A.  Mochi. Psychanalyse, psychophysiologie et « psychologie concrète », (Paris), 1931, pp. 28-50.

A.  Mochi. Psychanalyse, psychophysiologie et « psychologie concrète ». Extrait de la « Revue philosophique de France et de l’étranger », (Paris), cinquante-sixième année, tome CXII, juillet à décembre 1931, pp. 28-50.

 

Alberto Mochi (1883-1949). Docteur en médecine. Agrégé de clinique des maladies nerveuses et mentales. Professeur libre de pathologie mentale à l’Université de Sienne. 1925 1946 Médecin-chef de l’hôpital italien du Caire.

Quelques publications :
— Les asymbolies, 1925
— La connaissance scientifique, 1927
De la connaissance à l’action, 1928 (coll. Bibliothèque de philosophie contemporaine)
— Science et morale dans les problèmes sociaux, 1931 (ibid.)
— Filosofia della medicina, 1948

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. — Nous avons corrigé plusieurs fautes de typographie. —Nous avons renvoyé la note de bas de page en fin d’article. — Les images ont été rajoutées par nos soins. — Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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Psychanalyse, psychophysiologie
et « psychologie concrète

On bien souvent remarqué qu’à leur heure, les idées scientifiques sont « dans l’air », et trouvent à la fois leur expression chez plusieurs auteurs, indépendamment l’un de l’autre. Il en est ainsi, semble-t-il, des efforts contemporains pour atteindre une psychologie qui ne soit pas un jeu de concepts abstraits sans possibilité d’applications pratiques, et pour y substituer comme faits élémentaires des scènes typiques et concrètes (1). De notre côté, avant d’avoir rien lu sur ce sujet, .nous avions abordé en différentes publications le problème de la psychologie positive, et soutenu par des raisons toutes voisines que ni la psychologie Introspective, ni la psychologie soi-disant « objective », ni la psychophysiologle, ni la psychologie expérimentale ne satisfaisaient complètement aux conditions d’une vraie science (2).

Mais lorsqu’on parle d’abstractions, comme nous l’avons fait remarquer dans un précédent ouvrage, « on entend au moins quatre choses différentes :

a) La catégorie isolée du fait et le fait Isolé de la catégorie ;

b) l’hypostase du concept, équivalant aux idées platoniciennes ;

c) la généralisation à la limite des données expérimentales ;

d) le fait de fixer son attention sur une partie seulement de la donnée immédiate, à l’exclusion des autres. Comment ne pas voir la différence entre ces choses? La séparation de la catégorie et du phénomène, [p. 29] c’est le « concept pur » de M. Croce, ou bien le fait « sans explication » de M. Rensi, que personne n’arrivera jamais à concevoir. L’hypostase du concept, c’est le triangle qui ne serait ni isocèle, ni rectangle, ni scalène dont nous a tant parié Berkeley. La généralisation à la limite, c’est le point mathématique sans dimensions. L’abstraction vraie, c’est-à-dire la réalité scientifique, est une partie de la donnée concrète qui a été rendue connaissable et reconnaissable en la libérant de tout ce qui n’intéresse pas (3). Cette dernière est ce qu’on peut appeler une abstraction simple, celle qui oppose déjà, par exemple, la vie racontée et la durée purement vécue, telle que M. Bergson s’est plu à nous la faire sentir, ou le souvenir renouvelable au flot total des états de conscience où rien ne s’isole ni ne se répète. Le langage courant la considérerait comme appartenant encore au concret. Le vrai problème est donc de savoir quelles sont les abstractions nécessaires ou utiles au savant et de les distinguer des abstractions inutiles ou dangereuses. Il s’agit, en somme, d’établir les rapports que les différentes formes d’abstraction soutiennent dans la science positive.

Inutile de démontrer que l’abstraction à la limite est aussi nécessaire à la science que l’abstraction simple, puisqu’elle est l’objet unique de la plus ancienne des sciences, la mathématique. Les sciences expérimentales ont ajouté à l’abstraction à la limite l’abstraction simple, qui les caractérise. Mais elles n’ont pas supprimé celle-ci. Peut-on concevoir la physique des gaz sans le concept du gaz parfait ? Mais ce concept est abstrait à la limite, au même sens que le point ou la ligne du mathématicien. La physique des gaz ne fait que déterminer les différences constatables entre les gaz réels (qui sont des abstractions simples ou, si l’on veut, des choses concrètes au sens du langage courant) et le gaz parfait (qui, lui, ne peut en aucun cas être considéré comme concret, car personne ne l’a jamais perçu et ne le percevra jamais). Nous devons conclure que, du fait qu’on constate l’emploi de l’abstraction à la limite dans une science, on n’a aucunement le droit de déclarer que cette science est fausse; sans cela, la physique ne serait qu’une série d’erreurs. [p. 30]

Mais, nous dira-t-on, l’erreur consiste à transformer les abstraction en choses réelles. La tendance réaliste hypostasie un concept, une idée utile, et .en fait une entité agissante, une cause efficiente. C’est là ce qui conduit certains auteurs à condamner l’inconscient. Freud conçoit l’inconscient comme la ’cause ‘du refoulement, mais l’inconscient n’est pas un fait il est une hypothèse émise pour expliquer un comportement, donc il n’existe pas et il ne peut pas être -une cause efficiente. – Ici aussi, il suffit de réfléchir aux méthodes des autres sciences pour détruire l’objection. Toutes les sciences sont réalistes, parce que notre pensée, scientifique ou non, est toute réaliste. Nous ne voulons pas insister sur ce point. M. Meyerson a démontré que la science n’est pas a-métaphysique ; elle ne fait que substituer son ontologie à l’ontologie du sens commun(4). Nous avons discuté les opinions de M. Meyerson dans un article récent, en montrant comment on peut les appliquer à la psychologie (5). Les électrons sont bien des hypothèses ; et pourtant le physicien est obligé d’en faire la cause efficiente des phénomènes, s’il veut que sa science progresse. Il ne suffit :donc pas de démontrer qu’une doctrine est fondée sur l’abstraction et sur le .réalisme, pour la condamner ; il faut voir si, dans chaque cas particulier, abstraction et réalisme ont été employés .suivant les canons de la méthode positive.

Considérons le problème de la conscience. Nous avons affirmé plusieurs fois que la conscience de l’individu observé ne peut qu’être induite de son comportement. Le comportement est une donnée immédiate, la conscience du sujet en examen n’en est pas une. C’est là un fait indiscutable. Mais il est indiscutable aussi que, pour être une hypothèse, -la conscience n’en est pas moins réelle, car elle est le seul moyen .que nous .possédons pour distinguer un comportement de toute autre donnée objective. Affirmer qu’un fait .extérieur est un comportement, c’est tout simplement reconnaître qu’il ne peut être .expliqué que comme symptômed’un état de conscience. Affirmer qu’un récit a une s signification revient au même : si c’est un récit, c’est qu’il est l’expression de l’état .d’âme de celui qui raconte ; s’il a une signification, c’est que le [p. 31] drame dont il est. le symptôme a une valeur psychologique. Détruisez l’hypothèse de la conscience, et le comportement, le récit, la signification, le drame disparaîtront aussi ; vous aurez devant vous une donnée immédiate que vous serez bien forcé de définir d’une manière quelconque ce sera un fait physique ou biologique, mais non pas un fait psychologique ; car seuls les faits qui sont inexplicables sans l’hypothèse de la conscience sont des faits psychologiques.

Comment se fait-il, alors, qu’une hypothèse devient aussi réelle qu’une donnée objective ? La réponse est très simple. Le comportement du sujet observé implique deux jugements nécessaires la localisation dans l’espace et dans le temps de certaines perceptions, qui nous permet d’affirmer que nous avons devant nous un fait objectif ; l’Interprétation de ce fait par l’intervention de la conscience de l’observateur, qui nous permet d’affirmer qu’il s’agit d’un comportement, et non pas d’autre chose. La conscience joue, dans la psychologie scientifique, le rôle d’une catégorie. C’est pourquoi elle est réelle. Les catégories sont des données immédiates de même que les faits. Inutile donc de vouloir se passer de l’hypothèse de la conscience; jetée par la porte, elle rentre par la fenêtre. Mais elle rentre incognito; et c’est là le danger. Car, si la catégorie et le fait sont deux données immédiates, la fusion de tel fait avec telle ou telle interprétation est loin d’être nécessaire. Dans la vie courante nous ne faisons qu’interpréter des faits, mais nos interprétations ne sont pas scientifiques parce que nous sommes prêts à changer notre attitude au gré des nécessités du moment. Si la science crée des vérités universelles, c’est qu’elle ne se borne pas à adapter tant bien que mal le fait à la catégorie. Elle analyse minutieusement l’un et l’autre et ne s’arrête qu’à la combinaison qui lui permet d’atteindre son but, c’est-à-dire d’énoncer des lois.

Quand nous avons classé parmi les fausses abstractions la catégorie détachée du fait et le fait détaché de la catégorie, nous pensions à la psychologie classique. La méthode Introspective prétend connaître la catégorie (la conscience) détachée du fait; le behaviorisme ne s’occupe que du fait (le comportement) sans tenir compte de la catégorie. Ce n’est pas à dire, naturellement, que ces formes de la recherche psychologique réussissent [p. 32] à isoler réellement l.es deux éléments de la synthèse a priori c’est là une impossibilité absolue. Elles se bornent à accepter sans discussions les définitions et les classifications vulgaires. Les introspectionnistes ont beau décrire leurs perceptions intérieures ils n’arrivent pas à les mettre d’accord avec un comportement défini, d’où l’impossibilité de transformer la donnée consciente en réalité scientifique et de la rendre accessible à l’analyse et au contrôle. Les behavioristes ont beau analyser minutieusement les éléments, du comportement ils se refusent à isoler les données introspectives dont ces éléments sont le symptôme, ou bien ils nous renvoient aux concepts de la vie quotidienne et au bon sens, d’où l’impossibilité d’identifier, de reconnaître et de contrôler leurs abstractions.

La psychologie scientifique fait tout autre chose. Elle ne prétend, ni connaître l’expérience interne des autres en tant que chose en soi ni induire du comportement ce qui se passe réellement dans la conscience des sujets observés. Elle se contente d’adapter aux éléments du comportement l’hypothèse la meilleure pour les définir et les classer et pour établir des rapports entre variable et fonction. Peu importe de savoir si l’on saisit ainsi une réalité consciente; ce qu’on saisit sûrement c’est une réalité scientifique, définie en termes de conscience. L’assentiment du sujet n’a qu’une importance secondaire. La psychanalyse a permis de comprendre la signification d’une quantité de, délires; et pourtant aucun délirant n’accepte l’interprétation du psychanalyste, qu’il ne comprend même pas.

De ces considérations se dégage un concept de la psychologie qui la rattache aux autres sciences positives. Le psychologue part. d’une série de données concrètes, les procès-verbaux des expériences et des observations, qu’il classe sur la base d’un principe, c’est-à-dire d’une généralisation à la limite des données objectives. Il passe ainsi par l’abstraction, il crée une série d’hypothèses auxquelles il cherche à adapter les faits, évidemment plus ou moins simplifiés. Parfois la simplification équivaut à une mutilation. Le travail se perd dans le brouillard des spéculations théoriques et ne réussit plus à prendre pied dans la réalité. La science disparaît, ce qu’on a construit n’était qu’un système philosophique. Mais dans d’autres cas le contenu s’adapte au cadre, [p. 33] l’hypothèse est vérifiée, l’abstraction coïncide avec le concret, te principe a servi pour énoncer une loi. C’est la science qui se forme. Les passages abstraits ne sont plus des fins en eux-mêmes, ils permettent dépasser d’une réalité à une autre, d’établir, entre une variable et sa fonction, des rapports dont tes conditions peuvent être exactement fixées.

Le critérium qui permet de distinguer la science et la spéculation est ainsi un critérium pratique ou d’efficience. M. Politzer l’a bien compris. Si la psychologie, nous dit-il, ne sert pas à nous faire connaître l’homme, elle n’est pas une science ; elle ne fait que passer d’une illusion et d’une fabulation à une autre. Si le psychologue se comporte aussi bêtement devant un homme que le dernier des Ignorants, s! sa science ne !u! sert pas quand i[ se trouve avec l’objet qu’il étudie, mais exclusivement quand il se trouve avec des « confrères », II est exactement dans le même cas que le physicien scolastique sa science n’est qu’une science de discussion, une éristique (6).

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Appliquons ces critériums à l’étude de la psychologie contemporaine et commençons par la psychanalyse. Nous ne refusons aucunement à la psychanalyse le caractère scientifique ; au contraire, nous voyons dans la découverte de Freud l’une des plus grandes conquêtes de la psychologie moderne. La psychanalyse, en effet, est efficiente, elle peut faire beaucoup de bien et beaucoup de mal aussi, ce qui ne fait que démontrer son efficacité. Il suffit de parcourir quelques ouvrages sur la vie affective publiés il y a trente ans et de les comparer avec ceux publiés de nos jours par des adversaires du freudisme pour se rendre compte de l’Importance de ce dernier. Aucun des ennemis de la psychanalyse n’échappe à la nécessité d’employer des notions qui se laissent sans aucun effort ramener dans les schémas freudiens.

Dans quelques cas et avec beaucoup de réserves, la psychanalyse nous fait connaître l’homme mieux que d’autres branches de la psychologie. C’est à cause de cela qu’elle est scientifique. Loin de nous pourtant l’Idée qu’elle nous fasse connaître tout l’homme, [p. 34] qu’elle soit concrète au sens exact de ce mot. Vis-à-vis de certains drames humains le psychanalyste se comporte moins « bêtement » qu’un ignorant et exerce beaucoup plus d’influence que la moyenne des hommes pratiques. Il n’est pas du tout nécessaire, pour cela, qu’il soumette chaque individu aux procédés expérimentaux décrits par Freud. Il suffit qu’il connaisse les théories sur l’inconscient, sur le refoulement, sur la censure pour qu’il soit à même d’agir utilement. Beaucoup de psychothérapeutes sont convaincus. des dangers de l’analyse freudienne, ce qui ne les empêche aucunement d’en utiliser les principes. Au point de vue pratique, ce n’est pas en transformant, chaque patient en un psychanalyste qu’on le guérit; ce serait là répéter l’erreur des introspectionnistes, qui prétendaient transformer en psychologues leurs sujets pour devenir des psychologues eux-mêmes. La psychanalyse sert à modifier les idées de celui qui doit agir et qui voit ainsi augmenter sa puissance technique.

Mais si cela est vrai – et une longue expérience de médecin m’autorise à l’affirmer – ce sont précisément les abstractions que le praticien utilise. Les raisonnements qui lui permettent de prendre une attitude utile pour le patient sont fondés sur la croyance que l’inconscient existe, que le récit du malade ne met pas en évidence toute sa vie intérieure, qu’il y a une différence essentielle entre la pensée consciente et la pensée inconsciente. Les complexus affectifs sont bien les causes efficientes des symptômes qu’on veut combattre ce sont bien des complexus utiles qu’on doit l’éveiller pour contrebalancer l’action des complexus dangereux. La situation est identique à celle de l’ingénieur qui croit que la gravité est une force et qui étudie les forces aptes à la surmonter. La psychanalyse est scientifique précisément parce qu’elle est fondée sur le réalisme. Certes, toutes les explications de Freud ne sont pas légitimes. II ne faut pas oublier que Freud, avant d’être l’élève de Charcot, a été l’élève de Wernicke. Son ouvrage sur les aphasies, publié en 1891, peut être lu avec avantage encore aujourd’hui. Sa familiarité avec l’hypothèse paralléliste a donc mené Freud à employer assez souvent un langage qui sonne creux il a cru pouvoir traduire les phénomènes du rêve en termes biologiques, II a parlé de stimulations ascendantes et descendantes, de courants nerveux, etc. Il avait fort, évidemment ; il n’expliquait [p. 35] rien et il n’ajoutait rien à l’efficacité de sa doctrine. S’il en était. resté là, il n’aurait rien inventé de nouveau et il serait retombé dans ta spéculation vide.

Mais il ne faut pas mettre toutes les explications freudiennes sur un même plan. Le parallélisme, que nous discuterons sous peu. est un principe ; il sert pour expliquer certains faits psychologiques, quoiqu’il ne les explique pas tous. Il est inutile – disons prématuré, si l’on veut – de l’employer pour interpréter tes données de la psychanalyse. Et pourtant celle-ci aussi a besoin d’un principe pour pouvoir vivre et avancer, elle ne peut donc se passer d’une généralisation à ta limite aussi bien que toute autre construction scientifique. Freud a découvert ce principe. Pourquoi lui enlever ce mérite ?

Considérons un à un tous tes cas que la psychanalyse explique nous trouverons toujours la même situation « dramatique ». Un individu est mis en face d’une réalité intolérable; le monde extérieur l’oblige à renoncer à certaines satisfactions dont -H ne peut pas se passer. Un conflit surgit entre les instincts et la raison, entre les nécessités élémentaires de ta vie psychique et les exigences morales et sociales. Si le conflit devait rester explicite, l’individu serait obligé de devenir autre qu’il n’est, II devrait renoncer à quelque chose ou bien à certaines idées, ou bien à certaines satisfactions. Il paraît que notre vie mentale répugne à des changements de ce genre de la personnalité psychique, aussi difficiles à obtenir que ceux de l’individualité biologique. Il est aussi impossible de renoncer complètement à une partie de notre moi, qu’il est impossible à un poisson de respirer dans l’air. Si des changements de la personnalité psychique peuvent avoir lieu, ils doivent être aussi lents, pénibles, dangereux et difficiles que ceux qui ont permis aux poissons de se transformer en amphibies. Notre équilibre intérieur tend à la stabilité. Tels ces jouets munis d’un morceau de plomb à l’une de leurs extrémités qui nous amusaient dans notre enfance, nous avons beau nous plier et modifier notre attitude, dès que l’effort cesse, nous reprenons la position primitive. C’est à cause de cette tendance à conserver notre personnalité que nous sommes obligés de recourir aux compromis mis en évidence par la psychanalyse, et du reste déjà connus avant elle. Freud a eu le grand mérite de décrire tes mécanismes qui nous [p. 36] permettent de vivre plus ou moins bien, malgré les contrastes intimes qui ne cessent d’agir en nous. Nos opinions conscientes, nos croyances, notre attitude vis-à-vis de la réalité extérieure sont la conséquence, non pas d’une décision rationnelle, mais d’un conflit inconscient. Nous faisons ce que nous faisons, non pas parce que nous voulons le faire, mais parce que si nous agissions autrement nous serions ‘obligés de voir ce que nous devons ignorer, sous peine de ne plus pouvoir vivre.

Nous venons d’énoncer le principe de la conservation de la personnalité psychique. Suivant ce principe, notre comportement est le symptôme de l’action de causes d’ordre psychologique (tendances, instincts, besoins, désirs, etc.) dont nous ignorons l’existence. C’est la science qui découvre ces causes et qui nous oblige à les admettre, malgré les protestations de notre conscience. De même qu’une série d’expériences nous a forcés d’admettre que l’eau monte dans la pompe, non pas parce qu’elle a horreur du vide, mais parce qu’elle est poussée par la pression atmosphérique, de même d’autres expériences nous forcent d’admettre que nous rêvons, non pas parce que notre vie mentale tombe dans l’automatisme, mais parce que dans le sommeil il nous est possible de satisfaire des désirs qu’il nous serait impossible de satisfaire à l’état de veille. Le principe de la conservation de la personnalité est une généralisation à la limite des résultats scientifiques. La science est loin d’avoir démontré que dans tous les cas les complexus inconscients, les désirs non satisfaits, etc., agissent sur le comportement. Même l’affirmation de Freud, que tout rêve est la satisfaction d’un désir inconsciente participe encore beaucoup des généralisations à la limite. Le fait n’est universellement admis que dans quelques cas particuliers, dans beaucoup d’autres il est discutable. Mais cela n’influe en rien sur l’attitude de la psychanalyse vis-à-vis du principe, car, dès l’abord, elle l’a mis hors d’atteinte. Le principe est pour elle a priori, l’expérience ne peut ni l’infirmer ni le confirmer. Il est le point de départ indiscutable de toute la discussion. Freud a pris immédiatement cette attitude, démontrant ainsi qu’il était et qu’il voulait rester savant. L’inconscient est pour lui la cause efficiente qui permet de ramener dans le cadre du déterminisme tous les faits psychiques. Rien n’échappe à ce déterminisme. Il est impossible, de choisir un nombre au hasard l’analyse démontre [p. 37] que le nombre choisi a une signification pour l’inconscient, qu’il est en rapport avec tes complexus dominants (7). L’Inconscient est la seule entité psychique réelle (8). Si Freud avait prétendu démontrer l’inconscient par des raisonnements, au lieu de le prouver par des expériences, il se serait transformé en philosophe. De même le physicien prouve le principe de la conservation de l’énergie en y ramenant les données expérimentales, tandis que le philosophe le discute et en met en doute ta validité universelle.

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Nous ne voulons pas nous occuper ici de la valeur philosophique du principe de la conservation de la personnalité, il nous suffit d’en avoir mis en évidence la signification scientifique. Nous voulions simplement montrer que, si notre point de vue est légitime, s’il est vrai que le principe de la conservation de la personnalité est à la psychanalyse ce que le principe de la conservation de l’énergie est à la physique, on n’a pas le droit de considérer la psychanalyse comme l’antithèse de la psychologie classique. Un autre principe peut être mis en évidence, qui tient par rapport à une autre série de recherches psychologiques la place que le principe de la conservation de la personnalité tient par rapport à la psychanalyse c’est principe du parallélisme psycho physiologique. La psychologie du parallélisme veut mettre en rapport de cause à effet les faits psychiques et les faits biologiques. Elle ne déroge pas, pour cela, à ce principe généralement admis, qu’une science doit être originale, c’est-à-dire étudier des faits irréductibles aux objets des autres sciences, car ramener un fait psychique à une cause biologique ne signifie pas du tout lui enlever son originalité. La légitimité de la psychophysiologie est du même ordre que celle de la biochimie ou de la biophysique, bases indiscutables de la physiologie. Il ne s’agit pas, pour le psychophysiologiste, de démontrer que le fait qu’il étudie n’est psychologique qu’en apparence. C’est là une déviation philosophique de la psychophysiologie, de même que le mécanisme biologique est une déviation [p. 38] philosophique de la biochimie. Le psychophysiologiste accepte l’originalité du fait psychique ; il veut seulement démontrer que toute variation d’un fait psychologique est précédée d’une modification démontrable d’un fait biologique. Il établit ainsi des rapports entre variable physiologique et fonction psychologique. En ce sens les faits biologiques sont pour lui la cause des faits psychiques.

Les objections philosophiques au parallélisme ne touchent aucunement la science, elles servent au contraire à confirmer son attitude. L’objection fondamentale de Bergson est fondée sur l’affirmation que seuls les mouvements ou les tendances au mouvement peuvent être localisés dans le cerveau. C’est bien ce que la psychophysiologie admet aussi. Elle ne s’occupe que de mouvements ou de tendances au mouvement, car pour étudier les faits psychiques elle part du comportement des sujets, comme la psychanalyse. Pour la psychologie positive rien de psychique n’est réel, qui ne se traduit par un mouvement, donc, en principe, tout fait psychique peut être ramené à un fait biologique. Ce qui échappe à la localisation cérébrale n’échappe pas à l’analyse chimique. La perception, l’identification sensorielle, le mouvement élémentaire, le langage, la mémoire sont conditionnés par le fonctionnement de certaines parties du cerveau l’attention, l’état affectif, les émotions, la volonté sont conditionnés par la composition chimique du sang. Le comportement, d’un individu change d’une manière prévisible si ses organes de sens sont altérés (psychophysique), si une partie de son cerveau cesse de fonctionner, s’il a absorbé un poison ou bien s’il est atteint d’une maladie des glandes endocrines (psychophysiologie).

Les études que nous venons de mentionner forment un tout. En principe elles visent tout ce qui est psychique, car tout comportement peut être ramené à une cause ou bien anatomique ou bien biochimique. Mais la psychologie du parallélisme comprend aussi une autre branche, qui étudie l’influence exercée par les faits psychologiques sur les faits biologiques. Ce sont ici tes faits psychiques qui prennent la valeur d’une cause, tandis que les faits biologiques sont des effets, puisque les premiers sont la variable, les seconds la fonction. Le principe sur lequel cette branche est fond33 est également lié à l’hypothèse paralléliste : il [p. 39] consiste à affirmer que tout phénomène psychologique et suivi d’une modification démontrable des fonctions somatiques.

Nous croyons que la psychologie paralléliste et la psychologie de conservation de la personnalité comprennent tout ce que la psychologie contemporaine a produit de scientifiques, c’est-à-dire la partie de ma psychologie qui est devenue une science particulière, capable d’énoncer des lois au sens propre du mot, évoluant en dehors de toute métaphysique, nous fournissant des moyens puissants d’action.

La psychologie scientifique ainsi définie est caractérisée avant tout par son indifférence absolue vis-à-vis de la signification métaphysique éventuelle de ses principes. Le parallélisme classique aboutirait au matérialisme, si l’on voulait considérer ce principe non plus comme un moyen de travail, mais comme une vérité absolue. Tout phénomène psychologique devrait être conçu comme l’effet d’une cause biologique. Plusieurs générations de psychophysiologistes ont pris cette attitude. L’idée de considérer le fait psychique comme une cause capable de produire des effets biologiques les a effrayés, d’où les théories destinées à prouver que, même dans les cas où cela paraît arriver, il s’agit d’une illusion. Tout le monde savait que les émotions sont accompagnées de réactions biologiques. La théorie de Lange-James a voulu mettre d’accord cette observation avec le principe matérialiste et cru avoir démontré que dans ce cas aussi le fait biologique est une cause, le fait psychique un effet. Mais la théorie biologique des émotions est restée stérile. Dans la pratique, les expérimentateurs n’en ont tenu aucun compte. C’est bien aux faits psychiques qu’ils ont donné la valeur d’une cause. Qu’il suffise de rappeler les expériences de Pawlow et celles de Mosso.

Voilà donc deux déterminismes qui s’opposent l’un à l’autre. La psychologie paralléliste paraît aboutir, non pas au matérialisme mais à une sorte de dualisme, en faisant tour à tour de l’âme et du corps des entités réelles, qui exercent une influence l’une sur l’autre. Depuis que la psychanalyse est née, l’âme a été envisagée à un nouveau point de vue, indépendant des précédents. Il s’agit bien d’une force cachée, qui tire les fils de la marionnette humaine mais cette force n’est plus ni un ensemble de réactions physicochimiques, ni t’ensemble des phénomènes conscients. Elle est une sorte de démon qui pense et agit pour son compte, que chacun de [p. 40] nous porte en lui et qui s’amuse à nous tromper en nous faisant faire ce que notre volonté consciente n’accepterait jamais. La psychologie scientifique ne s’occupe pas de mettre d’accord les contradictions métaphysiques de ses principes. Ses différentes branches évoluent l’une à côté de l’autre et ne se rencontrent que sur le terrain pratique. C’est leur efficience qui compte, et non pas leur signification philosophique. A ce point de vue, la psychologie du parallélisme, elle aussi, est scientifique au sens que nous avons défini. De même que la psychanalyse, elle nous permet de connaître l’homme. Elle vient même à notre secours là où la psychanalyse nous laisse en panne. Il est vrai que le psychophysiologiste est impuissant à expliquer le mécanisme du rêve ou de certaines névroses, mais le psychanalyste n’est pas moins impuissant vis-à-vis d’un trouble de l’identification ou d’un hyperthyroïdisme. La psychophysiologie est aussi efficace pour nous faire comprendre les psychoses organiques que la psychanalyse pour nous initier aux mystères des névroses.

Mais sur le terrain pratique les différentes méthodes se rencontrent et la divergence des principes n’empêche aucunement la collaboration. Le médecin qui soigne un névrosé applique à la fois les connaissances acquises dans les trois, branches de la psychologie et ce n’est qu’à cette condition qu’il obtient le succès. Il modifie l’hyperémotivité de son sujet par les calmants, Influant ainsi sur la cause biologique du dérangement psychique, il le tranquillise et il cherche à le soustraire aux chocs du monde extérieur, contribuant à régulariser ses fonctions par le calme psychique ; s’il a lieu de penser au mécanisme freudien, il dirige prudemment ses recherches dans ce sens et essaie d’opposer les complexus utiles aux nuisibles mais en même temps II administre des extraits glandulaires ou d’autres drogues capables d’influer sur la constitution du sujet, car il sait que s’il peut modifier celle-ci, la bête inconsciente rentrera dans sa cage et ne sera plus à craindre. Ces exemples nous permettent de mettre en évidence un autre caractère commun aux recherches psychologiques positives. Aussi bien la psychologie du parallélisme que celle de l’inconscient ne sont cultivées que par des médecins. Elles, nous apprennent ce qui se passe chez l’individu normal à travers l’analyse des tableaux morbides. Quiconque a saisi l’essence du travail positif n’est [p ; 41] aucunement étonné de ce fait. La science a besoin de l’expérimentation et de l’observation instrumentale, elle ne peut pas se contenter de l’observation passive, fondement de l’histoire. Quand l’homme devient objet d’étude, la modification instrumentale dans te seul but de connaître est interdite, d’où ta nécessité de transformer les activités pratiques en moyens de connaissance scientifique. Nous avons analysé amplement dans nos différents ouvrages les conditions indispensables à ce qu’un tel travail devienne possible. Il faut que t’homme pratique poursuive un but considéré comme digne d’être atteint par tout le monde. Ce n’est qu’à cette condition qu’on lui permet d’agir à sa guise sur ses sujets, qu’on empêche ceux qui voudraient atteindre des buts différents du sien de le déranger et de contrecarrer ses efforts. C’est à cause de cela que la psychologie du laboratoire ou celle fondée sur l’observation des individus normaux dans ta vie quotidienne ont tant de peine à devenir scientifiques. Les études psychopathologiques elles-mêmes procèdent avec une lenteur Inconnue dans le domaine de la biologie. Notre énumération des différentes branches de la psychologie positive est presque la « Table des matières » d’un « Traité de psychologie positive » qu’il faudrait écrire. Or, si quoiqu’un voulait prendre cotte peine, si l’on voulait enregistrer ce que la recherche psychologico-clinique a réuni de vraiment positif, sans s’occuper des théories et des hypothèses non démontrées, on ne remplirait pas un grand volume. La psychophysique serait réduite à la loi de Weber-Fechner, aux études. sur l’énergie spécifique et aux erreurs de la perception. La localisation des faits psychiques ne va pas au delà de quelques généralités et des connaissances acquises sur les aphasies, les asymbolies et les apraxies. Dans le domaine des troubles affectifs liés aux modifications de la composition du sang presque tout est encore à faire, surtout à cause de la difficulté de définir le fait psychique correspondant aux modifications biologiques. Les travaux sur la causalité psychobiologique ne comprennent que des variations sur les motifs de Pawlow et de Mosso et les études sur les troubles somatiques psychogènes. Ne parlons même pas de la psychanalyse, qui vient de naître. La presque totalité de ses affirmations attend d’être contrôlée par des études ultérieures. [p. 42]

Il ne nous reste qu’à déterminer la nature du travail psychologique qui ne peut pas être classé dans la science positive. L’examen .du parallélisme et de la psychanalysé nous aidera encore une fois à comprendre l’effort accompli par la pensée dans ce domaine. Quand Wernicke découvrit l’aphasie sensorielle et jeta les bases de la théorie de l’identification il fut, tout naturellement, saisi par l’universalité du principe qu’il énonçait. De même que le langage suit le schéma de l’identification et est lié au travail coordonné d’une série de centres définis, de même toute l’association des idées peut être conçue, en droit, comme le fruit d’un travail analogue. Tout le monde sait où a abouti Wernicke à créer une psychiatrie fantaisiste, fondée sur une quantité de schémas aussi arbitraires que vides. C’est à ces schémas qu’on donne volontiers le nom de « mythologie cérébrale » ; ce sont eux qui ont jeté le discrédit sur le parallélisme tout entier. L’évolution des idées de Wernicke a démontré combien de prudence est nécessaire pour passer de l’hypothèse à la Loi. Les connaissances n’augmentent qu’avec une extrême lenteur. Non seulement les cas utiles pour démontrer les relations-entre la fonction cérébrale et les phénomènes psychiques sont très rares, non seulement ils doivent tomber sous l’observation de spécialistes plus rares encore une difficulté nouvelle s’ajoute aux autres. Il ne suffit pas d’étudier psychologiquement les cas cliniques sur la base des schémas fournis par l’introspection. L’expérience a démontré que pour suivre dans toutes leurs nuances les altérations de la perception et de l’expression liées aux lésions cérébrales il faut remanier toutes les abstractions psychologiques courantes, les remplacer par d’autres, en créer de nouvelles, A la fin, tout a changé l’idée qu’on se formait du processus de la perception, de la mémoire, de la récognition, aussi bien que le concept de centre cortical. On a -créé une réalité nouvelle formée par la fusion laborieuse, souvent imparfaite et toujours perfectible, de notions anatomiques et psychologiques qui se sont, pour ainsi dire, adaptées les unes aux .autres insensiblement, aucune ne pouvant être préalablement fixée .sur la base d’une conception unilatérale. La. psychologie paralléliste [p.43] ne consiste pas, comme le croyait. Wernicke, dans la juxtaposition d’un schéma psychologique et d’un schéma anatomique, l’un et l’autre parfaits d’avance. Elle aboutit à des conclusions qui apparaissent originales et nouvelles aussi bien à l’anatomiste qu’au psychologue. La loi scientifique n’est énoncée que quand le terrain a été déblaye des constructions unilatérales préexistantes (9).

Quelque chose de semblable arrive aujourd’hui pour la psychanalyse. Ce qu’il y a de démontré dans le domaine des recherches sur l’inconscient n’est pas grand’chose. Beaucoup de faits ont été enregistrés, qui n’arrivent pas à trouver leur place dans un système satisfaisant ; beaucoup d’hypothèses sont émises, qu’on n’arrive pas à démontrer, faute de matériel, ici aussi nous assistons à la formation d’une « mythologie » (les adversaires du freudisme n’ont pas manqué d’employer ce terme) à la suite de la généralisation hâtive du principe. Et Ici aussi nous nous apercevons que les résultats de l’analyse ne coïncident avec aucune construction psychologique classique. Ils sont nouveaux à tous les sens du mot, ils sont créés de toutes pièces sous l’impulsion de la nécessité épistémologique. Chaque cas impose son interprétation propre, imprévue et Imprévisible avant l’analyse, qui demande souvent beaucoup de génie chez celui qui la découvre.

La construction dé Wernicke, et aussi bien celle de Freud, si on en retranche les quelques données sûres mentionnées, méritent bien le nom de psychologie métaphysique. Elles sont a priori. La légitimité épistémologique du principe est mise à la place de la preuve expérimentale, les faits sont mêlés aux hypothèses et aux spéculations, qui assez souvent les cachent et poussent les adversaires à rejeter en bloc tout le système. Nous connaissons plusieurs de ces psychologies métaphysiques. L’associationnisme en est un autre exemple. Ici aussi il s’agit de faire entrer toute la vie mentale dans un schéma qui peut être rempli a priori. L’associationnisme a bien laissé quelques traces dans la science positive. Si nous ne l’avons pas considéré à part, c’est qu’au fond II se relie plus ou moins Intimement au parallélisme. Les idées qui s’associent suivent les fils imaginaires [p. 44] des fibres nerveuses comme des dépêches télégraphiques (10). Il nous reste a examiner une quantité de recherches psychologiques qui sont considérées aujourd’hui comme rigoureusement, positives et qui même, suivant les idées épistémologiques dominantes, sont seules dignes de ce nom. J’entends parler des recherches de laboratoire, des « tests » et de la plus grande partie des études sur les « fonctions mentales ». Qu’il suffise de rappeler les. noms de Wundt, de Binet, de Janet, de Claparède.

Ce qui nous empêche de considérer ces recherches comme positives c’est précisément l’absence d’un principe universel, d’une généralisation à la limite capable de les vivifier. Elles constituent ce que nous pourrions appeler la psychologie empirique, qui a mis en évidence de nombreuses uniformités, mais a été incapable d’en saisir la signification, de les définir sans équivoque possible, de les classer dans des séries ordonnées, de les expliquer. Nous considérons comme purement empiriques la plupart des conclusions de l’emploi des « tests », les statistiques sur les associations d’idées, les descriptions des « troubles élémentaires » en psychiatrie. Il faut bien recourir à ces constatations quand on ne possède rien de mieux, mais il faut bien se garder de croire avoir fait de la science positive au sens propre du mot. Avant que la physique ne fût constituée on savait très bien qu’un morceau de plomb tombe plus vite qu’une plume, que l’ambre frotté attire les corps légers, que le diamant brûle et la perle se dissout dans le vinaigre, que la loupe agrandit les images. De même nous savons aujourd’hui que les associations par assonance augmentent dans certaines psychoses ou à la suite de certaines intoxications, que le délire des grandeurs suit le délire des persécutions, que les enfants résolvent certains problèmes seulement quand ils ont atteint un âge donné. Nous savons employer ces. constatations empiriques nous ne prétendons pas qu’un, enfant nous expose un système métaphysique ou qu’un délirant suive la logique. Nous n’hésitons pas à suggestionner une hystérique, tout en ne connaissant ni le mécanisme de la suggestion, ni les causes de l’hystérie. Nous suivons en cela l’exemple des autres branches des activités humaines nous nous tirons d’affaire tant bien que mal dans [p. 45] chaque cas particulier, sans nous demander si nous faisons de la science ou non.

Nous connaissons désormais les raisons qui empêchent. la psychologie dite expérimentale de dépasser la phase empirique. Les expériences sur les Individus normaux sont vite arrêtées par la nécessité de ne pas produire chez les sujets des altérations nuisibles. Les sujets eux-mêmes ne peuvent pas être choisis librement, ils ne sont recrutés que parmi les psychologues eux-mêmes, parmi des enthousiastes dont le témoignage est toujours suspect ou bien parmi des pauvres diables qui acceptent d’accomplir une tâche quelconque pour de l’argent. La répétition des expériences sur le même sujet en fausse les résultats à cause de l’entraînement et de l’habitude. Presque rien n’est connu de la personnalité du sujet, de son histoire psychologique, qui pourtant contribue à déterminer le résultat des expériences. Impossible de parler d’une expérimentation pure, analogue à celte des physiologistes.

Parmi les expériences-applications, celles pratiquées sur les ouvriers des usines et sur les écoliers entrent en ligne de compte. Nous avons analysé, à propos des rapports entre théorie et pratique en psychologie (11) les obstacles qui en limitent la valeur. En ce qui concerne les ouvriers, nous savons que le taylorisme et la rationalisation sont combattus par les organisations syndicales et dans quelques pays ont été défendus par la loi. Dans les écoles les inconvénients dérivent de l’impossibilité de fixer un programme univoque universellement accepté qui permettrait au psychologue d’utiliser les élèves comme le médecin utilise ses malades. II est impossible d’empêcher les parents et le milieu d’exercer leur influence sur les enfants. L’expérimentateur ne peut jamais isoler son action de celle des autres et finit par .constater les effets de causes multiples qu’il ne connaît pas. Reste la médecine. C’est ici qu’évolue le travail psychologique vraiment utile, mais ici aussi les difficultés s’accumulent. L’intérêt des malades impose des limitations faciles à comprendre. Le médecin ne peut pas oublier que son but est avant tout la [p. 46] guérison, d’où la nécessité d’interrompre les expériences dès qu’elle est obtenue, même si leur continuation serait souhaitable. Les cas typiques, dans lesquels la nature a réalisé l’altération élective, que l’expérimentateur aurait produite s’il s’était agi d’un animal, sont excessivement, rares. La plupart échappent aux savants, car les laboratoires où il est possible d’étudier scientifiquement un problème anatomo-psychologique ne sont que quelques dizaines dans le monde entier. Il faut que le cas rare, presque unique, duquel .on peut espérer la solution d’un problème, tombe précisément entre les mains de l’homme capable de l’utiliser, autrement il est perdu (12).

Malgré cela, la psychologie positive progresse. Les difficultés qu’il faut vaincre pour obtenir un résultat quelconque expliquent la lenteur de ce. Progrès ; le zèle que les savants, emploient pour aboutir quand même, démontre que tout le monde est convaincu de la nécessité d’abandonner la spéculation et d’entrer dans te chemin de l’expérimentation et de l’observation instrumentale.

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Nous venons de classer une séné de tendances qui caractérisent les différentes écoles psychologiques. Résumons-nous encore une fois :

La psychologie positive, fondée sur les expériences-applications du médecin, cherche à classer les réalités scientifiques sur la base de quelques principes quelle pose en axiomes, sans les discuter, et aboutit ainsi, de même que les autres sciences, à énoncer des. rapports entre des variables et leurs fonctions,

La psychologie incomplète ou abstraite au sens strict du mot détache la catégorie (expérience interne), de l’objet de la science (comportement) et analyse l’une indépendamment de l’autre et vice versa.

La psychologie métaphysique ou dogmatique hypostasie une généralisation à la limite et met des hypothèses à la place des réalités. [p. 47]

La psychologie empirique accumule une quantité de constatations de faits sans réussir à les définir et à les classer d’une manière scientifiquement légitime, faute d’un principe capable de diriger la recherche.

Il  s’agit maintenant d’étudier tes rapports que ces différentes tendances soutiennent t’une avec l’autre.

Nous disions plus haut qu’il faudrait écrire un « Traité qui contiendrait exclusivement les résultats positifs de la rechercha psychotonique, séparés des hypothèses qui ont servi pour les découvrir. Quiconque, connaissant suffisamment te contenu de ta psychologie contemporaine, essaierait d’accomplir une telle tâche s’apercevrait bien vite qu’elle est impossible. Chaque savant réunirait dans son « Traité » à lui des faits différents : les uns ne rempliraient que quelques pages, les autres des volumes. Cela suffit pour démontrer que notre classification, valable pour le philosophe qui étudie la psychologie du dehors, ne signifie rien pour le psychologue qui travaille à faire progresser sa propre science. Il n’existe pas une différence tranchée entre les tendances que nous venons de dénombrer, elles passent insensiblement l’une dans l’autre. Notre classification ne met pas des choses l’une à coté de l’autre, elle ne fait qu’établir une échelle de valeurs. Tout psychologue, quelle que soit sa tendance, voudrait aboutir à des lois. M ne se perd dans la spéculation que lorsqu’il lui est impossible d’expérimenter et de contrôler ses hypothèses. Tous savent quel est le but ultime de la recherche et tâchent de s’en approcher selon leurs moyens.

Dès lors, si nous considérons la psychologie non plus comme une chose morte à disséquer, mais comme une unité vivante qui se développe, nous nous apercevons que ses parties sont Intimement liées l’une à l’autre. Toute tentative de les scinder sert à détruire le tout, car la psychologie philosophique et l’organe d’accroissement de la psychologie positive. Il aurait été absolument impossible d’énoncer les quelques vérités positives que nous possédons sans passer par les errements de la spéculation et des. fausses abstractions. On n’a pu s’engager sur la bonne voie qu’après démonstration que les autres n’aboutissaient pas. Un coup d’œil sur l’histoire de la classification des maladies mentales fera mieux comprendre notre idée. Au début la méthode [p. 48] empirique prévalait on mettait ensemble, les tableaux qui présentaient des analogies superficielles. C’est ainsi qu’on a distingué la manie, la mélancolie, la démence et la phrénasthénie, dans lesquelles s’épuisait toute la médecine mentale. Rien de plus facile que de suivre cette classification., Chaque cas se classait presque spontanément dans son groupe. Mais la distincation ne servait à rien, elle était artificielle et n’apportait aucune aide à celui qui voulait établir des pronostics ou des traitements. Stimulés par les nécessités de la méthode scientifique, les savants se sont engagés à la fois dans toutes les voies dénombrées plus haut. L’étude des rapports entre tableau clinique et altérations anatomiques a permis d’isoler la paralysie générale. L’importance de la découverte d’Esquirol ne peut être comparée qu’à celte de la synthèse de l’urée. Une série d’idées préconçues devait être abandonnée, les rapports intimes entre fonction du cerveau et manifestations psychologiques étaient démontrés, le tableau clinique, défini par des notations psychologiques, permettait de prévoir un certain type d’altération cérébrale. Le progrès dans cette direction a été rapide. Les psychoses organiques sont réunies dans un groupe homogène, dont les éléments peuvent être classés d’une manière rationnelle. La démence par artériosclérose est différenciée de la démence sébile, les arrêts du développement du cerveau sont isolés des encéphalopathies enfantines. Par la découverte de Wernicke le parallélisme anatomique entre dans une phase nouvelle. Les schémas de l’identification permettent des prévisions de plus en plus exactes et changent complètement les critériums de l’analyse du tableau clinique. Un petit groupe d’altérations mentales est isolé, dont l’importance théorique est immense. Les différentes formes d’aphasie se détachent l’une de l’autre, quelques années plus tard, les asymbolies, surtout l’asymbolie optique, sont isolées ; finalement, l’action volontaire élémentaire est ramenée dans le schéma de l’identification par la découverte de l’apraxie. Les troubles de l’identification forment un tout, ils se ressemblent et peuvent tous être expliqués par un mécanisme identique ; sur le fait que ces découvertes sont en relation étroite avec la tentative de généraliser les idées de Wernicke. On a essayé de tout expliquer par [p. 49] la « mythologie cérébrale » qui a formé la base des contrôles expérimentaux. Dans quelques cas ces contrôles ont réussi, l’hypothèse a été vérifiée et des lois ont pu être énoncées. La spéculation métaphysique a donné naissance à la connaissance positive. La découverte du crétinisme a été aussi importante que celle de la paralysie générale. On a isolé un groupe d’arrêts du développement du cerveau qui pouvaient être améliorés et parfois guéris. C’était une véritable révolution dans les Idées acquises. Rien n’était considéré comme aussi inguérissable que les phrénasthénies par arrêt du développement cérébral. Les études sur les sécrétions internes ont pris l’essor que tout le monde connaît. Un groupe de cas – les infantilismes – sont mis en rapport avec tes altérations de la fonction endocrinienne. Quelques cas indubitablement liés à des altérations du même ordre se détachent du groupe des psychoses fonctionnelles et peuvent être influencés par le traitement opothérapique. La psychiatrie et la névrologie se rapprochent, bien des névroses sont expliquées par des mécanismes analogues. Une quantité de phénomènes qui sont à la limite entre normalité et maladie, par exemple les troubles mentaux de la puberté, de la menstruation, de l’âge critique, sont rendus compréhensibles. Mais cela aussi n’a été obtenu qu’au prix d’une série de généralisations hâtives. A la « mythologie cérébrale » on peut bien comparer la « mythologie endocrinienne », non moins métaphysique, non moins fantaisiste et non moins utile. Restait le groupe des manies, des mélancolies et des démences sans base organique. Meynert nous apprend à diagnostiquer la confusion mentale aiguë, liée à l’épuisement et aux Infections. Kraepelin met de l’ordre dans le reste. Les anomalies constitutionnelles mises à part. II groupe les psychoses dans les deux cadres de la psychose maniaco-dépressive et de la démence précoce, l’une évoluant par accès guérissables qui se répètent au cours de toute la vie, séparés par des périodes de normalité, l’autre plus ou moins rapidement, progressive, aboutissant à la désagrégation définitive de la vie mentale. En même temps, II donne une Impulsion nouvelle aux études sur les psychoses toxiques et institue ses expériences, poursuivies pendant presque trente ans, sur les modifications des fonctions psychiques élémentaires sous l’Influence de l’alcool, de la morphine, etc. Peut-on nier que Kraepelin a amené [p. 50] la psychiatrie à un degré de perfection inconnu jusqu’à lui ? Et pourtant il faisait de la « psychologie abstraite » puisqu’il suivait les idées de l’école associationniste et de celle de Wundt !

L’approfondissement des idées de Kraepelin a amené à la conception de la schizophrénie, fondée elle aussi sur les conceptions psychologiques classiques, puisqu’elle postule une scission entre des « fonctions mentales » qui existeraient dans notre vie intérieure l’une à côté de l’autre. Et -pourtant aucune conception n’a été aussi utile que celle delà schizophrénie. C’est sur ce terrain que la psychologie classique s’est rencontrée avec la psychanalyse, qui nous promet aujourd’hui d’expliquer par ses mécanismes la scission schizophrénique, auparavant inexplicable. Nous assistons aujourd’hui à la généralisation des idées psychanalytiques. Est-il possible, de nier que c’est là un procédé nécessaire ? Comment, pourrions-nous savoir jusqu’où les hypothèses -psychanalytiques sont vérifiées par l’expérience, si nous ne les énoncions pas ? Pour démontrer un rapport donné, il faut bien partir de la conviction qu’il peut être démontré !

Cette excursion rapide dans le domaine des maladies mentales. nous rend compte des rapports entre les différentes tendances psychologiques (13) et détruit en même temps la conception suivant laquelle la psychologie abstraite s’opposerait à la psychologie concrète, car l’une est la fille de l’autre. La psychologie positive, en tant qu’individualité vivante qui progresse et s’accroît sous nos yeux comprend toutes les tendances et emploie toutes les méthodes ; elle ne fait que les coordonner et en extraire peu à peu la partie essentielle. Hors de la science ne reste que ce qui est concret ce qui appartient, non pas à la réflexion, mais à la vie vécue : la « connaissance de l’homme », du romancier et du meneur de foules, du missionnaire et du confesseur.

Dr A. Mochi.

Notes

(1) Voir toute la littérature du béhaviorisme ; La psychologie par les textes, de Maire et Renauld (Un vol. in-12, Alcan, 1912), particulièrement la préface ; et le remarquable ouvrage de Potitzer, Critique des fondements de la psychologie, I, La psychanalyse (Un vol. in-16, Rieder, 1928).

(2) Les fondements, les limites et la valeur de la psychologie, Bulletin de l’Institut d’Égypte, séance du 17 mai 1926 (A paru aussi en italien dans « Logos » X, 1927, fasc. 1 et II). – La connaissance scientifique, un vol. in-8°, Alcan, 1927 ; De la connaissance à l’action, Id., 1929.

(3) La connaissance scientifique, page 124.

(4) De l’explication dans sciences, Payot, 1927.

(5) Notes en marge à « De L’explication dans les sciences, etc. », Revue philosophique, CVIII, 1929, p. 105.

(6) Critique des fondements de la psychologie, p. 39.

(7) Psychopathologie des Alltaglebens, édit. allem. De 1910, p. 123 et suiv

(8) « Das Unbewusste ist das eigentlicht reale Psychiche », Traumdeutung, édit. allem. de 1911, p. 408.

(9) Pour plus de défaits voir mon ouvrage, Le symbolisme, Siena, Rassegna di Studi psichiatrici, 1914.

(10) Voir la construction de Jules Soury dans Le système nerveux central, Paris, Naud, 1899.

(11) Le problème des rapports entre théorie et pratique en psychologie, Bull. de l’Institut d’Égypte, séance du 4 nov. 1929. A paru aussi en italien. (Rivista di Psicologia, Bologna, XXV, 1929, fasc. 4.)

(12) Les propositions tendant à rendre légale l’expérimentation pure (c’est-à-dire !a vivisection) sur les condamnés à mort sont absurdes. Voir mon article Les condamnés à mort et l’expérimentation sur [‘homme, Bull. de l’Institut d’Égypte, séance du 4 ma.rs 1929

(13) Qu’on ne nous objecte pas que nous avons parte de psychiatrie et non pas de psychologie normale. C’est là une objection dépourvue de tout fondement. La connaissance du normal est toujours et partout le fruit de la connaissance du pathologique. Dans les laboratoires dz physiologie on crée par la vivisection les maladies qui nous servent à connaître tes fonctions des organes :pour savoir a quoi sert la thyroïde il faut l’extirper. En psychologie il faut se contenter d’étudier les maladies produites par la nature, mais la situation épistémologique est la même.

 

 

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