ; très-curieux de la connaitre, il prêtait, comme il le fait du reste à mes leçons qu’il suit depuis plusieurs années, l’oreille la plus attentive. Mais c’était en vain : ou bien je me tournais, en parlant, de manière à ce que mes paroles ne lui parvinsent pas ; ou bien le bruit d’une voiture qui roulait sur le pavé l’empêchait de les saisir ; il n’entendait point, mais il écoutait. [p. 443]

Dans la nuit du 21 au 22 août 1836, je cherchais, en rêve, une date ; je voulais savoir à quelle année il fallait rapporter la naissance de Kant : mes souvenirs me faisant défaut, j’avais recours à mes Questions de philosophie ; j’en tournais et retournais les feuillets pour arriver à la biographle du philosophe de Kœnigsberg ; je n’y pouvais parvenir : mon manuel s’était tout d’un coup transformé en un livre de médecine auquel je compris enfin, après tant de peine perdue, qu’il ne fallait pas demander un pareil renseignement.

Une autre fois j’étais en scène avec une grande dame ; nous représentions, elle, je ne sais quelle reine des premiers siècles de la monarchie, moi, je ne sais quel seigneur du même temps. Lorsqu’elle eut débité son couplet, qui me parut bien su et bien dit, et qu’il me fallut déclamer le mien à mon tour, je m’aperçus que je ne savais pas un seul mot de mon rôle ; j’en étais réduit à l’improviser. Je me défiais, et non sans raison, de mon talent poétique ; j’allais cependant, faisant aussi bonne contenance que possible, alignant passablement mes douze pieds et rimant, non pas aussi richement que je l’aurais voulu, mais enfin d’une manière telle quelle. L’épreuve cependant se prolongeait, je me sentais à bout d’haleine. J’imaginais alors, pour alléger ma tâche, de croiser mes rinies ; je me permettais même (sur notre scène tragique!) des vers de dix syllahes ; quand j’en vins à ce triste expédient, ma confusion s’accrut à tel point, je redoutais tellement la mauvaise humeur du parterre, que je m’ éveillai. [p. 444]

J’empruute au docteur Moreau de la Sarthe un dernier exemple de ce genre d’efforts que leur insuccès irrite et par cela même rend palpables. Dans un de ses songes, qu’il écrivit, dit-il, avec soin en se réveillant, il se voyait obligé de lire devant une Société savante un mémoire dont il lui faisait hommage. D’abord, comme le prédicateur embarrassé, il se mouchait, toussait, crachait à plusieurs reprises ; il tournait et retournait son manuscrit en tout sens ; puis, se décidant à lire, il se trouvait arrêté par les abréviations dont l’écriture qu’il avait sous les yeux était hérissée. Il en déchifïrait péniblement quelques phrases, balbutiant, hésitant comme un écolier. Enfin les fragments qu’il parvenait à faire entendre lui paraissaient aussi ridicules que le débit en était laborieux (60). Expliquez-vous , Messieurs, après ces détails où l’effort est si clairement empreint, après ces lignes où il est si formellement constaté, comment le savant docteur a pu, dans le même article, avancer que « ce qui constitue le sommeil, c’est la suspension de I’attention, de la perception, de la volonté, en un mot, du développement actif des facultés de l’entendement (61) ! »

L’effort intellectuel, qui se prononce, qui s’affirme si hautement dans les cas où il lutte contre une résistance qu’il ne peut vaincre , cesse-t-il d’être, parce qu’on l’y aperçoit moins, dans les cas où la résistance est moins forte, et où il en triomphe ? A qui persuadera-t-on qu’une suite quelconque de conceptions, formant un ensemble régulier, ait pu éclore d’elle-même dans l’esprit et sans que l’attention y ait la moindre part ? [p. 445] Est-ce que dans le sommeil, ainsi que dans la veille, l’opération qui coordonne autour d’une idée générale les idées particulières qu’elle y rapporte, n’a pas à se tenir en garde contre les innombrables provocations auxquelles elle est sans cesse exposée, et qui, si elles n’étaient constamment repoussées, rendraient je ne dis pas seulement pour un long discours, mais pour la plus simple combinaison de phrases ou même de mots, toute unité impossible ? J’ai déjà, à propos et dans l’intérêt d’une question précédemment étudiée, cité plus d’un rêve dont la marche et la tenue seraient avouées de la veille elle-même (62). Je puis vous en soumettre quelques autres, où cette régularité et l’effort qui l’assure me paraissent portés à un degré éminent. — Vous connaissez , Messieurs, la fameuse Sonate du diable ; mais savez-vous dans quelles circonstances et comment elle a été trouvée ? Fatigué du travail de la composition, Tartini s’était assoupi, la tête pleine de pensées musicales qui s’ y agitaient, s’y croisaient sans s’y coordonner, sans s’y organiser encore. A peine endormi, il voit se lever devant lui un fantôme, qu’à certains indices il a bientôt reconnu. « Donne-moi ton âme, lui dit la vision , et je te donne un chef-d’œuvre. » Le marché conclu, le diable saisit un violon et joue. Ravi des sublimes accords que rend l’archet sous cette main étrange, le compositeur s’éveille ; il écrit à la hâte ce qu’il a entendu, ou plutôt ce qu’il a chanté en rêvant, c’est-à-dire le plus beau et le plus étonnant de ses poèmes (63) !

J’extrais de mon recueil une pièce qui présente, quoiqu’à un degré beaucoup moins élevé (ne dort pas [p. 446] ainsi qui veut), le même caractère. Je ne la citerais point, après l’exemple frappant que je viens de rappeler, si elle ne compensait à mes yeux ce qui lui manque sous tant d’autres rapports, par un mérite que la science apprécie, je veux dire, par son incontestable authenticité et sa scrupuleuse exactitude. — Un concours, je ne saurais trop dire à quelle occasion, était ouvert. De nombreux candidats se pressaient, dans une des salles de la Sorbonne, pour prendre part aux épreuves, M. Cousin présidait le jury d’examen. Deux des concurrents avaient déjà pris la parole. Mon tour étant venu, je me mis à exposer et à décrire, dans leur valeur relative et dans l’ordre de succession qu’ils affectent, les trois mobiles qui conduisent l’homme à l’accomplissement du devoir : d’abord la peur, puis l’amour, enfin la raison pure. Cette raison pure, que je considérais comme pouvant suffire à l’âge mûr des individus et des peuples, n’était pas (sa contenance et son regard me le disaient assez), goûtée de l’illustre président, et, sur cet avertissement tacite, je modifiais, sans me contredire, ce que ma théorie pouvait avoir de trop absolu et de trop tranchant. Je terminais donc en reconnaissant que probablement l’humanité ne serait jamais assez parfaite pour s’en tenir au plus élevé de ces trois mobiles, et que sans doute il lui faudrait toujours s’appuyer sur les deux premiers comme sur le dernier ; mais je maintenais hardiment que, sans supprimer entièrement, pour la conduite de la vie, ni la peur, ni l’amour,     il était à désirer que l’on fit de siècle en siècle à la raison une part plus large et plus haute. [p. 447]

Je dis, Messieurs, vous direz avec moi que de pareilles conceptions ne se produisent pas, ne sauraient se produire sans une attention soutenue, et vous y constatez, quoique l’esprit qui les enfante n’en ait pas une connaissance bien claire ni par conséquent un souvenir bien net, la présence de l’effort.

Je vais plus loin : je reconnais cette même activité aux prises avec les difficu1tés qui la gênent toujours quand elles ne l’arrêtent pas, même dans les scènes si légères, si décousues, si désordonnées, où les idées se précipitent, se poussent, se heurtent, se culbutent, comme ces flocons de neige que, dans une sombre journée d’hiver, la tempête chasse et roule à travers l’espace. Cette pluie d’idées ne se fait point sans nous laisser voir partout, non, il est vrai, dans des ensembles de quelque étendue, mais dans les agrégats tels quels, dont ces ensembles pourraient se former, notre force active et même ordonnatrice. Si brisés qu’ils soient, nos songes sont encore des tissus où plusieurs jugements s’enchaînent ; et chacun de ces jugements n’est-il pas lui-même un accouplement de notions, dont l’originalité témoigne hautement de l’activité qui y préside ? Non : il n’y a pas plus dans le rêve qu’ailleurs de génération spontanée, et partout où l’homme pense, de quelque façon qu’il pense, là est nécessairement l’énergie qui s’empare de la matière intellectuelle et la façonne.

Quoi donc ! oublions-nous tout ce que les songes doivent à l’association des idées et à la mémoire, qui leur fournissent, sans qu’ils aient à les chercher, non seulement les éléments qu’ils combinent , mais encore les combinaisons elles-mêmes qu’ils n’ont qu’à répéter ? [p. 448] Nous reconnaissons ces principes divers ; nous savons quel parti en tire l’imagtnatlon endormie ainsi que la raison éveillée. Mais nous ne voyons là, pour l’ouvrier intellectuel, que des conditions et des instruments de travail ; nous n’y pouvons voir des machines montées de manière à le dispenser de toute action personnelle, de toute coopération.

On ne remarque pas assez, en général, combien il nous faut de force active pour maintenir la mémoire, quand nous lui demandons une série telle quelle d’idées dans l’ordre où elle s’est chargée de les retenir, sur la ligne dont elle ne doit pas s’écarter. A chaque détail qu’elle nous représente se lient plus ou moins étroitement une foule de souvenirs qui, suceessivement éveillés, s’agitent et bourdonnent autour d’elle, l’appelant à eux, l’invitant à les suivre dans les innombrables avenues qu’ils lui ouvrent et où, si elle cédait un moment à leurs avances, elle se perdrait et s’égarerait sans retour. Le rêve, qui ne ferait, comme il arrive quelquefois, que répéter fidèlement une scène de la vie éveillée, serait donc encore tout empreint , tout pénétré de cette énergie qu’on lui conteste ; se souvenir, qu’on dorme ou non, c’est agir.

Ainsi en est-il du concours que nous prête l’association des idées. Si celle disposition de nos connaissances à s’appeler les unes les autres en vertu de certaines sympathies naturelles ou artificielles était livrée à elle-même, si nous n’intervenions perpétuellement pour la contenir et la diriger, il n’y aurait plus pour l’esprit de combinaison soutenue, et le songe même, avec tous ses désordres, serait une œuvre trop [p. 449] régulière pour qu’il en fût capable. J’ai d’ailleurs dans mon sommeil, et à plus d’une reprise, saisi sur le fait et à l’œuvre cette puissance qui sait, quand il lui convient, repousser d’importunes provocations. En voici un exemple. J’avais affaire dans une rue Aumette, à l’entrée de laquelle je lisais ce nom, qui m’est du reste parfaitement inconnu. Au milieu de mon rêve qui avait assez de suite, le mot omelette, attiré certainement par le nom de ma rue, se représenta plusieurs fois à ma pensée, comme pour la tenter. Mais je tins ferme ; et l’idée malencontreuse resta en dehors de la combinaison qu’en s’y mêlant elle aurait désorganisée (64).

Notre activité s’applique donc incessamment, dans le sommeil aussi bien que dans la veille, à la faculté de connaître. Ce n’est même qu’à cette condition que la matière intellectuelle, vague et informe de sa nature, se précise, se détermine et devient, comme disait le moyen âge après Aristote, hoc aliquid, ce quelque chose, telle ou telle réalité qui se peut montrer, qualifier, nommer (65). Supprimez ce rapport, il n’y a plus pour nous ni souvenirs , ni idées ; il n’y a plus, par conséquent, de pensée ordonnée ou désordonnée ; le rêve même est anéanti.

Le sommeil n’arrête pas, n’enchaîne pas nos forces actives ; il les met en jeu comme la veille, plus que la veille peut-être, mais autrement qu’elle ; sur ce point, ainsi que sur les autres, il frappe le sujet qu’il touche de son caractère propre.

L’effort gagne et perd à ce contact ; il gagne en rapidité, en énergie ; il perd en tenue et en grandeur. Comme la pensée, qui n’est d’ailleurs que ce qu’il la [p. 450] fait être, il se brise en mille et mille éclats, et, loin de se continuer, il s’abandonne sans cesse et se trahit lui-même ; tuais, cornrne elle aussi, il se meut avec une vélocité qui tient du prodige, et on sent s’exalter et s’épanouir en lui, à un inexprimable degré, toutes les puissances de la vie.

Et comment n’en serait-il pas ainsi ? Qu’est-ce que l’activité proprement dite, l’activité telle que notre analyse la comprend, sinon une cause seconde et aveugle, obéissant, en toute circonstance, à la cause première, à la cause intelligente dont elle relève, et dont elle prend partout et toujours les couleurs ? Jamais (nous l’avons depuis long-temps et en plus d’un endroit (66) suffisamment établi) jamais nos forces actives ne s’ébranlent sans un ordre formel de la volonté. De même qu’il faut, pour que la pensée apparaisse, que l’activité s’applique à l’intelligence, de même, pour que l’effort se produise, il faut que la volonté s’applique à l’activité. La volonté est le grand ressort qui donne le branle à la machine entière ; on ne pense qu’en raison de l’effort que l’on fait pour penser, et l’effort n’a lieu lui-même qu’autant que la volonté le prescrit, et dans la mesure où elle le prescrit. Telle sera et se montrera, à Ul1 moment déterminé, notre énergie volontaire, telle sera, au même moment, et se montrera notre force motrice. Or, ces défauts et ces qualités, ces modifications, quelles qu’elles soient, que nous venons de reconnaître dans notre activité endormie, rappelons-le nous, ce sont précisément les défauts et les qualités, ce sont les modifications que nous avons reconnues dans la volonté [p. 451] tombée aux mains du sommeil, et nos dernières observations confirment de tout point les premières. Il nous est de plus démontré que cette harmonie de notre état volontaire avec les états divers qu’affectent les autres attributs de l’âme, n’est pas fortuite, accidentelle, extérieure, mais intime, nécessaire, rationnelle, et qu’il ne faut y voir rien moins que la relation du principe à ses conséquences, de la cause à ses effets.

Ici, Messieurs, s’arrêtent nos études purement et exclusivement psychologlques ; nous les interrompons, comme vous le voyez, au milieu d’une question. Mais nous ne pouvions suivre notre activité, hors de l’intelligence, dans la sphère où elle se matérialise en quelque sorte, sans avoir préalablement constaté l’état des organes auxquels elle s’adresse. Nous sommes parvenus aux limites extrêmes de l’âme ; le moment est arrivé de faire connaissance avec le corps. [p. 452]

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Collage de François-Xavier Delmeire. – Comme un dernier rêve & As a last dream.

NOTES.

(1) Page 375. — Ce travail, que je méditais depuis plusieurs années, a été arrêté en novembre 1848, au moment même où mes collègues de l’Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres me firent l’honneur de m’élever à la présidence. Ce que j’en publie aujourd’hui a été lu, devant eux, dans les séances de janvier, février, mars t avril, mai 1849, de mai 1850, de février et mars 1851. J’ai conservé scrupuleusement dans l’imprimé les formes que j’avais adoptées pour mes lectures. Il m’est doux de me retrouver ici encore au milieu des hommes d’élite que j’aime et que j’honore.

(2) P. 376. — On trouve dans les Oeuvres d’Aristote un traité Sur le sommeil et la veille en 3 chapitres ; un autre sur les songes en 3 chapitres également ; un dernier enfin en 2 chapitres Sur la divination par le sommeil. L’Histoire des animaux contient encore, au livre IV, chapitre 10, quelques réflexions sur le même sujet. — Les Nouvelles considérations sur le sommeil, les songes et le somnambulisme de Maine de Biran ont été publiées dans ses Œuvres philosophiques, édit. V. Cousin, Paris, 1841, t. II t p. 209- 2.95. — Les deux articles de Th. Jouffroy intitulés : Du sommeil , ont d’abord paru dans le Globe, t. , V, p. 102, 19 mai 1827, et p. 110, 22 mai de la même année. L’auteur les a réimprimés, sans y changer une syllabe (ce qui m’étonne singulièrement chez un écrivain de quelque valeur), dans ses Mélanges philosophiques : Paris, [p. 453] 1833, p. 318-343. — C’est aussi dans le Globe, même volume, p. 150, n°. du 9 juin, que parurent les remarques critiques du docteur Bertrand sur le travail de Jouffroy. — Le docteur Robert Macnish , membre de la Faculté de médecine et de chirurgie de Glascow, auteur d’une Anatomy of drunkenness (Anatomie de l’ivresse) a écrit une Philosophie du sommeil (The philosophy of sleep), dont la dernière édition, à moi connue du moins, a paru à Glascow en 1845 ; c’est un in-18 d’environ 400 pages. Je l’ai lu et relu avec un grand intérêt. — Je m’en tiens pour le moment à ces indications. J’espère donner à la fin de mon traité une liste aussi complète que possible des ouvrages où la question est agitée.

(2 bis). Ajoutez ce n°. au bas de la page 2 où il a été omis. — Maine de Biran avait déja dit :« Je pourrais déduire de ces faits plusieurs considèrations importantes pour la théorie analytique des facultés humaines, et montrer qu’il n’y a rien de plus instructif pour l’homme éveillé que l’histoire des songes, comme rien de plus utile pour l’homme raisonnable que l’histoire de la folie. » Nouvelles consuiératdons sur le sommeil , édit. Cousin, p. 256.

(3) P. 378. — Il serait fort à desirer que les hommes d’études recueillissent ainsi leurs songes et voulussent bien les publier. Ce n’est qu’en multipliant les observations de cette nature qu’on donnera aux philosophes la matière d’une science sérieuse. Cardan est le premier et le seul, si je ne me trompe, qui, dans son ouvrage intitulé: Somniorum synestorum, omnis generis insommia explicantes , libri IV, in-4°, Bâle, 1562, ait rapporté (liv. IV, c. 4, p. 251-278) une série de rêves ( ils sont au nombre de 55) qui lui étaient personnels. Le docteur Moreau, de la Sarthe, parle dans son article RÊVES [Dictionnaire des sciences médicales, Paris, Panckoucke, t. XLVIII, p. 245), [p. 454] d’un journal ou mémorial dans lequel, dit-il, nous avons cherché à recueillir, depuis notre début dans la carrière de la médecine pratique jusqu’à ce jour, les observations qui nous ont paru les plus propres à faire connaître les rapports les plus délicats et les plus fugitifs de l’état physique avec l’état intellectuel pendant le sommeil et la plupart des rêves ». Ces lignes étaient écrites en 1820. Qu’est devenu, depuis, le recueil du savant médecin ? nous l’ignorons ; mais nous craignons fort qu’après en avoir tiré parti, il ne l’ait fait disparaître. Un manuscrit de ce genre, s’il n’a été rédigé en vue de la publicité, contient nécessairement tant et tant d’indiscrétions, que celui qui l’aurait composé pour son propre usage doit, après s’en être servi, avoir hâte de s’en délivrer.

(4) Voyez Laromiguière, Leçons de philosophie , t, L, leçons XII et XIII.

(5) P. 379. — Saint Augustin, Confessions, liv, XI, ch. 14, édit. des Bènédict., t. I, col, 200. Voici le texte que j’ai un peu changé, le citant de mémoire : « Quid est ergo tempus ? Si nemo ex me quærat, scio ; si quærenti explicare velim , nescio. »

(6) P. 383. — Voyez, pour toute cette question, mes Leçons de logique, in-8°, 1840, leçon XII, et plus particulièrement les pages 374-375.

(7) Pour plus de développements, voyez mon Essai sur les bases et les développement de la moralité, in-8, 1834, p. 23-136.

(8) P. 384. — Voyez l’Essai sur les bases et les dével. de la mor., p. 80-102.

(9) Voyez mon Essai sur le langage, 2e édit., in-8°. 1846, p. 208, note 56, et l’étrange brochure à laquelle cette note renvoie.

(10) P. 386. — Les rêves dans lesquels je me suis senti ainsi maître de moi-même sont fort rares: je n’en [p. 455] trouve dans mon recueil que trois exemples ; à celui que j’ai cité dans le texte, je crois devoir joindre ici les deux autres. — I. Je donnais à un de mes amis, dont la conduite me semblait ridicule, quelques conseils pour vivre d’une manière plus convenable. J’allais lui proposer (le rêve en général n’a pas de pudeur) ma propre conduite comme un modèle à suivre. Mais je m’apercevais, tout en dormant, que j’allais le blesser par là beaucoup plutôt que l’éclairer ; et je gardais pour moi ma pensée. Ce rêve est de la nuit du 18 au 19 mars 1836. Celui qui suit est de la même année, du même mois et presque de la même nuit. — II. Des lettres, qui pouvaient me révéler un important secret et dont je désirais d’autant plus connaitre le contenu qu’on avait tout fait pour me les dérober, étaient entre mes mains. J’allais par elles éclaircir un soupçon élevé sur la fidélité d’une femme que j’avais jusque-là regardée comme un modèle de vertu. J’hésitais à les ouvrir. Je me rappelais vaguement Marc-Aurèle brûlant, sans les lire, des papiers qui pouvaient lui apprendre les noms et les projets coupables de quelques conspirateurs, et il me semblait beau d’effacer, à son exemple, les indices d’une faute probable avant de m’être convaincu de sa réalité. Pendant que j’hésitais ainsi, je m’éveillai. Après un assez long intervalle, je me rendors. Chose remarquable ! je me retrouvai aussitôt dans la situation où le reveil m’avait surpris, et je renouai la chaîne interrompue de mes émotions et de mes pensées. Ma curiosité l’emportait alors sur ma générosité ; une lettre était ouverte devant moi et je la dévorais des yeux. J’avais cédé à la tentation, mais, comme on voit , après en avoir d’abord triomphé.

(11) P. 387. — Ceci me rappelle qu’un jour, en septembre 1829, je visitais, moi quatrième, dans l’Isola bella, le magnifique jardin du prince Charles Borromée ; [p; 456] les arbres étaient chargés de fruits magnifiques ; le concierge nous fit promettre, en nous abandonnant à nous-mêmes, de ne toucher à quoi que ce soit. Mes trois compagnons, dont l’un était un prêtre d’environ 36 ans, se laissèrent tenter et prirent chacun un citron ; malgré le mauvais exemple, et, ce qui était plus dangereux peut-être, les railleries de ces messieurs, je m’abstins.

(12) P. 389. — « Sed adhuc vivunt in memoria mea talium rerum imagines quas ibi consuetudo mea fixit ; et occursant mihi vigilanti quidem caientes viribus, in somnis autem non solum usque ad delectationem, sed etiam usque ad consensionem factumque simillimum… Ubi est tunc ratio quæ talibus suggestnouibus resistit vigilans? … Et unde sæpe etiam in somnis resistirnus ?… Et tameu tantum interest ut, quum aliter accidit, evigilantes ad conscientiæ requiem redeamus, ipsaque distantia reperiamus nos non fecisse quod tamen in nobis quoquo modo factum esse doleamus. Numquid non potens est manus tua, Deus omnipotens, sanare omnes languores animas meæ, atque abundantiore gratia tua lascives motus etiam mei soporis exstinguere ? » Saint Augustin, Confessions, liv.X, ch.30 : édit. des Bénédict., t. I, col , 184-185. — La conscience de Tertullien est beaucoup moins timorée : « Et bona facte ; dit-il, gratuita sunt in somnis, et delicta secura ; non magis enim ob stupri visionem damnabimur quam ob martyrii coronabimur. » De anima , n°. XLV ; édit. Rigault, p. 297 : ce que, par une singulière inadvertance, Dupleix, dans son livre sur Les causes de la veille et du sommeil, in-8°, Paris, 1632, ch. XVII, n°. 6, traduit ainsi : « Nous serons aussi bien damnés pour avoir songé de commettre un adultère, comme sauvés pour avoir songé que nous endurons le martyre pour la loi du Sauveur du monde, » faisant dire à l’auteur sur lequel il s’appuie précisément tout le contraire de ce qu’il a réellement dit. — Saint Bonaventure partage l’opinion [p. 457]

de Tertullien ; mais il ne se contente pas de l’énoncer, il essaie de l’établir : « De illusione somniorum prætermitto, quia, sicut dormiens non est compos rationis, sic etiam non potest interim facere unde damnetur. Nam si vigilans forte dedisset occasionem unde dormiens illuderetur, cogitando, agendo, loquendo, vel etiam post somnium voluntarie delectando in memoria illusionis nocturnre, hoc potius esset culpa vigilantis quam dormientis, quum dormienti illusio sit pœna tantum culpæ præcedentis, vel occasio subsequentis in vigilante. » De profectu religiosorum, lib. I, c. 28, dans les Opuscules, édit. de Lyon, 1647, t. II, p. 594, col. 1, B. — Voici comment les casuistes décident la question : « Lactance, homme toujours fort chaste, fait souvent des songes très-contraires à la pureté, et s’imagine, dans le plus profond sommeil, commettre les actions les plus infâmes. Ne pèche-t-il point au moins véniellement en cela ? — Réponse. Il est certain que le démon est l’auteur de la plupart des mauvais songes ; mais il n’est pas moins certain, que sa malice et les effets mauvais qu’il produit dans notre imagination ou dans notre corps ne peuvent jamais être nuisibles par eux-mêmes… Il est certain que si la personne y avait donné son consentement, même en sa cause et d’une manière criminelle, et qu’avant le sommeil elle ne s’en fût pas sincèrement repentie, elle serait coupable, puisque quiconque veut la cause est censé vouloir l’effet qu’elle produit… ; nous disons d’une manière criminelle ; car il peut aisément arriver qu’on fasse de très-mauvais songes qui proviennent d’une cause volontaire, mais innocente, par exemple à un médecin, à un chirurgien, à un casuiste, à un confesseur, qui auraient lu des livres ou eu des entretiens qui ne tendaient uniquement qu’à leur instruction ou à la guérison du corps ou de l’âme du prochain. » Pontas , Dictionnaire de cas de conscience, t, III , au mot SONGES. [p. 458]

(13) P. 392 . — Lucrèce, De natura rerum, lib. IV, v. 959. — On connaît les vers grossiers et sentant un peu le corps de-garde, que le grand batailleur, Frédéric de Prusse, qui se mêlait aussi de rimailler, répondit à la plus charmante pièce de vers qui ait jamais été écrite dans aucune langue, au compliment adressé par Voltaire à la princesse Ulrique (Voy. ses Poésies mêlées, n°. CXXX) :

On remarque pour l’ordinaire
Qu’un songe est analogue à notre caractère ;
Un guerrier peut songer qu’il a passé le Rhin ;
Un marchand qu’il a fait fortune ;
Un chien qu’il aboie à la lune ;
Un voleur qu’il a rait butin ;
Mais que Voltaire, en Prusse, à l’aide d’un mensonge,
Ose se croire roi, lui qui n’est qu’un faquin,
Ma foi, c’est abuser du songe.

,

(14) P. 393. — Dugès, Traité de physliologie comparée de Lhomme et des amimaux , 3 vol. in-8°, 1838, t. I, p. 454. Voici le passage auquel je fais allusion : « Dans les rêves, on devient le héros de presque toutes les scènes, même de celles qu’on croit lire, et c’est ainsi que de très-honnêtes personnes ont pu rêver qu’elles commettaient un crime assurément bien éloigné de leur caractère et de leurs habitudes : aussi la conduite de Denis le tyran , qui, dit-on, fit mourir un homme coupable seulement d’avoir rêvé qu’il l’assassinait, fut-elle aussi déraisonnable que cruelle, si cette histoire n’est pas un conte. » Moreau, de la Sarthe, qui pense comme Dugès, appuie son opinion d’un fait que malheureusement il n’emprunte pas à son expérience personnelle : « Un homme d’esprit… me dit… que, nonobstant la douceur de ses mœurs et la faiblesse de son organisation, il avait cru, pendant un rêve assez suivi, qu’il se battait à outrance avec une espèce de géant ; qu’il [p. 459] l’avait vaincu et que, non moins féroce que les sauvages de l’Amérique, il avait fait tourmenter et déchirer son prisonnier avec un détail de supplices et de cruautés, dont l’idée, qui lui faisait soulever le cœur à son réveil, lui

avait paru toute simple et toute naturelle pendant son rêve. » Dict. des sciences médic., t, XLVIII, p. 276. Je ne trouve rien d’analogue chez moi.

(15) — Si c’était encore l’usage de marquer d’un signe particulier (une main fermée, par exemple, avec l’index ouvert et tendu) tel ou tel passage sur lequel on desire que l’attention se fixe, j’en mettrais un ici. — « L’âme, dit Dupleix (Les causes de la veille et du sommeil, ch. 12, p. 115), estant en un profond repos et en son calme, descouvre comme en un fond clair ses vrayes affections et convoitises, et bien souvent ce qu’on n’ose ny faire ny dire en veillant se représente en songe pendant le sommeil. »

(16) P. 334. — Ce que je n’ai fait que soupçonner, ne connaissant guères, Dieu merci, les sentiments haineux, d’autres l’affirment : « If we hated them while in lire, our animosity is now exaggerated to a double degree. » Macnish, The philosophy of sleep, P. 99.

(17) Voyez sur cet homme d’esprit et de cœur, dont on s’est beaucoup occupé de nos jours, l’article que nous lui avons consacré dans le Dictionnaire des sciences philosopliques, t. l, p. 127-134.

(18) P. 395. — J’ai analysé avec plus de précision la faculté de connaître dans mes Leçons de loqique, leçons II et III. La division que j’indique ici, plus simple et plus nette, suffisait aux besoins de la question que j’avais à traiter, et j’ai cru pouvoir m’y tenir. Je la donne comme m’étant propre ; je veux dire seulement par là que je l’ai bien engendrée; mais je ne soutiendrais pas, quoique mes souvenirs se taisent sur ce point, que d’autres philosophes ne l’aient trouvée avant moi. Voltaire l’avait indiquée, en [p. 460] passant et sans y songer, dans ces quelques lignes: « On ne conçoit pas comment nous avons des perceptions, comment nous les retenons, comment nous les arrangeons. » Dictionnaire philosophique , au mot IMAGINATION.

(19) P. 396. — Voyez mes Leçons de logique, leçon II, p. 28.

(20)P. 397. — Virgile, Enéide, VI, 278. — Homère, Iliade, XIV. 231. — « Nihil est morti tam similequam somnus. » Cicéron, De senectute, c. XXII, d’après Xénophon , Cyropédiep, liv. VIII. ch. 7. « Habes somnum imaginem mortis eamque quotidie induis, et dubitas quin sensus in morte nullus sit, quum in ejus simulacro videas esse nullum. » Cic., Tusculanes, liv. I, ch. 38. — « Stulte, quid est somnus gelidæ nisi morris imago ? » Ovide, Amorum, Iib, II, Eleg. IX, v. 41. Peut-être cette analogie du sommeil et dela mort était-elle exagérée par les Anciens. Les Modernes ont réclamé contre cette exagération. « Le sommeil, dit Buffon (Histoire naturelle , t. IV, p. 8, édit. de Paris, Imprimerie royale, in-4°, 1753), qui paraît un état purement passif, une espèce de mort, est au contraire le premier état de l’être vivant et le fondement de la vie. Ce n’est pas un anéantissement, c’est une manière d’être, une façon d’exister tout aussi réelle et plus générale qu’aucune autre. » — « Les Anciens envisageaient le sommeil comme une mort apparente : somnus mortis est imago ; cette idée ne présente aucune vèrité. Non seulement l’homme qui dort ne ressemble pas au sujet privé de la vie ; mais il diffère encore essentiellement du malade offrant actuellement la suspension d’un ou plusieurs grands phénomènes, comme on le voit dans l’apoplexie, la syncope, l’asphyxie… ) Lepelletier, de la Sarthe, Traité de physiologie médicale et philosophique, Paris, 1839, t. IV. p. 399. — On ne peut nier cependant qu’il n’y ait quelque vérité dans ces vers de Lucrèce (De natura rerum, lib. IV, v. 920) : [p. 461]

Tum nobis animam perturbatam esse putandum est
Ejectamque foras, non omnem ; namque jaceret .
Æter corpus perfusum frigore lethi.

(21) — Voyez dans la Bibliothèque universelle de Genève, t. LV, p. 238-239. On citerait une foule de songes présentant ce même caractère. « L’on rêve, dit le docteur Gall (Sur les fonctions du cerveau, édit. de 1825, t. l, p. 210), qu’on est mort d’une inflammation d’entrailles et l’on se réveille avec de cruelles tranchées. » — « Une mauvaise position du cou fait rêver au docteur Frain qu’on l’étrangle… Galien rêve qu’il a une jambe de pierre ; et à son réveil il trouve la sienne frappée de paralysie. » Adelon, Physiologie de l’homme, 2e édit., t. II, p. 314.

(22) P. 398. — Cabanis, Rapports du physique et du moral de l’homme, t. II, pa 535. Cabanis croit, comme la plupart des physiologistes, que tout cela se fait en dormant.

(23) P. 400. — Voyez l’article du célèbre psychologue Sur le sommeil, dans les Mélanges philosophiques. Cette opinion d’ailleurs était déjà celle d’un Père de l’Eglise. « At enim animæ nec in viventibus dormiunt : corporum emm est somnus , quorum et ipsa mors cum speculo suo somno. » Tertullien, De anima, n°. LVIII, édit. Rig., p. 306.

(24) P. 401. — Voyez la Préface qui ouvre la traduction des Esquisses des Esquisses de philosophie morale de Dugald Stewart. — Dans ce. même article Sur le sommeil, M. Jouffroy fait, je ne sais comment, pénétrer les sensations jusqu’à l’âme, malgré le sommeil des sens, ne s’apercevant pas qu’il laisse ainsi les sens dans l’état même où ils seraient s’ils ne dormaient pas du tout ; de telle sorte qu’il n’y a plus, à vrai dire, de sommeil ni pour le corps ni pour I’âme,

(25) P. 401. — Voyez dans le Globe, t. V, p. 150, l’article où le docteur Bertrand réfute la théorie de M. Jouffroy [p. 462] Ces deux morceaux, extrêmement remarquables l’un et l’autre, viennent singulièrement à l’appui de notre opinion ; l’un, celui de M. Jouffroy, établissant parfaitement l’impuissance de l’habitude à expliquer certains phénomènes qu’on voudrait lui rapporter ; l’autre, celui du docteur Bertrand, établissant non moins victorieusement le sommeil de l’âme contre ceux qui le ment. Reste donc notre hypothèse, qui, seule, paraît tout expliquer et tout concilier.

(26) P. 402. — Charles Londe (Nouveaux éléments d’hygiène, éd. de 1838, t. I, p. 394) adopte absolument cette dèfinition. — « Le sommeil, dit Broussais (Traité de physilogie appliquée à la patholoqie, 2 vol. in-8°, Paris, 2e. édit. 1834, t. I, p. 242 ), est défini par les physiologistes modernes le repos des organes chargés des relations extérieures. » Cf. Adelon , quiI, outre cette définition, en cite quelques autres (Physiologie de l’homme, édit. de 1831, t II , p. 293).

(27) P. 407. — Ce vers que je cite de mémoire est tiré d’une tragédie d’Ancelot, Olga ou l’orpheline moscovite, représentée pour la première fois au Théâtre-Français en septembre 1828.

(28) II ne faudrait pas cependant conclure de là, comme le docteur Virey (Dictionnaire de la conversation, au rnot RÊVE, § II), que « probablernent les peintres doivent plus rêver que les musiciens ». L’imagination endormie s’alimente des perceptions les plus vives et les plus communes. Si l’ouïe, chez tel ou tel individu, fournit à la pensée plus de perceptions et des perceptions plus émouvantes que les autres sens, le songe combinera ces matériaux de préférence, et on rêvera de sons plus fréquemment que de formes et de couleurs. Mais qu’on soit aveugle avec une bonne oreille. ou sourd avec une excellente vue, on a tout autant de raisons pour rêver dans un cas que dans l’autre. La matière du rêve change ; I’aptitude à rêver ne change point. [p. 463]

(29) P. 408. — Huber (François), né à Genève, en 1750, mort à Lausanne, en 1831, auteur de plusieurs ouvrages, et entr’autres d’un bon livre intitulé : Nouvelles observations sur les abeilles. Il était, comme il le dit lui-même dans la préface du traité dont nous avons donné le titre, devenu aveugle dès sa jeunesse, et quand ses yeux lui manquèrent, il se résigna à voir par ceux de son domestique François Burnens, dont il avait fait un remarquable observateur.

(30) M. le docteur Longuet a d’ailleurs conservé à un remarquable degré la faculté d’écrire. J’ai un billet de lui de l’année 1850, tracé avec une netteté et une fermeté que lui envierait plus d’un voyant de son âge.

(31) P. 409. — Macnish, Philosophy of sleep, p. 103-104.

(32) « Près de trente ans se sont passés depuis ma sortie de Bossey, sans que je m’en sois rappelé le séjour d’une manière agréable par des souvenirs un peu liés ; mais depuis qu’ayant passé l’âge mûr je décline vers la vieillesse, je sens que ces mêmes souvenirs renaissent, tandis que les autres s’effacent, et ils se gravent dans ma mémoire avec des traits dont le charme et la force augmentent de jour en jour… Les moindres faits de ce temps-là me plaisent par cela seul qu’ils sont de ce temps-là. » J.-J. Rousseau, Confessions , liv, 1. Tout le monde connaît le mot célèbre (Id., ibid., liv. VI, au début) : Ah !voilà de la

pervenche ! — « Quid ? non hæc varietas mira est, excidere proxima, vetera inhærere ? hesternorum immemores, acta pueritiæ recordari ? » Quint. Inst, Orat., lib. XI, c, 2. — « Je suis certain, dit Grétry (De la vérité, t, L, ch. 4), que j’oublierais plutôt les chants de tous mes opéras que l’air avec lequel je fus bercé. » — Le docteur Moreau, qui a très-bien vu le fait, se rappelait (Dict. des sciences méd., au mot RÊVE, art. VII) « que le savant Corona… avait remarqué aussi sur lui-même, que, depuis qu’il se faisait vieux et goutteux, loin de la terre natale, il voyait presque toujours dans ses songes les lieux enchanteurs, les beaux [p. 464] sites de l’Italie où il avait été le plus heureux dans son enfance et dans sa jeunesse. » Voyez encore Maine de Biran, édit. Cousin, t Il , p. 248.

(33) P. 411. — M. Hardouin, docteur médecin, secrétaire de la Société d’horticulture de Caen, trésorier de la Société linnéenne de la même ville, etc., etc.

(34) P. 414 — « Mirum dictu est, nec in promptu ratio, quantum nox interposita afferat firmitatis [memoriæ], sive requiescit labor ille cujus sibi ipsa fatigatio obstabat, sive concoquitur, seu maturatur, quæ firmissima ejus pars est, recordatio ; quæ statim referri non poterant, contexuntur postera die, confirmatque memoriam idem illud tempus quod esse in causa solet oblivionis. Etiam illa prævelox fere cito effluit et, velut præsenti officio functa nihil in posterum debeat, tanquam dimissa discedit. Nec est mirum magis hærere anime quæ diutius affixa sint » Quintilien, Instit. orat., lib. XI, c. 2.

(35) P. 4.18. – Dictionnaire philosophique aux mots : SOMNAMBULES ET SONGES, sect. IV. — A ce quatrain de Voltaire, que je crois volontiers le fruit de son sommeil, j’ajouterai une petite pièce de vers, sur laquelle j’ai des renseignements plus précis et plus positifs:

A UN CAMÉLIA.

Fleur d’ hiver, vous êtes belle,
Votre corolle étincelle
De blancheur ;
Mais là, sur cette fenêtre,
La contrainte vous fit naître,
Pauvre fleur !

Pour vous, fleur dépaysée,
Le printemps n’eut ni rosée
Ni chaleur ! [p. 465]
La serre, soleil factice,
Entr’ouvrit votre calice,
Pauvre fleur !

Avant que d’être fanées
Les fleurs ont quelques journées
De vigueur;
Mais l’hiver est froid ; il gèle,
Il pleut, le vent souflle, il grêle,
Pauvre fleur!

Hélas ! vous veniez d’éclore,
Pour vous j’espérais encore,
Mais malheur !
Une femme vous demande,
Faut-il déjà qu’on vous vende,
Pauvre fleur !

Ce soir, — c’est une coquette —
Vous serez pendant la fête
Sur un coeur
Que le plaisir seul agite,
Et le plaisir flétrit vite !
Pauvre fleur !

G. MANCEL

Ces stances ont été composées après un bal auquel l’auteur avait assisté. L’idée lui en vint pendant son sommeil qui la rima d’un bout à l’autre ; mais, à son réveil, il ne retrouva que ce qui en est imprimé en caractères ordinaires ; tout ce qui est en italique a été ajouté dans l’état de veille. Je remarque seulement qu’au premier vers le rêve avait donné « Fleur d’Orient, » ce qui, si le mot « Orient » pouvait être pris comme un disyllabe, vaudrait beaucoup mieux que l’expression « Fleur d’hiver, » que le besoin de [p. 466] la mesure y a fait substituer. Pierre Cally, professeur d’éloquence et de philosophie à l’ancienne Université de Caen, admire, non sans raison, cette élégante traduction du dicton vulgaire. « Les maladies viennent à cheval et s’en retournent à pied »

Accedunt equites morbi peditesque recedunt,

trouvée en rêve par un de ses compatriotes. Voyez Anthropoloqia, in-4°, Caen, 1683, lib. III, c. II, artic. 2, p. 258.

(36) P. 419. — Voyez Macnis, Philosophy of sleep, p. 108.

(37) P. 420. — Je ne retrouve , pour le moment, ni dans mes papiers, ni dans ma mémoire, le nom de l’écrivain à qui je dois ce détail, mais j’en garantis l’exactitude.Casimir Bonjour a raconté lui-même cette circonstance de sa vie dans un morceau lu par lui à l’Athénée en 1842 ou 1843, et mon collègue, M. Hippeau, qui assistait à la réunion où cette lecture eut lieu, se rappelle le fait comme je l’ai raconté. — Lorsque Lavalette, condamné à mort, attendait en prison l’heure fatale où la sentence devait être exécutée, il eut ce rêve qu’il nous a conservé dans ses Mémoires. « Une nuit, dit-il, pendant mon sommeil, l’horloge du palais de justice sonna minuit et m’éveilla. J’entendis la porte s’ouvrir pour relever la sentinelle, mais je me rendormis immédiatement. Je rêvai alors que j’étais debout dans la rue St.-Honoré, au coin de la rue de l’Echelle. Une sombre obscurité régnait autour de moi : tout était silencieux. Cependant un bruit faible et incertain s’éleva bientôt. Tout-à-coup j’aperçus à l’extrémité de la rue et s’avançant de mon côté une troupe de cavaliers entièrement écorchés, hommes et chevaux. Les hommes tenaient dans leurs mains des torches dont les feux rougeâtres éclairaient leurs faces dépouillées et leurs muscles sanglants. Leurs [p. 467] creuses prunelles roulaient d’une manière effrayante dans leurs larges orbite ; leurs bouches s’ouvraient d’une oreille à l’autre, et des casques de chair pendante couvraient leurs têtes hideuses. Les chevaux traînaient leurs peaux dans des ruisseaux de sang qui coulaient des deux côtés. Des femmes pâles, échevelées, paraissaient aux fenêtres et disparaissaient alternativement dans un affreux silence ; de faibles sons, inarticulés et plaintifs, remplissaient l’air. Je restais seul dans la rue, pétrifié d’horreur, et n’ayant pas assez de force pour chercher mon salut dans la fuite. Cette horrible troupe continuait à passer au grand galop, et en jetant sur moi des regards glacés. Leur marche, dans ma pensée, durait depuis cinq heures. Ils furent suivis d’une immense quantité de chariots d’artillerie remplis de cadavres couverts de sang, dont les membres palpitaient encore ; une odeur fétide de sang et de bitume m’étouffait. Cependant la porte de fer de la prison, roulant sur ses gonds avec un grand bruit, m’éveilla de nouveau. Je fis sonner ma montre : il n’était encore que minuit. Toute cette horrible phantasmagorie n’avait pas duré plus de deux ou trois minutes, c’est-à-dire le temps nécessaire pour relever la sentinelle et refermer la porte. » — Je n’indique point le volume, ni la page des Mémoires de Lavalette où se trouve ce passage, n’ayant pu me procurer l’ouvrage ; je dois même ajouter que les lignes qu’on vient de lire ne sont pas de l’auteur lui-même, comme je l’aurais voulut et qu’il m’a fallu les remettre en français sur la traduction anglaise que Macnish en adonnée à la page 71 de sa Philosophie du sommeil.

(38) Le roman, que je rappelle ici, est intitulé : Le blanc et le noir.

(39) P. 421. — Philosophy of sleep, p. 71.

(40) « Time, in fact, seems to be in a great mesure aunihilated. » Phil. of sleep, p. 69. Ce qu’il ajoute est-plus [p. 468]

près de la vérité. « An extensive period is reduced, as it were, to a single point, or rather a single point is made to embrace- an extensive period. » Quant à l’idée du temps, Joseph de Maistre va jusqu’à prétendre que jamais nous ne l’avons dans nos songes (Soirées de St.-Pétersbourg, 5e. édit., t. II, p. 276) ; c’est une erreur : quelques expériences prises au hasard, entre mille, ne me laissent pas le moindre doute sur ce point. Ici, c’est une voiture que je manque, parce que j’arrive trop tard ; là, c’est le retour d’un personnage qui s’est absenté et que j’attends avec plus ou moins d’impatience, ailleurs, c’est un ami que je trouve encore levé à une heure très-avancée et à qui je demande pourquoi il ne s’est pas couché comme à son ordinaire ; cette nuit même (30 mars 1851) j’arrivais à 8 heures moins 20 minutes du matin à la Faculté où mes collègues m’attendaient depuis 7 heures ; et je les priais de me pardonner ce retard bien involontaire ; j’étais convaincu que nous ne devions nous réunir qu’à 8 heures, et, me croyant en avance, j’avais fait le trajet des Vieilles-Carrières à la rue de la Chaîne aussi lentement que possible, afin de ne pas arriver par trop tôt. Je citerais une foule d’autres rêves du même genre, s’il en était besoin ; mais je puis faire mieux, et renvoyer ceux qui penseraient comme De Maistre à tous les rêves, de quelque nature qu’ils soient ; tous, sans exception, distinguent des scènes dont les unes précèdent, dont les autres suivent : cette idée de priorité et de postériorité, qu’est-ce donc, sinon celle du temps ? Ainsi je verrais partout ce que quelques observateurs malheureux n’ont aperçu nulle part.

(41) — « N’est-il pas vrai que vous pouvez lire en une heure l’abrégé de l’Histoire des Perses écrit par Zoroastre ? Cependant cet abrégé contient huit cent mille années… etc., etc…. » Le blanc et le noir, à la dernière ou avant-dernière page. [p. 469]

(42) P. 422. — Un écrivain allemand, le Docteur G. H. de Schubert, conseiller aulique et professeur à Munich, dans son livre intitulé : La symbolique du rêve (Die Symbolik des Traumes, in-8°, Leipzig, 1840, 3e. édit., n° 2, p. 7) cite, d’après le Moritz Magazin, deux rêves dignes de remarque. Dans le premier, le brave homme (wacker mann) qui les avait eus l’un et l’autre) s’était retracé, en quelques instants, tous les événements de sa vie, qu’autant de tableaux divers lui représentaient ; le second, non moins rapide que le premier, avait fait passer successivement sous ses yeux, dans plusieurs séries de scènes figurées par autant d’images, l’histoire de toutes les personnes encore vivantes ou déjà mortes avec lesquelles il avait eu quelques rapports.

(43) P. 423. — Voyez l’ouvrage mentionné dans la note précédente, p. 6-21. Le n°. qui remplit ces 15 pages est intitulé : Le langage du rêve (Die sprache des Traumes), Peut-être d’ailleurs Schubert n’avait-il en vue que dès faits analogues à ceux que nous citons nous-même ; voici du moins un passage qui semblerait l’indiquer : « Dans le rêve et même dans cet état de délire qui ordinairement précède le sommeil, l’âme parait en partie parler un langage tout autre que celui qui lui est habituel. Certains objets naturels, certaines propriétés des choses nous représenten, alors tout-à-coup telle ou telle personne, et par contre telle ou telle personne nous représente certains objets ou certaines actions. Aussi long-temps que l’âme parle ce langage, ses idées suivent une loi d’association qui n’est plus celle à laquelle elles sont habituellement soumises, et on ne peut nier qu’alors cet enchaînement de nos idées ne prenne une marche ou un vol beaucoup plus rapide et plus dégagé que pendant la veille où nous pensons plus avec des mots. Grâce à ces images hiéroglyphiques, bizarrement enchaînées l’une à l’autre, nous entassons [p. 470] plus de choses dans quelques instants que nous n’en pourrions réunir avec des mots dans des heures entières. » P. 6.

(44) Une autre fois, j’avais devant moi un sourd-muet qui avait souffert je ne sais quel dommage ; il me semblait qu’il pouvait avoir son recours en justice contre l’homme qui l’avait lésé, et faire valoir en sa faveur un article du Code civil. Pour lui communiquer ma pensée, je plantai dans la terre une baguette que j’avais à la main ; mon sourd-muet avait devant lui, également plantée en terre, une baguette analogue à la mienne. Je lui fis signe d’imiter mes mouvements. Nous tirions alors de terre nos deux baguettes jusqu’à une certaine hauteur ; je lui montrais une entaille sur la partie du bois que nous venions de mettre à découvert. Cette observation faite, nous soulevions de nouveau nos baguettes, et je lui indiquais un peu plus bas une marque semblable à la première ; j’accompagnais ces indications de certains gestes qui rendaient si clairement ma pensée, que mon sourd-muet s’écria tout-à-coup , s’adressant à quelques personnes qui nous regardaient faire : « Voyez ! Il n’a pas appris notre langue ; cependant il la parle parfaitement, ) — M. Alphonse Le Flaguais me contait, ces jours derniers , qu’une jeune personne de sa connaissance, transformée en prédicateur dans un rêve, débitait du haut de la chaire évangélique un sermon qui se composait de pelottes de laine qu’elle agençait et combinait de diverses manières : c’était comme une tapisserie de morale religieuse qu’elle présentait à ses auditeurs.

(45) En voici un exemple digne de l’état où le métaphysicien se trouvait. — J’assistais à un grand repas : au dessert, on servait des gâteaux crus. Je me demandais la raison de cette singularité, et je me répondais qu’on avait sans doute voulu s’assurer du goût des convives, afin de faire cuire ensuite et de servir à chacun ce qu’il aurait [p. 471] préféré. — Dans une autre occasion, je voyais autour de moi des dames qui, gênées par la foule au milieu de laquelle elles se trouvaient, levaient leurs bottines au-dessus de leurs têtes, en s’écriant : « Vive la liberté ! » Qu’est-ce que cela signifie, me disais-je ? et aussitôt je croyais comprendre qu’elles réclamaient la liberté des pieds, c’est-à-dire la faculté de marcher à leur aise dont elles ne jouissaient guère en ce moment.

(46) P. 424. — Dictionn. Philosoph., aux mots SOMNAMBULES ET SONGES, section IV.

(47) P. 425. — Ces exagérations du rêve ont été remarquées par une foule d’observateurs. « S’il arrive que l’action de quelque objet qui touche les sens puisse passer jusqu’au cerveau pendant le sommeil, elle n’y formera pas la même idée qu’elle ferait pendant la veille, mais quelqu’autre plus remarquable et plus sensible : comme quelquefois, quand nous dormons, si nous sommes piqués par une mouche, nous songeons qu’on nous donne un coup d’épée ; si nous ne sommes pas du tout assez couverts, nous nous imaginons être tout nus ; et si nous le sommes quelque peu trop, nous pensons être accablés d’une montagne. » Descartes, édit. Cousin, t. IV , p. 423. L’homme, art. 102. « Un ami m’a conté qu’à l’occasion de quelque légère indisposition, il mit à ses pieds en se couchant une bouteille pleine d’eau chaude ; et qu’en conséquence il rêva qu’il faisait le voyage au sommet du mont Etna et qu’il y trouvait le sol sur lequel il marchait d’une chaleur insupportable. Dugald Stewart, Eléments de la philosophie de l’esprit humain, trad. P. Prevost, Genève, 1808, t, II, p. 93. » Cf. Macnish, p. 62. — Quant à cette faculté que nous donne parfois le sommeil de nous soutenir et de nous mouvoir dans l’air, de nombreuses expériences, faites sur moi d’abord et ensuite sur quelques personnes, dont les confidences me sont d’autant moins suspectes qu’elles [p. 472] ne soupçonnaient pas les conséquences que j’en pouvais tirer, m’ont démontré que c’était bien la vanité satisfaite dans le jour qui la nuit nous donne ainsi des ailes et nous élève physiquement au-dessus de nos semblables. — « Les jeunes gens, dit J. de Maistre (Soirées de Saint-Pétersbourg, t, II, 10e. entretien; 5e édit. p. 240), surtout les jeunes gens studieux, et surtout encore ceux qui ont eu le bonheur d’échapper à certains dangers, sont fort sujets à songer durant le sommeil qu’ils s’élèvent dans les airs et qu’ils s’y meuvent à volonté. » C’est qu’en général la jeunesse et le succès nous disposent singulièrement à cette estime exagérée de nous-mêmes. Ainsi fait l’ivresse ; et nous ne nous étonnons point de voir le docteur Macnish (Philosophy of sleep, p. III), qui n’a ici que le tort de prendre la partie pour le tout et l’accident pour l’essence, rapporter exclusivement à cette circonstance toute matérielle un effet qu’elle peut bien aussi produire, mais seulement parce qu’elle détermine chez nous la disposition morale qui en est la véritable cause. — Le phénomène lui-même qui sans doute varie, plus ou moins, d’individu à individu, me semble exactement décrit dans ce passage d’une lettre de Mme Bettina à la mère de Goethe : « J’avais la certitude que je volias et que je planais ; j’en étais fière intérieurement et je me complaisais dans cette conviction. Une simple pression élastique de la pointe des pieds, et j’étais dans les airs ; je planais silencieusement et avec délices à deux ou trois pieds de terre ; je redescendais, je remontais encore ; je volais de côté et d’autre, puis je

revenais. Je dansais ainsi, à ma grande joie, dans le jardin, au clair de la lune ; je glissais sur les escaliers ; quelquefois je m’élevais à la hauteur des branches d’arbres, et je passais à travers le feuillage, en le faisant frissonner. » Correspondance inédite de Goethe et de Mme. Bettina d’Arnim, trad. de l’allemand par Séb. Allein, in-8°, Paris 1843, p. 67. [p. 473]

(48) P. 427. — Note de St.-Victor, 5e. édit. des Soirées de Saint-Pétersbourg, t. II , p. 76.

(48 bis) — Je croyais avoir inventé ce mot ; ou plutôt (car je l’ai réellement inventé) je croyais être le premier à le proposer aux psychologues et même aux physiologistes ; mais j’avais été devancé : il existe une brochure in-4° de 50 pages publiée à Paris, en 1808, par Victor-Arsène Choquet et qui a pour titre : Hypnologie, ou Du sommeil considéré dans l’état de santé et de maladie. Peut-être est-ce là que ce nom s’est montré pour la première fois ; depuis il a dû être assez fréquemment employé par les médecins, puisqu’on le trouve dans nos dictionnaires. Voyez entr’autres Napoléon Landais et le complément du Dictionnaire de 1’Académie française.

(49) — Ce chapitre a été lu à l’Académie le 28 février 1851 ; les pages précédentes lui avaient été communiquées le 24 mai 1850.

(50) P. 431. — Les deux premiers faits me sont personnels. — Le troisième m-a été confié par un de mes auditeurs, sur la parole duquel on peut compter. Le docteur Moreau pense, sur ce point, avec Darwin, qu’ordinairement une femme ne rêvera pas qu’elle est soldat, ni un soldat qu’il est en couches ; il reconnaît néanmoins que, dans plusieurs circonstances, des perturbations de ce genre ont eu lieu dans le sommeil (Dict. des sciences méd., au mot RÊVE, art. IV , p. 255). — Le quatrième est un rêve de mon enfance qui a laissé chez moi un profond souvenir : c’était mon père que je voyais ainsi étendu et glacé à là porte de notre demeure. — Le cinquième appartient au docteur Macnish. « I dreamed that 1 was converted into a mighty pillar of stone, wich reared ifs head in the midst of a desert, where it stood for ages, till generation after generation melted away before it. Even in this state, though unconscious of possessing any organs of sense, or [p. 474] being else than a mass of lifeless stone, I saw everyabject around, the mountains growing bald with age, the forest trees drooping in decay : and I heard whatever sounds nature is in the custom of producing, such as the thunderpeal breaking over my naked head, the winds howling past me, or the ceaseless murmur of streams. » Philos. of sleep, c. 3 , p. 110.

(51) P. 432. — J’ai vu de mes yeux le malheureux roi dont je parle et lui ai acheté pour quelques sous de pierres précieuses qu’il ne m’a pas épargnées. Mon homme à jambes de verre et ma graine de moutarde sont, avec beaucoup d’autres, mentionnés par Broussais dans son livre De l’irritation et de la folie, 2e. partie, ch. 1. On trouvera des exemples innombrables de ces aberrations du jugement et de la foi dans les traités de Pinel et d’Esquirol.

(52) Le premier de ces rêves est de M. Trébutien ; le second, du docteur Macnish (Voyez sa Philosophie du sommeil) ch. 3, p. 110). Macnish croit pouvoir rapporter cette singularité à la lecture d’un conte d’Hoffman « L’élixir du diable, » dans lequel un personnage a été ainsi doublé par la fantaisie de l’écrivain. Peut-âtre, pour arriver la nuit à cette fiction, n’avait-il eu besoin que de se regarder le soir avec quelque attention dans deux miroirs qui lui renvoyaient sa double image. Dans un autre rêve, le savant docteur voit sa ressemblance répétée jusqu’à vingt fois. Il ne serait pas sans intérêt de s’assurer s’il n’y aurait pas là un pur ressouvenir d’un de ces spectacles que nous donne un appartement, comme j’en ai vu un au palais de Versailles, où plusieurs glaces, disposées d’une certaine manière autour de nous et au-dessus de nos têtes, nous multiplient indéfiniment.

(53) P. 433. — J’ai d’assez nombreux exemples de cette sorte de songes. En voici deux qu’il me semble bon de [p. 475] conserver. « 18 septembre 1842. Cette nuit, pour la première fois depuis que je m’observe, je distinguais la veille du sommeil. Je me croyais éveillé, et, selon ma coutume, je m’élevais au-dessus du sol et même des maisons environnantes, en foulant de mes pieds l’air atmosphérique dont je tendais ainsi le ressort. Tout en me balançant dans le vide, je disais à une de mes connaissances, que cette faculté dont elle me voyait user à l’état de veille, je m’imaginais fréquemment en être pourvu et m’en servir pendant mon sommeil. » — En février 1851, je racontais à quelqu’un un rêve que je venais d’avoir et j’ajoutais : « Remarquez que ce fait est d’une grande importance pour la philosophie du sommeil. »

(54) Je n’ai que cet exemple d’un animal qui parle dans mes rêves. On peut rapprocher de ma Chauve-Souris le Chat de P. Prevost (Cf. supra, p. 397).

(55) P. 437. — « Nous voyons la terre par la terre, l’eau par l’eau, l’air divin par l’air, le feu dévorant par le feu, l’amour par l’amour, et la discorde par la discorde funeste. » Empédocle, Sur la mature, fragments recueillis par Sturz, Leipsig, 1805. Cf. Ritter, Histoire de la philosophie, trad. Tissot, t, I, p. 454. Le moyen-âge avait mis ce souvenir en vers, comme il y mettait toute chose :

Terram terreno comprendimus, æthera flammis,
Humorem liquido, nostro spirabile flatu.

C’était, selon Hugues de Saint-Victor (Eruditio didascalica, lib. I, c. 2, dans les Œuvres complètes, Rouen, 1648, t. III . p. 2, col. 1, C ), un dogme pythagoricien : Que le semblable n’était saisi que par le semblable ; « pythagoricum dogma erat, similia similibus comprehendi. »

(56) P. 438. — « Pendant la veille, on peut parler [p. 476] beaucoup du sommeil ; mais c’est en dormant seulement qu’on en prendra une véritable connaissance ; car le semblable seul connaît le semblable, et toute connaissance est la ressemblance de l’objet connu. » Porphyre, dans les Propositions. Cf. Augustinus Steuchus Eugubinus, De perenmi philosophia, in-fol., Paris 1578, lib. I, c. XI, folio 11 recto.

(57) P. 439. « Cf. Lamettrie, Traité de l’âme, ch. XII, § 5 ; Cabanis, Rapports du physique et du moral de I’homme, t. II, p. 537 ; Moreau de la Sarthe, Dictionnaire des sciences médicales, au mot RÊVE, p. 248, etc., etc. « Hélas ! s’écrie Nodier (De quelques phénomènes du sommeil, dans la Revue de Paris, t. XXIII, p. 32, année 1831 ), où retrouverait-on les amours et les beautés du sommeil ? »

(58) P. 440. — Il m’arrive fréquemment d’être condamné à traverser des ruelles infectes et où l’air me manque. — J’ai déjà cité quelques traits relatifs aux exercices de la pensée : en voici un de plus. J’admirais dernièrement, pendant mon sommeil, une belle page de l’un de nos meilleurs écrivains sur le rêve : je regrette de n’en avoir rien retenu, sinon qu’il y était question de l’intelligence. — Quant aux songes dans lesquelles le cœur est en jeu, j’en ai recueilli plusieurs où se retrouvent l’ami, le mari, le père ; j’aurais aimé à les reproduire ; mais, en les regardant de près, je n’y ai rien vu de bien utile pour la science ; et ce n’est pas ma biographie que je prétends écrire ici.

(59) P. 442. — « Le sommeil n’est autre chose que la suspension momentanée de la volonté ou de la puissance d’effort. » Maine de Biran, Nouvelles considérations sur le sommeil, dans les Œuvres philosophiques, édit. Cousin, II, p. 213.

(60) P. 444. — Dict. des sciences médic., au mot RÊVE, p. 286.

(61) — Ibid., p. 247. [p. 477]

(62) P. 44.5. — Voyez supra, p. 418 et la note 35 qui y correspond.

(63) — Tartini (Joseph) né à Pirano, ville de l’Istrie, en 1692, mort à Padoue, en 1770. C’est Lalande qui, le premier, dans son Voyage d’un Français en Italie, t, VIII, p. 293, édit. de 1796, rendit publique cette anecdote qu’il tenait de Tartini lui-même, et qu’après lui tant d’autres répétèrent. J’ai, dans mon texte, rapporté le fait, tel que me le donnaient les écrivains que j’avais sous la main et auxquels je croyais pouvoir me fier, Moreau, de la Sarthe, entr’autres (Dict. des sciences médic., au mot RÊVE, art. VI) et J.-J. Virey (Dict. de la conversation, au même mot, § III). La version de Lalande est bien différente. Après avoir, dit-il, écouté avec ravissement l’air que le diable venait de jouer, Tartini se réveilla. Il prit aussitôt son violon dans l’espoir de retrouver ce qu’il venait d’entendre ; mais ce fut en vain. La pièce qu’alors il composa est, à la vérité, la meilleure qu’il ait faite, et il crut pouvoir l’appeler la Sonate du Diable, comme s’il l’eût en effet écrite sous sa dictée ; mais il la trouvait bien pâle à côté de celle qui l’avait si fortement ému, et que malheureusement il avait oubliée. — A la place de cette œuvre musicale, que nous ne pouvons pas assigner absolument au sommeil, quoiqu’il ne faille pas non plus la lui enlever entièrement, citons une œuvre littéraire, dont l’origine ne saurait être suspecte : « C’est bien en rêve, comme le dit Macnish (Philosophy of sleep, p. 76), que Coleridge composa son splendide fragment de Kubla Rhan. » Macnish cite en note le récit détaillé qu’a laissé l’auteur des circonstances dans lesquelles les belles pages qu’il mentionne ont été composées.

(64) P. 449. — Si Dugald Stewart avait connu un fait de ce genre, il n’aurait pas refusé à la volonté toute action sur nos associations d’idées pendant le sommeil. Voyez ses [p. 478] Eléments de la philosophie de l’esprit humain, trad. P. Prevost, t. II, p. 490 et suiv.

(65) Voyez Aristote, Métaphysique, liv. VIII, ch. 1 ; et sur ce passage saint Thomas d’Aquin, Commentaires, lect.I, dans l’édition de Rome 1570, t. III, f°. 109 v°.

(66) P. 450. — Voyez l’Essai sur les bases et les développements de la moralité, p. 148 et suiv., et, dans le Dictionnaire des sciences philosophiques, le mot ACTIVITÉ.

 

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