André Delrieu. Psychologie du rêve. Partie 2. Extrait de la « Revue de Paris », (Paris), nouvelle série, tome premier 1839, pp. 149-182.

André Delrieu. Psychologie du rêve. Partie 2. Extrait de la « Revue de Paris », (Paris), nouvelle série, tome premier 1839, pp. 149-182.

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André Delrieu. La Bibliothèque nationale n’a aucune référence de date de naissance ou de décès pour André Delrieu qui en tant qu’« écrivain-auteur dramatique » a publié plusieurs ouvrages dans la première moitié du fixe siècle. Dans La lorgnette littéraire : dictionnaire des grands et des petits auteurs de mon temps de Charles Monselet, publié en 1857, André Delrieu est mentionné comme « un homme d’un très grand talent, cœur allemand, esprit français. Le rêve et la seconde vue l’ont beaucoup préoccupé.» – Collaborateur habituel de la Revue de Paris.
Quelques publications :
Les Enfants-Trouvés, 1831.

[p. 149]

PSYCHOLOGIE DU REVE.

SECONDS PARTIE.

L’avenir n’existe pas : comment donc est-il possible de le connaître, de le prévoir, même en songe ? Tel est l’argument de tout le monde, l’objection banale, mais spécieuse, de la foule. Rappelons d’abord que le pressentiment, ce vestibule en quelque sorte de la prévision, est un phénomène tellement vulgaire, tellement immémorial, qu’il a pris depuis long-temps sa place à côté du rêve lui-même, dont il se montre parfois ou la cause, ou l’effet, ou l’accessoire. Les anciens, et nous parlons ici des hommes de science, étaient convaincus que l’âme percevait durant le sommeil, et par le moyen des rêves, le sentiment des choses futures. Lisez Pline, Cicéron, Xénophon, Aristote, vous verrez ces magnifiques intelligences se débattre au milieu des faits ou s’abstenir religieusement. Les crises sociales de la civilisation et les mouvemens politiques de l’histoire se lient tous plus ou moins à la psychologie du rêve. Tantôt c’est une apparition où des figures se montrent et où des voix se font entendre; tantôt c’est un songe où les évènemens se retracent. Quel que soit le mode révélateur, la Pythie du sommeil domine les peuples. La Bible, le Nouveau-Testament, les évangélistes,’ les pères de l’Église, invoquent tour à tour son culte. Alexandre à Tyr, Nabuchodonosor en Chaldée, Joseph en Egypte, Moïse, Pharaon, Daniel, Abraham, tous les prophètes, tous les conquérans, tous les législateurs, y puisent leurs oracles, leurs doctrines et leurs [p. 150] conquêtes, sous forme d’une prédiction nocturne. Il y a des songes pour Mahomet, pour Xerxès, pour Mithridate, pour Cambyse, pour Clovis, pour Henri IV, pour Balthazar, pour Louis XIV, pour Napoléon. Faut-il rappeler des illustrations classiques en ce genre : les terreurs de Calpurnie, les histoires de saint Augustin, cet homme qui vint sauver Brutus dans sa tente, et ce fantôme qui se dressa devant César au Rubicon ? On a même fait de la médecine avec les songes : Origène, Hippocrate et Jamblique, traitent les maladies préventivement, au moyen du rêve. Quelle majestueuse figure dans le poème de l’Iliade, que le rôle de Cassandre ! ne dirait-on pas qu’Homère, profond philosophe autant que divin rhapsode, voulut personnifier la prescience de l’âme humaine comme auréole suprême de son épopée ? Raphaël, le plus grand des peintres, a pu décrire, au moyen des couleurs terrestres, le phénomène de la transfiguration ; mais où trouver un Descartes, un Pascal, un Newton, pour sonder l’abîme de cette prophétie vivante, pour analyser les lois de ce phénomène naturel ? Il me semble que le spectre de Banco et l’ombre d’Hamlet, galvanisés par Shaskspeare, ont tressailli derrière moi.

Il ne faut pas d’ailleurs confondre les pressentimens ou prévisions avec les pronostics ou présages. Les pressentimens résultent d’un mouvement intérieur opéré en nous par une faculté dont nous sommes doués, sans pouvoir en expliquer la cause. Les pronostics sont jme coïncidence supposée entre des évènemens actuels et des évènemens éloignés. Les pronostics sont des préjugés puérils, dont la plupart ont leur source dans la fausse application d’une croyance religieuse. Il est de toute évidence qu’il n’y a nul rapport entre tel nombre, tel jour de la semaine et les succès de telle ou telle entreprise. C’est sur la valeur des présages que se fondait l’oneirocritie, ou faculté de lire dans les rêves, spéculation frivole qui compromettait la source divine du pressentiment, dont Avicenne et le grand Hippocrate lui-même se sont préoccupés comme d’une vérité sainte, Artémidore comme d’une science positive, et Cardan, Belot, Apomazar, comme d’une révolution diabolique. C’est encore sur l’interprétation des pronostics que reposait l’art de la divination si célèbre chez les anciens, et cela suffit pour démontrer la fausseté de cet art, dont les hommes éclairés ne furent jamais dupes. Cette distinction entre le pressentiment et le pronostic, est nécessaire, comme on le voit, pour n’être pas moins à l’abri des charlatans qu’en garde contre les sceptiques. Reste pour l’incrédulité un [p. 151] dernier cheval de bataille, c’est le cas où le pressentiment se complique d’un fantôme et d’un songé avec une reproduction si parfaite de toutes les circonstances de la vie réelle, que le dormeur croit être positivement transporté dans l’avenir. Ce que nous avons dit plus haut nous dispense d’une profession de foi à l’égard du songe et du fantôme. Quelques faits peu connus suffiront au tableau de cette catégorie du pressentiment.

« Le marquis de Rambouillet (1), frère aîné de Mme la duchesse de Montausier, et le marquis de Précy, aîné de la maison de Narntouillet, tous deux jeunes hommes de vingt-cinq à trente ans, étaient intimes amis, et allaient à la guerre comme y vont en France toutes les personnes de qualité. Comme ils s’entretenaient un jour ensemble dès affaires de l’autre monde, après plusieurs discours qui témoignaient qu’ils n’étaient pas trop persuadés de tout ce qui s’en dit, ils se promirent l’un à Faute que le premier qui mourrait en viendrait apporter des nouvelles à son compagnon. Au bout de trois mois, le marquis de Rambouillet partit pour les Flandres, où était la guerre, et de Précy, arrêté par une grosse fièvre, demeura à Paris. Six semaines après, de Précy, convalescent, entendit, sur les cinq heures du matin, tirer les rideaux de son lit, et, se tournant pour voir qui c’était, il aperçut le marquis de Rambouillet en buffle et botté. Il sortit de son lit, et voulut sauter à son cou, pour lui témoigner la joie qu’il avait de son retour ; mais Rambouillet, reculant de quelques pas en arrière, lui dit que ces caresses n’étaient plus de saison ; qu’il ne venait que pour s’acquitter de la parole qu’il lui avait donnée ; qu’il avait été tué la veille dans la tranchée ; que tout ce que l’on disait de l’autre monde était très certain; qu’il devait songer à vivre d’une autre manière, et qu’il n’avait point de temps à perdre, parce qu’il serait tué dans la première occasion où il se trouverait.

« On ne peut exprimer la surprise où fut le marquis de Précy à ce discours ; ne pouvant croire ce qu’il entendait il fit de nouveaux efforts pour embrasser son ami, qu’il croyait le vouloir abuser ; mais il n’embrassa que du vent et Rambouillet, voyant qu’il était incrédule, lui montra l’endroit où il avait reçu le coup, qui était dans les reins, d’où le sang paraissait encore couler.

« Après cela, le fantôme disparut, et laissa de Précy dans une frayeur plus aisée à comprendre qu’à décrire. Il appela en même [p. 152] temps son valet de chambre et réveilla toute la maison par ses cris. Plusieurs personnes accoururent, il conta ce qu’il venait de voir ; tout le monde attribua cette vision à l’ardeur de la fièvre qui pouvait altérer son imagination. On le pria de se recoucher, lui remontrant qu’il fallait qu’il eût rêvé ce qu’il disait. Le marquis, au désespoir de voir qu’on le prenait pour un visionnaire, raconta toutes les circonstances que je viens de dire ; mais il eut beau protester qu’il avait vu et entendu son ami en veillant, on demeura toujours dans la même pensée, jusqu’à l’arrivée de la poste de Flandre, par laquelle on apprit la mort du marquis de Rambouillet.

« Il n’en fallut pas davantage pour jeter l’émoi dans Paris, mais le temps seul pouvait justifier pleinement la prédiction. Cela dépendait de ce qui surviendrait au marquis de Précy, lequel était menacé de périr à la première occasion. Les guerres civiles s’allumèrent bientôt ; ce jeune homme voulut aller au combat de la Porte-Saint-Antoine, quoique son père et sa mère, qui craignaient la prophétie, fissent tout au monde pour l’en dissuader. Or, il y fut tué au grand regret de sa famille… »

Le marquis de Précy veillait : c’est évident. Les phénomènes de la Seconde Vue prouvent que, dans la veille même, le pressentiment se traduit parfois au moyen du songe. Mais alors, pour que des sensations, d’autant plus délicates que les objets qui les produisent sont plus éloignés, deviennent perceptibles pour nous, il faut qu’elles agissent seules, et que tout accès au tumulte des sensations ordinaires soit fermé. Il faut qu’il y ait pour ainsi dire entre les impressions subies et notre ame, une sorte de filtre où s’arrête au passage tout ce qui est grossier, et au travers duquel ne pénètrent que les émanations les plus fugitives et les plus pures. Voilà pourquoi c’est uniquement dans le silence de notre organisation que l’âme discerne ces rayons innombrables, ces fils mobiles et déliés par lesquels le présent se renoue en même temps à l’avenir qui se développe, et au passé qui s’enfuit. Ce silence est plus communément le sommeil ; mais les divers assoupissemens dont l’homme est passible ne répugnent pas à l’exercice du phénomène. Nous en avons décrit un exemple à propos du songe traité comme voyage de l’âme. Du reste, le XVIIe siècle est riche encore d’une aventure qui vaut bien le rêve du marquis de Précy.

« On raconte (2) qu’un homme, qui ne savait pas le grec, vint voir [p. 153] M. de Saumaise le père, qui était conseiller au parlement de Dijon, et lui montra ces mots, qu’il avait entendus la nuit en dormant, et qu’il avait écrits en français dès son réveil :

απιθι ! ουϰ οσφραινη τιν σεν αψυϰιαν ?

« M. de Saumaise lui répondit que cela voulait dire : — Va-t’en ! ne sens-tu pas la mort ? Le conseiller se hâta de déménager. A peine avait-il quitté sa maison qu’elle s’écroula. »

Le pressentiment constitue le plus abondant et le plus curieux de tous les faits qui découlent du somnambulisme. On peut en vérifier l’importance dans les ouvrages de M. Deleuze, dans la Physiologie du système nerveux, de Georget ; dans le livre du docteur Bertrand, sur l’extase ; enfin dans les œuvres médicales ou philosophiques de Delpit, Cabanis, Virey, Petetin, Bordeu, Hecquet, etc., etc. Rien de plus commun, d’ailleurs, que les pressentimens suscités par le rêve sur le développement futur des maladies. Un homme, dit Galien, songe que sa cuisse est devenue de pierre ; quelques jours après, cette cuisse est frappée de paralysie. Selon Pline, Cornélius Ruffinus, rêvant qu’il avait perdu la vue, se réveille aveuglé par une amaurose subite. Conrad Gesner songe qu’il est mordu au sein par un serpent ; il lui vient effectivement sous l’aisselle un anthrax pestilentiel qui le fait périr en cinq jours. De semblables particularités, bien que fort intéressantes, sont trop évidemment le simple résultat de la vie purement organique pour mériter une place dans la psychologie du rêve. Il n’en est pas de même de l’anecdote suivante.

Lorsque le maréchal de Lowendahl, à la tête de l’armée française, pénétra de vive force, le 16 septembre 1747, dans Berg-op-Zoom, après un siège mémorable, cette citadelle hollandaise fut impitoyablement saccagée. Ce qui succomba de plus regrettable pour les théosophes, dans cette matinée sanglante, ce n’est pas les cinq mille soldats que les vainqueurs égorgèrent dans les fortifications de Cohorny, c’est uniquement un tombeau modeste, isolé dans un coin du rempart, et sur lequel on voyait, en bronze, la représentation assez grossière d’un miroir, avec une tête de mort sculptée en pierre, au milieu même du métal qui figurait la glace. Le tombeau renfermait les débris de lord Bruce, gentilhomme anglais d’une grande distinction, qui avait servi dans l’armée hollandaise, sous le général Stuart, et qui avait péri à Berg-op-Zoom, quelques années auparavant, victime d’un duel. La veille du combat, il s’était endormi dans [p. 154] un lit dont une glace ornait l’alcôve. Il se réveilla durant la nuit, et aperçut dans ce miroir une tête de mort. En sortant, le matin, pour se rendre au lieu convenu, il fit part de cette circonstance étrange à ses témoins. On fut surpris d’une pareille faiblesse dans un homme de cœur ; mais un moment après on se pressait autour de son cadavre. Le rêve de lord Bruce frappa tellement ses amis qu’on voulut en éterniser le souvenir dans le bas-relief de son caveau (3).

Cette aventure est un trait de seconde vue ; mais, comme pressentiment nocturne, elle participe également du songe. Il ne faut pas trop rire du miroir qui réfléchit un événement futur ; cela peut s’expliquer par les projections magnétiques, et, d’ailleurs, si la prescience est démontrée, il n’y a pas plus de mystère à lire dans une glace comme lord Bruce, qu’à voir sous l’horizon comme un voyant d’Ecosse : toute la difficulté consiste à reconnaître que nous possédons un moyen inexplicable de former dans notre esprit la suite des images et le tableau des faits, qui auront lieu dans l’avenir, par une opération supérieure de l’âme. Il sera peut-être ultérieurement prouvé, quand les sciences psychologiques auront plus de certitude, que ce phénomène s’exécute par un déplacement accidentel, par une sortie de la portion éthérée de notre intelligence, par une exploration de notre vie spiritualisée dans le monde présomptif où elle s’inquiète d’un logement, et vers lequel sa nature aériforme est insensiblement attirée. Cette découverte serait la conséquence des théories diverses que nous venons de reproduire à propos des séparations fantasques et momentanées de l’âme et du corps. Lord Bruce aperçut un crâne décharné, parce que c’est là ordinairement l’aspect que prend sous la tombe une tête rongée par les principes dissolvans qui fonctionnent dans la matière inanimée. Des transitions parfaites., habiles, délicates se placent, comme ménagées par une intention divine, entre toutes les crises de la nature : quoi de plus simple qu’une affinité préparatoire soulève à demi, pour l’homme, la dalle de son caveau funèbre ? Rappelez-vous la sollicitude des animaux sauvages pour les destinées de leur cadavre, sollicitude instinctive qui démontre à quel point la mort se pressent dans la vie ! Au fond des bois comme à la surface des-plaines, vous ne trouverez jamais les débris d’un animal expiré de sa mort naturelle. Il semble que chacun d’eux répugne, dans les heures de l’agonie, à rendre le dernier soupir en présence de l’homme ou sous le ciel. N’est-ce pas là une [p. 155] manifestation curieuse du sentiment de la prescience, au moment où les organes, passagèrement réunis, se séparent pour se réunir encore sous la volonté d’un lien nouveau ? L’apparence même fausse ou prématurée d’une rupture est capable de relâcher leurs attaches constamment à l’état de lutte dans le nœud qu’elles résistent à former (4).

On lit dans les notes du Giaour : — Lors de mon troisième pèlerinage au cap Colonna, en 1811, comme nous passions dans un défilé entre Keratia et Colonna, j’observai que Dervich-Tahiri s’écartait du sentier et appuyait sa tête sur sa main, comme un homme qui a de l’inquiétude. J’allai à lui :

« Qu’avez-vous ? lui demandai-je.

— Nous sommes en danger, répondit-il.

— Quel danger ? repris-je ; nous ne sommes pas ici en Albanie, ni dans les défilés d’Éphèse, de Messalunghi ou de Lépante ; tous nos gens sont armés, et les Choriates n’ont pas le courage de se faire voleurs.

— Oui, Affendi ; mais cependant le sifflement des balles retentit dans mon oreille.

— Vous plaisantez ? on n’a pas tiré un seul coup de tophaïque ce matin.

— Je ne laisse pas que de l’entendre… encore… tout comme je vous entends parler ; mais nous aurions beau faire, c’est écrit là-haut ; il faut que cela soit ! »

Je laisse mon dervich à l’oreille si fine, et m’approchai de Basilius son compatriote, mais qui était chrétien. Je m’aperçus que celui-ci n’était pas prophète ; il semblait écouter en tremblant les prédictions de son compagnon. Nous arrivâmes à Colonna, où nous restâmes quelques heures ; et en retournant tranquillement, nous n’épargnâmes aucune plaisanterie dans toutes les langues au prétendu prophète. Nous mîmes à contribution le romaïque, l’albanien, le turc, l’italien, l’anglais, pour désespérer, par nos quolibets, le pauvre musulman. A notre retour à Athènes, nous apprîmes de Leone (prisonnier qui-obtint sa liberté quelques jours après) que les Maïnottes avaient été sur le point de nous attaquer. Pour m’en assurer, je questionnai Leone, qui me décrivit si exactement, les habits, les armes, les chapeaux de notre bande, qu’où ne pouvait plus douter qu’il ne se fût trouvé avec les Maïnottes dans l’embuscade où ils nous attendaient. Dervich fut proclamé prophète. »

Byron était superstitieux comme tous les hommes d’une belle intelligence, mais il se moquait franchement de la seconde vue. C’est à son incrédulité même qu’on est redevable de la foi dont ce récit paraît digne ; le poète n’eût pas noté une circonstance qu’il jugeait frivole, si les détails n’avaient été frappans. Ces idées religieuses du pressentiment sont très répandues parmi les peuples du Levant. Les orientaux nomment fagia certains esprits qui donnent la mort aux hommes. Un jour, le sultan Moctadi Bemvilla, au sortir de table, dit à une de ses femmes : — Qui sont ces gens qui sont entrés ici sans permission ? — La femme regarda et ne vit personne. Mais, reportant les yeux sur Moctadi, elle s’aperçut qu’il pâlissait, et en même temps il expira (5).

Donc, avant la mort, soit par un effluve vital, soit par tout autre phénomène qui nous échappe, il n’est pas impossible de supputer les évènemens de cette catastrophe providentielle. Or, de même que l’âme, toujours logée dans le corps vivant, filtre, en quelque sorte, à travers l’enveloppe charnelle pour se joindre au cortège des créatures transmondaines qui lui tendent leurs bras fluides et lui envoient des sourires de leur séjour invisible : de même aussi, quand cette évaporation est terminée, ou après la mort, l’âme retient long-temps encore, par suite du travail prolongé du crible, quelques parcelles grossières de sa demeure terrestre, à l’instar de la fumée d’un morceau de bois qui se débarrasse successivement, dans la cheminée, de la cendre, de la matière phosphorique, d’une portion de phlegme ou d’eau, de la suie, et finit par n’être plus qu’un gaz subtil, débouchant par l’ouverture du toit pour se confondre avec l’atmosphère. L’âme conserve cette traînée opaque, cette queue matérielle, tant qu’elle n’a pas dépouillé, par la vertu épuratoire de son nouveau séjour et par le contact des substances éthérées, tous les souvenirs de l’enveloppe primitive. Voilà pourquoi dans les apparitions, ordinairement plus fréquentes quand le cercueil est à peine fermé, les esprits de nos parens et de nos amis trouvent encore moyen de frapper nos regards ; mais à mesure qu’on s’éloigne de la date des funérailles, l’âme perd, en s’épurant, ce qui lui restait de forme visible, de caractère saisissable. Et comme la vibration des fluides atmosphériques ébranle ces apparences légères et détruit leur vapeur frémissante, c’est durant la nuit, au crépuscule du soir ou à l’aube du matin, quand l’air se tait et quand la lumière se voile, quand les [p. 157] bruits humains cessent autour de nos demeures, quand les agitations mondaines se calment dans nos intelligences et dans nos cœurs, quand il n’y a plus sous le ciel que le repos, c’est à ces heures-là que les spectres ont la possibilité physique de se former avec un peu de consistance matérielle, à ces heures-là qu’ils glissent vers les objets qui les attirent ou vers les créatures qu’ils aiment, à ces heures-là surtout qu’ils profitent du sommeil et du rêve pour mieux exercer sur nos organes le magnétisme de leur présence.

«  J’ai, dans mes rêves, plusieurs fois conversé sciemment avec des personnes mortes. J’avais connu M. N…., ancien oratorien ; il se noya, et son corps fut retrouvé dans la Marne. Quelque temps après je le vis, pendant mon sommeil, et lui demandai s’il s’était suicidé. — Oui, me répondit-il, j’étais vieux ; ma vie était devenue un pénible fardeau, je m’en suis débarrassé. —Je m’efforçai de le retenir pour lui faire d’autres questions, car je sentais qu’il voulait m’échapper ; mais il s’enveloppa dans un nuage et disparut. En 1832, le choléra enleva un de mes amis ; peu après il m’apparut en songe et vint pour m’embrasser. Je lui serrai la main en lui demandant comment il se trouvait dans l’autre monde. Il ne répondit rien, et disparut dans un nuage comme M. N… J’avais été lié avec une demoiselle morte depuis longues années ; je la voyais souvent dans mon sommeil, et quelquefois avec des circonstances fatigantes. Une nuit, entre autres, je la reconnus au milieu des étreintes d’un cadavre qui me pressait dans ses bras. Vous êtes une méchante, lui dis-je ; vous savez que je dors, et vous profitez de mon sommeil pour me tourmenter. Elle disparut de suite, et je ne l’ai pas revue (6). »

Il nous serait facile, eu compulsant des volumes, des mémoires et des chroniques, en faisant un appel à toutes les rhapsodies et à toutes les légendes, en moissonnant ce qui se répète chaque jour dans les salons, de former sur les songes un recueil d’ana qui tiendrait sa place entre Belot et Apomazâr. On trouve en effet, dans le monde, peu de personnes, et des meilleurs esprits, qui n’aient, à leur connaissance, un rêve ou quelque vision assez étrange pour soulever des doutes. Mais on a pu voir, dans le courant de notre analyse, que, si nous exploitions de temps en temps les documens à l’appui, c’était dans l’unique but de motiver successivement chaque système particulier, chaque observation distincte propre à la matière qui nous occupe. Parvenus maintenant au nœud le plus délicat de ce fil [p. 158] singulièrement embrouillé, nous ne saurions mieux faire que de puiser aux sources de notre expérience personnelle, en sollicitant pour nos preuves la crédulité honorable qu’on accorde, en des choses moins graves, atout écrivain un peu chercheur. Assurément, le rêve de M. Chardel est extraordinaire. D’autres songes, passés dans le domaine de l’histoire, ou connus de nos lecteurs, ne le sont pas moins. Toutefois, il n’y en a guère qui vaillent ce que je vais raconter.

En 1826, un jeune homme de la Nouvelle-Orléans fut tué dans un duel dont les circonstances devaient être bien dramatiques, puisqu’elles-émurent au suprême degré cette partie des États-Unis où de pareilles aventures sont si fréquentes. M. Théodore P….. ce jeune homme, avait dix-sept ans ; il était dans l’usage, avant sa mort, de venir presque tous les jours passer de longues heures dans la maison d’une âme qui était l’amie intime de sa mère. La dame, une de mes parentes, femme très spirituelle, très gaie, fort incrédule et nullement dévote, fut invitée par la mère de M. P…, le lendemain de la catastrophe, à joindre ses prières à celles que la famille du mort faisait dire quotidiennement à l’église pour le repos de son âme ; on sait que les femmes créoles ont cette habitude. Ma parente y consentit, pour témoigner à la mère de M. P…, la part qu’elle prenait à sa douleur ; et bien que, dans son opinion, une semblable cérémonie lût inutile, elle pria sérieusement, avec ferveur, comme prie toute personne dont une mort imprévue a brisé les affections.

Dans les colonies, on a coutume d’envelopper les lits, toujours très grands, avec une tenture en gaze Marli claire, qui remplace les rideaux, qui a pour but de garantir des insectes la figure du dormeur, et que, d’après ce but, on nomme moustiquaire. Deux jours s’étaient écoulés depuis la mort de M. P…… lorsque la dame dont je parle, comme le soir était venu, se mit sur son séant, dans son lit et sous la moustiquaire, pour bercer un enfant qu’elle nourrissait. Il est à remarquer qu’elle était loin de dormir. La plus profonde tranquillité régnait dans la chambre et dans la maison ; une lampe brûlait sur la cheminée, et, au moyen de sa clarté, à travers la gaze de la moustiquaire, on voyait distinctement tous les objets qui se trouvaient dans l’appartement.

La dame, en ce moment, ne pensait en aucune manière au jeune P… Immobile dans son lit, elle regardait fixement au hasard dans la chambre ; elle était dans l’attitude d’une personne qui cherche à garantir du moindre bruit, du moindre mouvement, le sommeil de l’enfant bercé ; elle attendait avec impatience que cet enfant fût [p. 159] endormi pour se coucher à son tour. Ce fat alors que lentement, au milieu de la chambre et en dehors de la moustiquaire, ce fut alors qu’une tête d’homme pâle et triste se forma sous les yeux de cette dame, avec la consistance progressive d’une vapeur qui s’épaissit. Bientôt les traits se dessinèrent, la physionomie se prononça, et la dame put enfin parfaitement reconnaître la figure du jeune P… Nous avons dit que c’était une femme d’esprit et de sang-froid. Comme elle est loin de croire aux revenans, sa raison conserva précisément toute la lucidité nécessaire pour suivre les développemens de ce phénomène inoui. Sans quitter du regard la figure apparue, elle déposa doucement son enfant sur le lit, se traîna sur les genoux au bord de la moustiquaire, et observa paisiblement, au travers de la gaze, le fantôme qui ne remuait pas encore. Elle remarqua, sans se troubler le moins du monde, que la tête seule du mort lui apparaissait réellement, et que le reste du corps n’était qu’un nuage léger, grisâtre, absolument semblable à l’ombre qu’une fumée inattendue aurait produite en s’interposant tout d’un coup entre la lampe et les parois de la chambre.

Quand l’ombre, le nuage ou le spectre, comme il vous plaira de l’appeler, eut en quelque sorte bien arrêté ses contours, il coula du milieu de la chambre vers le lit, par un mouvement d’une lenteur inexprimable, et, en tenant ses yeux braqués sur les yeux de la dame, il s’approcha de la moustiquaire et en fit le tour à moitié, suivant les bords du lit, avec une vérité si parfaite, me disait le témoin de cette scène, que je distinguais l’ombre de l’ombre, qui traversait la moustiquaire et se réfléchissait sur mes draps. Le jeune P… était ainsi parvenu au pied du lit, lorsque son amie, ne résistant pas à sa curiosité, étendit les bras en s’écriant avec une surprise aimable : —Mais, Théodore !… donnez-moi donc la main ? A ces paroles, qui furent suivies d’un mouvement involontaire par lequel le silence de la chambre et le repos de la gaze demeurèrent légèrement ébranlées, le spectre recula du lit vers le mur. Ma parente, qui s’était plusieurs fois frotté les yeux, s’aperçut que la tête de l’ombre se déformait peu à peu, le nuage se dissipa, la figure elle-même s’embrouilla, les traits disparurent, et tout fut achevé. Il n’y avait plus rien ; cette vision avait duré cinq minutes.

La dame se leva sur-le-champ, reconnut qu’il était impossible que la scène eut pour cause une disposition fortuite des meubles ou des hardes qui se trouvaient dans la chambre, et s’assura que personne de la maison n’était survenu, puisqu’on avait fermé les portes de l’appartement. [p. 160]

Je le répète : la femme qui fut témoin de ce retour au monde est dans toutes les conditions requises pour la vérification de semblables épreuves. Elle m’a fait part de cette singulière circonstance d’un ton et avec des détails qui ne permettent pas de supposer qu’elle a été dupe d’une illusion. Pour moi, il est hors de doute que l’âme du jeune P… encore imprégnée des substances matérielles de sa vie récente , attirée d’ailleurs sympathiquement par le charme d’un séjour habituel et les liens odorans d’une demeure connue, et aussi magnétiquement ramenée vers la dame par la fantaisie de sa prière, d’autant plus engageante qu’elle était plus rare, s’est détachée d’une manière visible sur le fond aérien qui nous entoure et qui, probablement, compose un monde insaisissable, une population diaphane dont nos formes consistantes et nos figures opaques sont inondées. Une mort imprévue, brusquée dans sa première jeunesse, n’avait pas permis que les attaches du corps et de l’âme fussent insensiblement dénouées, comme il arrive pour les morts naturelles, ordinairement pressenties, et, par conséquent les émanations vitales, adhérentes, entières, n’avaient pas eu le temps de se dissoudre et penchaient à se rapprocher par leurs atomes trop brutalement désunis. Toute l’apparition, ou à peu près, se concentra dans la reproduction du visage, car, le cerveau étant le siège de l’existence terrestre, les substances plus nobles qui se joignent aux rayonnemens de notre âme pour exprimer la physionomie humaine, doivent suivre en plus grande partie les conditions nouvelles où nous entrons à la dernière heure. C’est ainsi qu’un météore, une comète, violemment emportés dans l’espace par la révolution d’une courbe périodique, ou par une chute au travers de l’atmosphère, et perdant peu à peu dans sa course les feux ondoyans de sa chevelure, laisse d’abord échapper les plus grossiers, les moins inhérens à sa nature, et conserve pour son auréole, pour son anneau, une splendeur essentielle et des lumières célestes. La vapeur où se perdaient les extrémités de la figure surnaturelle du jeune. P…, le nuage dont les visions de M. Chardel étaient pour ainsi dire encadrées, la croyance de tous les âges et de tous les peuples qui, généralement, donne au revenant le nom et l’apparence de l’ombre, l’auréole historiquement prêtée à Dieu et aux esprits supérieurs, le miracle de la transfiguration du Christ, enfin, quelques accidens très remarquables du magnétisme animal, et le fluide singulier dont les somnambules se prétendent quelquefois revêtus, tout cela forme une nouvelle série de faits qui malheureusement ne sont encore ni assez nombreux, ni assez constans pour qu’on les discute. Ce qu’il y a de positif, c’est que Mme Pigeaire découvre peu à peu la configuration [p. 161] des lettres à travers un nuage qui graduellement se dissipe sous l’influence de la volonté de la somnambule. M. Chardel, dans son Esquisse de la Nature humaine, raconte un phénomène du même ordre : — « Une femme de quatre-vingts ans gisait sur son lit ; les médecins s’étaient retirés, car l’état de la malade n’offrait aucune ressource, c’étaient les derniers efforts de la nature expirante ; une somnambule que je magnétisais, consentit à rester près du lit mortuaire ; elle s’approcha dans un pieux recueillement, et reconnut que la vie commençait à se détacher du corps ; le travail se faisait dans les plexus. Quand la vie spiritualisée se fut dégagée de ce premier lien, elle se réunit au cerveau, et bientôt après, l’âme l’entraîna comme un voile lumineux qui l’enveloppait… » Ce voile lumineux est la flamme qui, dans l’exaltation magnétique, retient l’âme incertaine ; il en a été question plus haut.

Vraiment, les écrivains des premiers siècles du christianisme et des époques grossières de notre histoire, sont bien excusables de traiter les revenans comme de vieux amis, puisque maintenant, alors que nous possédons beaucoup de civilisation, de lumières et d’académies, chaque instant amène des révélations, des systèmes, des hypothèses qu’on peut d’abord juger frivoles ou mensongères, mais qu’il faut toujours finir par débattre. La foi religieuse était un soutien moral qui échauffait nos pères dans leurs investigations hardies, et c’est précisément le secours qui nous manque pour des recherches d’une témérité plus scientifique.

Estela, comme on sait, petite ville de la Navarre, à neuf lieues de Pampelune, joue un certain rôle dans la guerre actuelle de la succession en Espagne. Au XIIe siècle, il y avait là un couvent fameux, dont Pierre d’Engebert, gentilhomme castillan et moine de l’Ordre de Cluny, était le supérieur. Ce moine, riche et de grande maison, étant laïque, avait ardemment soutenu l’héritier d’Alphonse-le-Grand contre les factions intérieures de la Castille, et ces guerres de partisans, où [il s’était donné de tout son cœur et de toute son influence, lui avaient laissé quelque renom de condottiere et de chevalier qui perçait encore sous la robe du solitaire ; on parlait beaucoup du roman, du mystère de sa vie. Il était sur le point d’entrer au cloître d’Estela, lorsque parut un édit du jeune roi qui demandait, pour les besoins de la campagne, la redevance d’un homme d’armes par famille noble. Pierre d’Engebert, avant de prendre le froc, voulut rendre un dernier service au prince ; un de ses domestiques, Sanche, le plus beau et le plus vaillant, rejoignit l’armée royale ; or, c’était le moment d’une peste au camp du monarque. Sanche y succomba. [p. 162]

« Quatre mois étaient déjà passés ; on avait dit plusieurs messes pour le mort, quand voici qu’une nuit d’hiver, le moine d’Estela, se croyant bien éveillé, aperçut de son lit un homme accroupi devant la braise de son réchaud à demi éteint, dont il ranimait les cendres. Des lueurs blanches, faibles, sortaient par éclairs de cette braise, et la figure de l’homme en était illuminée au milieu des ténèbres de la cellule. Pierre d’Engebert reconnut son domestique.

— Sanche, dit le moine de Cluny, n’osant bouger, que me voulez-vous ?

— Ne craignez rien, mon seigneur et maître, répondit l’homme toujours accroupi et ne paraissant pas remuer les lèvres ; je suis en train de faire un grand voyage, je vais du camp du roi en pèlerinage dans la ville de Rome ; me trouvant près du monastère et ayant vu la fenêtre ouverte par la force du vent qui allait glacer vos membres, je suis entré par ce chemin pour vous parler encore une fois et ranimer votre feu. Ne souhaitez-vous pas mon manteau ?

Et l’homme, se levant un peu, faisait mine de se rapprocher du lit. Pierre d’Engebert se sentit tellement ému qu’il lui sembla que l’effet rayonnant de son épouvante avait suspendu le mouvement de Sanche, car le revenant s’arrêta bientôt avec respect, comme s’il eût pressenti qu’il effrayait son ancien maître.

— Sanche, mon serviteur, continua le moine, n’êtes-vous venu ici que pour me garantir du vent pendant mon sommeil ?

— Hélas ! mon maître, dit le soldat, je suis mort dans un tel état de péché que les prières efficaces me manqueront de long-temps afin de soulager ma pauvre âme. Votre intendant me doit encore huit écus d’un reste de compte qu’il fit avec moi quand je partis pour l’armée. Ordonnez, mon seigneur, que cet argent soit employé en quelques messes de secours pour invoquer les grâces de Dieu sur mon voyage. Cela vous sera remis là-haut.

Il se fit là un silence, parce que le moine était tourmenté du désir d’interroger son domestique ; mais il avait aussi peur de déplaire à Dieu par sa curiosité.

— Écoute, Sanche, reprit enfin Pierre d’Engebert ; tu auras des prières pour huit écus, et même davantage ; dis-moi seulement ce qu’est devenu le juge d’Estela, qui mourut l’an passé et n’a jamais voulu payer la dîme au couvent. Il était si vénal que les plaideurs n’obtenaient de sentence qu’en achetant la justice, et c’était sa femme qui la vendait.

— Soyez content, mon maître, répondit le pèlerin ; notre juge est maintenant dans les flammes ; c’est un moine de Cluny qui l’exhorte [p. 163] sous la figure d’un démon, et cette supercherie pieuse, qui ne saur rait compromettre la sainteté de votre ordre, est son plus grand supplice. Mais, seigneur, ii est temps de partir.

Et l’homme reprenait le chemin de la fenêtre.

— Encore un mot, mon ami, dit le moine, qui ne pouvait plus résister à sa curiosité ; n’aimes-tu donc pas ton ancien maître, que tu l’abandonnes sitôt ?

— Faites promptement, car je suis pressée.

— Sanche, murmura le moine, comme si cette question pesait à sa conscience ; où est, à l’heure où je te parle, l’âme du dernier supérieur du couvent ?

— Je ne sais pas, mon maître, répondit le soldat en s’éloignant et en serrant son manteau.

— Mon digne serviteur, on allumera pour toi un luminaire de vingt flambeaux tous les vendredis dans la chapelle du monastère.

— N’est-ce pas de l’âme du supérieur que vous parlez ? reprit la figure en revenant un peu du côté du lit.

— Vingt flambeaux !… répéta Pierre d’Engebert, dont le corps reculait malgré lui, bien qu’il fût couché sur le dos, devant les approches du trépassé.

— L’âme du supérieur, dit l’homme en s’arrêtant au milieu de la chambre, gémit dans le purgatoire. Elle expie les fautes de ce religieux simoniaque. On prétendait ici-bas…

— Assez, assez ! interrompit le moine d’une voix altérée ; c’est mal, mon ami ; vous tentez votre maître, et il ne peut vous le rendre.

L’homme obéit, se tut ; mais il se tourna vers la fenêtre, dont la braise encore étincelante laissait voir les panneaux ouverts : une ombre se montra en dehors.

— Sanche ! murmura derechef le solitaire de Cluny avec un profond soupir ; il y a dans ma cellule quelqu’un qui nous a entendus.

— Personne, dit tranquillement le revenant en chauffant une dernière fois ses mains au foyer du réchaud. Puis il s’en alla. Comme il était déjà hors de la croisée :

— Un moment, un moment, Sanche ! cria presque le moine ; ne veux-tu rien faire pour ton bon maître ?

— Vous serez cause de quelque malheur, répliqua le soldat, qui hésitait à rentrer dans la chambre.

Et il se penchait à la fenêtre, comme s’il eût fait signe d’attendre à des gens qui s’impatientaient de cette-longue visite. Mais le moine, [p. 164] toujours coi dans son lit, ne s’apercevait pas de ce manège extraordinaire.

— Tiens, Sanche, je vais le confier mon angoisse. Puisque tu voyages sur la terre, n’aurais-tu pas rencontré quelque part, en ce monde ou dans l’autre, le spectre de la femme qui n’est plus, et que j’ai tant aimée ?…

A cette demande, la braise du réchaud acheva de s’éteindre ; on ne pouvait pas entrevoir la fenêtre, mais la lune vînt au secours du religieux. Ne recevant pas de réponse, il chercha son domestique d’un œil inquiet.

— Sanche, ne m’entendez-vous pas ? cria Pierre d’Engebert avec désespoir.

Alors un second personnage parut à la croisée ; les rayons de la lune argentaient sa cape mouillée de pluie. Il regarda dans la chambre.

— Allons, dit-il sans répondre au moine, il est temps de partir. Et cet homme donna la main à Sanche, qui s’était caché dans un coin de la cellule, pour franchir le bord de la croisée. Les deux figures se retirèrent (7).

Ce n’est pas ici le lieu de discuter le caractère étrange et le sentiment poétique de cette légende ; nous avons voulu seulement y recueillir un témoignage historique des phénomènes propres à l’extase. L’apparition de Sanche au moine de Cluny est évidemment un songe ; mais les démonstrations physiologiques de notre siècle ne l’expliquent pas. Au contraire, les théories de Fourier et de M. Deleuze lui donnent un sens naturel, qu’il serait illogique de ne pas admettre jusqu’à nouvel ordre. Dans le rêve du moine, il n’y a rien de matériel ; la vue et l’ouïe sont uniquement en exercice, et la scène, telle qu’elle est décrite dans les archives du couvent, a pu réellement avoir pour théâtre la chambre du supérieur, puisque les acteurs ne s’y sont pas touchés, et que la voix des figures apparues était peut-être un souvenir musical excité dans le cerveau du religieux endormi parleur sympathique présence. Si vous niez, lecteur, des résultats semblables, après ce que nous avons constaté plus haut, c’est que l’immortalité de l’âme vous touche peu. Ou je principe de notre vie est impérissable, ou bien l’homme meurt tout entier. Dans le premier cas, pourquoi s’étonner qu’un pur esprit voyage, se transforme, prenne un corps, reste inaperçu, et, enfin, jouisse des facultés [p. 165] spéciales aux choses immatérielles ? On me répondra que, dans le XIXe siècle, nous ne pouvons plus croire aux revenans. Je le veux bien ; mais alors expliquez-moi autrement que par la bêtise de l’homme, comment les traditions surnaturelles se perpétuent ; comment, sous des climats opposés et chez des populations très diverses, on retrouve des croyances parfaitement identiques, et comment enfin, pour ne point trop sortir de l’objet grave qui nous occupe, il est possible de concilier la foi religieuse dans les destinées d’une vie future et l’incrédulité la plus absolue relativement aux mystères de la psychologie ? Ce mélange absurde est pourtant l’opinion des gens qui ont le plus d’esprit de nos jours.

Ha ! que les peuples sauvages ont plus de bon sens ! Les nègres de la Martinique croient que certains individus de leur sang ont la faculté de quitter leur peau et de voler vers les lieux et les personnes qui leur plaisent ; quand ce voyage ou cette visite est achevée, ils viennent reprendre leur enveloppe charnelle. Voilà, sous une grotesque superstition, la foi naïve dans cette indépendance réciproque où nous venons de placer l’âme et le corps. D’autres idées, moins barbares, sont aussi pleines d’imagination, tout en péchant par la logique. C’est encore l’antiquité qui nous inspire. La pluie d’or qui féconda Danaé dans sa tour fabuleuse, tandis qu’elle dormait, est une des plus gracieuses fictions de la mythologie, en dépit du caractère un peu mercantile qu’elle prête à la vertu des femmes d’autrefois ; mais cette allégorie, qui nous a valu une magnifique peinture du Titien, n’en prouve pas moins que les poètes des âges primitifs devinaient jusqu’où l’illusion des songes petit s’étendre. Dans la Dame du Lac, Walter Scott, parlant du sacrificateur dont le clan de Roderick-Dhu a fait choix, invente un personnage mystérieux, l’Enfant du Spectre, auquel le romancier, fidèle courtisan des traditions de l’Ecosse, donne une puissance et une origine poétiquement fondées sur la plus étrange fascination du rêve. L’Enfant du Spectre, disent les montagnards de Mac-Leod, était le fils d’une vierge qui s’endormit un jour auprès d’un feu allumé pour brûler les ossemens d’un champ de bataille. Pendant son sommeil, elle rêva que le vent couvrait son corps des cendres de ce bûcher funèbre, poussière génératrice, braise animée qui la rendit mère !

Nous entrons maintenant dans les fabuleuses régions du songe, dans ce domaine toujours poétique, mais abusif, où les fantômes possibles se changent en spectres illusoires, où le rêve est une déception. Ici, tout ce qu’on peut écrire, ou feindre, ou apprendre, a [p. 166] la même valeur creuse. Nous nous en tiendrons donc à une circonstance récente, personnelle ; c’est l’unique moyen de dire du nouveau sans laisser de lacune dans la matière.

Au mois d’août 1838, voulant descendre le Danube depuis Ratisbonne jusqu’à Vienne, je donnai la préférence, pour la voie de transport, aux embarcations indigènes, bateaux plats, sans quille, blancs et noirs, qui, de loin, ressemblent à d’immenses mirlitons entraînés doucement par l’eau ; la vapeur, dans ces parages romantiques, me semblait vulgaire. Les barques dont je parle ont quatre gouvernails (stuger). Quand leurs patrons ne font servir ces bateaux qu’à descendre le fleuve, on supprime la noix du gouvernail, et cet instrument nautique, prolongé fort avant dans les ondes, se meut pittoresquement dans une corbeille d’osier, qu’un mousse aux cheveux gras, véritable scythe déguisé en triton, arrose de temps en temps pour en rendre le jeu plus facile. Si nos lecteurs aiment la couleur locale, voici les noms barbares de ces navires dont la forme remonte aux Niebelungen : Hochenauen, Klobzillen, Nebenbei’s, Schwemmer, Kellhamer, Gamseln, Ploetten et Zillen. Les bouches mélodieuses peuvent choisir ; ce ne sont pas les synonymes qui manquent.

Le sort me jeta sur un Schwemmer qui partait de conserve avec deux bateaux de la même classe, un bateau de provision ou de cuisine et quelques Ploetten; ces sortes de caravane sont exclusivement destinées au transport du sel (salzzug). On me prit par-dessus le marché. Il faut dire que notre voyage fut d’une longueur mortelle ; un peintre, un marchand ou un reviewer comme moi était seul capable de l’entreprendre. D’après la cargaison ou selon la hauteur du fleuve, on attelle de dix à quarante chevaux (hochenauer rosse), à la file les uns des autres, au premier navire de la flottille, qui est toujours le plus grand, par une corde nommée poétiquement le fil (der faden), mais vraiment aussi grosse qu’un câble. Il paraît que nous portions beaucoup de sel aux Viennois, car j’ai compté jusqu’à trente-deux quadrupèdes dans notre attelage. Ces chevaux, vêlas comme des barbets à la couronne, ont sur le dos, au lieu de selle, une petite planche de bois carrée où perche le postillon appelé Jodel, triton encore plus scythe que le mousse du gouvernail. Il est monté à la manière des femmes ; il chante des airs que le dieu de la musique lui-même ne noterait pas. Quand on approche de l’embouchure de l’Inn, dont le tournant est si rapide à l’époque de la fonte des neiges dans les Grisons, ou que le vent d’est (gegenwind) vient à souffler au fond des gorges, quand surtout on franchit la remole dont Marie- [p. 167] Thérèse a voulu dompter le promontoire, la voix du Jodel se change en une psalmodie gutturale qui annonce le danger, et les chevaux piaffent en raclant la berge avec un bruit sinistre. Rien alors de plus effrayant que ces cavaliers marins qui ne quittent jamais l’eau, bien qu’ils ne l’aient peut-être jamais touchée. Ils n’ont d’autre règle dans le costume que leur fantaisie ou le hasard ; j’ai vu un Jodel habillé en Chinois, moins la coiffure qu’il s’était faite avec un prétendu tricorne ramassé dans Ratisbonne, quand les Français en brûlèrent un faubourg ; on attribuait le chapeau à Napoléon.

Dans ce voyage, des rêveries superstitieuses envahirent naturellement un cerveau comme le mien, qui leur a toujours fait bon accueil. Le contraste d’une navigation prosaïque et d’un pays romanesque entrait pour beaucoup dans la mélancolie que les chansons étranges du Jodel m’inspiraient ; l’impression fut complète. Au moment de franchir Linz, dans les environs d’Efferding, un cheval s’effraya, à l’entrée de la nuit, de l’image fantastique et bizarre, formée, au milieu du Danube, par un amas de troncs d’arbres, écueil mobile flottant dans les sables à la surface de l’eau, que les mariniers de l’Autriche nomment kogeln, et dont la cime, échevelée, frémissant de mille cris et du battement des ailes où se jouait un nuage circulaire d’oiseaux de proie, semblait le diadème du génie du fleuve. Mes regards s’attachaient invinciblement à ce spectre d’un nouveau genre, quand le Chinois, qui montait la bête émue, glissa tout d’un coup de sa selle turque, et tomba lourdement du roc dans l’abîme !

L’attelage fit halte ; les Jodeln, accroupis sur la berge sous leurs cabanes en joncs ou couchés dans le bec des bateaux, levèrent tous la tête avec une expression singulière ; je crus qu’on allait se précipiter pour sauver le paysan ; j’ôtais déjà ma blouse, lorsque le patron me retint. D’une main, il serrait mon bras ; il tendait l’autre vers le malheureux enfant, mais dans l’unique but de ne pas interrompre son agonie ; cet homme de fer tremblait de tous ses membres. Quelques secondes se passèrent dans un silence affreux. L’enfant tombé ne réclamait aucun secours ; seulement, il ne chantait plus, et ses doigts raidis, d’où pendaient des herbes suintantes et du limon qu’il avait déjà ramassés en deux ou trois brassées novices, cherchaient à raffermir sur sa tête le prétendu chapeau de Napoléon. Enfin, le Jodel s’engrava dans le sable ; nous vîmes l’eau soulever ses longs cheveux, son front disparut, et le chapeau s’en fut à la dérive. Alors des clameurs rauques succédèrent au silence de mort qui m’avait glacé ; les mariniers, tout à l’heure immobiles comme des [p. 168] statues quand il s’agissait de sauver un homme, se jetèrent à l’envi dans le Danube pour rattraper le chapeau. Un combat horrible eut lieu dans l’eau, entre les candidats, à l’endroit même où ce pauvre garçon avait sombré. Des scènes ridicules ou atroces s’ensuivirent, mais je ne vis plus rien, car la flottille avait repris son train de descente et tourné brusquement un cap qui dominait un passage resserré entre deux murailles de roc, et couvert à la crête par une tonnelle de pins horizontalement poussés. Une nuit infernale termina là le drame, qui s’agitait encore derrière nous, comme un orage décroissant à l’horizon. Vers minuit, à la lueur des torches de résine dont on éclairait l’attelage, à la station prochaine, pour le service du relai, j’aperçus au gouvernail, debout, un vieux Jodel, aux moustaches énormes, qui contemplait, sans rien dire, au clair de la lune, le chapeau de Napoléon qu’il tenait à la main et dans la forme duquel il avait planté, en guise de plumet, une branche de saule.

Ce n’est que plus tard, en débarquant au faubourg Maria-Hilf, à Vienne, que j’appris le motif de la barbarie des Jodeln : d’après une superstition très ancienne, ils sont persuadés que, si quelqu’un de leur profession ne se noyait pas chaque année dans le Danube, le génie du fleuve mécontent s’y prendrait de façon à rendre la navigation périlleuse. L’événement de la soirée m’avait ôté le sommeil ; au lieu de dormir dans ma cahutte, il me semblait toujours apercevoir à la surface de l’eau les longs cheveux flottans du noyé que malgré moi j’y cherchais toujours. Aux premières lueurs du matin, le soleil se levant comme un ruban de couleur d’orange sur le Tyrol, du côté de Salzbourg, je voulus reposer mes yeux de ces lugubres scènes de la nuit, en contemplant le fleuve à l’horizon. Quelle fut ma surprise, dans un moment où j’étais comme assoupi par le vent caressant de la campagne, de voir dans le haut du Danube, tout près de nous qu’il paraissait s’efforcer d’atteindre, un petit bateau (ploette), absolument noir, sans mariniers visibles sur le pont, et dévalant le long de la terre avec une rapidité que le courant même ne justifiait pas ! Quand il fut sur le point de dépasser notre flottille, je reconnus un de ces coches qui servent au transport des lettres pour l’Autriche (ordinari). Il n’y avait ni gouvernail, ni chevaux, ni équipage ; une solitude complète régnait dans cette embarcation plate, alongée, svelte, mais dont l’extrême vitesse tenait du prodige. Je me rappelai sur-le-champ quelques pages fort dramatiques de Cooper, dans le Corsaire rouge, ou dans le Pilote, à propos du Hollandais, ce navire enchanté ; c’était ici le même mystère. Dès que le sombre coche [p. 169] fut parvenu à la ligne de notre convoi, tous les Jodeln se précipitèrent à genoux en marmottant des prières ; mais le bateau merveilleux filait comme une hirondelle qui rase les ondes, et je n’étais pas revenu deTétonhement où ce spectacle magique m’avait plongé, que déjà l’ordinari avait disparu entre les détours hérissés de croix tumulaires, dans lesquels se perdait le fleuve devant nous.

—Qu’est-ce donc que ce bateau vide ? dis-je au patron de mon hochenau.

— C’est l’ordinari de Neuhaus, monsieur, répondit l’homme en serrant ses mains jointes encore comme s’il eût prié toujours.

— Eh bien ! après ? repris-je impatienté.

— C’est l’ordinari de Neuhaus, qui porte la dame de Rozenberg, pour la sainte Marie, en Bohême. La châtelaine de Neuhaus revient du séjour des morts, tous les ans, à cette époque, pour distribuer de la bouillie, le jour de sa fête, aux pauvres de ses domaines (8). On la voit depuis le matin jusqu’au soir, dans la grande salle du château, avec un voile blanc et des gants noirs, la cuillère à la main. Allez-y ; c’est facile : vous trouverez une voiture à Krems, et vous prendrez ensuite pour revenir à Vienne l’ordinari de la poste.

— Et vous croyez que la dame de Rozenberg fera manger de la bouillie à ses pauvres devant un étranger, un Français ?

— Pourquoi pas ? dit le bonhomme en me regardant d’un air ébahi.

Je me mis à siffler comme mon oncle Tobie ; mais la plus ridicule curiosité me rongeait l’esprit. Nous arrivons à Krems ; me voilà dans une voiture de traverse, ne rêvant plus qu’apparitions, tandis que mon bagage continuait la route de Vienne. Je tombai dans le bourg de Neuhaus la veille de l’Assomption ; tous les habitans dévots rôdaient autour des murailles du castel, ne perdant pas de vue les fenêtres de l’édifice ; il y avait des jeunes filles qui apportaient des chaises et tricotaient dans l’herbe du fossé pour ne pas manquer l’apparition de la châtelaine. Je tenais, comme les autres, mes regards braqués sur le château. Vers neuf heures, à peu près dans la nuit close, on entendit distinctement le bruit d’une clé très grosse ouvrant une serrure rouillée ; un frémissement parcourut les spectateurs. J’entendis ce bruit de clé ; il se répéta onze fois avant qu’on vît autre chose que les reflets d’une lumière assez faible derrière les croisées.

— C’est la châtelaine qui passe ! criait-on autour de moi ; la voilà ! la voilà !

Cela pouvait être fort naturel ; mais la peur de la foule avait un [p. 170] caractère de foi si naïf que je me sentis troublé. Enfin, au bout d’une heure, le bruit de clé cessa, la lumière s’éteignit. Je demandai s’il était permis de visiter le manoir de la famille de Rozenberg ; mais le concierge me répondit qu’on s’abstenait de pénétrer dans les chambres, tant que duraient les fêtes. H ne m’en fallut-pas davantage pour comprendre la portée de l’apparition.

Toutefois le lendemain, à trois heures, jour de Sainte-Marie, le public fut admis dans la grande salle. On avait dressé une table énorme ; autour, se pressaient des mendians, des enfans, des vieillards, des curieux, les domestiques de la maison, quelques notabilités de la bourgeoisie de Neuhaus et des étrangers, des voyageurs comme moi, surtout des Anglais. Comme une pendule sonnait effectivement trois heures au-dessus d’une cheminée gigantesque, les assistans firent silence, on se découvrit, et la porte, s’ouvrant d’elle-même, laissa voir une figure complètement voilée, dont il était impossible d’apercevoir les traits, qui avait bien la finesse et l’élégance de la taille d’une femme, et qui montrait des mains gantées de noir. Des personnes recommandables, des ecclésiastiques, se tenaient à l’entour du revenant et disciplinaient la foule. La châtelaine s’avança lentement près de la table, saisit une cuillère d’argent, et, durant dix minutes, servit vraiment de la bouillie à toutes les assiettes qu’an tendit vers elle. La cérémonie se borna là ; le fantôme se retira comme il était venu. Je vis les vieilles femmes se ruer sur la cuillère pour la toucher au manche, afin de gagner, par ce contact, quelque grâce divine. Vainement je suppliai les habitans de Neuhaus, auxquels le hasard me fit adresser la parole, de m’expliquer le phénomène de cette vision : il me fut répondu par des sourires équivoques, des signes de croix effrayés, des monosyllabes inintelligibles, des grimaces pleines de pâleur ou d’étonnement ; et ce fut tout.

Tel est le côté ridicule de cette variété fabuleuse du songe, qu’on nomme apparition. Mais, comme a dit Bailly, un noyau de vérité se trouve dans toutes les erreurs ; c’est ce qui explique mon indulgence. Une monographie du rêve doit être complète, si l’on veut qu’elle soit philosophique. Aussi vais-je résolument aborder son paroxisme le plus étrange : les vampires.

Lorsque Marie-Antoinette vint en France, on s’étonna beaucoup (9) à Paris de cette façon de chasseur nommé Heyduck, que la reine importa de Vienne par fantaisie d’archiduchesse pour son costume hongrois, même un peu oriental, et que les diplomates et les ministres [p. 171] se croient obligés, par l’étiquette, depuis cette époque, à faire monter derrière leurs voitures. Certes, quand nos regards aujourd’hui suivent, dans les rues des capitales, ce brillant et pittoresque uniforme qui orne si bien le marchepied ou le siège d’une berline, la vue de cette livrée ne réveille guère en nous le souvenir du peuple extraordinaire où prirent naissance les vampires. C’est ainsi que la tradition poétique des mœurs locales se perpétue, même en dépit des emprunts qui devraient l’éteindre.

Les Heyducks forment une colonie originaire du Caucase, que les guerres de la Turquie avec l’Autriche ont insensiblement tirée, homme par homme, recrue par recrue, des bords de la Mer Noire, pour la répandre dans les bourgades de la frontière de Hongrie et de Servie (10) ; leur nom a passé même à des régimens de l’armée de l’empereur d’Autriche. Les Heyducks (Haidamaques) se rencontrent principalement sur les bords de la Teiss. C’est là, près du territoire de Tokay, si l’on en croit le Journal de Londres de 1732, que fut constaté un cas de vampirisme au XVIIIe siècle. Le commandant en chef et les magistrats de Madreïga affirmèrent positivement et à l’unanimité qu’environ cinq ans auparavant, un certain Heyduck, nommé Arnaud-Paul, leur avait raconté comment, sur les frontières de la Servie turque, à Cassovia, il avait été poursuivi par un vampire, et comment il avait échappé à sa fureur en mangeant un peu de terre qu’il retira du tombeau de ce vampire, et en se frottant lui-même avec son sang. Cependant la précaution ne l’empêcha pas de devenir vampire à son tour ; car vingt ou trente jours après sa mort et son enterrement, plusieurs personnes se plaignirent d’être tourmentées par lui, et l’on déposa que quatre étaient mortes par suite de ses attaques. Les habitans de Madreïga consultèrent alors leur hadagni [grand bailli). On déterra le cadavre d’Arnaud, qui fut trouvé frais encore et nullement putréfié. On voyait sortir de sa bouche, de son nez, de ses oreilles, un sang pur et vermeil. Ces circonstances ayant fourni des preuves suffisantes, on eut recours au remède accoutumé (11) ; on traversa d’un pieu la poitrine d’Arnaud-Paul ; et il paraît que, pendant l’exécution, cet homme poussa un cri terrible. On lui coupa la tête, on brûla son corps et on rejeta les cendres dans le tombeau. Les mêmes moyens furent employés pour les cadavres des personnes qui étaient mortes victimes d’Arnaud, de peur qu’elles ne devinssent vampires à leur [p. 172] tour, et qu’elles ne tourmentassent les vivans. Expliquons en peu de mots les conjectures auxquelles des phénomènes semblables, apocryphes ou véridiques, avaient déjà conduit.

La croyance, qui sert de fondement à l’existence du vampirisme en Hongrie et en Transylvanie, est généralement répandue en Orient ; rien de moins surprenant qu’elle ait suivi en Allemagne l’émigration d’une peuplade indigène des bords de la mer Noire. Il paraît qu’elle est très commune chez les Arabes de l’Asie mineure ; mais elle ne s’est introduite chez les Grecs modernes qu’après l’établissement du christianisme, et depuis la séparation des églises grecque et romaine. A cette époque, on croyait généralement que le corps d’un Latin ne pouvait se corrompre, s’il était* enterré dans le pays grec. On retrouve encore, dans les îles de l’Adriatique et autour du golfe de Venise, des Esclavons qui chantent des légendes fort anciennes sur les vampires. Nous renvoyons les curieux au livre que le père Richard, jésuite, écrivit, dans le XVIIe siècle, sur l’île Saint-Érini, ou Sainte-Irène, dans l’Archipel, île qui était la Thera des anciens, dont la fameuse Cyrène (12) (Curen, en Tripoli ) fut une colonie. La crédulité s’augmenta traditionnellement et fournit le sujet de plusieurs récits extraordinaires, comme on en fait aujourd’hui, au sujet de morts sortant de leurs tombeaux et suçant le sang de la jeunesse et des belles femmes (13). Cette superstition horrible, qui paraissait n’être que la poésie du cauchemar, s’étendit vers l’ouest de l’Europe. Depuis les îles de l’Archipel jusqu’à la mer Baltique, on croit que les vampires sucent chaque nuit une certaine quantité du sang de leurs victimes, qui maigrissent, perdent leurs forces, et meurent bientôt de consomption. Dans le même temps, les vampires s’engraissent, leurs veines sont distendues parle sang, au point que ce liquide coule par toutes les ouvertures du corps, et transsude même au travers de l’épiderme. Dans quelques parties de la Grèce, le vampirisme est regardé comme une espèce de châtiment auquel on est condamné après la mort, pour expier quelque grand crime commis pendant la vie. Le vampire est condamné à poursuivre de préférence toutes les personnes auxquelles il était le plus attaché, par les liens de la nature, de l’amour ou de l’amitié. C’est à quoi fait allusion ce passage du Giaour :

But first, on earth as vampire sent, etc., etc. [p. 173]

Dans son poème de Thalaba, Southey introduit une jeune fille arabe, Oneiza, devenue vampire. Il la représente sortant du tombeau pour tourmenter l’homme qu’elle avait le plus aimé durant sa vie. Mais ici on ne peut croire que ce fût en expiation de quelque crime, car Oneiza s’est toujours montrée un modèle d’innocence.

Au commencement de septembre 1738, mourût dans le village de Kissilowa, à trois lieues de Gradisch dans le gouvernement de Belgrade, un vieillard âgé de soixante-dix ans (14). Trois jours après son enterrement, il apparut la nuit à son fils, demanda de la nourriture, mangea de bon appétit, et disparut. Les nuits suivantes, il revint ; le fils servait toujours de quoi nourrir son père. A la fin, le fils disparut également. L’officier impérial ou bailli de Belgrade, dont on tient cette relation, se rendit à Gradisch, d’après la clameur publique soulevée, qui accusait le père de vampirisme. On ouvrit le tombeau du vieillard ; on le trouva, les yeux vifs, d’une couleur vermeille, ayant une respiration naturelle, toutefois immobile et mort. Le bourreau lui enfonça un pieu dans le cœur, et on brûla son cadavre. — Il y a des histoires plus incroyables. A Blow, village de Bohême, près de Kadam (15), un pâtre, qu’on disait vampire, fut déterré (ceci se passe toujours au XVIIIe siècle). On le cloua sur terre avec un pieu. Le vampire se moquait de ses bourreaux ; il les remerciait de lui mettre en poche un bâton pour se défendre contre les chiens qui, pendant la nuit, erraient autour de sa tombe. On le jeta dans une charrette pour le transporter hors de la ville et le brûler au milieu de la campagne. Mais le vampire hurlait comme un furieux ; ce cadavre remuait les pieds et les mains. Le bûcher seul termina ces scènes d’horreur.

En Silésie et en Moravie, les habits qui ont appartenu à des morts devenus vampires, se meuvent sans que personne les touche. Souvent les vampires se présentent tout d’un coup dans les salons où ils avaient l’habitude de passer la soirée de leur vivant ; ils se mettent à table avec les gens de leur connaissance, ne disent mot, mangent bien, et au dessert font un signe de tète à quelqu’un des convives ; ce signe de tête est un présage de mort pour le pauvre diable qui en est honoré. Le coup de pieu s’explique historiquement par le supplice du pal, originaire d’Esclavonie, et par cette circonstance toute spéciale que le bourreau turc y met fin en perçant, avec le pal même, le cœur du supplicié (16) ; mais il n’est pas facile de trouver la clé des [p. 174] autres phénomènes. En Pologne et en Russie, le vampire de Hongrie prend le nom d’Upire ; ses attributs nécessairement changent un peu (17). Ces revenans se montrent là depuis midi jusqu’à minuit, et; quand le soleil est couché, vont chacun embrasser au lit leurs proches ou leurs amis, dont ils sucent les veines ouvertes, comme les vampires de l’Orient. L’usage est de mêler le sang qui coule de leurs corps, dès qu’on leur coupe la tête, à la farine dont se fait le pain. On regarde ce pain, scrupuleusement mangé, comme le meilleur préservatif contre leurs veilles sanguinaires.

En Valachie, principalement à Temesvar, dans le Banat (18), on choisit un garçon au-dessous de l’âge de puberté; on le fait monter à poil sur un étalon noir, et on promène le cavalier et le cheval dans le cimetière. L’enfant foule aux pieds de sa monture toutes les fosses ; mais, si le cheval s’arrête tout d’un coup devant une fosse, et, malgré l’éperon et la cravache, refuse de la franchir, cette circonstance indique aux spectateurs qu’un vampire est couché là dans la terre ; on ouvre la fosse, on coupe la tête du cadavre d’un coup de bêche, et le monstre est anéanti. Cette superstition n’a pas même épargné, à l’autre bout de l’Europe, l’Angleterre, qui a des mœurs si antipathiques à l’Orient. Dans la chronique de Guillaume de Neubrige (19), au XII siècle, cet annaliste dit que l’évêque de Lincoln fut obligé de convoquer un véritable synode à propos d’un vampire qui se montra en songe, pendant trois nuits, à sa femme ; mais l’évêque se refusa constamment à l’incinération du cadavre. Enfin, les Lapons enterrent les corps des personnes dont ils redoutent le vampirisme, sous l’âtre même de leurs foyers, pour qu’ils soient plus sûrement consumés (20). Mais c’est dans l’archipel Grec surtout, dans les Cyclades et dans les Sporades, à Naxie, à Myconi, à Tine, à Saint-Érini, à Milo, que le fléau éclate avec ses plus infernales particularités ; Ies vampires, qui se nomment Goulet et Vardoulacha chez les Turcs, prennent dans les Sporades le litre de Broucolaque, du grec βρουϰολας spectre composé d’un corps mort et d’un démon. (βρούϰος est le limon puant qui croupit au fond des fossés ; λαϰϰος lui-même signifie fossé).

Tournefort, dans son voyage au Levant, se trouvant à Myconi, fut [p. 175] présent à l’exécution d’un broucolaque dont un boucher grec arracha le cœur de la poitrine, au milieu de la foule épouvantée, sur le bord même du tombeau d’où il avait tiré le corps déjà putréfié, pour cette affreuse cérémonie (21). Le vampire était un paysan mélancolique et sombre, dont le genre de mort n’avait jamais été bien connu, et qui, par sa disparition inexplicable, donnait à croire qu’il s’était joint aux Gouls de la mer Egée. Nous nous dispenserons de retracer le tableau de l’autopsie et l’incinération du cadavre mutilé d’après les détails et les expressions du voyageur célèbre, qui n’était pas, d’ailleurs, un homme d’imagination, mais d’archéologie. Dans les questions abstruses de la psychologie du rêve, il y a des images dégoûtantes et de grossières erreurs qui sans doute, aiguisent l’observateur, par le souhait ardent de les détruire, dont il est incessamment brûlé, et que le respect d’elle-même commande toutefois à; sa raison de fuir, en attendant le jour des éclaircissemens physiologiques, jour décisif et prochain. Ce que Tournefort a vérifié, en disciple pyrrhonien de M. de Fontenelle, c’est l’universalité de la croyance au vampirisme dans les populations de l’archipel ; on n’y brûle pas toujours les cadavres soupçonnés de résurrection ; on se contente quelquefois de planter sur le tertre de leurs fosses un grand nombre d’épées nues fichées dans la terre par la pointe. Myconi était célèbre dans l’antiquité grecque ; on disait en proverbe : tout est dans Myconi (22), dans le sens où nous disons avec Racine, dans les Plaideurs :

Je suais sang et eau, pour voir si du Japon
Il viendrait à bon port au fait de son chapon.

Pline prête aux Myconiotes un caractère diabolique (23) : Quippè Myconii carentes pilo gignuntur. Un peuple qui naît chauve est bien près effectivement de croire aux vampires. Les Myconiotes étaient aussi de grands parasites ; car Archiloque, dans Athénée, reproche à Périclès de tondre les nappes à la manière des habitans de cette île (24). On peut donc y placer, sans trop de hardiesse, le berceau des broucolaques.

Ces monstres de la nuit ont infesté la France ; je ne sais rien de plus hideux que le conte en usage dans la Lorraine pour décrire la puissance mystérieuse dont ils sont doués. Pierron, un berger des [p. 176] bords de la Moselle, aux environs de Nanci, aimait d’une violente passion une jeune fille de son village ; Pierron était marié, il avait même un fils. Un jour, il s’endort dans la campagne, l’esprit fortement préoccupé de l’objet de son amour. Voilà que la jeune fille lui apparaît en songe. « Tu seras heureux, lui dit-elle, mais à condition que tu te livreras à moi, corps et âme ! » Pierron, enflammé de désir, consent à faire ce pacte infernal ; il est heureux : le spectre devient sa maîtresse.

Quelques jours se passent. Bientôt le spectre, ou le diable, qui se faisait appeler Abrahel, sans doute pour exciter la passion refroidie du berger, montre un peu de coquetterie, boude Pierron, et finit par lui demander, comme preuve d’amour, le meurtre de son fils ; et, en même temps, il donne une pomme au malheureux père. Le berger, revenu dans sa maison, fait manger la pomme à son fils en détournant les yeux ; l’enfant tombe roide mort. Abrahel avait prévu que la douleur du père augmenterait sa soumission. Inconsolable, le berger tombe à genoux et supplie Abrahel de lui rendre un fils unique et adoré. Le spectre, qui n’attendait que cette prière, promet à son amant de ressusciter l’enfant mort, s’il consent à quitter la religion du vrai Dieu pour les autels de Belzébuth. Que ne peut la tendresse paternelle ! Pierron, n’écoutant que ses regrets, s’humilie devant Abrahel comme devant le Très-Haut. Sur-le-champ le mort s’agite et commence à revivre ; il ouvre les yeux, on le réchauffe, on lui frotte les membres, et enfin il marche et il parle ; mais il est hâve et maigre, ses yeux sont enfoncés, ses mouvemens lourds, son esprit stupide. Au bout d’un an, le démon qui l’animait le quitte avec un grand bruit ; le jeune homme tombe à la renverse, et son corps, infecté d’une odeur cadavéreuse, est traîné avec un croc hors de la maison de Pierron, auquel un amour illicite a coûté la vie et peut-être le salut de son unique enfant (25).

Il y a, dans cette légende, un enchaînement merveilleux ; Hoffmann en eût tiré un de ses plus beaux contes fantastiques. Voyez à quel point le diable connaît le cœur de l’homme ! D’abord il séduit le berger par le commerce des femmes ; une fois Pierron subjugué par le plaisir, il le séduit par la tendresse paternelle ; enfin, il combine ces deux ressorts énergiques, ces deux sympathies fondamentales, pour conduire Pierron jusque dans le gouffre. Le berger en vient à [p 177] renier Dieu, pour avoir trop naïvement suivi les plus irrésistibles penchants de la nature, la passion des voluptés et l’amour paternel. On ne saurait mieux tourner l’humanité en ridicule.

En fait de vampirisme, ce que nous avons trouvé de plus merveilleux est une légende puisée dans les rhapsodies de Saxon le grammairien et rapportée par Scott (26).

 

Deux chefs danois avaient contracté ce qu’on appelait, dans le nord, une confraternité d’armes ; ils s’étaient obligés, par un pacte solennel, à descendre, l’un après la mort de l’autre, dans le même cercueil ; le survivant devait se faire enterrer avec le mort. Il est difficile de pousser plus loin la fraternité. Ce fut Assueit, tué dans une bataille, qui mourut le premier ; Asmund, son ami, dut le suivre au tombeau, malgré une santé parfaite. Cette horrible cérémonie eut lieu ; Asmund se coucha sans murmure auprès du cadavre de son frère, et les soldats roulèrent à l’entrée du caveau une énorme roche, entassant par-dessus une masse de terre, suivant l’usage du pays.

Un siècle avait passé sur le mort et sur le vivant, lorsqu’un chevalier errant suédois, cherchant quelque grande aventure, et suivi d’une troupe de vaillans guerriers, arrive dans la vallée qui avait pris son nom de la tombe des deux frères d’armes. On raconta l’histoire aux Suédois dont le chef résolut d’ouvrir le sépulcre ; car les Norses regardaient comme une action héroïque de violer les tombeaux et aimaient beaucoup les belles armes qu’on plaçait toujours dans le cercueil des morts. Mais les guerriers sacrilèges, ayant déblayé la porte du caveau, reculèrent d’horreur quand ils entendirent, dans l’intérieur d’un monument fermé depuis un siècle, des cris épouvantables, un cliquetis d’épées et tout le bruit d’un combat à mort entre deux ennemis furieux. Bientôt parut Asmund, le survivant des frères d’armes, le sabre nu à la main, son armure brisée, la joue gauche déchirée, comme par les griffes d’un animal sauvage. Dès qu’il eut revu la lumière, il improvisa sur-le-champ un poème Scandinave et débita le récit de ses aventures funéraires. On apprit que le corps du défunt, ravivé par quelque goule affamée, s’était proposé de dévorer son frère d’armes, et qu’une lutte atroce avait commencé entre le mort et le bien portant pour ne finir qu’à la descente des Suédois dans le caveau. Asmund remporta la victoire ; il enfonça un pieu au travers du corps du vampire et tomba mort lui-même après avoir raconté cet exploit. [p. 178]

Si le vampirisme est une découverte chrétienne, il n’est pas moins vrai que l’antiquité profita, sous d’autres formes, de la poésie de cette superstition. Le broucolaque y jouait le rôle de victime, et sa résurrection passait pour un acte de la justice divine. Chez les anciens, un meurtrier croyait ôter à l’homme qu’il avait tué un prétexte de vengeance posthume, en lui coupant les pieds, les mains, le nez et les oreilles. Cela se nommait άϰροτεριάζείν. On pendait ces hideuses dépouilles au cou du mort ; quelquefois on les plaçait sous les aisselles, d’où s’est formé le mot μασϰαλίζειν, qui signifie absolument la même chose. Consultez à cet égard les scholies grecques de Sophocle (27). Ainsi fut traité, par Ménélas, Déïphobe mari d’Hélène, comme nous l’apprend Enée qui le vit aux enfers ; les séducteurs de notre époque ne courent plus le même péril (28).

Cette tradition antique remontait à Hermotime de Clazomène. A l’instar des âmes des nègres de la côte de Guinée, l’âme de ce philosophe abandonnait son corps, voyageait dans les contrées lointaines, et recueillait des connaissances dont elle instruisait au retour les gens curieux de l’avenir. Un jour, les ennemis d’Hermotime, jaloux de sa puissance, saisirent un moment où son âme était absente pour obtenir de sa femme qu’on brûlât le corps. L’âme revint, mais ne trouvant pas son enveloppe, elle s’éloigna pour ne plus reparaître (29).

Nous voyons, dans Suétone, que le cadavre de Caligula ne fut qu’à demi brûlé, et très superficiellement mis en terre ; aussi l’édifice témoin du meurtre devint-il un rendez-vous de spectres et de fantômes chaque nuit, et ce désordre ne fut calmé que par l’incendie de ce palais impur, et par les honneurs funèbres dont, les sœurs de Caligula soulagèrent enfin sa- mémoire impériale. Servius, l’un des scholiastes de Virgile, n’oublie pas de mentionner que les âmes ne rencontrent jamais le lieu du repos si les corps n’ont pas été tout-à-fait consumés (30). Outre la superstition des vampires, les Grecs modernes professent encore cette croyance étrange que les cadavres des excommuniés sont à l’abri de la corruption ; ils se persuadent que le ventre de ces malheureux enfle comme un tambour et même résonne avec le bruit d’une caisse, quand on les frappe d’un bâton ou qu’on les roule sur le pavé. Pour les. Grecs, comme pour l’église romaine, l’incorruptibilité d’un cadavre est un indice miraculeux de [p. 179] sainteté, mais uniquement dans le cas où il exhale des senteurs parfumées. La dissolution de l’enveloppe chamelle de l’homme étant providentiellement établie pour que les élémens de sa composition rentrent dans l’emploi commun de la nature, on ne peut qu’applaudir à cette idée superstitieuse de l’Archipel, puisqu’elle rend hommage à l’ordre physique du monde. Cela prouve que les préjugés ne sont pas toujours absurdes. On raconte (31) que sous le patriarche Maxime, au XVe siècle, l’empereur turc de Constantinople fit ouvrir le tombeau d’un excommunié ; c’était une femme qui avait eu un commerce criminel avec un archevêque de Bysance. On trouva son corps entier, noir, puant, et singulièrement, gonflé. Mais les prières de Maxime, au bout de trois jours, lui rendirent les signes de la corruption ordinaire ; il finit par se réduire en cendres. Les caloyers de l’île de Milo (32) s’y prennent d’une manière moins délicate ; ils font bouillir l’excommunié dans du vin. Consultez Matthieu Paris, dans son histoire d’Angleterre, Ducange, au mot Imblocatus, Adam de Brème, etc., et vous y rencontrerez les mêmes doctrines sur l’incorruptibilité des cadavres. Or, pour en revenir aux broucolaques, il est facile de pénétrer le côté purement matériel de leur illustration orientale. La chimie a depuis long-temps constaté pourquoi un corps, entier dans le tombeau, se pulvérisait au contact de l’air ; et la foule innombrable de fossiles et de momies, répandue dans toutes les nécropoles souterraines de civilisations éteintes dont l’exhumation s’est déjà faite, a démontré suffisamment que les terrains nitreux ou secs conservaient, à l’égal des meilleurs baumes, l’intégrité d’un mort quelconque. Le phénomène du sang vermeil dont les broucolaques sont inondés peut tenir à des causes atmosphériques et locales qui nous sont encore ignorées ; l’excroissance prodigieuse dans les cheveux et dans les ongles, qui les distingue, est propre à tous les climats et à tous les cadavres. Quant à la pâleur maladive, à la consomption lente, à l’épuisement vital dont leur approche frappe surtout les femmes, il est possible que certaines particularités de tempérament et d’hygiène, spéciales dans une latitude, fassent de la première nuit d’hymen, sous le ciel du Levant, une nuit funèbre pour la jeune épouse. Dans le vaste champ de la physiologie générale, il faut tout caresser, même les hyperboles de l’imagination. Mais, relativement à la question psychologique, à l’illusion mentale, [p. 180] au songe en un mot, le vampirisme demeure un problème auquel nous nous garderons de toucher ; ce n’est plus qu’une apparition pure et simple ; que nos lecteurs se reportent à nos conjectures sur cette variété du rêve. Disons en passant qu’il y aurait une façon poétique de résoudre à la fois les deux questions, ne fût-ce que par le charme d’une curieuse analogie. Dans les marais des pays septentrionaux de l’Europe, des oiseaux s’enfoncent, durant l’hiver, au-dessous de la vase, privés de respiration et de mouvement, mais non de la vie. Lorsque le soleil échauffe, au printemps, le limon où ils dorment, on les voit reprendre leurs fonctions vitales que le froid seulement avait suspendues. Ainsi, les broucolaques seraient des corps humains que, sous le climat de l’Orient, l’âme répugnerait beaucoup à quitter, si ce n’est dans le cas d’une rupture complète, d’une entière dissolution des organes ; et il suffirait, pour ranimer passagèrement cette enveloppe toujours frémissante, que la lumière des tropiques en eût pénétré les tissus. Ceci dépend d’un ordre de phénomènes non moins intéressant que les singularités du rêve, mais dont l’histoire nous entraînerait trop loin de notre sujet.

Il n’est pas hors de propos de noter ici que le prophète Isaïe, décrivant l’abaissement futur de Babylone, y loge des Satyres, des Lamies et des Striges (en hébreu Lilith). Lilith répond au strix et au lamia des Grecs et des Latins ; il désigne les sorcières qui tuaient les enfans pendant la nuit et suçaient leur sang. Aux quatre coins du lit d’une femme nouvellement accouchée, certaines familles juives écrivent encore, pour écarter ces monstres, les quatre mots symboliques : Adam, Eve, hors d’ici, Lilith ! Horace dit positivement : Neu pransæ Lamiæ vivum puerum extrahas alvo. Euripide et le scholiaste d’Aristophane ont parlé de Lilith ou de Lamia, comme d’un démon impitoyable. Ne lit-on pas dans Ovide :

Carpere dicuntur lactentia viscera rostris
Et plénum poto sanguine guttur habent
Ex illis strigibus nomen…. (33)

Enfin, Charlemagne, dans les capitulaires, établit la peine de mort contre les gens assez crédules pour se garantir des striges. C’est pousser un peu loin le gouvernement absolu, et il est permis de conjecturer, d’après un pareil article du code saxon, que les vampires [p. 181] du Rhin valaient bien les upires du Danube et les broucolaques de la Grèce (34).

On conçoit facilement que ces annales diverses du vampirisme aient ému l’imagination brûlante de lord Byron. Il ne se contenta pas des vers placés dans le Giaour. Pendant son séjour à Genève, il fréquentait la société de Mme Breuss. C’était une comtesse russe, qui réunissait à ses soirées tous les étrangers de distinction. On y lisait des vers, on y racontait des histoires. Un soir, que chacun avait payé son écot par un conte de revenant, lord Byron, à son tour, improvisa une sombre nouvelle sur le vampire. Un jeune médecin italien, le docteur Polidori, était présent ; rentré chez lui, le médecin rédigea de mémoire la nouvelle qu’il venait de surprendre à un talent célèbre. Le conte de Byron, publié par le docteur Polidori, fit le tour de l’Europe ; M. Charles Nodier y trouva le germe d’un roman intitulé : Lord Ruthwen ou les Vampires, et les mélodramaturges du théâtre de la Porte-Saint-Martin le fondirent en trois actes ténébreux qu’on s’empressa de traduire pour le grand opéra de Londres.

Il est impossible de toucher au vampirisme sans se rappeler involontairement la lycanthropie. C’est le plus étrange des phénomènes que l’Ephialtes ait produit. Nous le regardons comme le dernier anneau de la chaîne des faits moitié vraisemblables, moitié apocryphes, dont se compose l’histoire des songes. Il n’y a dans notre esprit aucune faiblesse particulière en sa faveur ; mais nous ne saurions oublier que, dans la pratique médicale, on a constaté des maladies nerveuses dont un aboiement hideux, fatigant et symptomatique marquait régulièrement les phases. Voici maintenant les traditions.

La lycanthropie est proche parente de la métempsycose, et, comme ce dogme singulier, elle parcourt encore toute la terre. Démonologiquement parlant, elle tient au domaine de la possession. Au point de vue du rêve, c’est un triste désordre. Le lycanthrope se persuade qu’il est devenu loup ; mais la superstition ne s’est pas bornée à ce quadrupède, et toutes les bêtes ont participé plus ou moins de la nature biforme du loup-garou. Nabuchodonosor ne se crut-il pas métamorphosé en bœuf ? La fable d’Ulysse et de Circé est un document célèbre, mais elle appartient à la magie et à la sorcellerie. Souvent la vésanie de l’homme s’exaspère à tel point, qu’il voit réellement des bêtes dans des hommes comme lui ; ce fut l’erreur si [p. 182] monstrueuse d’Ajax (35). En combinant les idées de la métempsycose avec les caractères évidens que nous portons tous dans la face, et qui rappellent le visage d’une bête dans chaque figure humaine, on trouverait probablement à cette difficulté psychologique une solution qui ne serait pas frivole. Les Métamorphoses d’Ovide nous semblent une superbe protestation de l’antiquité contre le ridicule dont les âges modernes ont couvert cette maladie de l’imagination, ou ce phénomène d’un ordre supérieur, comme on voudra l’entendre. On sait que la lycanthropie joua un grand rôle dans le drame sanglant des Albigeois et des Vaudois (36) ; Maturin y a puisé le sujet d’une épouvantable scène, et les magnétiseurs, qui ne reculent devant aucune hyperbole, comme les illuminés de Lyon, font aujourd’hui de cette transformation une mesure d’éventualité.

Enfin, il faut clore ce long tissu d’énigmes et de mystères. Dans un exposé rapide, mais où toutes les fantaisies du rêve sont indiquées, nous avons peut-être laissé planer sur l’ensemble de nos travaux le prestige d’une théorie nouvelle, qui nous paraît devoir être quelque jour la vérité, dont nous admirons même les écarts, et que le contact des questions les plus abstraites irrite avec splendeur, comme une lumière éternelle.

Espejo y clara luz resplandeciente
Del aritiguo valor de tus abuelos
De quien eres divino descendiente… etc.,

dit Lope de Vega (El Molino). C’est là le sort posthume des idées de Fourier. Elles entrent de plain-pied, dans les débats dont la porte même ne leur semblait pas ouverte, avec une audace héréditaire. Qu’on nous pardonne cet hommage ; il ne blesse aucune science fondée, aucune foi radicale, aucune croyance nécessaire ; toutes les théories modernes n’ont pas la même bénignité. Il y a mieux : dans notre penchant trop attiédi pour les choses célestes, si, par hasard, la conscience d’une vie transmondaine était assez énergique pour reconduire vers les pensers religieux nos âmes curieusement émues, ne serait-ce pas un service opportun, au milieu de désordres toujours croissans, que le père des doctrines phalanstériennes aurait rendu, dans la générosité de la tombe, aux détracteurs de son génie et aux blasphémateurs de sa découverte ?

ANDRÉ DELRIEU.

Notes

(1) Mémoires de Rochefort. — Causes célèbres, tom. XI.

(2) Menagiana.

(3) Theophilus Insulanus, Treatise on the second Sight.

(4) Bichat. — La vie est un ensemble de fonctions qui résistent à la mort.

(5) M. D’Herbelot, Bibliothèque orientale.

(6) Chardel, Essai de Psychologie, 1858.

(7) Pierre de Cluny, De Miraculis. — Langlet-Dufresnoy, Des Apparitions.

(8) Bekker, Monde enchanté, liv. IV, chap. 57.

(9) Mémoires secrets sur le dix-huitième siècle.

(10) Tournefort. Balbi. Lettres Juives.

(11) Dom Calmet, Revenans, 1746.

(12) Relation d’un voyage à l’île Saint-Erini, par le R. P. Richard, jésuite, chap. XVIII.

(13) Huetiana, in-12, Paris, 1722. — Turquie chrétienne, par Delacroix, liv. I.

(14) Dom Calmet, chap. XI— Lettres Juives, 137e.

(15) Schertz, Magia Posthuma, Olmütz, 1706.

(16) Journaux de Leipzig, 4738, tom. II.

(17) Moréri, au mot stryges.— Mercure de 1694. — Gabriel Rzacsinocki, Curiosités naturelles de la Pologne, 1721, Sandomir.

(18) Dom Calmet, chap. XVIII.

(19) Guillaume de Neubrige, Rerum Anglic., liv. V:

(20) Dom Calmet, chap. XXIII.

(21) Tournefort, Voyage au Levant, tom. I, pag. 158.

(22) Strabon, Rerum geograph., liber X.

(23) Histoire naturelle, liv. II, chap. XXXVII.

(24) Banquet, liv. X.

(25) Loyer, De Spectris, liv. III. — Delrio, Magicæ quæstiones. — Nicolas Remy, 1S81, Periocha. — Dom Calmet, XLII.

(26) Demonology.

(27) Electre, vers 448. — Meursius in Lycophronem, pag. 509. — Slanley, Sur Eschyle, etc.

(28) Æneidos, lib. VI.

(29) Huetiana.

(30) Servius in Æneidos , lib. VI.

(31) Malux, Turco-Græcia, liv. I.

(32) Ricaut, Etat de l’église grecque, chap. XIII.

(33) Ovide, Fastes, liv. VI.

(34) Si quis à diabolo deceptus crediderit sccundùm morem paganorum virum aliquem aut foeminam strigam esse, et homines comedere, et propter hoc ipsum incenderit, vel carnem ejus ad comedendum dederit, punietur. (Cap., chap. VI.)

(35) Hic bove percusso mugisse Agamemnona crédit. (JUVÉNAL.)

(36) Monstrelet.

 

 

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