André Gilles. Sur le phénomène de déjà-vu. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologiques », (Paris), XVIIIe année, 1921, pp.166-169.

GILLESDEJAVU0002André Gilles. Sur le phénomène de déjà-vu. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologiques », (Paris), XVIIIe année, 1921, pp.166-169.

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[p. 166]

SUR LE PHÉNOMÈNE DU « DÉJÀ VU »

Il est entendu que, pour n’être pas coutumier, le phénomène n’en est pas moins banal. Un jour ou l’autre, nous l’avons tous éprouvé : il nous a surpris, il nous a laissé en proie à une inquiétude vague et notre imagination, cherchant au delà du fait, partait à rêver des explications lointaines, auxquelles l’attrait de l’inconnu, le frisson de l’étrange mêlaient leur charme à un soupçon de terreur, comme si le coup d’aile du mystère avait tout à coup entr’ouvert sur le noir de la nuit une des fenêtres du calme logis où notre âme vaquait à ses habitudes. De bons esprits s’en vont alors retrouver au tréfonds de leur souvenir les contes enchanteurs de leur enfance et qu’ils s’en aillent ainsi divaguer un peu, ceci me paraît un excellent délassement. Toutefois, à l’analyse, le phénomène semble réductible aux limites d’une hypothèse qui ne dépasse pas les règles, et les exceptions qui les confirment, de nos processus psychologiques normaux, et, en ce sens, il n’est peut-être pas si petit phénomène qui ne vaille qu’on s y arrête, les sentiers même battus que nous parcourons à l’étudier pouvant nous conduire, au hasard d’un tournant, à une échappée qui étende ses perspectives à plus vaste horizon.

Mais prenons le fait concret. Au cours d’une promenade, un de mes amis me présente à des personnes avec qui il est en relation. Rencontre fortuite, suivie d’une invitation à dîner dans leur villa. Au sortir de table, nous passons au fumoir. Là, tout à coup, causant avec le maître de la maison, ma conversation s’arrête net, le coup d’œil que je viens de jeter sur la pièce me fige d’étonnement : ce fumoir, que j’ignorais, chez ces inconnus, je le reconnais tout entier comme une vieille connaissance. L’ordonnance de cette pièce m’est déjà familière, je l’ai déjà vue. Et, à mesure que je l’inspecte, je retrouve chaque détail à la place où je l’attendais : cette longue bibliothèque basse, ces rangées serrées de vieilles reliures ; au-dessus, là-bas, dans le coin, ce torse antique, dont les masses vigoureuses bombent un marbre pur qui met une tache de lumière blanche ; puis, aux murs, ces toiles et ici cet ample fauteuil. Mais où donc ai-je vu tout cela ? On dirait que je l’ai rêvé. Et je me revois, [p. 167] dans ce rêve, adossé à ce même meuble, secouant pareillement la cendre de ma cigarette, éprouvant l’ambiance d’une heure toute semblable à celle-ci.

Si je me permets de retracer ce tableau connu du phénomène, c’est afin d’en dégager cette notion, qui ressort, tant de mon expérience personnelle, que d’une enquête auprès de certains qui l’ont éprouvé, notion préalable qui nous aidera à en concevoir le mécanisme et qui est la suivante. Bien que le phénomène de reconnaissance paraisse immédiat et se produise dès l’abord, sitôt l’arrivée dans le lieu « déjà vu », il ne se produit en réalité qu’après un temps, temps parfois très court, qui peut passer inaperçu et se confondre alors avec l’impression d’un premier contact, mais que l’analyse nous montre toujours avoir eu une durée, si minime soit-elle.

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D’autre part, l’impression du « déjà vu » est d’autant plus frappante qu’elle s’accompagne de celle du « déjà senti ». Nous ne reconnaissons pas seulement les lieux, mais aussi il nous semble que notre prémonition allait jusqu’à avoir pressenti la couleur affective qu’aurait ce moment. Plus même, nous reconnaissons la scène : nous nous revoyons, comme l’acteur sur le plateau, avoir agi comme nous le faisons en cet instant et nous en avons l’impression, plus troublante encore du « déjà vécu ».

D’autre part aussi, lorsque m’apercevant du phénomène, je regarde plus attentivement les gens et les choses qui m’entourent et que mon attention fixe mon regard, j’en prends une connaissance fragmentaire, analytique, alors que je sens que j’en connaissais déjà l’ensemble, alors que j’en avais par avance la vision globale. Je ne découvre pas, je reconnais et ce sentiment d’opération analytique en face d’une synthèse préalablement connue me confirme dans ma croyance au déjà vu.

Et lorsque, après vingt hypothèses, dont beaucoup d’absurdes, et parfois certaines entachées de romanesque, je cherche dans le passé, l’hypothèse d’un rêve me séduit. Mais par quel miracle la fantaisie de mes associations aurait-elle construit l’arrangement de cette pièce dans tous ses détails les plus précis et les plus imprévus ? Loin de moi de vouloir nier le hasard et le mystère, ils ont trop de charme, mais encore faudrait-il supposer, en ce cas, au hasard, qui guida ce rêve, un jeu vraiment trop subtil de coïncidences pour avoir, avec les assemblages de débris passés, évoqué si nettement une vision à venir, d’autant que la banalité de ce moment présent ne légitime pas un tel travail intellectuel, serait-il automatique, car il est, à tout prendre, sans doute fort peu d’occurrences qui n’aient leurs justifications, bien que nous ne les soupçonnions pas.

S’il ne peut donc ici s’agir vraisemblablement d’un rêve antérieur, auquel il faudrait supposer un pouvoir si précis d’évocation, peut-être est-il possible qu’à ce moment même, suggestionné par la réalité, j’attribue, après coup, aux réminiscences d’un songe, qui fut flou, une netteté qu’il n’eut pas. Ne ferais-je pas là une fausse reconnaissance et, qui pis est, celle d’un rêve ? Voilà certes qui serait un symptôme grave pour un [p. 168] psychiâtre. Mais le mécanisme de mon illusion est autre, bien qu’il semble y avoir là aussi, à la base, l’ébauche d’un trouble psychique, un fait élémentaire de désagrégation de la personnalité. Il semble bien, en effet, que l’apparition du phénomène est contemporaine d’un état d ‘âme anormal, tantôt excitation et ralentissement intellectuel, tantôt bouffée d’exaltation affective, en tout cas occasions de distraction, lesquelles conditionnent une perversion momentanée de l’attention, qui autorisera la genèse du phénomène. Certes le trouble est léger : excitation banale qui suit un repas au cours duquel il a fallu parler beaucoup ou bien, chez d’autres, emprise d’un sentiment de curiosité amoureuse, toujours est-il que ce fait est fréquemment contemporain d’un épisode d’excitation émotionnelle ce qui permet aux esprits romantiques de susciter à ce propos l’apparition des spectres étranges de la divination, de la prémonition, du pressentiment. De cette étude du phénomène que reste-t-il que nous puissions admettre ? Deux faits.

Il est exact qu’au moment même où je prends conscience de la perception que j’ai de ces choses, je les avais déjà vues antérieurement. Il est non moins exact que je les avais vues sinon en rêve, du moins dans un état voisin du rêve. Mais là où commencent mes errements, c’est, lorsque, trompé par cette apparence, j’essaye de localiser cette vision dans le passé, car je n’y parviens pas ; or, c’est, en effet, à ce moment même qu’elle vient de s’évoquer, et ceci explique sa netteté et aussi l’exactitude avec laquelle elle peut me donner la note affective.

En effet, l’explication du phénomène tient tout entière dans la discordance du jeu de deux modes de notre activité psychologique, l’un conscient, l’autre subconscient, qui évoluaient, au même moment, parallèlement en moi.

Lorsque je suis entré dans cette pièce, automatiquement mes yeux, d ‘un regard circulaire, ont cueilli l’image de cette pièce et mon subconscient a enregistré ce tableau. La plaque est impressionnée, mais mon attention néglige de la fixer. Mon attention est concentrée ailleurs, je parle au maître de la maison et tout mon conscient est occupé à la vanité de soutenir le brillant de la conversation. Le phénomène d’enregistrement sensoriel et celui d’enregistrement affectif se passent à mon insu. Tout à coup, sous un choc futile, la détente de mon attention se produit, elle se reporte sur le milieu, y jette un regard conscient. Et une seconde image, issue de cette perception consciente, s’étonne de retrouver déjà inscrite l’image première dont elle prend à ce moment rétrospectivement conscience. Elle la confond avec un souvenir lointain, resurgi, alors qu’il ne date que d ‘un instant ; elle admire qu’il soit paré de l’exacte couleur affective du moment, alors que ceci est tout naturel puisqu’il en est issu.

Que l’enregistrement conscient, bien que second dans le temps, s’attribue tout l’honneur d’avoir reçu l’impression du milieu nouveau, rien de répréhensible en cela, puisqu’il fut le premier conscient. Qu’il persiste à [p. 169] ignorer l’autre, qui réellement fut premier, ceci est non moins légitime, puisque l’autre use de procédés étrangers à son mode d’activité. Lui, attentif, obéit aux lois de notre mécanisme intellectuel, prend des notations analytiques, médiates, met en action des centres d’association dont la complexité mesure la nécessité de temps plus longs, alors que le premier, automatique, brutal, avait accueilli d’emblée la synthèse.

Mais encore, d’où vient que nous refoulons dans un lointain passé, à chercher dans un rêve jadis élaboré, une impression qui ne précédait que de quelques instants notre perception consciente, Il nous semble en fait que d’innombrables heures, des jours, des mois, les ont séparées, alors qu’il s’agit tout au plus de fractions de minutes, sinon de secondes ? Mais ne trouvons-nous d’ailleurs pas cette tendance à la rétrospectivité dans tous les produits de l’automatisme, notamment dans les faits imaginatifs, parfois dans le rêve de certains délires (1). C’est que l’attention étant l’apanage de notre conscience usuelle, lui créant par là-même sa clarté, les consciences secondes, si peut-être elles perçoivent, ne réduisent pas leurs données dans le temps et dans l’espace. Par ailleurs, de la différence de leur mécanisme, l’un rapide, immédiat, l’autre complexe et fatalement plus long, n’est-il pas à penser que les temps de ces deux modes d’opérations psychiques ont des mesures toutes différentes, les choses se passant comme si l’une se chiffrait, par exemple, au millionnième de seconde, tandis que l’autre évoluerait au centième de seconde.

De cette analyse d’un phénomène réduit, dont la critique est aisée, nous retiendrons la notion de l’asynchonisme de processus psychologiques qui cependant sont contemporains, cette autre, qui en ressort, de la subjectivité du sentiment de la durée et du temps. Puis, cette condition, qu’il a fallu à l’apparition du trouble une ébauche de désagrégation de la personnalité. Ainsi, de cette expérience banale nous retiendrons que nous en pouvons tirer des éléments d’interprétation pour l’étude de ces états où prédominent le sentiment de l’étrange et du rêve, de la discordance, de la modification dans le temps et les durées et qui sont issus de ces troubles psychologiques, l’aprosexie et la désagrégation de la personnalité.

ANDRÉ GILLES.

NOTE

(1) Comme fait de cet ordre, je citerai ceci, qu’ayant, au cours d’un travail de fantaisie littéraire, laissé mon imagination me suggérer plusieurs phrases, je ne tardai pas à la réflexion, alors qu’elles venaient de se créer sur le champ dans mon subconscient, de les attribuer à une réminiscence de lectures anciennes et même à y renoncer, par crainte de plagiat, bien que leur rythme me séduisit.
Nous pouvons encore rapprocher ces faits de la lecture automatique, du vol de la pensée, de l’écho de la pensée qu’exprime le délire d’influence.
Dans cet écart, il y a place pour que s’interposent entre les deux impressions des plans nombreux de complexes ideo-affectifs, mais, d’autre part, ce fait même qu’il s’agit de phénomènes récents dont le souvenir précis est bourré de détail, nous pousse à penser, par la multiplicité et le complexe de cette évocation, qu’il s’agit de réminiscence lointaine et c’est à l’infini de cette complexité que nous mesurons alors la distance et la reportons ainsi faussement dans le passé.

 

 

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