A propos de Thérèse Neumann. Les jeûnes prolongés. Par Charles Richet. 1930.

RICHETNEUMANN0005Charles Richet. A propos de Thérèse Neumann. Les jeûnes prolongés. Article parut dans la « Revue Métapsychiques », (Paris), n°5, Septembre-Octobre 1930, pp. 385-395.

Charles Richet (1850-1935), physiologiste lauréat du prix Nobel de médecine en 1913 pour sa description de l’anaphylaxie. Membre de l’Académie de Médecine, de l’Académie des Sciences, il dirigea le Revue scientifique et nous laissa un grand nombre de travaux, en particulier de nombreux articles dans les revues et l’époque et plusieurs ouvrages. Esprit curieux et ouvert il se révéla tour à tour philosophe, psychologue et excellent littérateur. Il fut l’un des cofondateur de l’Institut Métapsychique International (1919) et consacrera une grande parie de sa vie à l’étude des phénomènes paranormaux ou considérés comme tels, qui le poussèrent quelquefois à des excès de crédulité naïves. Nous retiendrons de ses publications :
— Recherches expérimentales et cliniques sur la sensibilité. Paris, Georges Masson, 1877. 1 vol. in-8°.
— Les démoniaques d’aujourd’hui et d’autrefois.] in « Revue des Deux-Mondes », (Paris), années 1880. [en ligne sur notre site]
— L’homme et l’intelligence. Fragments de physiologie et de psychologie. Paris, Félix Alcan, 1884. 1 vol. in-8°.
Des rapports de l’hallucination avec l’état mental. Article paru dans la « Revue philosophique de la France et de l’Etranger », (Paris), dixième année, tome XX, juillet à décembre 1885, pp. 333-335. [en ligne sur notre site]
— Xénoglossie. L’écriture automatique en langues étrangères. Annales des Sciences Psychiques, Paris, 1905. [à paraître sur notre site]
— Traité de Métapsychique. Deuxième édition refondue. Paris, Félix Alcan, 1922. 1 vol. in-8°. [Très nombreuses réimpressions]

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original, mais avons corrigé quelques fautes de typographie.
 – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 285]

A propos de Thérèse Neumann

Les jeûnes prolongés

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I.

Le cas de Thérèse Neumann de Konnersreuth a fait l’objet de maintes communications, entre autres du Père Morard (Revue catholique des idées et des faits, Bruxelles, 8 et 15 Novembre 1929), du docteur Willemin (Revue des jeunes, Paris, 25 janvier 1930), de Lama (édition Salvator, Mulhouse, 1929), du docteur Chatelin (Revue des jeunes, 10 Mars 1930, pages 368 à 378). Mais je ne peux ici en donner la bibliographie complète, qui est déjà notable. Je veux seulement indiquer ce qui a trait à un des phénomènes essentiels que présente Thérèse, c’est-à-dire le jeûne prolongé, et je donnerai ensuite l’indication de divers autres cas analogues, c’est­à-dire d’invraisemblables et prolongés jeûnes.

Je laisse intentionnellement de côté tout ce qui a trait à la stigmatisation, aux extases, avec soi-disant lucidité, aux hosties consacrées, qui, placées sur sa langue, disparaissent comme par miracle, sans que Thérèse fasse le moindre effort de déglutition. De même je laisse aussi la guérison soudaine d’une appendicite, d’un ulcère, disparaissant subitement. Peut-être faudra-t-il examiner quelque jour ces différents faits. Mais, pour le moment, je ne m’occuperais que du jeûne, jeûne prolongé et qui serait considéré comme une énorme erreur, si nous n’avions pas maints exemples de faits analogues, parfois très bien constatés, et profondément mystérieux encore.

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II.

Le jeûne cie Thérèse a commencé à Noël 1922. Alors elle était atteinte d’un abcès de la gorge et du cou. A partir de ce moment, jusqu’à Noël 1926. elle est obligée de s’abstenir d’aliments solides : elle prend des quantités de plus en plus petites de liquide, par [p. 386] jour 3 à 4 cuillerées de café, de thé, ou de jus de fruits. Après Noël 1926, elle ne prend plus que la petite gorgée d’eau, qui lui est donnée chaque matin pour aider à la déglutition de la parcelle d’hostie consacrée. Depuis septembre 1927, jusqu’en novembre 1928, elle ne prend même plus ce peu d’eau qu’elle recevait après la communion.

Malgré cela, elle n’est pas très amaigrie. Son poids est normal (55 kilos). Elle n’est ni constamment alitée, ni inactive, travaille aux ornements d’église, lit, écrit et reçoit des visites.

Du 13 au 28 Juillet 1927 elle fut soumise à un examen rigoureux qu’ordonna l’autorité diocésaine. Quatre sœurs infirmières assermentées, placées sous la direction du docteur Seyl de Waldsassen, l’observèrent nuit et jour ; elle ne prit pas même d’eau pendant ce temps, l’eau qui lui servait à lui rincer la bouche était mesurée ayant et après le rincement. On constata qu’il y eut de grandes oscillations de poids (1). Diminution un jour de 4 kilos, un autre jour de 1.500 grammes ; d’autre part une augmentation un jour de 3 kilos et un autre jour cie 2.500 grammes. Finalement le poids est resté le même. Le docteur Seyl a fait sous la foi du serment cette déclaration que l’observation a été d’une rigueur et d’une précision absolues : « Je soutiens catégoriquement, dit-il, la réalité du jeûne absolu de Thérèse Neumann, mais je ne puis engager ma responsabilité que pour les 16 jours de ma surveillance ».

Pour des raisons que j’exposerai plus loin, même lorsque la surveillance n’était pas aussi rigoureuse que pendant les deux semaines d’observation par le docteur Seyl, il me paraît bien probable que Thérèse Neumann, soumise à une surveillance continuelle, et d’ailleurs atteinte de contractures du cou et de vomissements incessants, ne mangeait pas ou mangeait extrêmement peu.

J’ai d’autant plus de raisons de croire à ce jeûne prolongé sans perte de poids qu’on a relaté un assez grand nombre de faits analogues, presque identiques et que, pour ma part, j’ai eu l’occasion de vérifier moi-même chez deux personnes des jeûnes (ou demi-jeûne) prolongés extraordinaires avec intégrité du poids et de la température.

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III.

Des jeûnes prolongés chez des malades hystériques.

Un savant professeur de Padoue, nommé Licetus, a écrit au commencement du XVIIe siècle un livre (en latin) sur « ceux qui [p. 387] peuvent vivre longtemps sans aliments ».

Ce livre comprend divers chapitres.

« De ceux qui vivent huit jours ; de ceux qui vivent un mois ; de ceux qui vivent trois mois ; de ceux qui vivent d’un an à huit ans ; de ceux qui vivent plus de douze ans ».

Enfin, Licetus termine par l’histoire de ces sages de la forêt de Dodone qui se sont endormis dans une cabane et qui ont dormi deux siècles pour se réveiller après 200 ans de sommeil (du règne de l’empereur Decius à celui de l’empereur Théodose).

Mais il n’y a pas que l’extraordinaire Licelus. Il est beaucoup d’autres récits mémorables, moins fantaisistes. J’en citerai seulement quelques-uns.

Il est impossible de ne pas reconnaître qu’il y a sans doute quelques parcelles de vérité dans ces abstinences invraisemblables.

 I. — Catherine Binder, d’Heidelberg, (Histoire mémorable et prodigieuse d’une fille qui depuis plusieurs années ne boit, ne mange, ne dort et ne jette aucun excrément et vit néanmoins par une grâce admirable et une vertu divines. Francfort, Wechel, 1587, in-8°), âgée de 27 ans, perd le goût des viandes chaudes, puis le goût des viandes froides et reste sept ans sans rien manger ni boire. Elle a un spasme pharyngé quand on veut lui faire avaler quelque chose. On l’a surveillée pendant quatorze jours et quatorze nuits et on a constaté que pendant ce temps, elle n’avait ni bu, ni mangé, ni uriné.

II. — Une fille, âgée de 12 ans (Histoire admirable et véritable d’une fille champêtre des pays d’Anjou, laquelle a été 4 ans sans user d’aucune nourriture, que d’un peu d’eau, par Pascal Robin, gentilhomme angevin, Paris, Roigny, 1586, in-8°), avait en horreur toutes choses mangeables, ne pouvait avaler, si bien que, lorsqu’elle communiait, il fallait lui mettre de l’eau dans la bouche. Pendant quatre ans elle a vécu uniquement avec de l’eau, et, à de très longs intervalles, avec un peu de pain trempé dans l’eau.

III. — Apollonia Schreyer (Leutulus. Historia ad admiranda de prodigiosa inedia Apolloniae Virginis, Berne. chez Lepreux, 1604.), nous est montrée dans une gravure étendue sur son lit, presque sans voiles, et pas trop décharnée, malgré son long jeûne. Elle était certainement insensible, puisque les mouches se promenaient sur son corps sans qu’elle cherchât à les chasser. Des magistrats, pour s’assurer qu’il s’agissait réellement d’un jeûne prolongé et non d’une simulation, l’ont surveillée pendant deux semaines et ont constaté que, pendant ces deux semaines, elle n’avait pris aucun aliment.

IV. — Geraldus Bucoldianus (De Puella quad sine ciao et potu vitam transiqit, 8°. Paris, Robert Estienne, 1542), parle d’une fille de Spire qui serait restée trois ans sans manger. Elle introduisait de temps à autre quelques gouttes d’eau ou de vin entre ses lèvres, rmais on ne l’a observée que pendant douze jours.

V. — Une jeune fille de Confolens (Histoire merveilleuse de l’abstinence d’une fille de Confolens en Poitou, chez Jean Henqueville, 1602), aurait vécu trois ans sans manger.

VI. — Jean de Marcovjlle (Traité mémorable d’aucuns cas merveilleux, [p. 388] etc., page 40, in-12, Paris, chez Jean Dallier, 1564), raconte l’histoire d’une jeune fille de 22 ans qui fut deux ans entiers sans boire ni manger, sous réserves d’aucunes confitures et quelque peu d’eau dont elle se rafraîchissait la bouche.

VII. — Quercetanus (cité par Kieseweller. Inedia, das mystiche Fasten, Sphinx, mai 1888, page 323), parle d’une fille de 14 ans, Jeanne Balans, qui aurait été pendant six mois avec dysphagie et impossibilité de manger.

VII. — Le célèbre médecin de Padoue, Mathaeus Ferrarius de Gradibus, raconte l’histoire d’une femme qui avait des syncopes et des accès de frénésie. Elle vomissait tout ce qu’elle mangeait, et cela pendant trois ans. On la saignait souvent cependant, une fois par semaine. Elle est restée 17 jours sans prendre autre chose qu’un peu de vin, et dix jours sans rien prendre du tout.

VIII. — Licetus rapporte aussi le fait d’une jeune fille de Pise qui serait restée seize mois sans nourriture (1603).

IX. — Une jeune fille de Pise, observée par Licetus, âgée de 18 ans, est prise de convulsion, de dysphagie, de vomissements qui l’empêchent de se nourrir. Pendant huit mois elle reste dans cet état sans rien prendre. Ce qui excite l’admiration de Licetus, c’est qu’elle n’a ni maigri, ni changé de visage.

Passons à des temps plus récents, de crédulité apparemment moindre, au X.VIIIe siècle.

X. — Lossau. (Description d’un cas d’inanition observé chez Marie J… Manière dont cette personne est restée très longtemps sans manger, boire ou parler. in-4°, (en allemand), Hambourg, Brandt, 1729.)

XI. — Kundman. (Von zwei Weilspersonen da die eine in 10 Jahren weder gegessen noch getruncken, die andre ebener Massen 3 Jahre ge­fastet Sammt., c. Nat. und M.. Leipzig. 1724, 278.

XII. — Fontenelle. (Mémoires de l’Académie des Sciences, 1757), parle d’une fille de 15 ans qui depuis quatre ans ne boit ni ne mange. Il ne l’a observée que pendant trois semaines consécutives.

XIII. — Alliet, médecin à Gisors (Journal de médecine, de chirurgie, etc., 1762, page 132), parle d’une petite fille de 10 ans qui, pendant trente­-trois jours ne prend absolument rien et pendant deux mois n’ingère qu’une très petite quantité de pain et d’eau.

XIV. — Mercadier (Journal de médecine, 1765, page 133), raconte l’histoire d’une demoiselle de 33 ans qui est restée six mois sans prendre d’autre nourriture qu’un peu de tisane et de bouillon. Malgré cela, on l’a saignée à plusieurs reprises, ce qui ne l’a pas empêchée de guérir.

XV. — Mercadier parle aussi d’une fille qui fut trente-cinq semaines, en 1688. et d’une femme qui serait restée dix-sept ans sans pouvoir manger (?) Journal de Verdun, mars 1760).

XVI. — Vandermonde (Journal de médecine et de chirurgie, 1760, p. 158. parle d’une femme qui serait restée 26 ans sans manger. À vrai dire I’abstinence n’était pas complète, mais relative. Elle prenait quelques cuillerées de vin, de lait, de tisane, et de bouillon.

On trouvera à l’article Abstinence de l’Index Catalogue d’autres cas de jeûnes prolongés observés presque toujours sur des femmes, [p. 389] ou plutôt des jeunes filles de 12 à 30 ans (Washington, 1880, page 64).

Umfzeville. — The case of M. J. Ferguson who lived above eighteen years only on water, or barley water (London. 1743, Roy. Soc., 1742)

Conshruck. — Geschichle einer achtzehnmonalliclten Enthalltung von allen Speisen und Getränke (J. T. Prakt Azrn., 1800, IX, 115).

De Missel (F.). — Relalion d’un cas d’hystérie avec abstinence pendant dix-neuf mois (Rev. Méd. Franç. et étrang., 1849, I., 498).

Mackenzie (A.). — Woman in the shire of Ross living without food or drink (Philos. Trans., 1777, LXVII, I-II).

Ulrich. — Einjährige Enthaltseimkell von allen feslen Speisen (Rhein, Jahr, Med., 1820, II, 189).

De Varennes. — Sur une fille qui a été près de onze ans sans prendre aucun aliment solide (Bull. Fac. de méd. de Paris, 1814, IV, 151).

Levens. — An extraordinary case of starvation (St Louis med., Journ., 1879, 157).

Granger. — Some account of the fasting woman at Tilbury, who as at present lived about two years without food. (Edinb. med. and surg, Journal, 1809, V. 319; 1813, IX. 323).

1° Il est évident d’une part qu’il s’agit là d’hystérie presque toujours. Ce jeûne volontaire coïncide avec des dysphagies, des contractures, des vomissements, des insuffisances mentales.

Il est impossible d’admettre dans toute leur rigueur la réalité et l’authenticité de ces observations. Nous savons tous à quel point dans I’hystérie il y a tendance au mensonge et à la simulation. Tout de même il serait manifestement absurde de prétendre que, dans tous ces cas que nous avons mentionnés, il y avait une alimentation normale. Même si l’abstinence n’était pas l’abstinence totale à laquelle prétendaient ces malades à demi aliénées, il y eut cependant des abstinences extraordinaires, faits étranges que des expériences, des observations plus précises, comme on les fait de notre temps, viennent confirmer avec une grande force.

Avant d’entrer dans le récit des expériences que j’ai faites moi-­même et de mes constatations, je mentionnerai deux cas seulement : celui d’Angelina de Vliès, et celui d’Anna Garbero.

Angelina (en Hollande) (d’après Schmalz. Journ. der praktischen Heilkunde, Suppl. 1829, p. 216), serait restée du 10 mars 1822 jusqu’en 1826, sans rendre autre chose qu’un peu d’urine et d’excréments. Elle buvait de temps en temps un peu d’eau, qu’elle avait même quelque peine à avaler. Une commission l’a surveillée pen­dant quatre semaines et a constaté que réellement elle a jeûné pendant tout ce temps. Agée de 41 ans, elle semble en avoir 70, et est tellement faible qu’elle ne se peut lever sans aide.

L’autre cas est celui d’Anna Garbero (Rolando et Gallo : Necroscopia de Alina Garbero asita per la spazio di 32 mesi, Torino, 1828). [p. 390] Anna est prise le 8 septembre 1825 d’une répulsion absolue pour les aliments ; elle ne mange plus rien jusqu’au 19 mars 1.828, jour de sa mort ; à l’autopsie on trouva un rétrécissement cancéreux de l’œsophage.

Monin et Maréchal (Histoire d’un jeûne célèbre) sans date, in-12°, Paris, chez Marpon) parlent d’une femme couchée dans son lit qui a vécu à Serrata, près Porto Maurizzio, et qui depuis vingt-sept ans ne prend qu’un peu de pain et d’eau.

Lasègue (Etudes médicales : de l’anorexie hystérique, II, page 45), cite l’histoire d’une femme qui ne connaissait pas le sentiment de la faim et qui vécut uniquement de thé coupé de lait et un peu de café au lait dans lequel elle trempait deux petits morceaux de cornichon. Elle mangeait, dit Lasègue, de temps en temps, mais, pendant presque un an, elle ingéra à peine ce qui aurait été nécessaire à une femme normale pendant deux jours.

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IV.

Je mentionnerai aussi le cas célèbre d’une hystérique étudiée par Charcot, à la Salpêtrière. Elle avait hémiplégie d’un côté et contracture de l’autre. Il semblerait que cet état dût provoquer une dénutrition générale. Point du tout. Elle ne se nourrissait pas spontanément et on était obligé de recourir à la sonde œsophagienne. La simulation était impossible, car à côté d’elle il y avait deux infirmières qui la surveillaient étroitement. Pendant trois mois, elle n’a rendu en tout que 4 grammes d’urée, non seulement dans les urines, mais encore dans les vomissements. L’urée a été dosée par Regnard. Ainsi. il y a eu suppression complète de la combustion des aliments azotés.

Je citerai aussi le cas de la léthargique de Thénelles, rapporté par Bérillon (Revue de l’hypnotisme, avril 1887, page 289). C’est une femme de 25 ans qui a dormi quatre ans, et ne se nourrissait que d’aliments liquides introduits dans sa bouche.

Il serait bien invraisemblable que toutes ces observations fussent absolument fausses. Même si l’on multiplie par 10 — ce qui est certainement exagéré — l’alimentation de ces divers malades, on arrive encore à un chiffre fantastiquement faible.

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V.

Expériences personnelles

J’en arrive maintenant à mes expériences personnelles sur ce sujet. Elles sont, je crois, tout à fait décisives. Je les ai publiées en [p. 391] 1896 dans les Bulletins de la Société de Biologie, de Paris, et dans mes Travaux du Laboratoire de Physiologie (II, 321). D’ailleurs, pour le dire en passant, je m’étonne que ces faits extraordinaires et invraisemblables soient restés presque inaperçus, sans provoquer ni critique ni étonnement.

  1. — Avec Hanriot, nous avons appliqué notre appareil (dit des 3 compteurs) pour mesurer la ventilation et doser l’acide carbonique et l’oxygène, sur une hystéro-épileptique en léthargie. Nous avons constaté que pendant 16 minutes, la malade n’a introduit dans ses poumons que 4 litres d’air. Or, à l’état normal, la ventilation pulmonaire, à raison de 8 litres par minute, aurait dû être, par conséquent de 128 litres en 16 minutes.

Elle n’a fait, en 16 minutes, que 8 inspirations, alors que normalement nous faisons 16 inspirations par minute, c’est donc 32 fois moins qu’à l’état normal.

Chez une autre malade, hystéro-épileptique aussi, en 36 minutes, Gr… ne m’a donné que 4 litres 75 de ventilation, soit 50 fois de moins que l’état normal.

Il y a là, n’est-il pas vrai, quelque chose d’extraordinaire. Les combustions des tissus, c’est-à-dire l’apport d’oxygène et la production d’acide carbonique, peuvent donc être diminuées énormément, dans la proportion de 50 à 1. sans que, cependant, la température s’abaisse, sans que les fonctions musculaires soient sensiblement modifiées.

Je reviendrai tout à l’heure sur ce paradoxe extraordinaire que confirment d’autres expériences faites sur deux femmes certainement hystériques, mais dont l’hystérie n’était pas assez grave pour les empêcher d’exercer leur profession ; l’une d’institutrice ; l’autre, d’infirmière surveillante-chef à l’hôpital de la Charité.

— L’une de ces femmes, L…, établie chez moi comme institutrice, non mariée, était âgée de 29 ans. Son intelligence est parfaitement intacte, nulle paralysie, nulle anesthésie ; pas de névralgie rebelle. Elle n’est pas suggestible, ou à peine. L’appétit est nul, et elle a peur de toute alimentation, car, peu de temps après avoir mangé, elle souffre de douleurs stomacales intolérables. Actuellement, (1930), elle est en bonne santé et s’alimente normalement. On a supposé qu’elle avait eu un ulcère stomacal, non cancéreux. J’ai noté exactement son alimentation, car elle demeurait chez moi et prenait tous ses repas, ou plutôt ce qu’elle appelle ses repas, à la table de famille. Pour savoir ce qu’elle mange, j’avais fait apporter une balance et je pesais moi-même ses aliments. Elle ne sortait jamais seule : il lui était donc impossible d’acheter des aliments au-dehors, et dans la maison tous les aliments étaient dans des armoires fermées. Je l’ai surveillée ainsi rigoureusement pendant 58 jours, [p. 392] et, pendant 58 jours, j’ai procédé chaque jour à la pesée de son alimentation.

Voici le bilan de sa nutrition totale pendant 58 jours:

Pain et gâteaux……………………………………………………..……2.545 grammes

Viandes : surtout du poulet ; neuf fois du poisson ;
une fois du foie gras ; une fois du jambon. ……………………3.205 grammes

Lait…………………………………………………………………..………..1.135 grammes

Beurre………………………………………………………….………………380 grammes

Gelée…………………………………………………………………………2.780 grammes

Dattes…………………………………………………………………….…….425 grammes

Riz………………………………………………………………………..……….50 grammes

Pommes de terre…………………………………………………………….80 grammes

Salade.……………………………………………………………………….1.180 grammes

Huitres et moules………………………………….………………………440 grammes

Champignons…………………………………………….………………….105 grammes

Haricots………………………………………………………………………..190 grammes

Sucre…………………………………………………………….………………625 grammes

Café…………………………………………………………………………..2.640 gammes

Ces aliments représentent à peu près :

Matières grasses………………………………………………….414 grammes

Matières azotées ……………………………………………….1.064 grammes

Hydrates de carbone ………………………………………… ..2.722 grammes

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Ce qui fait 20.052 calories : soit en 58 jours: 346 calories par jour.

Or, pendant ce laps de temps, du 4 février au 2 avril 1896, son poids a diminué de 2 kilos, passant de 46 kilos à 44 kilos 270 avec vêtements. Donc il faut admettre qu’elle a consommé 2.000 grammes de sa propre substance, soit approximativement 50 % de graisse, soit 9.400 calories, de sorte que, finalement le chiffre des calories mesuré devient 29.452 calories, soit par jour 510 calories, soit par kilogramme et par 24 heures, 12,6 calories.

Or ce chiffre est prodigieusement faible. Chez les jeûneurs professionnels, la consommation par kilogramme et par 24 heures a été de 26.4 calories. Chez les paysans italiens les plus mal nourris, le minimum a été de 39.2 calories. Chez les Japonais, les Abyssins, les Malais, dont la ration alimentaire est extrêmement faible, et qui vivent dans les climats chauds, nous ayons avec Lapicque trouvé un minimum de 40 calories par kilogramme.

III. — L’autre personne, Marceline, surveillante-chef à la Charité, est une femme de 35 ans, intelligente et active, Pierre Janet l’a observée pendant plusieurs années et regarde comme certains qu’elle est restée pendant plusieurs mois à se nourrir seulement d’une tasse de lait, environ 200 grammes par jour. Encore en vomissait-elle une partie. [p. 393]

Mais l’observation devait être prise avec plus de soin. Pendant un mois (28 jours), du 16 avril au 12 mai 1896, elle a été gardée à vue pendant la journée, et pendant la nuit enfermée. Son poids a varié à peine ; elle pesait sans vêtements 37.873 grammes, le 16 avril, et 37.267 grammes, le 12 mai, soit en 28 jours une perte de poids de 606 grammes, ce qui peut représenter au maximum 300 grammes de graisse.

Son alimentation durant cette période de 28 jours a été

Lait……………………………………………………………..4.690 grammes

Bouillon……………………………………………………….1.065 grammes

Bière………………………………………………………………100 grammes

Mais cette minime quantité de bouillon et de bière ne compte pas au point de vue calorimétrique. Quant au lait, nous avons en chiffres ronds 5 litres de lait, représentant 3.500 calories, ce qui, avec les 300 grammes de graisse perdus par l’organisme, nous donne 6.200 calories, soit par kilogr, et par 24 heures, 6 calories 1, ou, en forçant tous les chiffres, 7 calories.

En résumant, nous trouvons en chiffres ronds par kilogr. et par 24 heures chez Marceline 7 calories ; chez L…12 ; chez les jeûneurs 25, chez les individus à alimentation minimale 40, chez les individus normaux bien nourris et travaillant, 55.

Nul besoin d’insister pour montrer combien extraordinaire cette diminution pendant des mois des quatre cinquièmes (et probablement plus encore) de l’alimentation normale.

Je ne me suis pas contenté de constater cette réduction invraisemblable de l’aliment : j’ai porté aussi mon attention sur les phénomènes respiratoires.

J’avais fait construire une grande balance sensible à 2 grammes et pouvant porter 100 kgs. Une chaise était mise sur le plateau et on pouvait à chaque instant enregistrer la diminution de poids, après 1, ou 2, ou 3 heures de séjour sur la balance.

J’ai constaté d’abord (conformément à ce que de multiples observations classiques nous apprennent) qu’il y a constamment pour chaque individu diminution de poids à chaque minute. Les auteurs classiques admettent (en toute raison, je suppose) que cette perte constante de poids est due à l’exhalation aqueuse, un peu par la peau et beaucoup par les poumons. En effet la quantité d’oxygène qu’on absorbe répond à peu près exactement en poids à la quantité d’acide carbonique qu’on exhale.

Dans onze expériences faites par ma balance sur 5 personnes différentes (normales, j’ai trouvé, par minute et par kilogramme de poids vif, en milligrammes 14,2 en moyenne, avec un maximum de 17,7 et un minimum de 7,8. 5p. 394]

Chez Marceline, au contraire, la perte a été, dans six expériences prolongées, par minute et par kilogramme, en milligrammes, de :

  1. 0
  2. 8
  3. 3
  4. 5
  5. 5
  6. 2

ce qui fait une moyenne de 3 milligrammes, c’est-à-dire le quart seulement de ce qui est habituel.

Même il y a eu dans deux cas augmentation de poids manifeste :

de 14 grammes en 4 heures ;

de 5 grammes en 3 heures.

Il convient de noter qu’elle était pesée nue et soumise tout le temps à notre surveillance personnelle.

Un autre phénomène singulier a été observé par l’analyse chimique rigoureuse des combustions respiratoires.

Les physiologistes savent qu’il y a un quotient respiratoire, c’est-à-dire un chiffre indiquant le rapport (en volumes) entre l’acide carbonique et l’oxygène consommé. Ce rapport, qui varie avec l’alimentation, est en moyenne de 0.85. ce qui signifie que pour 100 litres d’oxygène consommé on exhale 8.3 litres d’acide carbonique. Jamais ou presque jamais le quotient respiratoire ne tombe au-dessous de 0,65. Or, chez Marceline.Dans quatre expériences nous avons trouvé un quotient respiratoire de 0,36, chiffre manifestement inférieur à tous les chiffres constatés jusqu’à présent, non seulement sur l’homme, mais encore sur tous les animaux (exception faite des animaux hibernants).       .

*
*   *

Conclusions générales

Nous nous trouvons donc en présence de faits singuliers et paradoxaux que la physiologie normale classique est absolument impuissante à expliquer.

Donc, si extraordinaire que paraisse le cas de Thérèse Neumann, il est loin d’être unique. On trouve dans les annales de la science au moins 25 ou 30 observations analogues de femmes avant vécu des semaines et même des mois avec une alimentation prodigieusement diminuée. Cette hypo-alimentation n’est pas la cinquième [p. 395] ou même la dixième partie de ce qui est l’alimentation normale. Et cependant la température n’a pas baissé ! Les mouvements musculaires ont pu s’opérer comme d’habitude ! L’intelligence est restée à peu près intacte ! La vie a continué sans se ralentir ! Mais le métabolisme s’est étonnamment ralenti !

Nous croyions pourtant savoir que l’excès de notre température sur la température ambiante est dû uniquement aux combustions métaboliques de nos tissus. Faudra-t-il maintenant considérer cette loi comme erronée ?

Certes non ! Je n’ai pas l’idée folle de renverser le grand fait établi par Lavoisier que la chaleur animale est le résultat des combustions du carbone et de l’hydrogène des aliments. Mais il faut aussi accepter ce fait paradoxal, invraisemblable, inouï, et — je ne crains pas de le dire, absurdissime, — que cette loi a des exceptions. Et ces exceptions portent sur tous les phénomènes de la nutrition, sur la consommation des aliments azotés, sur la ventilation pulmonaire, sur l’exhalation aqueuse, sur le quotient respiratoire. C’est une physiologie spéciale, tout à fait différente de la physiologie normale.

La comparaison avec les animaux hibernants ne signifie rien.

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Car, si les animaux hibernants diminuent — à l’extrême — alimentation, ventilation et combustions respiratoires, leur température s’abaisse énormément : ils deviennent des animaux à sang froid. Alors il n’y a plus là aucun mystère .

Au contraire tout est incompréhensible chez ces hystériques à jeûne prolongé. L’alimentation diminue des quatre cinquièmes ; mais la température ne se modifie pas. Et c’est là, je le répète, un grand mystère. Je n’oserais pas dire qu’il est du ressort de la métapsychique, mais cependant, à certains égards, il s’en approche.

En tout cas, il ne faut pas mettre la lumière sous le boisseau, et passer de tels faits sous silence. Il faut les examiner froidement, et en faire, sans parti pris d’aucune sorte, l’analyse méthodique et impartiale.

CHARLES RICHET.

NOTE

(1) Ces variations de poids 1e laissent pas que d’être assez troublantes. et de suggérer quelque suspicion de fraude ou d’imperfection dans les mesures.

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