A. Vigouroux et P. Juquelier. Contribution clinique à l’étude des délires de rêve. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), cinquième année, 1908, pp. 131-146.

A. Vigouroux et P. Juquelier. Contribution clinique à l’étude des délires de rêve. Article paru dans le « Journal de psychologie normale et pathologique », (Paris), cinquième année, 1908, pp. 131-146.

 

Auguste Vigoureux (1841-1902). Médecin neurologue. à l’asile de Vaucluse.
Spiritisme et aliénation mentale. Article paru dans l’hebdomadaire « La Presse Médicale », (Paris), n°63, mercredi 9 août 1899, page 42 colonne 2 à la page 44 colonne 1. [en ligne sur notre site]
—  (avec Dubuisson, Paul (1847-1908). Responsabilité pénale et folie : étude médico-légale. Avec une préface du Pr Alexandre Lacassagne. Paris, Félix Alcan, 1911.

Paul Juquelier ( ? -1921). Médecin aliéniste.
— Contribution à l’étude des délires par auto-intoxication. (Insuffisances hépatiques latentes et petit brightisme). Thèse de la faculté de médecine de Paris. Paris, Jules Rousset, 1903. 1 vol.
— (avec Jean Vinchon). les Limites du vol morbide, par P. Juquelier,… et J. Vinchon,… Préface du Dr A. Vigoureux
— (avec Alfred Fillassier). L’assistance aux aliénés criminels et dangereux au IXIe siècle. Extrait de la Revue Philanthropique, n° du 15 décembre 1909. Paris, Masson et Cie, 1909. 1 vol. in-8°, 24 p.
— (avec Jean Vinchon). L’histoire de la Kleptomanie. Extrait de la « Revue de psychiatrie : médecine mentale, neurologie, psychologie », (Paris), 8e série, 18e année, tome 18, n°2, série, février 1914, pp. 47-64. [en ligne sur notre site]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’ouvrage. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 131]

CONTRIBUTION CLINIQUE

A L’ÉTUDE DES DÉLIRES DE RÊVE

Le « délire de rêve » a fait au cours des dernières années l’objet de nombreux travaux. Au XIXe siècle, après que Georget et Cabanis eurent incidemment relaté certaines ressemblances entre les deux états, Maury, Moreau (de Tours), et Baillarger étudièrent de façon spéciale les rapports étroits du rêve et du délire ; puis fut tracée par Lasègue la description, si justement devenue classique, de l’accès subaigu de l’alcoolique chronique. Il restait à mettre en lumière que tous les délires toxiques ressemblent au délire alcoolique, et que dans la genèse des états de rêve délirant, le rôle du poison est souvent indirect. Ce fut la tâche de M. Régis et de M. Klippel, et des auteurs que l’un ou l’autre inspira.

Si ces notions paraissent aujourd’hui justifiées par un grand nombre de faits probants, et si leur bien fondé a limité les recherches (en ce qui concerne l’étiologie et la pathogénie des états oniriques) dans un champ déterminé, il n’en est pas moins vrai que ce champ est encore très vaste et que l’explication de certains cas exceptionnels doit être réservée. En clinique par conséquent, le délire de rêve se présente à la suite de conditions diverses et avec quelques variantes dans la forme : le rêve délirant peut être bref ou prolongé, unique ou multiple. Il peut être le syndrome de premier plan, où n’être qu’un élément accidentel dans l’évolution d’un état psychopathique. Tout cela dépend sans doute des circonstances qui le déterminent comme de la constitution de l’individu chez lequel il apparaît. De cette diversité relative, et dans l’étiologie, et dans l’aspect clinique, il nous a paru intéressant de grouper quelques [p. 132] exemples dans les observations qui suivent ; et des types différents pourraient être encore ajoutés à ceux que nous avons choisis.

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Voici d’abord le cas le plus simple. Le délire de rêve est dû à l’action directe de l’agent toxique sur les cellules cérébrales. Il est la fonction d’un empoisonnement aigu : Il est généralement bref, sa durée et son intensité varient avec le degré de l’intoxication.

Intoxication aiguë par l’alcool. Deux crises d’ivresse subintrantes avec délire de rêve. Guérison rapide des troubles mentaux.

De… vingt-huit ans, est amené à l’Infirmerie spéciale le 3 juin 1903. Il parait à son arrivée extrêmement confus : Désorienté dans le temps; inconscient du lieu où il se trouve il donne cependant des renseignements recevables sur son identité, sa profession et son domicile. Il déclare en outre que sa femme vient de mourir. Elle était malade de chagrin à cause de la mauvaise conduite de son mari qui l’a achevée en la rouant de coups. On reproche encore à De… d’avoir commis des irrégularités dans sa comptabilité, et d’être un pédéraste ; c’est pourquoi il a voulu en finir avec l’existence — il porte au cou un sillon ecchymotique, trace d’une tentative de strangulation avec un mouchoir. Il s’accuse spontanément d’être un ivrogne : c’est ce qui l’a perdu, dit-il ; sa langue et ses mains sont animées d’un tremblement très vif. Les conjonctives sont fortement injectées de sang. L’aspect général est celui d’un homme profondément fatigué. Après avoir donné avec beaucoup de peine les explications précédentes, De… demande à boire et s’endort.

Le 4 juin, après quatorze heures d’un sommeil profond, De… se réveille et s’alimente avec avidité ; puis il s’oriente, des souvenirs lui reviennent, et il fait au médecin qui l’interroge le récit de sa vie et de ses aventures récentes.

Fils d’un alcoolique et d’une mère bien portante, il a eu dans la seconde enfance une entérite de laquelle il s’est difficilement remis, et qui aurait laissé comme trace de son passage une soif persistante. (C’est du moins par cette explication que De… cherche à excuser son ivrognerie invétérée). Atteint d’incontinence nocturne d’urine jusqu’à quinze ans, il eut, peu de temps après la disparition de ce symptôme, un érysipèle de la face assez grave. Depuis il ne se rappelle pas avoir fait de maladies sérieuses : il est entré jeune dans les bureaux d’une grande compagnie de chemin de fer, puis s’est marié. Ses habitudes d’ivrognerie datent presque de l’enfance : le mariage les interrompt pour quelques mois. Malheureusement De… a son bureau à Paris et son domicile dans la banlieue. Livré à lui-même pendant toute la journée, il n’a pas tardé à passer au café les quarts d’heure [p. 133] de liberté que son travail lui laisse, le matin entre l’arrivée du train et l’heure du bureau, à midi avant et après le déjeuner hâtivement expédié, et le soir avant le retour au domicile conjugal. Tout en ne consacrant à l’entretien du ménage qu’une faible partie de ses appointements, il a des dettes chez plusieurs marchands de vin. Depuis quelques mois la situation lui paraissait désespérée. Sa femme qu’il aimait beaucoup, lui faisait des reproches. De … en proie aux remords et ne sachant par quelle voie sortir de ses embarras matériels, ne se consolait qu’en buvant davantage. Ainsi le 30 mai, peu de temps après son arrivée à l’Infirmerie spéciale, comme il avait touché sa paye le matin, il dépense dans le cours de sa journée une somme assez ronde a boire et à jouer ; le soir venu, il rentre chez lui à X… en état d’ivresse. Il se rappelle avoir trouvé sa femme souffrante et n’avoir pas osé lui avouer ses nouvelles dépenses (il lui restait alors 64 francs dont il avait laissé 50 dans le tiroir de son bureau).

Que se passe-t-il exactement ensuite. De… hésite à se reconnaître dans la succession des événements qui lui sont advenus. Il se souvient d’avoir été très impressionné à la vue de sa femme malade, qui lui demanda anxieusement de l’argent pour désintéresser les fournisseurs, et qu’il ne put satisfaire. Il sait ensuite qu’il a repris le chemin de Paris, qu’il a bu deux ou trois verres d’absinthe à la gare de X… en attendant le premier train. Il se réveille le 31 mai vers midi à Paris dans une chambre d’hôtel, il a alors le souvenir net, mais mal relié aux événements antérieurs et postérieurs, d’une scène terrible avec sa femme, qu’il a violemment frappée et qui est morte. Ne voulant ni rentrer chez lui, ni reparaître à son bureau, il remet à un commissionnaire un pli à l’adresse de son chef de service et contenant une lettre officielle de démission, puis un mot invitant le destinataire à remettre au porteur le billet de 50 francs laissé par D… dans son tiroir. Dès le retour du commissionnaire lui rapportant de l’argent, D… s’habille et sort. Sa situation étant sans issue, il veut s’étourdir, boit de l’absinthe, dîne au restaurant, passe sa soirée au concert, revient à l’hôtel et mène le 1er, juin la même existence que la veille. Le 2 juin, il possède à peine de quoi payer la note d’hôtel el boire quelques verres d’absinthe : il ne lui reste plus qu’à se suicider. Il hésite entre le parti de se jeter à la Seine et celui de se faire écraser par un tramway : toute la journée il erre à l’aventure sans manger ; vers le soir, comme il vient d’échanger ses derniers sous contre un verre d’absinthe, il est arrêté, hébète et titubant, et conduit au poste.

Dans le poste où il passe la nuit, un cauchemar effrayant et prolongé le hante. D’abord des malfaiteurs l’entourent et projettent de l’assassiner. Ils se contentent de lui couper les testicules qu’ils font griller et dévorent. Puis ce sont les camarades de bureau qui l’accusent d’avoir frappé sa femme, d’avoir fait des faux, d’être un pédéraste. C’est alors que De…, n’y tenant plus, tente de s’étrangler avec son mouchoir et perd connaissance. La réalité [p. 134]  de celle tentative ne saurait être mise en doute, car elle a laissé des traces ; et d’autre part, le rapport du commissaire de police en fait mention, en même temps que des circonstances de l’arrestation et de l’agitation anxieuse de De … pendant la nuit passée au poste. Tout cela est conforme au récit fait le 4 juin après son réveil par le malade, et ce dernier reconnaît immédiatement le caractère onirique de la scène du poste ; mais il est malheureusement trop certain d’avoir tué sa femme ; il insiste pour fixer les détails de la scène : « Elle m’a demandé de l’argent, je ne pouvais pas lui en donner ; elle m’a fait des reproches, je l’ai frappée, elle est morte. Que vais­ je devenir ? »

Or des renseignements parvenus à l’infirmerie quelques heures après l’interrogatoire montrent qu’il s’agissait là d’un premier épisode onirique. Ayant reçu la lettre de démission, le chef de bureau, bienveillant vis-à-vis d’un employé très correct dans son service, malgré ses excès de boisson connus de tous, songe à quelque coup de tête d’ivrogne et prévient Mme De…. Mme De… , réellement souffrante, se contente de répondre par un mot en priant d’attendre, et demandant à un collègue de son mari de faire des recherches : « De… est rentré, dit-elle à X… le 30 mai à l’heure habituelle ; à une demande d’argent, il a répondu qu’il allait en chercher à Paris, il est parti et n’a pas reparu. » L’employé chargé de l’enquête refit tant bien que mal le chemin du malade en présence de qui il fut mis à l’infirmerie. De… ne voulut pas admettre que sa femme fût vivante : « Je suis bien obligé de croire que j’ai rêvé qu’on m’arrachait les testicules, mais je ne croirai ma femme vivante qu’après l’avoir vue. » Ébranlé, mais non convaincu par les affirmations opposées aux siennes, De… ne renonça définitivement à son délire que lorsque sa femme vint le chercher, le 6 juin, à l’Infirmerie spéciale.

En résumé, chez un individu sujet à l’ivresse, une intoxication aiguë par l’alcool a déterminé un épisode onirique en deux actes interrompus par une recrudescence de l’intoxication. Mêlées aux événements réels, les deux moitiés du cauchemar ont contribué à l’organisation d’un court système délirant auquel le malade n’a renoncé qu’en présence de faits indiscutables, si grandes ont été l’intensité et la netteté des hallucinations.

Plus rapides que les accidents subaigus de l’alcoolisme chronique, les troubles mentaux ont disparu moins de vingt-quatre heures après toute ingestion de boisson. Il s’agit donc bien d’ivresse, et plus particulièrement de la forme décrite par Garnier sous le nom d’ivresse délirante, mais on peut dire que la seconde intoxication aiguë eut pour mobile les conséquences de la première : que le malade vécut le second rêve faute d’avoir immédiatement corrigé l’erreur du premier. [p. 135]

L’alcoolisme aigu est loin d’être la seule cause susceptible de déterminer de tels accidents. Voici une autre observation qu’il nous paraît intéressant de rapprocher de la précédente.

Délire de rêve par inanition. — Dam… âgé de quarante et un ans, père de six enfants, quitte la maison de maroquinerie où il travaillait depuis dix ans, à la suite d’une discussion où son amour-propre était en jeu. Il n’a plus d’ouvrage et pour subvenir aux besoins de sa famille, il est tour à tour commis de magasin, homme de peine, etc. Il ne fait pas d’excès alcooliques. Pressé par le besoin, ne trouvant plus à s’occuper à Limoges, il est décidé à venir à Paris chercher de l’ouvrage. Il arrive le lundi 11 décembre à midi, ayant à peine quelques sous dans sa poche. Il laisse son sac d’outils à la consigne et sans connaître Paris, il va à la recherche d’une maison où il sera embauché. Il erre dans les rues, du lundi au mercredi, sans trouver d’ouvrage. Pendant ces trois jours, il mange un peu de pain, il boit de l’eau, ne se couche pas, car il n’a pas de quoi payer une chambre d’hôtel ; il se repose dans le jour sur les bancs du boulevard. Le jeudi matin, il se trouve sur un boulevard, près d’un chantier du métropolitain, il perd conscience de sa situation : il se croit à Limoges, il voit ses enfants qui traversent la rue, et l’un d’eux se prend le pied entre deux pavés du trottoir. Il veut alors réparer cette ornière dangereuse et il prend un pic pour le faire. On veut l’en empêcher, il tient des propos déraisonnables et on l’emmène au poste de police. Là le rêve continue : il voit sa femme entrer dans le poste, portant dans ses bras un enfant mort écrasé. Elle pousse des cris perçants. Il se lamente avec elle. Puis arrivent des gens qui l’accusent de vol, etc. Il est transféré à l’Infirmerie spéciale sans qu’il s’en rende compte. Là, il mange et progressivement reprend conscience de son état, de sa situation, du temps et du lieu.

Arrêté le 16, il est transféré le surlendemain à Vaucluse où nous l’observons ; il ne présente plus aucun délire. Il nous fournit lui-même les renseignements que nous venons de donner. Il a conservé un souvenir très net des différentes phases de son délire onirique, qu’il n’hésite pas à reconnaître comme pathologique. Son frère, qui est venu le chercher quelques jours après, nous a confirmé que Dam… n’avait jamais eu d’habitudes alcooliques ; mais était dans un dénuement complet lors de son départ pour Paris.

Dans cette observation il semble bien que l’inanition ait provoquée la crise passagère de délire onirique. Ce délire, de très courte durée, est un type de délire hallucinatoire des affamés, véritable auto-intoxication aiguë, ainsi que l’écrivait récemment Lassignardle, élève de Régis, à propos des « rescapés » de Courrière. [p. 136]

Les observations comparables aux précédentes et à celle de D .. en particulier, sont relativement peu fréquentes. La forme délirante n’est pas la plus commune des formes de l’ivresse, c’est-à-dire de l’intoxication aiguë par l’alcool ; en outre la rapidité avec laquelle évoluent les troubles mentaux met un certain nombre de malades à l’abri de l’examen des aliénistes.

Beaucoup plus banal est le rêve prolongé qui constitue l’accident subaigu de l’intoxication éthylique chronique.

Les sujets atteints ne sont pas des ivrognes, mais des buveurs d’habitude (ceux dont on dit couramment qu’ils supportent bien la boisson). Si chez eux des libations particulièrement copieuses peuvent entraîner le délire subaigu, cette recrudescence momentanée dans l’intoxication accoutumée n’est pas nécessaire. Une affection intercurrente légère, un surmenage, quelques difficultés d’ordre matériel ou moral suffisent à produire le même résultat. Le cerveau de ces malades est l’organe qui réagit le plus bruyamment à l’imprégnation générale par l’alcool à cause d’une susceptibilité constitutionnelle particulière du système nerveux. Souvent aussi cette susceptibilité particulière ayant été exaspérée par l’abus quotidien de spiritueux, toute toxi-infection même légère, toute auto-intoxication jusqu’alors latente provoque le délire. Dans bien des cas le diagnostic de délire alcoolique subaigu n’est qu’en partie exact. Il serait mieux de dire après un examen organique minutieux : alcoolisme chronique, avec délire onirique subaigu favorisé par tel ou tel élément toxi-infectieux ou auto-toxique surajouté. Cela est de toute importance pour la thérapeutique ; mais quel que soit l’élément occasionnel, le tableau clinique ne varie guère et nous hésitons à en communiquer une observation banale. Ne vaut-il pas mieux rappeler encore le portrait de famille tracé par Lasègue de tous ces alcooliques chroniques en état de délire subaigu ? C’est d’abord une période de délire nocturne avec retour à la santé mentale pendant le jour, puis, bien que les hallucinations visuelles prédominent toujours la nuit, le délire devient en même temps diurne. Désignons maintenant par une initiale l’alcoolique moyen décrit par Lasègue, et chacun reconnaîtra [p. 137] dans les grandes lignes quelques-uns de ses propres malades.

« X … est, à l’égal de tout rêveur, en mouvement incessant pendant la crise. Ses récits sont longs, mais saccadés, sans logique. Des faits et pas de réflexion… Ce qui se passe, se passe et voilà tout ; pas même une récrimination, ni une menace contre ses persécuteurs… Il les a dénoncés, jetés à l’eau, assassinés, etc. ; autant de faits accomplis qui n’impliquent même pas la notion du lendemain. »

De tels rêves ne se terminent pas aussi brusquement que ceux des simples ivrognes : quelques jours sont nécessaires (parfois même une ou deux semaines) pour que le malade revienne à la santé psychique. Quelques semaines (voire un ou deux mois), pour qu’il puisse reprendre la vie normale sans crainte de récidive. Or dans certains cas la récidive survient même chez les abstinents, même chez des sujets en surveillance à l’asile. L’examen des grands appareils révèle-t-il qu’il y a coïncidence entre la reprise de l’état de rêve et une insuffisance fonctionnelle latente provoquant une auto-intoxication passagère, le pronostic reste favorable ? la thérapeutique antitoxique peut atténuer rapidement les troubles mentaux. L’auto-intoxication persiste-t-elle, ou d’autre part ne peut-elle être mise en cause ? il est à craindre que les cellules cérébrales deviennent (si elles ne le sont déjà) définitivement ou gravement atteintes, et qu’elles s’orientent pour l’avenir vers des réactions anormales d’abord intermittentes, mais tendant à se rapprocher pour constituer un état morbide durable

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Cet état durable, c’est parfois le délire systématisé de rêve à rêve décrit par M. Klippel et l’un de ses élèves, M. Trénaunay. Dans cette forme le malade n’est pas, à proprement parler, en état de rêve prolongé, mais il puise, dans les rêves du sommeil où d’un état de veille particulier, les éléments d’un système délirant, analogue par le fond mais différent par la forme de celui d’un autre aliéné systématique. Voici l’observation d’un alcoolique chronique comparable au sujet observé en 1901 par Klippel et Trénaunay, et chez qui nous avons assisté à la systématisation assez rapide de rêves successifs. Le premier de ces rêves a pu être considéré comme un délire subaigu curable. [p. 138]

Alcoolisme chronique. État subaigu caractérisé par un épisode onirique. – Amélioration incomplète. Rechutes successives avec nouveaux rêves, prolongés aboutissant, à la suite d’une période onirique plus longue que les précédente, à un délire mélancolique stable avec idées de damnation et de culpabilité; alternatives d’anxiété et de stupeur avec gâtisme.

Joseph Bu… trente-six ans, cocher de fiacre, entre à l’asile de Vaucluse le 26 juillet 1902. Il est difficile d’examiner ce malade au moment de son arrivée, car il est très agité et consacre toute son attention à des visions et à des voix imaginaires : il voit sur son lit de nombreux esprits de la grosseur d’une noix qui tiennent ensemble une conversation. Désorienté dans le temps et dans l’espace, perpétuellement distrait de la réalité par l’intensité des troubles hallucinatoires, Bu… ne nous donne par intervalles que quelques renseignements diffus sur le début de sa maladie. Il vient de l’hôpital Beaujon où on l’a conduit parce que des piles électriques placées sous son lit lui ont d’abord donné des secousses dans les jambes, puis dérangé le cerveau. C’est un voisin trompé par Bu… qui a placé ces piles. Depuis il est persécuté par des esprits qu’il voit et dont il entend les menaces. Rochefort, le bon Dieu et la Sainte-Vierge veulent se débarrasser de lui ; on lui envoie du fluide pour le tuer. Il est aussi en communication avec son frère à qui il confie la mission de donner un million aux cochers de fiacre (pour détourner leur colère sans doute). Pendant les huit premiers jours ce délire pénible ne laisse guère de répit au malade qui s’alimente peu. B… a d’ailleurs l’haleine fétide et la langue très saburrale. Ses pupilles sont égales et réagissent à la lumière, les réflexes patellaires sont brusques, les réflexes cutanés sont normaux. Pas de lésions apparentes des grands appareils, pas d’éléments pathologiques dans l’urine. Un tremblement très accentué de la langue et des mains confirme le diagnostic des accidents actuels : celui de délire subaigu au cours de l’alcoolisme chronique, alcoolisme auquel la confusion, l’état onirique pénible, les hallucinations de la vue, de l’ouïe et de la sensibilité générale faisaient déjà songer.

Le 4 août, c’est-à-dire plus d’une semaine après l’arrivée à l’asile, l’état de B… se modifie et pendant quarante-huit heures, à l’agitation anxieuse avec raptus, succèdent l’immobilité, le mutisme et le refus total d’aliments.

Le 6, B…, semble sortir d’un long sommeil. Il est calme, il s’informe du lieu où il se trouve. Il reste durant deux ou trois jours déprimé mais conscient ; et le 9, il est en état de donner des renseignements précis sur ses antécédents.

Fils d’un père mort asthmatique et d’une mère décédée brusquement d’un anévrysme, B… n’aurait pas d’hérédité directement psychopathique. Toujours impressionnable, mais bien portant dans sa jeunesse, il a été soldat dans l’Est ; peu de temps après sa sortie du régiment, il a été ruiné par un de ses frères et a dû se mettre cocher de fiacre. Il était cocher [p. 139] de nuit et n’a pas  tardé à contracter dans cette pénible profession des habitudes alcooliques. En 1902, il a eu la syphilis et a été soigné par des injections mercurielles à l’hôpital Saint-Louis. Il buvait surtout du vin blanc ; plusieurs mois avant l’apparition du délire, il présenta déjà les signes physique de l’intoxication éthylique chronique : pituites matinales, crampes et secousses nocturnes dans les jambes, tremblement. Dès les premiers jours de juillet, il ressentait dans sa chambre des «  commotions terribles » provoquées, croyait-il, par des fils électriques placées sous son lit, lorsqu’à la suite d’une sorte d’ictus apoplectiforme (?) il fut transporté à l’hôpital Beaujon. Là, le délire prit le caractère pénible décrit ci-dessus, et le transfert à l’asile s’imposa.

Le malade se rappelle différents incidents de son rêve prolongé, intéressants à rapprocher de ceux que l’examen direct nous a permis de noter au moment de l’entrée. A l’hôpital, on l’a endormi, diverses voix l’épouvantaient, soit en le menaçant, soit en le mettant en garde contre des dangers imaginaires. La voix de Dieu était particulièrement menaçante, mais une voix de femme (celle de la Sainte-Vierge), l’avertissait que les employés de l’hôpital étaient des démons. Quelquefois, au lieu de voix venant du dehors, il lui semblait que quelque chose parlait en lui faisant les demandes et les réponses (hallucinations psycho-motrices). Il voyait  des esprits, parmi lesquels celui de sa mère, sous la forme d’un petit oiseau brunâtre «  gros comme le manche d’un porte-plume ». C’est sous l’influence d’hallucinations impératives de l’ouïe, qu’il est resté pendant deux jours immobile, muet, et refusant les aliments : la Sainte-Vierge lui avait donné cet ordre.

Le malade fut dans un état relativement satisfaisant du 9 au 22 août. Il était conscient de sa situation, mais un peu déprimé.

Le 26 août, la dépression fut plus nette et cette légère rechute s’accompagna de constipation avec état saburral du tube digestif, fétidité de l’haleine, glycosurie alimentaire ; une nouvelle amélioration de quelques jours, au cours desquels B… se trouvait assez bien pour essayer de travailler, fut suivie, dans la deuxième semaine de septembre, d’une rechute grave, avec état stupide, mutisme, refus fortuit d’aliments et conservation prolongée des attitudes.

Malgré son immobilité et son mutisme, B… semble être en proie à un délire très actif. Il a déclaré au bout de la crise qu’il a « perdu son âme », ses yeux sont obstinément et volontairement fermés, les mains sont jointes ; et au point de contact des doigts fléchis et entrecroisés se sont formés des ulcérations usez profondes.

Le 22 septembre à midi, le malade parait sortir d’un long cauchemar. Très surpris de se trouver couché, il pose aux infirmiers qui l’entourent un certain nombre de questions destinées à l’orienter, et demande à boire. L’amélioration s’accentue les jours suivants, mais un certain degré d’Inquiétude persiste sous l’influence de quelques hallucinations menaçantes de l’ouïe. B… discute la réalité de ces troubles sensoriels, il n’est pas loin [p. 14] d’admettre leur caractère morbide, il mange avec appétit ; et cependant, il reste triste jusqu’au 6 novembre où commence une nouvelle période de rêve.

Ce sont alors les mêmes caractères que précédemment : refus d’aliments, immobilité, conservation des attitudes (mains jointes), constipation, fétidité de l’haleine. Au début de la crise, le malade sort quelquefois de son mutisme pour marmotter des prières, mais bientôt il est définitivement en état apparent de stupeur.

Un mois après (10 décembre), le rêve prend fin et le malade nous le communique péniblement ; mais cette fois, il n’a plus conscience de son état maladif. Le souvenir d’hallucinations de l’ouïe, de la vue, de la sensibilité générale, d’interprétations délirantes s’est ordonné dans son esprit, sous la forme d’une étrange et longue série d’aventures. Il a parcouru toute la terre, il a été soldat sous les ordres de Louis XlV qui lui a remis une épée, cette épée lui a été ravie dans un combat par un hussard ennemi qu’il n’a plus revu.

Successivement « hussard de la mort », dragon, général, il a gouverné la moitié de l’Amérique, inspiré par Dieu qui lui avait donné l’esprit de Kléber; après « une fin du monde » il est revenu en France, a voyagé sous la terre où il a rencontré des personne! de lui connues. Enfin, il a été brûlé dans les flammes éternelles pour avoir désobéi à Dieu ; maintenant, il est réveillé, mais il est jugé et condamné, et il est irrévocablement perdu.

Cette conclusion permettait de prévoir quelle serait à l’avenir l’attitude du malade. Depuis le 10 décembre 1902 jusqu’au 6 avril 1903, époque à laquelle B… a été transféré à l’asile d’Albi, il a toujours été en état de dépression mélancolique : le plus souvent muet et immobile, il ne répond rien à la visite, au médecin qui l’interroge. Dans l’après-midi, il se promène quelques instants dans la cour, mais toujours sombre et toujours seul. Souvent il prie, parfois il pleure ; par intervalles une courte crise d’agitation anxieuse le force à sortir du lit, à déchirer sa chemise, à gémir, puis il retombe dans la dépression.

Bien qu’il ne communique avec personne, il est évident que des idées de culpabilité et de damnation le hantent d’une façon continuelle. L’état physique correspond à l’état mental : langue sale, haleine fétide, alimentation restreinte, constipation. A plusieurs reprises, le malade gâte, quand la dépression est très accusée.

En résumé, chez un prédisposé atteint d’alcoolisme chronique est apparu en état psychopathique d’abord caractérisé par l’évolution d’un délire de rêve très comparable à tous les accidents subaigus de l’intoxication prolongée par l’alcool. Mais après une amélioration temporaire, et peut-être sous l’influence d’une auto-intoxication gastro-hépato-intestinale rémittente, de nouveaux épisodes oniriques de plus en plus graves ont abouti à la constitution d’un état mélancolique chronique avec délire d’auto-accusation et de damnation, mutisme, refus partiel d’aliments, anxiété par intervalles. Ce dernier stade de la maladie, qui durait depuis quatre mois lorsque nous avons [p. 141] cessé d’observer le malade et s’accompagnait de gâtisme intermittent, nous a paru devoir comporter un pronostic beaucoup plus sérieux que celui qui était probable à l’entrée.

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Il nous est aisé d’expliquer le cas de B…, ou l’élément onirique joue un rôle si important par l’étiologie alcoolique primordiale, et le mécanisme complexe des intoxications secondaires elles-mêmes provoquées par l’alcool. Il faut avouer qu’il existe des cas de délire systématisé de rêve à rêve dont la pathogénie est plus obscure.

En effet, l’observation suivante est celle d’un dégénéré débile qui construisit un système délirant à l’aide de rêves successifs. Oserions­-nous soutenir que l’alcoolisme intermittent avoué par ce malade explique la forme particulière de son délire ? On nous objecterait à juste titre que l’élément toxique peut intervenir d’une façon accessoire chez d’autres débiles sans que les conceptions délirantes de ces derniers aient la même origine onirique. La susceptibilité toute particulière de certains sujets à l’égard de l’alcool se manifeste différemment; et la simple prédisposition existe à quelque degré chez tous les buveurs atteints de troubles mentaux, car de nombreux alcooliques ne délirent pas. Parmi ceux qui délirent, faut-il donc établir des classifications ? Si cela est, la division ne saurait actuellement être établie qu’après coup et les raisons spéciales des prédispositions différenciées demeurent obscures. Quoi qu’il en soit, voici le fait dont la pathogénie nous paraît quelque peu différente de celle des cas précédemment exposés. On ne constate pas, dans les rêves qui y jouent un rôle de première importance, le caractère constamment terrifiant des cauchemars des alcooliques.

Débilité mentale avec appoint alcoolique. Délire mystique systématique consécutif à des bouffées oniriques transitoire, reliée par le malade les unes aux autres.  Hallucinations visuelles et auditives, interprétation, idée d’une mission divine.

Antoine G… entre à l’asile de Vaucluse le 3 mai 1903. C’est un homme de trente-six ans récemment arrêté pour vagabondage et envoyé à Sainte-Anne après expertise et ordonnance de non-lieu. Il est calme, parait orienté et répond intelligiblement aux questions qui lui sont adressées ; mais en dehors même de ses divagations délirantes, au sujet desquelles il n’est [p. 142] nullement réticent, son langage à la fois incorrect et prétentieux est celui des débiles, ignorant souvent le sens des mots qu’ils emploient. Physiquement c’est un homme de taille moyenne, quelque peu malingre, qui tousse et qui présente au sommet du poumon gauche des signes d’infiltration tuberculeuse au début. L’examen somatique ne révèle pas d’autre fait bien intéressant. Les pupilles sont un peu irrégulières, mais sensiblement égales et réagissent à la lumière. Il n’y a pas d’embarras de la parole. Les réflexes patellaires sont brusques. Les réflexes cutanés sont normaux et la sensibilité périphérique parait intacte. Rien non plus du côté de la motilité. L’examen des urines est négatif. Il faut signaler cependant que la langue est saburrale et trémulente, et que le foie apparaît à la percussion comme légèrement diminué de volume. G… confesse d’ailleurs, en racontant son odyssée, quelques excès alcooliques intermittents dont l’influence n’est peut-être pas absolument étrangère à la constitution de l’étal actuel ; mais c’est avant tout un débile pourvu d’une instruction primaire très médiocre, de faible jugement, vaniteux comme tous ses pareils, sur les antécédents héréditaires duquel personne ne nous a communiqué le moindre renseignement.

Né dans la Creuse et venu à Paris à l’âge de dix-huit ans, il exerce successivement les professions de maçon, de mouleur en plâtre, de garçon marchand de vin. A vingt-neuf ans (1895) il est sans travail et sans ressources, lorsqu’il commence à. ruminer quelques préoccupations mystiques. Il parvient à se procurer une bible dans une œuvre protestante, et passe plusieurs semaines à chercher dans ce livre un réconfort moral : il n’y trouve que l’orientation plus précise de son futur délire. L’idée le préoccupait déjà qu’il verrait Dieu, qu’il recevrait une mission d’en haut, qu’il apprendrait de Dieu « ce que nous sommes sur terre » ; mais il ne communiquait ses espérances à personne, de peur, nous dit-il, « qu’on se f… de lui ». C’est dans ces conditions qu’en mai 1895 apparaissent les premières visions. Une nuit, à la Garenne-Colombes, des étoiles brillent entre les arbres d’un éclat particulier, comme pour le guider, et brusquement, cinquante chauves-souris l’environnent, menacent de le piquer. Il croit que c’est le diable, mais une voix lui dit : Veille, mon enfant, tu t’es rendu compte, tu verras plu« encore ! Quelques jours après, entre Gentilly et Bicêtre, un énorme rat et un crocodile lui barrent la route, puis un mur s’éleva devant lui. Il pense que Dieu lui ordonne de jeter son porte-monnaie, il s’exécute : Très bien, dit une voix. Le crocodile est écrasé, le rat se couche sur le dos. G… aperçoit entre les arbres une lumière blanche « qui l’endort comme on est endormi pour une opération » et il se sent emporté au ciel où il reste trois heures. Il y voit un monument analogue à l’observatoire de Montsouris, mais brillant, situé sur un talus verdoyant où il n’y a pas de boue. Devant ce monument se trouve Dieu entouré d’anges, grands oiseaux blancs à droite, grands oiseaux bleus à gauche. «  À la pointe du jour » G… quitte le ciel et se réveille dans un sillon où le soleil l’éclaire et le réchauffe. Il se dirige vers Bourg-la-Reine : là il lui semble que certaines personnes s’aperçoivent de quelque chose, et [p. 143] ont peur de lui. Peu après, il se remet au travail. On est content de lui ; il remarque qu’il travaille mieux qu’avant. Mais il ne dit à personne comment il est devenu plus adroit et plus fort, il ne dit pas non plus quelles choses lui ont été révélées. Il se contente d’« embarrasser ses camarades en intervenant avec toute sa science divine dans les discussions politiques ».

Quelques mois se passent : à l’automne, il quitte Paris et se dirige à pied vers la Bourgogne, dans l’intention de faire les vendanges. Une nuit il est assis sous un pommier, lorsque Dieu se manifeste de nouveau a lui sous la forme d’une boule de feu dont l’apparition a été précédée d’un grand bruit. Il est décidément l’élu de son père créateur qui le charge de quelque grave mission encore imprécise. Cependant Dieu semble parfois l’abandonner, si bien que G… retourne aux mauvaises vies. En 1898, à Beauvais il a mangé tout l’argent qu’il a gagné, il est dans la misère, il implore « son père créateur ». Ce dernier lui envoie une flamme pour le réchauffer, et lui fait trouver une pièce de deux francs. C’est encore sous la forme d’une flamme que Dieu s’est montré à G… pendant une manœuvre de nuit au cours d’une période de vingt-huit jours. Les soldats ont eu peur, et notre malade a dû leur révéler sa mission pour les rassurer.

Environ un an (1901) avant l’entrée à l’asile, G… travaille à Meudon. Un soir qu’il « est en soûlographie », il couche dehors et est réveillé par une voix qui lui dit (nous respectons la formule du malade) : « Où que tu dois passer, malgré regret, il faut que tu y passes, tard ou bonne heure, quand tu y arriveras ». Il veut protester, injurier Dieu, puis se repend, se sent « mourir par insolation », revient à lui et ne cherche plus à se dérober à sa mission. Dès lors, c’est une nouvelle série de rêves, à la suite de laquelle le malade n’est plus préoccupé de dissimuler son rôle mystique. Il va partout où Dieu l’attire et le guide. Il a découvert dans l’Allier le bras de mer qui lui a été signalé par la voix divine. Soutenu par une grosse araignée, il a filé sous l’eau au milieu d’animaux étranges, puis il a été transporté au sommet d’une montagne où le père créateur en personne et ressemblant à M. Grévy lui est apparu « en flamme et en air soluble » et lui a révélé sa mission : annoncer la prochaine venue de Dieu sur terre à La Souterraine, dans le département de la Creuse.

C’est au cours de l’accomplissement de sa mission (l’empêchant d’ailleurs de travailler avec suite) qu’il est arrêté en état de vagabondage, examiné par un expert et envoyé à l’asile.

Ce n’est pas sans difficultés que l’on reconstitue l’histoire de ce délire mystique parmi les explications confuses du malade : au moment des premiers examens, il s’agit d’un état désormais systématisé, peu cohérent en apparence, péniblement organisé par un cerveau débile, mais laissant voir toujours l’idée directrice : celle d’une mission divine interrompue par diverses épreuves (car G… accepte son séjour à l’asile comme une épreuve temporaire). Il ne s’agit plus, comme jadis, de rêves successifs pouvant être assez éloignés l’un de l’autre et entre lesquels le malade arrivait quelquefois [p. 144] à oublier Dieu dans des « soûlographies ». Les hallucinations auditives ou visuelles et les interprétations délirantes se succèdent sans interruption ; et si après quelques jours d’observation G… le plus souvent calme, peut être occupé parmi les malades travailleurs du jardin, ce travail ne le distrait pas de son but essentiel. Il voit chaque soir les étoiles « du droit » qui sont les preuves de la persistance des intentions de Dieu à son égard. Il fait aux autres malades de véritables prêches. Il écrit de longues lettres aux médecins pour leur expliquer son rôle prophétique, il remplit des cahiers de divagations confuses, au milieu desquelles des dessins maladroits reproduisent certaines de ses visions. Il recommande aux lecteurs de ses œuvres l’attention la plus vive. A de rares intervalles, le débile grossier et prompt aux violences l’emporte sur le prophète : il invite un soir ses camarades de quartier à « casser la gueule au médecin et aux infirmiers. » Au bout de quelques semaines de séjour à l’asile, il s’impatiente : son père créateur lui ordonne de porter, d’aller plus loin annoncer la bonne nouvelle : il réclame sa sortie par des lettres parfois menaçantes : et le 17 octobre, cinq mois et demi après son entrée, il réussit à s’évader sans que son état présente la moindre amélioration.

Réintégré après deux semaines de vie errante, il explique que Dieu lui a fait « un appel » et qu’il n’a pu lui désobéir. Son délire est toujours le même. Le malade est transféré le 10 novembre à l’asile de Saint-Alban.

En résumé, il nous parait y avoir eu deux étapes dans l’évolution de ce délire mystique. Dans une première phase, le malade, un débile alcoolisé, délire par intervalles sous l’influence de rêves plus ou moins espacés. Il tend de plus en plus à unir ces rêves les uns aux autres, et de rêve à rêve il arrive à la deuxième phase de la maladie, caractérisée par l’existence d’un délire systématique.

Les seules remarques que nous désirons faire à propos du cas G… sont les suivantes. Pour quelque raison que ce soit, des rêves successifs concourent assez fréquemment à l’édification des systèmes mystiques chez les dégénérés. Le fait a été signalé par Régis. Le malade observé par Klippel et Trénaunay était un mystique, et Trénaunay signale dans sa thèse le cas publié par Moreau (de Tours) d’un mystique orienté par ses visions nocturnes. C’est d’autre part un point digne de fixer l’attention que de voir s’organiser, après une série plus ou moins longue de rêves intermittents, des délires systématiques dans lesquels l’élément hallucinatoire joue d’emblée un rôle considérable, et cela contrairement à ce qui a lieu dans les états psychopathiques décrits sous le nom de délires systématisés progressifs. [p. 145]

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Il nous reste à signaler le délire de rêve épisodique qui survient inopinément au cours d’un état chronique.

Voici l’observation concise d’un dément chez qui des rêves nocturnes aboutirent à l’organisation très médiocre d’un délire ayant débuté trois mois après l’internement, en l’absence de toute cause exotoxique apparente.

Affaiblissement intellectuel, confusion mentale. Délire de rêve épisodique après trois mois de repos à l’asile.

Bi… âgé de soixante-quatre ans est un ouvrier menuisier, déjà affaibli intellectuellement, qui à la suite d’une chute du haut d’une échelle, a présenté de la confusion mentale, de la turbulence et un peu d’agitation. Durant les trois premiers mois de son séjour à l’asile, il reste confus, peu conscient de la situation, désorienté, mais non délirant : quand tout à coup un matin, il raconte qu’il a reçu un sac de montres et qu’il va nous en donner une. Les montres sont à double boîtier très belles, il les a vues et il les décrit longuement.

Le lendemain, il n’a pas oublié ses montres en or, mais il nous annonce une autre nouvelle, il va se marier avec Mlle Marie La Violette « employée à faire des chèques » ; il est très content de ce mariage, il sera très riche, etc.

Quelques jours plus tard, toujours le matin après son réveil, Bi… a le visage triste et éploré. Il nous dit que son mariage a eu lieu dans l’église de Ch… (son pays) ; mais après la cérémonie, comme le cortège se rendait au château, des gas [sic] sont survenus qui ont attaqué la noce et tué la mariée, sans que son mari pût la détendre. Il veut retrouver son corps, etc.

Il nous fournit les plus grands détails sur ce drame. Il semble vraiment qu’il l’ait vécu.

Enfin, quelques jours plus tard, c’est Dieu lui-même qui lui apparaît pendant la nuit, et qui lui promet de lui rendre sa première femme, et un enfant qu’il a perdu il y a deux ans, etc.

Toutes ces idées délirantes naïves sont unies entre elles par un lien plus ou moins vague, mais elles ne découlent pas les unes des autres. Elles sont successivement juxtaposées dans le temps ; individuellement, elles semblent être chacune le produit d’un rêve nocturne.

Ce rêve laisse un souvenir très précis sur le cerveau affaibli, est pris pour la réalité, et a une influence prépondérante sur le cours des idées.

Par des rêves successifs, Bi… arrive à construire un délire mal systématisé, il est vrai, mais néanmoins suivi. [p. 146]

Ici encore l’hypothèse d’un accident d’origine toxique ne s’impose pas.

Sans doute, dans le nombre des déments qui présentent d’une façon incidente de tels délires, il en est (surtout, sinon exclusivement parmi les anciens buveurs) qui sont suspects d’auto-intoxications passagères (intestinale, hépatique, rénale, etc.). Mais il n’est pas probable qu’il en soit toujours ainsi.

Toutefois, les exceptions étant réservées, il ne faut pas perdre de vue la règle générale. Le délire consiste essentiellement dans l’interprétation morbide d’une impression ou d’un fait. Malgré l’analogie psychologique des deux états, un cauchemar, même intense et précis, ne saurait être cliniquement considéré comme un délire fugace s’il est immédiatement rectifié. Au contraire, si le cauchemar ayant pris fin est momentanément tenu pour réel par l’individu réveillé, ou si ce cauchemar se prolonge à l’état de veille, mêlant inextricablement pour le sujet qui le vit, la réalité objective à l’erreur, l’état onirique pathologique est constitué. Or, indépendamment de toute intoxication apparente, le dément ou le débile qui rêve, critique moins aisément ses impressions fausses que l’homme d’intelligence normale. Mais, si le délire onirique reste malgré tout le trouble caractéristique d’une intoxication quelle qu’elle soit, c’est parce que chez ceux qu’elle frappe, et surtout chez les prédisposés, toute intoxication provoque d’une part des perceptions sans objet, intenses et multiples, et d’autre part, la confusion mentale abolissant la faculté d’appréhender la réalité pour corriger le rêve.

A. VIGOUROUX et P. JUQUELIER

 

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