Alexandre Bertrand. Philosophie du sommeil, considéré particulièrement sous le point de vue psychologique.] in « Le Globe », (Paris), volume 5, n°29, 9 juin 1827, pp. 150-153.

A. Bertrand

Alexandre Bertrand. Philosophie du sommeil, considéré particulièrement sous le point de vue psychologique.] in « Le Globe », (Paris), volume 5, n°29, 9 juin 1827, pp. 150-153.

 

Alexandre Jacques François Bertrand est né à Rennes le 25 avril 1795 et mort à Paris le 22 janvier 1831. Opposant lors de la Restauration il démissionne de l’Ecole Polytechnique. Il entreprend alors des études de médecine et soutient sa thèse, l’Examen de l’opinion généralement admise sur la manière dont nous recevons par la vue la connaissance des corps, en 181, travail jugé brillant et novateur. Deux ouvrages majeurs. Il sera un des grands zélateurs du magnétisme animal. Outre le texte que nous présentons ici, deux autres ouvrages dont a noter ;
Traité du Somnambulisme et des différentes modifications qu’il présente. Paris, J.-G. Dentu, 1823. 1 vol. 13×21.5, 2 ffnch., IV p., 324 p.
— Extase. De l’état d’extase considérée comme une des causes des effets attribués au magnétisme animal [Partie 1]. Article parut dans « l’Encyclopédie Progressive », 8e Traité, Bequest et Conven Francis, 1826, 24, pp. 337-392. A été édité en tiré-à-part avec double pagination, celle de l’original et pp. 1 à 56. [en ligne sur notre site]
Du Magnétisme Animal en France, et des jugements qu’en ont portés les sociétés savantes, avec le exte des divers rapports faits en 1784 par les commissaires de l’Académie des sciences, ou la faculté et de la société royale de médecine, et de l’analyse des dernières séances de l’académie royale de médecine et du rapport de M. Husson. suivi de considérations sur l’apparition de l’Extase, dans les traitements magnétiques. Paris, J. B. Baillière, Libraire-éditeur, février 1826. 1 vol. in-8°, (XXIX-539 p.). – Réimpression avec une présentation par Serge Nicolas. Paris, Editions L’Harmattan, 2004. 1 vol.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les notes de base page ont été renvoyées en fin d’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire des originaux.
 – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 150, colonne 1]

PHILOSOPHIE
DU SOMMEIL
Considéré particulièrement sous le point
de vue psychologique

La question de l’état de l’âmes pendant le sommeil est certainement une de celles sur lesquelles il est le plus difficile de donner une solution qui ne laisse aucune place au doute.

Après une période assez courte d’activité physique et morale, l’homme se trouve forcé de suspendre cette activité, pour tomber dans un état de repos qui présente l’image de la mort. Pendant cette intervalle, l’esprit dors-t-il avec le corps ? Une foule de considérations se présente au premier aspect en faveur de l’affirmative. Ne semble-t-il pas en effet qu’il y ait une espèce de contradiction à supposer la faculté de penser et de vouloir dans un être privé de celle de sentir et de se mouvoir ? mais il y a plus ; si nous observons ce qui se passe en nous quand nous nous endormons, nous reconnaîtrons que, loin que notre intelligence reste étrangère aux modifications dans l’organisation est alors le théâtre, nous la sentons d’une manière bien évidente s’engourdir et s’appesantir avec le corps. Ajoutons que, quand c’est une loi si générale que toute pensée, tout sentiment laisse des traces dans notre mémoire, nous nous éveillons le matin sans conserver souvent le moindre souvenir d’aucun acte intellectuel exercé pendant la nuit.

Ces considérations suffisent pour rendre raison de l’opinion presque universelle qui admet que, pendant le sommeil, l’esprit dort avec le corps. Mais cette opinion du vulgaire, tous les philosophes ne l’ont pas adoptée. Suivant quelques-uns, l’âme, substance immatérielle, ne peut être assujetti aux besoins du corps ; l’activité est son essence, et cesser d’agir serait pour elle cesser d’exister. D’autres, et Kant est de ce nombre, ont pensé que, l’âme jouant un rôle actif dans les fonctions de l’organisme, la suspension totale de son influence entraînerait la fin de la vie.

C’est par des considérations plus solide que l’auteur d’un article récemment insérer dans Le Globe (1) a été conduit au même résultat. Nous ne sommes point de la vie de notre estimable collaborateur, et nous espérons qu’on nous permettra d’indiquer ici nos idées sur un sujet qui fait depuis long-temps l’objet de nos méditations.

Mais avant tout nous ferons remarquer quand nous occupant de l’esprit, en parlant d’un esprit éveillé, d’un esprit endormi, nous ne prétendons rien dire qu’il soit relatif à la nature même de cette substance dans l’existence de nous est révélée que par ses actes. M. J., pas plus que nous, on a voulu s’engager dans une discussion purement métaphysique, et la question entre nous sera plus simple.

Ce qu’a voulu prouver M. J., c’est seulement que l’esprit n’est point pendant le sommeil dans un état spécial, mais qu’il marche et se développe comme dans la veille. Et cette conclusion, il la fonde sur des observations que nous adoptons comme lui, mais que nous croyons devoir interpréter d’une manière toute différente.

Son premier argument est tiré de la considération des songes. Quand nous rêvons, dit M. J., assurément nous dormons, et assurément aussi notre esprit ne dort pas, puisqu’il pense.  D’où cette conclusion, au moins dans [p. 150, colonne 2] certains cas notre esprit reste éveillé pendant le sommeil, et que, jusqu’à preuves directes du contraire, toutes les probabilités sont en faveur de l’hypothèse dans laquelle on suppose qu’il en est toujours ainsi.

Quelques réflexions suffiront pour faire voir combien cette conclusion est hasardée. C’est en effet une chose reconnue par tout le monde  que ce n’est pas dans le sommeil le plus profond qu’on lieu les rêves, mais seulement dans un état intermédiaire entre la veille et le sommeil, le plus ordinairement le matin, à l’heure où le besoin de repos commence à être satisfait, ou bien lorsqu’une digestion pénible, quelque douleur, l’usage d’alimens excitant, nous tiennent à moitié éveillés. Tout ce qu’on peut donc conclure de la considération des rêves, c’est que le réveil de l’intelligence accompagne et quelques fois même précède celui des sens. Mais ici s’offre d’elle-même une remarque qui conduit à des conclusions bien différentes de celles qu’adopte M. J.  En effet si nous considérons ses résultats de l’intelligence des dormeurs à demi-éveillé, nous trouverons que, loin de nous montrer l’esprit dans un état d’intégrité parfait, marchant et se développant comme dans la veille, ils nous le représentent comme incapable d’exercer ses fonctions avec régularité. Quelle incohérence quelle confusion en effet dans les idées, dans les images, dans les souvenirs !… Endormi dans notre chambre, avec la connaissance des objets qui nous entourent, nous nous trouvons tout à coup transportés dans des palais, dans des jardins délicieux, ou dans des lieux d’un abord effrayant, sans éprouver le moindre étonnement ; nous conversons avec des personnes mortes depuis long-temps, nous pleurons la perte de celles qui vivent journellement avec nous ; et tout cela sans que le moindre retour sur nous-même nous avertisse d’illusions qui ne nous séduiraient pas un instant dans la veille, quand même (comme cela arrive à certains hommes) notre imagination pourrait alors se représenter l’image des objets absents avec la même vivacité que dans le sommeil.

Soit donc nous considérons les opérations de l’esprit, le soir, à l’heure où l’essence commence à s’appesantir, ou dans les rêves, le matin, lorsque encore engourdis nous approchons du réveil, nous sommes également conduits vers ce résultat, quelles ne s’exercent avec intégrité que dans les conditions organiques de la veille. Comment supposer en effet que l’intelligence reste intacte dans le sommeil, quand nous la voyons se troubler à son approche, et que tout ce qui nous reste du souvenir de ses actes dans les rêves (qui ne sont encore qu’un demi-réveil) nous le montre dans un désordre complet ?

On pourrait aussi demander pourquoi, ayant conscience des idées confuses qui précèdent le sommeil, et pouvons presque toujours garder quelques souvenirs des opérations désordonné de l’esprit pendant les rêves, nous perdions le souvenir des actes de l’intelligence pendant le sommeil, où on suppose qu’elle marche et se développe comme dans la veille.

Avouons donc que, loin que l’hypothèse de la veille de l’esprit dans le sommeil ait au premier aspect pour elle toutes les probabilités, elle se présente au contraire comme tellement invraisemblable qu’il nous faudrait des raisons bien forte pour l’admettre. Examinons les faits sur lesquels M. J. a voulu l’établir.

De ces faits, les uns sont incontestable, et fondés sur les observations journalières ; et les autres, au contraire, sont peu fréquents, et ne constituent évidemment que des exceptions qui se rapporte à un état normal dont on ne saurait rien conclure pour le sommeil même. Mais nous nous occuperons d’abord des premiers.

Henri Lebasque.

Ils peuvent tous se ramener à dire que les mêmes bruits qui suffisent pour troubler notre sommeil, nous n’y sommes pas accoutumés, ne nous incommodent plus aussitôt que nous en avons l’habitude. L’auteur croit qu’on ne peut expliquer se fait qu’en admettant que l’âme, [p. 151, colonne 1] qui veille pendant le sommeil, inquiétée d’abord par des impressions dont elle ne connait pas la cause, s’efforce de réveiller les sens pour la connaître, tandis que plus tard, sachant fort bien de quoi il s’agit, elle n’a plus la même curiosité, et ne troubles plus le repos du corps. C’est cependant là un phénomène tout simple pour ceux qui reconnaissent avec tout le monde que c’est le propre de l’habitude d’émousser la vivacité des impressions. Mais M. J. ne reconnaît pas cette propriété de l’habitude, et établi en principe général ce singulier paradoxe, que l’’habitude d’entendre les mêmes sons n’émousses ni n’aiguise les organes ; que c’est l’âme seule qui s’accoutuma à percevoir ou à négliger les sensations, selon qu’elle les juge intéressantes ou non ; enfin qu’il s’agit là d’un phénomène psychologique, et non physiologique (2).

Quoi qu’il me semble qu’on pût se borner à signaler comme l’erreur dans laquelle est tombé M. J., en niant le pouvoir de l’habitude sur les sensations, je citerai quelques faits qui mettront ce pouvoir hors de doute.

Pour les personnes qui ne sont pas accoutumées à faire usage d’assaisonnement énergiques avec leurs aliments, la plus légère quantité de piment, ou d’autres substances semblables, paraît insupportable. Mais si elle persistent, quelques jours suffisent pour les mettre en état de supporter presque sans s’en apercevoir une quantité triple ou quadruple de celle qui d’abord leur avez occasionné une impression pénible. Quel rôle l’âme joue-t-elle dans ce phénomène ?

Même remarque sur l’odorat : quelques heures suffisent souvent pour nous rendre insensible à des émanations que nous n’aurions pas cru au premier instant pouvoir supporter sans nous faire la plus grande violence.

Les yeux s’habituent si facilement à un degré donné de clarté, que plusieurs fois dans un jour nous pouvons alternativement, en passant d’un lieu éclairé dans un lieu sombre, et ébloui par la lumière que bientôt après nous trouverons très supportable, et réciproquement devenir incapable de distinguer des objets dans un lieu où, au bout de quelques instants, nous les affaires se voit très distinctement.

Le toucher donne lieu à l’observation du même phénomène. Ceux qui, par des raisons de santé, se décident à porter de la laine sur la peau, on éprouve, les premiers [151, colonne 2] jours, une sensation des plus pénibles ; mais bientôt ils ne s’aperçoivent plus d’un contact qui d’abord leur avait semblé insupportable.

Il s’agit bien dans tous les cas de phénomène purement physiologiques, et dans lesquelles l’âme n’exercent évidemment aucune influence. Le sens de Louis ne fait pas exception à la règle générale. Les artilleurs qui commencent à faire la manœuvre du canon éprouvent, les premiers jours, de la détonation une impression très douloureuse ; au bout d’un certain temps, ils ne sont plus blessés par la même impression. Est-ce don un raisonnement qui préserve leurs oreilles ?

Tirons de tous les faits précédant cette conclusion, que nous aurions pu établir a priori, comme vérité suffisamment démontrée, qu’un bruit, quel qu’il soit, par cela seul qu’on en a l’habitude, fait sur l’organe de l’ouïe une impression moins vives, et devient moins propre à troubler le sommeil, sans qu’on soit obligé de recourir à l’âme pour rendre raison de cette circonstance.

Mais, pourra-t-on dire, l’influence atténuante de l’habitude, quelque grande qu’on la suppose, ne va pas jusqu’à annuler les sensations ; elle n’empêchera pas que le bruit d’une lourde de voiture qui roule avec fracas sur le pavé ne produise sur l’oreille du dormeur une impression plus forte que le frottement d’une brosse sur le parquet. Je réponds que cette objection n’est absolument d’aucune valeur. L’habitude en effet est quelque chose de tout à fait spécial. De ce que l’organisation d’un homme est modifié de manière à ce que les conditions organiques du sommeil ne soit pas incompatible avec la vibration d’une espèce particulière de son, ce serait fort mal raisonner que de conclure que le sommeil doit persister avec une autre espèce de son.  Ce serait comme s’il voulait conclure d’un genre d’impression à un autre, et dire, par exemple, que celui qui dort au bruit doit dormir aussi à la lumière, etc., ou pour ne parler que d’un seul sens, qu’un homme qui dort au froid doit dormir aussi sur la dure. L’âme n’est pour rien dans tout cela : il s’agit ici d’une liaison physiologique, c’est-à-dire purement organique. (3) Voilà pourquoi le Meunier, qui dort au bruit de son moulin, ne reposerait peut-être pas aussi tranquillement dans le voisinage d’une rue bruyante de Paris, pas plus que le citadin de dormirait dans le moulin.

Une foule de faits souvent aussi que ce n’est pas assez d’avoir dans la veille l’habitude de tel genre ou même de telle espèce d’impression déterminée, pour n’en être pas incommodé dans le sommeil : il faut encore avoir l’habitude de recevoir cette impression dans le sommeil même. Un parisien, qui pendant des années de sa vie aura entendu le bruit des rues et sera parvenu à s’y accoutumé durant le jour, ne passera pas, sans en être incommodé, d’une chambre à coucher écartée, dans le voisinage d’une rue bruyante ; il faut qu’il s’accoutume à entendre le bruit pendant le sommeil, à dormir, comme on dit, au milieu du bruit. Et l’âme n’est encore évidemment pour rien dans cette habitude (4). [p. 152, colonne 1]

En tout nous avons nos habitudes de veille et nos habitudes de sommeil. Nous sommes très à notre aise dans nos vêtements pendant la journée, nous ne pourrions les supporter la nuit ; mais quelques jours en feraient l’affaire : après quelque temps nous ne pourrions même plus dormir qu’habillés, comme cela est arrivé à des voyageurs, à des militaires, après une campagne pénible. Il serait fastidieux de rappeler toutes les circonstances qui, sous l’influence de l’habitude, peuvent devenir favorables ou contraires à la production et au maintien du sommeil. D’ailleurs toute autre fonction pourrait donner lieu aux mêmes remarques. La digestion, par exemple, peut s’exécuter au milieu des circonstances extérieures les plus diverses ; man l’habitude décide de celles qui deviennent nécessaires à sa parfaite régularité (5).

J’ai, à dessein, multiplié jusqu’à l’excès les exemples qui prouvent l’influence de l’habitude relativement aux circonstances susceptibles de modifier l’exercice de nos fonctions. J’aurais pu encore eu augmenter le nombre ; mais ces exemples sont plus que suffisants pour mettre à portée d’expliquer tous les faits que M. J. cite à l’appui de son hypothèse. Prenons celui qu’il regarde comme le plus concluant de tous.

M. J. avait donné l’ordre qu’on frottât le matin, avant de l’éveiller, un salon qui est à côté de sa chambre. Les deux premiers jours, ce bruit l’éveilla ; mais depuis il ne s’en est pas aperçu. D’après ce que nous avons dit, l’explication de ce fait est toute simple : mais, suivant M. J., c’est la disposition seule de son âme qui aurait changé ; ce serait son âme qui d’abord l’aurait éveillé pour reconnaître la cause du bruit qui frappait ses oreilles, et qui plus tard, suffisamment instruite, n’aurait plus eu la même curiosité.

Pour reconnaître combien une pareille supposition est inadmissible, il suffit de faire attention que l’esprit de M. J., éveillé comme il le suppose pendant son sommeil, devait, dès le premier jour, le laisser dormir, puisque c’était lui-même qui avait donné ordre de se servir de la brosse. La même remarque s’applique évidemment au bruit des voitures : celui qui l’a entendu le jour, ne fût-ce que pendant quelques heures, doit à merveille eu connaître la cause dès la première nuit, Et cette seule considération suffirait pour faire rejeter une hypothèse que contredisent si évidemment les faits mêmes à l’aide desquels on voudrait l’établir.

En parcourant l’article de M. J. sur le sommeil, et en voyant, contre sa coutume, cet écrivain judicieux appuyer une opinion paradoxale sur tant de considérations illusoires, je ne pouvais me défendre de l’idée que quelques phénomènes réellement curieux, et plus ou moins favorables à l’opinion qu’il a embrassée, devaient l’avoir induit en erreur, en faisant, comme par surprise, une espère de violence à son esprit. J’attendais donc l’exposition de ces phénomènes, et mon attente n’a point été trompée : M. J. finit par donner, comme dernier argument, deux [p. 152, colonne 2] faits réellement curieux, et qui sont de nature illusion au premier aspect.

Mes recherches sur l’extase ayant, depuis plusieurs années, fixé d’une manière particulière mon attention sur le sommeil, les deux faits en question n’avaient pas manqué de me frapper, et de me solliciter à adopter la conclusion qui semble d’abord s’en déduire naturellement. Je vais les extraire textuellement de mon Traité du somnambulisme, publié en 1820. Dans cet ouvrage après avoir dit que tous les phénomènes attribués par les magnétiseurs à un rapport organique spécial qu’ils auraient la faculté d’établir entre eux et leur somnambule ne me paraissent être que le résultat de l’attention exclusive que ces derniers donnent aux impressions qui leurs viennent de celui qui les magnétise, j’ajoutais : « Ce qu’on observe sous ce rapport chez les somnambules, ne diffère pas de ce qui arrive tous les jours dans le sommeil ordinaire. Une mère qui s’endort auprès du berceau de son fils ne cesse pas, même pendant son sommeil de veiller sur lui. Mais elle ne veille que pour lui ; et in sensible à des sons beaucoup plus forts, elle entend le moindre cri qui sort de la bouche de son enfant. Plusieurs personnes assurent qu’il leur suffit de s’endormir avec l’idée de sortir du sommeil à une heure déterminée pour être sûre, de s’éveiller à cette heure-là. Ce fait ne pourrait s’expliquer qu’en admettant aussi qu’elles conservent pendant leur sommeil l’idée qu’elles avaient en s’endormant. (Traité du somnambulisme, p. 242.)

Remarquons que ces deux phénomènes constituent deux exceptions toutes spéciales, et dont on ne peut évidemment rien conclure relativement au sommeil en général. Le second, en particulier, est beaucoup plus rare que ne paraît le penser M. J.

On ne doit, en effet, compter pour rien les cas dans lesquels il arrive qu’une personne qui a un grand intérêt à s’éveiller à une heure déterminée sorte réellement du sommeil à cette heure, après avoir été tenue pendant toute la nuit dans un état de demi-réveil qui lui a permis de compter les heures que sonne une pendule.

D’après ce que dit M. J., il paraît que c’est ce qui lui arrive. Il faut, pour que l’expérience du réveil à heure fixe réussisse chez lui, 1 ° qu’il ait un très grand intérêt à s’éveiller ; 2° qu’il ne puisse compter sur personne pour s’éveiller ; 3° qu’il ne se soit pas livré à une fatigue qui rende son sommeil trop profond. Il fait remarquer, de plus, qu’après une nuit passée dans cette attente, on a ordinairement au réveil le souvenir d’avoir été continuellement occupé de cette idée.

Tous ces détails prouvent pour moi, d’une manière évidente, que M. J. a tout simplement, comme tout le monde, quand il n’est pas trop pressé de sommeil, la faculté de rester à demi éveillé par l’inquiétude de laisser passer sans s’en apercevoir l’heure à laquelle il a un grand intérêt de sortir du sommeil. Or, dans cet état de demi-réveil, l’ouïe, celui de tous nos sens après le tact qui s’endort le dernier (6), étant susceptible de nous transmettre les sons, nous sommes naturellement plus frappés de cens qui se rattachent à l’idée qui trouble notre sommeil. Voilà pourquoi les sons d’une horloge ou d’une pendule déterminent, chaque fois qu’ils se renouvellent, un réveil momentané et pénible.

Les choses ne se passent pas ainsi chez les personnes dont j’ai voulu parler. Celles-là assurent que, dormant toute la nuit d’un profond sommeil, et n’ayant le matin [p. 153, colonne 1] ni le soir aucune contention d’esprit, elles ne manquent pourtant pas de s’éveiller a une heure prédéterminée. Encore un coup, de telles personnes, s’il en existe, font une exception toute particulière, certainement très rare, et qui suppose en elles l’existence d’une faculté et d’une modification organique dont l’extase seule fournit ordinairement des exemples.

Quant à la susceptibilité qu’une mère peut conserver pendant le sommeil relativement aux impressions qui lui viennent de son enfant, quant à cette veille partielle qu’on peut accorder aux malades auxquels on s’intéresse très vivement, ce phénomène offre tout simplement un exemple de la veille partielle de celui de nos sens qui s’endort le dernier. Il est bien vrai que l’organe ne paraît alors ouvert qu’à une seule espèce d’impression : mais on ne saurait en conclure que l’âme veille avec toute sa connaissance dans le sommeil profond. Le dormeur chez lequel le sens de l’ouïe reste en activité, et dont l’intelligence est d’ailleurs absorbée par le sommeil, me paraît être dans le cas d’un homme qui lit avec distraction, et dont les yeux reçoivent successivement l’image de tous les caractères tracés sur la page qu’il parcourt sans qu’il se souvienne à la fin de rien de ce qu’il a lu ; et de même qu’au milieu de sa lecture, une idée plus saillante peut tout-à-coup réveiller l’attention de cet homme, de même aussi le dormeur sur lequel tout autre bruit passe sans faire d’impression sera frappé de ceux qui se rapportent à l’objet de sa sollicitude, et sera réveillé par l’impression qu’il en recevra.

L’habitude, au surplus, est loin de rester étrangère à cette faculté de dormir l’oreille éveillée. Presque toutes les nourrices se trouvent d’abord excessivement fatiguées ; c’est une sorte d’exercice qu’elles sont obligées de faire ; elles ne dorment réellement que lorsque l’habitude est prise. J’ai vu des mères qui n’ont pu supporter cette épreuve.

Nous croyons pouvoir conclure des considérations précédentes :

1° Que c’est se faire une idée inexacte du sommeil que de se borner à le considérer comme un état dans lequel les sens seuls s’engourdissent, l’esprit restant éveillé ;

2° Que si, dans plusieurs circonstances, quelques sens restent plus ou moins éveillés durant le sommeil, les impressions qu’ils nous transmettent n’agissent, en général, que d’une manière physique pour produire le réveil ;

3° Que si pourtant, dans quelques cas d’exception, certaines impressions paraissent avoir une efficacité spéciale pour faire cesser le sommeil, cette efficacité n’est le résultat ni d’un jugement ni d’une détermination libre de

l’âme, mais d’une liaison physiologique antérieurement établie ;

4° Que l’âme n’est pas plus active dans l’acte du réveil que dans la production du sommeil ; et que l’un comme l’autre état survient sous l’influence de causes physiques ou physiologiques, sans que notre volonté y ait aucune part (7).

Si ces conclusions sont exactes, les conséquences déduites par M. J. des principes contraires ne peuvent être fondées. Ainsi on n’aura aucune raison, par exemple, de supposer que le sommeil des âmes faibles doive être plus

difficilement troublées que celui des âmes fortes, supposition au surplus démentie d’une manière bien évidente par ce qu’on remarque chez les enfants, dont l’âme est si mobile, [p. 153, colonne 2] si craintive et si curieuse, et qui pourtant présentent presque tous l’exemple d’un sommeil incomparablement plus profond que celui dont jouissent les adultes, fussent-ils des Catons ou des Brutus.

Remarquons, pour rendre notre argument aussi concluant qu’il doit l’être, que si les enfants ont le sommeil dur, ce n’est pas seulement parce que leurs sens sont fermés à toute espèce d’impression externe, puisqu’on peut très facilement toucher les enfants de manière à les faire se retourner, ou produire un bruit qui les fasse tressaillir, sans pour cela déterminer leur réveil.

Si de l’enfance, nous passons à l’autre extrémité de la vie, nous trouvons dans les vieillards, dont la sensibilité est émoussée, un phénomène tout contraire à celui que présentent les enfants. Leur sommeil est en général très léger, contre ce que l’hypothèse de M. J. devrait faire supposer.                        B. D. M.

Notes

(1) V. les numéros 20 et 21 de ce volume.

(2)  ce qui paraît avoir surtout conduit M. J. À cette erreur, c’est la considération de ce phénomène incontestable, que chez les sauvages et les aveugles le sens de Louis se perfectionne par suite de la nécessité dans laquelle il se trouve de cinq servir plus fréquemment que les autres hommes ; il lui semble qu’il y a contradiction évidente entre ce perfectionnement que produits exercice d’un sens et l’admission du principe de l’influence atténuantes de l’habitude. Ou l’habitude, dit-il, d’entendre les mêmes saumon et mousse Morgane, où est l’église : elle ne peut avoir à la fois ces deux effets ; il ne peut en avoir qu’un.

Il est étonnant que M. J., si instruit d’ailleurs des progrès récents de la philosophie, est oublié le moment le beau travail de M. de Biran sur l’habitude. Ce philosophe dont les travaux ont honoré la France et à qui il faut rapporter l’heureuse impulsion donnée à la philosophie parmi nous, avait résolu, par une distinction fondée sur une observation irrécusable, la difficulté que M. J. paraît regarder comment insoluble.

M. de Biran n’a pas de peine à faire valoir qu’il y a deux choses à considérer dans cette sensation : 1° la sensibilité de l’organe, et 2° le degré d’attention que nous sommes susceptibles de donner l’impression que l’organe a reçu. De ces deux éléments de la sensation, l’habitude et mousse le premier et perfectionne second.

Nous avons saisi avec empressement l’occasion de rappeler un écrit couronné par l’institut, et le principal de ce qui a publié un auteur dans les travaux les plus importants sont menacés d’un oubli qui serait un malheur irréparable pour la science. Nous le répétons ici, M. de Biran est mort à la veille de publier un ouvrage considérable, dans lequel il avait déposé les fruits de ces longues et précieuses méditations.  Il est mort en manifestant la plus vive sollicitude sur le sort de cet ouvrage ; et cependant déjà plus de trois années se sont écoulées, et rien en est paru, et on donne comme certains aujourd’hui qu’on aurait pris la déplorable résolution de l’ensevelir pour jamais avec lui dans sa tombe

(3) Dans quelques cas, les impressions reçues par les sens produisent le réveil d’une manière un peu différente, en développant, par suite d’une liaison précédemment établie, quelque sentiment qui porte le trouble dans l’organisation. Plus loin, nous nous occuperons de ce phénomène remarquable.

(4) Pas plus que dans celle des personnes qui s’accoutument à ne pouvoir dormir que dans l’obscurité la plus profonde ou à garder une lampe dans leur chambre, à dormir plus légèrement vêtues ou le corps chargé de couverture, dans un lieu chaud ou dans un lieu frais. Qu’un homme habitué à conserver deux couvertures sur son lit est en ôte une, la température restant la même, c’est homme pendant plusieurs nuits sera tourmenté par un sentiment de froid qui le réveillera ; mais au bout de quelques jours il dormira et ne sentira plus le froid : faudra-t-il dire que son âme a pris le parti de laisser transir son corps toutes les nuits ?  la même réflexion s’appliquer évidemment au bruit dont on a l’habitude. Ajoutons, pour rendre la parité parfaite entre les deux exemples, de l’habitude du jour ne vaut pas plus pour la [p. 152] nuit relativement au froid que relativement au bruit : quand vous ne porteriez qu’un vêtement de toile le jour, au cœur de l’hiver, si vous êtes habitué à vous couvrir beaucoup en dormant, vous ne pourrez dormir que beaucoup couvert.

(5) C’est surtout par suite de cette influence puissante de l’habitude qu’il arrive que l’un, pour digérer, a besoin de prendre après le repas un léger exercice en plein air, tandis qu’un autre se trouvera mieux de rester en repos dans une chambre échauffée ; celui-ci ne peut se passer d’arroser ses aliments d’une grande quantité de boissons aqueuses ; celui-là est obligé, sous peine d’une digestion laborieuse, de faire usage en mangeant de boissons alcooliques. Rien de plus contraire en général aux fonctions de l’estomac que les travaux d’esprit ; mais combien de personnes, par suite de l’habitude qu’elles en prennent, parviennent à se livrer à des travaux de cabinet immédiatement après le repas.

(6) « L’homme qui s’assoupit perd successivement l’usage de ses sens : c’est d’abord la vue qui cesse d’agir par le rapprochement des paupières ; l’odorat ne s’endort qu’après le goût, l’ouïe qu’après l’odorat, et le tact qu’après l’ouïe. » (MAGENDlE, Physiologie, tome Il.) Il est inutile de dire que cette opinion sur les différents degrés d’assoupissement dont les sens sont susceptibles n’est point particulière à cet auteur : tous les physiologistes reconnaissent que l’ouïe et le tact sont les deux sens dont le sommeil est le plus léger.

(7) Nous pourrions ajouter :
5° Que, dans le sommeil, l’esprit se trouve dans un état spécial pendant lequel ou il n’agit pas, ou il se manifeste par des opérations désordonnées, comme dans les songes ;
Mais nous sentons qu’occupés de détruire les arguments sur lesquels M. J. avait fondé son hypothèse, nous n’avons pas assez insisté sur ce point, et que pour rendre cette conclusion claire et légitime il nous faudrait traiter le sujet d’une manière plus directe.

 

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