Amédée Dechambre. CAUCHEMAR. Extrait du « Dictionnaire Encyclopédique des Sciences Médicales », (Paris), T XIII, 1872, pp. 386-390.

Amédée Dechambre. CAUCHEMAR. Extrait du « Dictionnaire Encyclopédique des Sciences Médicales », (Paris), T XIII, 1872, pp. 386-390.

 

(Cf : Freud: La science des rêves; et Pasche : Psychopathologie du cauchemar)

Amédée Dechambre (1812-1886). Médecin qui se livra à l’écriture en débutant dans L’Esculape, journal de spécialités médico-chirurgical. En 1841 il créa l’Examinateur médical, qu’il dirigea jusqu’en 1843. Mais son œuvre restera jusqu’à aujourd’hui la direction du Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales et les très nombreuses rubriues qu’il rédigea, de 1864 à 1889, en 100 volumes

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. –  Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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CAUCHEMAR. Le cauchemar est un état pathologique si indéterminé, que c’est à peine s’il se prête à une description particulière. Si on le réduit au sentiment de pression épigastrique, qui lui a valu le nom d’asthme nocturne, on donne une valeur nosologique à un symptôme arbitrairement distrait d’un ensemble fort variable de phénomènes morbides. Si l’on y fait entrer la vue imaginaire d’un être vivant, assiégeant le dormeur et se livrant sur lui à des actes de nature diverse, ce qu’exprime particulièrement la dénomination d’éphialtes (έφιάλτης, att. pour έπάλτης ; de έπί, sur, et ίάλλειν, jeter), on arrive à les confondre avec l’incubisme, qui sous certaines formes, est loin de procurer des sensations pénibles, et l’on tombe dans cette singulière synonymie qui, à une maladie caractérisée par la souffrance et quelquefois par une horrible angoisse, n’ayant rien de lubrique, impose, avec Pline, le nom de Ludibrium fauni.

Giovanni David (1743-1790) – Un cauchemar.

A notre sens, il est convenable de réserver pour un article spécial, au mot INCUBE, cet état pathologique, appartenant s’il devient habituel et surtout épidémique, aux vésanies, et caractérisé par des rêves impudiques dans lesquels intervient, comme agent actif ou comme agent passif, un être imaginaire. Cet élément écarté, le cauchemar n’est plus qu’un rêve accompagné de sensations pénibles, et ces sensations peuvent varier à l’infini, dans leur nature, dans leur degré, dans leur siège, comme dans les conceptions fausses dont elles peuvent être l’occasion, suivant les causes, ou physiques ou morales, qui ont produit le trouble de la santé. C’est au cauchemar ainsi compris que convient par exemple le nom d’onirodynie (onirodinia gravansCULLEN : de ὂνειρος songe et όδύνη, douleur ).

Les dispositions morales propres à amener le cauchemar sont, on le comprend, très-nombreuses. Elles sont d’ordinaire d’un caractère douloureux, les unes dépressives et portant au découragement, les autres excitantes et conduisant à l’exaltation, à la colère, à des sentiments de haine et de vengeance. C’est tantôt la perte d’un objet aimé, un revers de fortune, un échec d’amour- propre, des veilles excessives, l’appréhension d’une maladie incurable, le dégoût de la vie; tantôt une injure reçue, un faux point d’honneur, une passion désordonnée, un calcul malheureux d’ambition, etc. Quant aux causes physiques appréciables du cauchemar elles sont également diverses. La plus commune assurément est le mauvais état des voies digestives, et surtout de l’estomac. Après elles se rangent d’abord les grands désordres de la circulation centrale, par suite d’affection cardiaque, d’anévrysme aortique, de pneumonie, d’épanchement pleural, ou bien une gêne de respiration occasionnée par une affection du larynx, un gonflement des amygdales, une élongation de la luette (WEST, in Gaz.des Hopit. 1850, p.359) ; puis les affections cérébrales, dont l’action, pour être plus directe que celles des conditions précédentes, [p. 387]n’est ni plus fréquente, ni plus efficace ; les affections simplement nerveuses, en tête desquelles il faut placer l’hystérie, surtout avec dysménorrhée, et l’hypochondrie ; puis une foule d’autres états susceptibles de transmettre au cerveau, pendant le sommeil, des impressions désagréables: la présence de vers dans l’intestin, une grande plaie, un anthrax, une maladie fébrile quelconque ; car la fièvre, par elle-même, constitue une forte prédisposition au cauchemar. Il en est de même de la pléthore et de ce narcotisme anormal et agité que l’opium produit quelquefois. Enfin, à ces causes, il faut ajouter certaines circonstances occasionnelles propres à l’individu et liées aux particularités de la santé ; comme le décubitus sur tel ou tel côté; la distance écoulée entre le repas et le coucher. Le plus souvent, c’est quand il a lieu sur le côté gauche que le décubitus devient une occasion de rêves pénibles ; ce qu’on explique par une gêne apportée aux mouvements de cœur ; mais d’autres sujets ne dorment bien que sur un côté, et l’on peut attribuer souvent, mais non toujours, cette disposition à un état morbide du foie. IL est aussi des individus chez lesquels le cauchemar ne se produit habituellement qu’à une heure de la nuit. Chez un de ceux que nous connaissons, la digestion, souvent pénible, n’a lieu que sept ou huit heures après les repas. Enfin nous avons eu l’occasion d’observer un cas de cauchemar intermittent survenant chaque nuit, peu de temps après le coucher, sans qu’il nous ait été possible de le rapporter un peu plausiblement à une cause déterminée. Une jeune femme, extraordinairement facile aux impressions morales, sujette notamment à de soudaines explosions de sanglots, se réveille vers minuit en proie à une profonde terreur; elle vient de faire un rêve horrible ; elle a vu s’approcher de son lit et la regarder fixement une cohue de hideuses figures se pressant, se poussant, changeant d’aspect, se transformant les unes et les autres, le bœuf devenant diable et le diable singe, puis se confondant et se dissolvant pour ainsi dire dans un mélange informe qui s’éloigne, se dégrade, s’efface insensiblement et disparaît. La malade est haletante, couverte de sueur: appelé près d’elle, nous la trouvons, une heure après, parfaitement calme, gaie et riant de ses folles imaginations. Le reste de la nuit et de la journée se passent très-bien; mais la nuit suivante, à la même heure, les accidents se renouvellent avec une expression différente. Plus de bêtes difformes, plus de diable; mais la jeune femme se débat avec un individu de mauvaise mine qui la saisie par les cheveux; elle pousse des cris qui sont entendus d’une pièce voisine. Nous la voyons le lendemain matin seulement; sa santé est parfaite sous tous les rapports. Administration immédiate du sulfate de quinine. Le sommeil est encore pénible au commencement de la nuit suivante; mais c’est la dernière manifestation de la maladie. Le médication quinine a été continuée trois jours.

Cette observation peut être rapprochée de celle de FORESTUS (L. X,obs.52). M. le docteur FERREZ a publié également une observation de cauchemar quotidien, mais qui se rattachait à une cause morale évidente, et qui n’avait aucunement le caractère d’une fièvre larvée (Journal de médecine et de chirurgie pratique, t. XXVII, art.5197 ; 1856).

On vient de voir une des formes les plus accentuées du cauchemar. C’en est aussi, sauf l’intensité, la plus commune, quand surtout il s’y joint de l’oppression épigastrique. Alors le malade croit souvent voir un animal, chat, singe, chien ou quelque être de forme fantastique s’élancer sur son lit, s’asseoir sur sa poitrine ou s’attacher à son cou; ou bien, comme nous en connaissons un exemple, il se croit transporté dans une écurie, dans une étable à porc, où les hôtes de lieu viennent le flairer ou piétiner sur lui. D’autres fois, aucun animal ne figure dans le rêve ; mais [p. 388] le dormeur, comme Jacob, entre en lutte avec une forme qu’il ne parvient pas à dompter ; ou bien, placé sue la pente d’un précipice, il s’y sent attiré; ou bien encore, les pieds collés au sol, en face d’un danger imminent, il fait pour fuir des efforts désespérés, jusqu’à ce que, violemment secoué par le sentiment d’une chute, la sensation d’une blessure, l’effort du cri, il se réveille plein de terreur, haletant, le cœu agité, les membres tremblants et la peau couverte de sueur.

On dit que le cauchemar pouvait avoir lieu dans l’état de veille ; nous ne le croyons pas. Il s’agissait certainement, ou de ces demi-sommeils intermittents et courts auxquels sont sujettes les personnes épuisées par la fatigue et dont on dit qu’elles dorment debout ou en causant, ou de lypémanie commençantes, qui s’annoncent par des accès passagers. Une vieille demoiselle, qui devint affreusement lypémaniaque, avait été d’abord visitée, à de longs intervalles, et chaque fois pour un temps très-court, tantôt par des anges, tantôt par des diables, les premiers la consolant des seconds qui la tourmentaient horriblement et, en s’attachant à elle, lui causaient de l’oppression, de l’angoisse précordiale et d’autres symptômes du cauchemar. Par contre, on dit généralement que le cauchemar cesse avec le sommeil. Si l’on entend par là qu’il ne dure pas au delà du temps où le sujet recouvre le sentiment réfléchi de lui-même et la possession de ses facultés mentales, comme il arrive au réveil ordinaire, l’assertion est exacte ; mais elle est plus vaine encore, étant bien évident qu’un homme qui voit en songe un porc à côté de lui cesse de le voir s’il est bien éveillé, à moins d’être aliéné. Mais on se trompe si l’on veut prétendre que le cauchemar s’évanouit par le fait d’ouvrir les yeux et de reconnaître les personnes environnantes. Il n’est pas rare de voir les conceptions fausses dominer l’esprit quelques secondes, quelques minutes même après tous les signes extérieurs du réveil. C’est ce qui était arrivé à un élève en pharmacie de notre connaissance qui, couchant sous un comptoir où il étouffait, et se voyant, dans son sommeil, près d’être transpercé à l’épigastre par une longue épée, se jeta à bas de son lit et se précipita dans la chambre du pharmacien, lui demandant secours et montrant du doigt l’arme qui s’obstine à le poursuivre. On peut dire ici que la lésion sensorielle a survécu au sommeil et est devenue une hallucination. M. ALFRED MAURY (Le sommeil et les rêves) a étudié avec infiniment de sagacité les hallucinations, qu’il appelle hypnagogiques (de ύπνος sommeil et, άγωγεύς, qui amène), et qui se forment au moment où le sommeil commence. Il y en a aussi, et elles sont au fond de même ordre, qui se produisent quand le sommeil finit. Celle dont était frappé notre élève consistait en un trouble sensoriel, non pas hypnagogique, et que le réveil n’avait pas immédiatement dissipé. Et c’est un des faits qui tendent à confirmer les vues du même auteur, sur les analogies du rêve et de l’hallucination

La théorie du cauchemar est simple, mais de cette simplicité particulière que notre ignorance nous crée souvent en biologie. C’est la théorie du rêve. S’il est lié à des émotions nouvelles ou à une maladie encéphalique, le désordre psychique se forme, pour ainsi dire, de toute pièce, directement. Il naît sur place. La fibre altérée, ou celle qui a été émue par une fâcheuse impression, en sont l’instrument ; la première pourra emprunter les éléments de la divagation à mille circonstances et surtout aux circonstances récentes de la vie affective ou intellective du sujet ; la seconde les empruntera à l’impression même qu’elle aura reçue et qui, en se répétant, constituera un souvenir douloureux. Et comme tout se tient, tout s’enchaîne, tout vit en commune solidarité dans l’appareil encéphalique, — la [p. 389] circulation avec l’innervation, telle partie du cerveau avec telle autre — comme, par contre, l’encéphale est un composé d’organes voués à des fonctions distinctes, on peut imaginer ce qu’un retentissement d’une impression perturbatrice sue l’ensemble du mécanisme  et la distribution inégale du sang et de l’excitation nerveuse, pourront ajouter des traits inattendus et bizarres à l’impression initiale du rêve. Le cauchemar est-il précédé d’une souffrance de quelque viscère; c’est l’impression transmise par ce viscère au cerveau qui devient, dans celui-ci, sous l’empire du sommeil, le sujet d’une sorte d’interprétation absurde et le point de départ des mêmes phénomènes que dans l’affection directe de la pulpe cérébrale. Dans le rêve simple, mille sensations obscures viennent de la profondeur des organes stimuler la fibre cérébrale et y faire naître des images, fantastiques. Que ces sensations soient douloureuses et le rêve deviendra cauchemar.

Comme on l’a dit plus haut, les formes symptomatiques de cet état morbide sont le plus ordinairement en rapport avec les conditions qui l’on fait naître. Pourtant, on aurait tort de considérer cette corrélation comme constante. L’élément constitutif de tout rêve étant d’ordre psychique alors même qu’il a sa source dans un trouble viscéral, et cette manifestation psychique consistant dans un délire passager, telle est, sous le rapport du mode, du degré, du lieu, l’infinie diversité des mouvements moléculaires du cerveau ; telle est la funeste fécondité de l’esprit échappé des liens de la raison, que les impressions morales comme les impressions physiques peuvent servir de thème à des associations d’idées où leur caractère primitif soit entièrement perverti. Un homme souffre de la vessie, et cette souffrance éveille en lui le rêve: il pourra arriver, dans disposition intellectuelle et morale, que ce rêve lui procure, dans cette région des sensations agréables. Au contraire, un homme a eu tout le jour sous les yeux un grand spectacle de la nature, de hautes montagnes, des précipices profonds ; il en a joui en artiste. La nuit, la digestion venant à se troubler, ou quelque fâcheux souvenir s’éveillant en lui, il peut se sentir rouler de rocher en rocher ou tomber dans le vide. De même un cauchemar amené par une cause toute morale pourra se traduire par une sensation pénible du côté de l’estomac ou de la poitrine; comme des phénomènes tout psychiques, comme la vue d’objets effrayants. Les exemples de cette sorte de transformation de la sensation primitive sont extrêmement nombreux. Aussi nous rangeons-nous à l’opinion de Sauvages, professant que, dans bien des cas, l’angoisse épigastrique, même avec la vision et la sensation d’un animal assis sur la poitrine, est la conséquence du rêve au lieu d’en être l’occasion ; interprétation conforme d’ailleurs aux données de la physiologie, puisqu’il est avéré qu’un mouvement pathologique du cerveau peut retentir sur les viscères: témoins le vomissement, l’ictère, qui suivent les plaies de tête, ou la diarrhée qui succède à une émotion morale.

Le cauchemar, ne laisse communément après lui qu’une fatigue plus ou moins prononcée; et il est des personnes chez lesquelles il se répète fréquemment sans grand dommage. Mais chez les enfants et les jeunes filles il peut avoir des suites graves, parmi lesquelles on cite l’épilepsie et l’hystérie. Il est impossible néanmoins de ne pas se demander si, dans certain cas au moins, le cauchemar n’était pas lui-même le signe avant-coureur de la névrose. D’un autre côté, M. CALMEIL a fait remarquer que le délire monomaniaque emprunte quelquefois au cauchemar ses principaux éléments. « Pendant le jour, il n’existe aucune lésions des sens ; mais le malade raconte avec effroi tout ce qu’il a souffert pendant la nuit, et [p. 390] l’interprétation qu’il donne aux sensations pénibles qui l’obsèdent pendant son sommeil l’entraînent dans de continuelles divagations et à des actes qu’il faut parfois soigneusement réprimer » (Dict. en 30 vol., art. cauchemar)

Il nous reste à dire un mot du traitement. A proprement parler, il n’y a pas d’autre traitement du cauchemar que de réveiller le malade. C’est ce qu’il faut recommander, s’il en est souvent atteint, aux personnes qui l’entourent. Ce moyen si direct trouve surtout son application chez les enfants et les hystériques. L’accès terminé, l’art peut intervenir utilement, soit pour dissiper un endolorissement consécutif de la tête, une fatigue générale, un sentiment d’oppression; ce qu’on fera par l’administration d’une infusion de plantes aromatiques ou de fleurs de coquelicot, de bains à l’eau de son et à l’eau de tilleul et de laurier-cerise, etc. ; soit pour écarter de l’imagination, chez les femmes principalement, les appréhensions que peut leur avoir causées une crise douloureuse et quelquefois marquée par de si étranges phénomènes, par de si saisissantes images, par des impressions si poignantes, que l’esprit en reste dangereusement frappé.

Mais c’est surtout à prévenir le retour des accidents qu’il importe de s’attacher. Pour cela on cherchera dans l’interrogatoire du malade, dans ses confidences, dans l’examen minutieux de ses organes, un moyen de remonter à la source du mal. Il va sans dire que les indications varieront suivant les résultats de cette étude. Les poser ici, en détail, serait enter dans le traitement de nombre de maladies dont l’histoire a sa place dans ce dictionnaire : la dyspepsie, las affections cardiaques, l’asthme, etc. La seule indication dont il y ait à dire un mot, parce qu’elle appartient à toutes les espèces de cauchemar, elle est de diminuer l’excitabilité du système nerveux. Encore faut-il être bien éclairé sur le caractère de cette excitation qui, tantôt indirecte et liée à la chloro-anémie, appelle l’emploi du fer et du quinquina, et tantôt directe, nécessite l’usage des antispasmodiques et des sédatifs. Dans ce dernier cas, les bains prolongés, la liqueur d’Hoffmann, l’asa foetida, la valériane, le camphre, le bromure de potassium longtemps continué pourront avoir quelque efficacité. La racine de la pivoine mâle était autrefois vantée comme sédatif contre le cauchemar presque autant que contre l’épilepsie; elle a été employée dans le cas, cité plus haut, de FOREST Pierre La plante même était connue sous le nom de έφιάλτιον, comme propres à guérir l’éphialte. Nous ne disons qu’un mot du cauchemar périodique, dont le mode de traitement n’a pas besoin d’être spécifié. Enfin , on sera attentif aux circonstances qui peuvent influer sur le développement du cauchemar, comme le mode décubitus, la distance écoulée entre le dernier repas et le but de la crise, la nature des occupations, le genre de lecture, l’emploi de la soirée; et l’on s’inspirera de toutes les données recueillies pour donner à l’hygiène du malade une autre salutaire direction.

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