Abbé Bergier. Songe. Article de l’Encyclopédie Méthodique – théologique par l’abbé Bergier, (Paris et à Liège), chez Panckoucke et chez Plomteux, 1790.

Abbé Bergier. Songe. Article extrait de l’Encyclopédie Méthodique. Théologie. (Paris), tome troisième, 1790, pp. 519-521.

 

Pour faire pendant à l’article ayant la même dénomination dans :  [Bricheteau Isidore [1789-1861]. Songes. ] in « Encyclopédie méthodique – Médecine», (Paris), tome treizième, 1830, pp. 73-74.

Nicolas-Sylvestre Bergier (1718-1790). Abbé et théologien. Il écrivit de nombreux ouvrages contre les philosophes des Lumières. Il s’en prend particulièrement à Rousseau, dont il dénonce les contradictions de la pensée dans Le Déisme réfuté par lui-même (1765). Outre sa participation à l’Encyclopédie Méthodique il fut à l’origine du Dictionnaire théologique. Plusieurs fois réimprimé, notamment en 1854 par les frères Gaume, en 7 vol. in-8, avec des additions du cardinal Thomas Gousset et en 1858, avec des augmentations par Mgr Jean-Marie Doney.
Autre article retenu:
MAGICIEN, MAGIE. Article de l’Encyclopédie Méthodique – théologique par l’abbé Bergier, (Paris et à Liège), chez Panckoucke et chez Plomteux, 1789, pp. 516-523. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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SONGE. Il est parlé dans l’Ecriture Sainte de plusieurs songes prophétiques qui venoient certainement de Dieu ; ceux d’Abimclech, de Jacob, de Laban, de Joseph, de Pharaon, de Salomon, de Nabuchodonosor, de Daniel, de Judas Macchabée, de S. Joseph, et de la Sainte Vierge, étoient de véritables inspirations par lesquelles Dieu faisoit connoître ses volontés à ces divers personnages, ou les instruisoit d’événements [p. 519, colonne 2] futurs que lui seul pourroit prévoir. L’exactitude avec laquelle les événemens ont répondu à toutes les circonstances de ses songes, ne nous laisse aucun motif de juger que c’étoient des effets naturels ou des illusions. Dieu sans doute est le maître d’instruire les hommes de quelle manière et lui plaît, ou par lui-même, ou par ses Anges, ou par des causes naturelles dont il dirige le cours ; & quand il le fait, il a soin d’y joindre des circonstances & des motifs de persuasion en vertu desquels on ne peut pas douter que ce ne soit lui qui agit. Cette vérité ne peut être révoquée en doute que par ceux qui ne croient ni Dieu ni Providence.

Mais par cette conduite du venin point autorisé la confiance aux songes en général. Dans le Lévitique, c. 19, √. 26, & dans le Deutéronome, c. 18. √. 10, il défendit aux Israélites d’observer les songes ; l’impie Manafsès donnoit dans cette superstition, & cela lui a été reproché comme un crime, 2 Paralip. C. 33, √. 6. L’Ecclésiastique dit que les songes peuvent causer de grands chagrins, C. 5. √. 2, & l’Auteur de L’Ecclésiastique observe que ça été pour plusieurs une source d’erreur, c. 34, √. 7. Isaïe accuse les faux prophètes de désirer des songes, C. 56, √. 103, Jérémie les tourne en ridicule, C. 23, √. 25 & 27, & il défend aux Juifs d’y ajouter foi, c. 29, √. 8, etc.

Les Pères de l’Eglise, comme S. Cyrille de Jérusalem, S. Grégoire de Nysse, S. Grégoire-le-Grand, le pape Grégoire II, ont répété ces leçons aux chrétiens ; un Concile de Paris en 826, dit que la confiance aux songes est un reste du Paganisme : dans les bas siècles Jean de Salisbery, Evêque de Chartres, Pierre de Blois & d’autres ont travaillé à dissiper cette erreur. Thiers, Traité des superst., tome I, l. 2, c. 5. Ce n’est donc pas faute d’instruction, si dans tous les siècles il s’est trouvé des esprits foibles qui ont ajouté fois aux songes.

Un savant Académicien, Hist. De l’Acad. Des Inscript., tome 18, p. 124, in-12, a fait un Mémoire dans lequel il prouve que ce préjugé a été commun à tous les peuples ; les Égyptiens, les Perses, les Medes, les Grecs, les Romains n’en ont pas été plus exempts que les Chinois, les Indiens & les Sauvages de l’Amérique. Plusieurs Philosophes les plus célèbres, tels que Pythagore, Socrate, Platon, Chrisippe, la plupart des Stoïciens & des Péripatéticiens, Hippocrate, Galien, Porphyre, Isidore, Damascius, l’empereur Julien, &c. y étoient sur ce point aussi crédules que les femmes, & plusieurs ont cherché à étayer leur opinion sur des raisons philosophiques. D’autres à la vérité ont eu assez de bon sens pour se préserver de cette erreur ; on met à ce nombre Aristote, Théophraste & Plutarque ; Cicéron l’a combattu de toutes ses forces dans son second livre de la Divination, mais il ne l’a pas détruite. [p. 520, colonne 1]

En parlant des Sauvages qui sont souvent tourmentées par les songes, un de nos incrédules modernes dit que rien n’est si naturel à l’ignorance que d’y attacher du ministère & de les regarder comme un avertissement de la divinité qui nous instruit de l’avenir ; que de la sont nés chez les peuples policés des révélations, les apparitions, les prophéties, le sacerdoce & les plus grands maux ; que rêver et le premier pas pour devenir prophète, &c. il auroit dû faire attention que les philosophes qui ont raisonné sur les songes n’étoient pas des ignorants ,& que tout ceux qui en ont eu, auquel ils ont ajouté foi, ne se sont pas pour cela ériger en Prophètes. L’homme le plus sensé & le moins crédule peut-être fort ému par un songe bien circonstancié & vérifié ensuite par l’événement, il peut sans foiblesse l’envisager comme un pressentiment, & l’article des pressentiments n’a pas encore été éclairci par les plus savantes Philosophes. S’il arrivoit quelquefois de semblable à un incrédule, toute la prétendue force d’esprit pourroit bien en être déconcertée. Les prophéties pour lesquelles nous avons du respect ne ressemblent pas à des songes, & elles ont souvent été faites dans des circonstances qui ne laissoient pas le temps de rêver.

Bayle, que l’on accusera pas de crédulité, ni de foiblesse d’esprit, a fait à ce sujet les réflexions très censées. Je crois, dit-il, que l’on peut dire des songes la même chose à peu près que des sortilèges ; ils contiennent infiniment moins de mystère que le peuple ne le croit & un peu plus que ne le croient les esprits forts. Les historiens de tous les temps & de tous les lieux rapportent, à l’égard des songes & à l’égard de la magie, tant de fait surprenans, que ceux qui s’obstinent à tout nier se rendent suspects, ou de peu de sincérité, ou d’un défaut de lumière qui ne leur permet pas de bien discerner la force des preuves. Si vous établissez une fois que Dieu a trouvé à propos d’établir certains esprits cause occasionnelle de la conduite de l’homme à l’égard de quelques événemens, toutes les difficultés que l’on fait contre les songes s’évanouiront. Bayle S’attache ensuite à développer les conséquences de cette hypothèse, & il fait voir qu’en la suivant, les raisons par lesquels Cicéron a combattu contre les songes n’ont plus aucune force. Or, continue-t-il, il suffit à ceux qui croient au songe de pouvoir répondre aux objections, c’est à celui qui nie les faits de prouver qu’ils sont impossibles, sans cela il ne gagne point sa cause. Dict. Crit. Majus, Rem. D.

Nous n’avons aucune intention d’adapter la théorie de Bayle, nous ne la citons que pour faire voir aux incrédules qu’en décidant de tout avec tant de hauteur, ils ne connoissent ni les réponses que l’on peut donner à leurs objections, ni les difficultés que l’on peut leur opposer. Vainement pour se tirer d’embarras ils se [p. 520, colonne 2] retranchent dans le système du Matérialisme ; Bayle a fait voir dans l’art. Spinosa, que même en suivant ce système, il ne peut nier ni les esprits, ni leur action, ni la magie, ni les démons, ni les enfers. Il ne leur reste donc que la ressource de Pyrrhonisme, & avec ce philosophe en a encore démontré l’inconséquence & l’absurdité à l’art. Pyrrhon.

Quoi qu’il y ait dans les livres saints une défense générale d’ajouter foi aux songes, & que les Pères de l’Eglise aient répété aux Chrétiens la même défense, il ne s’ensuit pas que les personnages dont nous avons parlé aient eu tort de prendre les leurs pour des avertissements du ciel ; Dieu qui veut leur envoyoit les accompagnoit de signes intérieurs ou extérieurs desquels on pouvoit conclure avec certitude que ce n’étoit point de simples illusions de l’imagination.

Ceux qui ont résonné sensément sur la facilité avec laquelle on se laisse émouvoir par les songes, ont avoué qu’elle a souvent été très-pardonnable.

Il est arrivé à une infinité de personnes d’avoir des songes suivis, circonstanciés, qui semblait réfléchi & raisonner, qui regardoit l’avenir, & qui ont été exactement vérifiés par l’événement. Comme cette correspondance ne pouvoit pas être prise pour l’effet du hasard, on n’en a conclu qu’il y avait quelque chose de divin & de surnaturel. Ce phénomène devenu assez commun a fait croire qu’il en étoit de même de tous les songes, & c’était un moyen par lequel la Divinité voulait faire pressentir l’avenir. Il n’y a là ni imposture ni fourberies ; le commun des hommes n’est pas obligé d’être Philosophe, ni de faire à tout moment des réflexions profondes, pour savoir si tel événement est naturel ou surnaturel. Comme les Païens étaient persuadés que le monde étoit peuplé d’esprits, d’intelligences, de génies qui opéraient tous les phénomènes de la nature, qui étoient la cause de tous les événements, de tout le bien & de tout le mal qui arrive aux hommes, il ne pouvoient manquer de leur attribuer tous les songes bons ou mauvais. C’est donc encore ici fait qui prouve, contre les incrédules, qu’il n’est pas vrai que toutes les erreurs, les superstitions, les abus & les absurdités en fait de religion sont venues de la fourberie des imposteurs, & de l’astuce de ce qui vouloient en profiter. Presque tous ont trouvé plus de la moitié de la besogne faite.

Plusieurs sans doute ont su en tirer parti pour leur intérêt, puisque plusieurs s’attribuèrent le talent d’interpréter les songes ; ils en firent une science ou un art sous le nom d’Onéirocritie, oo Onirocritie, terme grec composé d’ονείρος, songe, et ϰριτή juge ; c’était une des espèces de divination nous voyons même, par les témoignages des Pères de l’Eglise, qu’il y avoit chez les païens des hommes qui se vantoient de pouvoir [p. 521, colonne 1] envoyer aux autres des songes tels qu’il leur plaisoit, S. Justin, Apol. I, n. 18 ; Tertull. Apologet. c. 20.

L’art dont nous parlons commença, dit-on, chez les Égyptiens, du moins il fut en honneur parmi eux. Waburthon Prétend que les premiers interprètes des songes ne furent ni des fourbes, ni des imposteurs ; il leur est seulement arrivé, dit-il, de même qu’aux premiers astrologues, d’être plus superstitieux que les autres hommes, & de donner les premiers dans l’illusion ; la confiance aux songes était généralement établie, ils n’en sont pas les auteurs. Quand nous supposerions qu’ils ont été aussi four btoutes que leurs successeurs, du moins leur a-t-il fallu des matériaux pour servir de base à leur prétendue science, & ils les ont trouvés tout formés dans le langage hiéroglyphiques des Égyptiens. Dans ce langage un dragon signifioit la royauté, un serpent indiquoit les maladies, une vipère désignoit de l’argent, des grenouilles marquoient des imposteurs, le chat étoit le symbole de l’adultère, &c. Ces divers objets conservèrent la même signification dans l’interprétation des songes. Ce fondement, continue Warburthob, donnoit beaucoup de crédit à l’art, & satisfaisoit également celui qui consultoit, & celui qui répondoit ; puisque dans ce temps-là les Egyptiens regardoient leurs dieux comme auteurs de la science hiéroglyphique. Rien n’était donc plus naturel que de supposer que ces mêmes Dieux, qu’ils croyoient aussi auteurs des songes, y employoient le même langage que dans les hiéroglyphes. Il est vrai que l’Onéirocritie, une fois en honneur, chaque siècle introduisit, pour la décorer, de nouvelles superstitions, qui vla surchargèrent à la fin si fort, que l’ancien fondement sur lequel elle était appuyée ne faut plus connue du tout.

Ces conjectures peuvent être aussi vraies qu’elles sont ingénieuses, mais nous n’avouerons pas que Joseph se servit de l’Onéicritie, & en suivit les règles, pour interpréter les deux songes de Pharaon. Lorsque ce patriarche eut dans la Palestine, & dans sa première jeunesse, deux songes qui présageaient sa grandeur future, il ne connaissoit pas les Égyptiens, & Jacob son père qui pénétra très-bien le sens de ces deux rêves, n’avait jamais vu l’Égypte, Gen. c. 37, √. 6. Lorsqu’il expliqua le songe de l’Echanson de Pharaon, & celui du Pannetier, Gen. c. 40, il ne fut pas question d’hiéroglyphes, & il leur déclara que Dieu seul peut interpréter les songes, √. 8. Quand il seroit vrai que dans le langage hiéroglyphique les épis de blé étoient le symbole de l’abondance, & que les vaches étoient celui d’Isis, divinité de l’Égypte, cela n’aurait pas beaucoup servi à Joseph pour prédire sept années d’abondance suivies de sept années de stérilité, les interprètes Egyptiens n’y avoient rien compris ; Gen. c. 41, √. 8 ; il fit voir dans la suite que [p. 521, colonne 2]  Dieu lui révéloit l’avenir autrement que par des songes, c. 50, √. 23.

Les Mages Chaldéens faisoient aussi profession d’expliquer les songes, & il n’est pas probable qu’il fussent allés étudier cet art en Égypte ; nous ne connaissons ni leurs méthodes, ni les règles qu’ils avoient imaginées ; mais par la manière dont le prophète Daniel expliqua les songes de Nabuchodonosor on voit évidemment que ses songes étoient surnaturels, aussi bien de la science de l’interprète ; aussi, pour les connoître & les expliquer, Daniel eut recours à Dieu, & non à la science des Chaldéens, Dan. c. 2, √. 18.

Quelques dissertateurs ont prétendu qu’il y avait de l’erreur dans la manière dont ces songes sont rapportés dans les chap. 2 & 4 de ces Prophètes, nous avons fait voir qu’ils se sont trompés.

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