Une maladie de l’attention intérieure : la dépersonnalisation. Par Angelo Hesnard. 1921.

HESNARDDEPERSONNALISATION0002Angelo Hesnard. Une maladie de l’attention intérieure : la dépersonnalisation. Article parut dans la revue de « Association française pour l’Avancement des Sciences – Compte-rendu de la 4e session – Strasbourg 1920 », (Paris), 1921, pp. 367-370.

Pour la biographie et la bibliographie d’Angelo Hesnard nous renvoyons à un de ses articles [en ligne sur notre site] : Ce que la clinique française a retenu de la Psychanalyse, 1935.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé les notes originales de bas de page en fin d’article. – Sauf le croquis, les  images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection personnelle sous © histoiredelafolie.fr

[p. 367]

M. le Dr HESNARD,
Professeur à l’École de Médecine navale de Bordeaux.

UNE MALADIE DE L’ATTENTION INTÉRIEURE :
LA DÉPERSONNALISATION.

L’attention intérieure n’a rien de foncièrement différent de l’attention extérieure, dont elle partage les caractères subjectifs et objectifs, y compris les caractères psychognomoniques (physionomie, attitude corporelle, etc.). Elle ne s’en distingue que par le sens dans lequel elle se dirige : vers le dedans.       .

Elle doit rester ce qu’elle est, une fonction utile et pratique, et non pas se transformer en un phénomène moins adapté à son but — l’exercice même de l’activité psychique — en une analyse subjective des faits psychologiques considérés en eux-mêmes et en dehors de leur objet.

En tout cas elle ne doit jamais aller jusqu’a cette réflexion aux multiples angles qui aboutit- à la recherche du sujet de ces fonctions s’exerçant à vide. [p. 368]

Ce vertige de l’attention intérieure repliée sur elle-même est un danger ou un vice très répandu chez les psychologues de l’introspection. « Par l’analyse, disait Amiel, ce dilettante de l’intimisme adonné à ce qu’il appelait « sa morphine à lui », (l’exagération morbide de la vie intérieure), je me suis annulé ». — Or, Amiel n’avait qu’un défaut, celui de pousser trop loin cette recherche de lui-même. Il avait dépassé les limites de l’attention intérieure pour atteindre la névrose.

Il est en effet une maladie de l’attention intérieure, maladie qui fait dire à une foule de névropathes ou de gens simplement fatigués passagèrement « qu’ils sont poussés à s’analyser ; qu’ils constatent en même temps qu’ils ne sentent plus comme avant, que tout leur paraît étrange y compris leur propre personne ; que le son de leur voix, leur propre pensée leur apparaissent comme étrangers… »

Au point de vue psychologique ces impressions sont d’autant plus intéressantes qu’elles sont analysées chez des sujets les présentant à l’état pur — habituellement de façon paroxystique — et suffisamment atténuées pour qu’ils puissent s’étudier eux-mèmes.

Dugas qui a si finement analysé le mécanisme de ce sentiment de dépersonnalisation n’a pas manqué de le considérer — entre autres aspects — dans ses relations avec l’analyse introspective. Il constate avec sagacité que loin d’affaiblir l’introspection, la dépersonnalisation la développe au contraire et la porte à l’état aigu. Cette analyse d’ailleurs n’est pas la conscience normale, laquelle disparaît dès que se termine le travail psychique dont elle serait la raison d’être même. Elle est un supplément, un luxe de .conscience « une attention morbide que l’esprit donné à ses idées ».

La dépersonnalisation consiste-t-elle donc seulement dans ce « narcissisme » intellectuel ? Non. Loin de causer la dépersonnalisation, l’analyse en provient ; elle en est la réaction. Le sujet s’étonne non de ce qu’il éprouve mais de ne point éprouver personnellement tout ce qu’il éprouve ; et pour ressaisir les états qui lui paraissent s’échapper il s’analyse de plus en plus. L’analyse est une lutte engagée contre la dépersonnalisation, lutte qui la renforce et l’aggrave suivant un cercle vicieux (1). Donc la dépersonnalisation préexiste à l’analyse. Avant d’en être un effet elle en est une cause. En résumé l’analyse, elle-même exagération artificielle de l’attention intérieure, serait une cause favorisante et aggravante de la dépersonnalisation. Mais elle n’en serait pas la cause première incitante [p. 369] ou déterminante ; cette cause première, Dugas la voit dans un désordre diffus de l’activité mentale et avant tout dans l’apathie affective. « Nous imprimons à tout ce qui nous touche une certaine teinte affective et c’est la perte de ce sentiment banal qui constitue la dépersonnalisation. »

 

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Cette explication nous paraît constituer un progrès sur les précédentes. Mais elle ne nous semble pas définitive et risque d’amener une confusion avec d’autres impressions morbides.

Tous les auteurs qui ont étudié la mentalité des « dépersonnalisés » savent que ces sujets sont en effet malades de ce qu’on peut appeler avec Bergson « l’attention à la vie présente » ou avec Janet « la fonction du réel. Ils s’intéressent à eux-mêmes beaucoup plus qu’à la réalité et la dépersonnalisation parait être comme un paroxysme très significatif de cet inintérêt au présent avec rupture d’équilibre en faveur de l’intérêt à leur personne et à leurs états intérieurs.

Mais prenons garde de confondre ces sujets avec d’autres sujets très différents, qui sont, eux, bien plus franchement malades dans leur affectivité ou leur émotivité. Une quantité de gens en effet sont incapables de prendre goût à la vie, d’imprimer une teinte affective normale à ce qui les entoure. — Les uns sont des inaffectifs vrais ou à un degré moindre, des inémotifs vrais — ce qui est toujours un phénomène morbide autrement grave de signification et de conséquences. D’autres affirment ne plus sentir, ne plus avoir d’intérêt à vivre et cependant souffrent manifestement et de façon paradoxale de cette pseudo-apathie, en montrant qu’ils sont bien au contraire des hyperaffectifs, des sensibles, dont l’émotivité est seulement morbide par la direction anormale dans laquelle elle reste engagée. Ce sont des concentrés qui se replient en eux-mêmes et reportent sur leur personne tout l’intérêt affectif dont ils sont capables. Ce changement de direction s’accompagne d’ailleurs d’un changement de sens, le plaisir normal de vivre se muant au cours de cette intériorisation affective en douleur ou en angoisse. Or, aucun de ces malades — inémotifs ou émotifs intériorisés — ne tient le langage caractéristique des dépersonnalisés ; ils clament leur douleur. morale ou ne se plaignent de rien, suivant qu’ils sont des déprimés douloureux ou des diminués affectifs ; il n’y a pas d’inémotifs purs.

D’u’ autre côté, il faut insister sur ce fait essentiel, qui domine toute la psychologie des dépersonnalisés et la caractérise ; c’est que ceux-ci ne sont pas des dépersonnalisés permanents — bien qu’ils s’en aperçoivent peu-par eux-mêmes. — Si l’on arrive à attirer leur attention sur un objet extérieur (ou même intérieur, comme une recherche de souvenirs très intéressants), tout disparaît. La dépersonnalisation disparaît par la fixation de I’attention. Le relâchement de l’attention est donc une condition primordiale de la dépersonnalisation. Avant d’être des inémotifs — et nous ne croyons pas qu’ils le soient — les dépersonnalisés sont des distraits. [p. 370]

Mais alors, dira-t-on, nous revenons à la théorie que nous avons critiquée : la dépersonnalisation est causée par un relâchement de I’attention. Or l’attention est guidée, attirée par l’intérêt. La dépersonnalisation est donc causée par un relâchement de l’intérêt ?

Sans doute, mais cet «  intérêt » n’est pas la teinte affective —que nous imprimons, aux choses — sauf chez les mélancoliques dont nous parlions plus haut, chez lesquels Ie phénomène est d’une autre nature. — De plus, c’est un intérêt assez spécial : qui peut cesser d’un moment à l’autre, au hasard des circonstances extérieures ou intérieures. C’est une apparence d’inintérêt plutôt qu’un véritable inintérêt. C’est un intérêt qui, sans jamais cesser de faire apparemment défaut, ne fait que se fixer ailleurs. En effet, le dépersonnalisé continue bien à s’intéresser, mais il ne s’intéresse plus aux choses qui l’entourent, ni même à ses propres états — sinon il n’aurait ni le loisir ni la possibilité même de sa dépersonnalisation ; — il s’intéresse à un autre but.

Quel est donc ce le but de la recherche passionnée, anxieuse même du dépersonnalisé ? C’est une recherche sans fln, une recherche de lui même. Je me cherche, jamais ne me trouve pourrait être sa devise. Je suis à la recherche de mon Moi nous affirmait dans sa langue universitaire un de nos dépersonnalisés philosophe.

Pourquoi se cherche-t-il ? Parceque le trouble diffus, primordial de son fonctionnement psychique, fait d’asthénie ou d’émotion inadéquate, endogène — peu importe (2) — pousse invinciblement cet homme — de tempérament par ailleurs sensible, affectif, vibrant, mais ‘ peu capable

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Schéma du mécanisme de la dépersonnalisation (3)

d’action soutenue — à tenter d’affirmer sa personnalité, à en faire sans cesse état, à l’insinuer dans toutes ses opérations psychiques, surtout dans celles ou elle n’a que faire.

Pourquoi ne se trouve-t-il jamais ? Parcequ’on ne peut trouver ce qui n’existe pas. On ne peut appréhender avec sa sensibilité une notion [p. 371] métaphysique. Le Moi, la personnalité ne sauraient exister et se manifester qu’objectivement, par le fait que tout converge et agit dans l’être psychique. Le dépersonnalisé cherche au dedans ce qu’on ne peut apercevoir que du dehors. Il cherche sa personne non dans le point central, virtuel qui la représente abstraitement et théoriquement et qui n’est pas accessible réellement, mais dans un espace incertain qui le contient et dans lequel il n’est point de but ni de limite : le cercle de sa connaissance intérieure, ou plutôt l’intérieur de ce cercle.

Il ne pourrait, se retrouver qu’en renonçant à cette recherche stérile ; en fixant de nouveau son attention, c’est-à-dire en, reprenant la vie, l’action, où il l’avait laissée.

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En conclusion, il n’y a pas vraiment dépersonnalisation. Le sujet ne perd rien de ses états, ne se dissocie pas, ne se dédouble pas même vraiment : il est distrait de la réalité — extérieure ou intérieure — distrait d’une façon toute superficielle, qui ne l’empêche pas de sentir et de répondre, d’agir même complètement ; mais qui l’empêche seulement de sentir et de répondre, d’agir avec toute son activité psychique disponible, et qui l’oblige à détourner pour un instant une faible partie de cette activité dans une recherche intérieure sans issue, allant, parfois, jusqu’à l’angoisse la plus franchement morbide.

Nous ne savons vraiment pas comment appeler cette théorie — si théorie il y a — que nous esquissons ici. Elle n’est ni qualitative ni intelleciualiste ni asthénique ni émotionnelle et ne répond à aucun des points de vue partiels de la psychologie traditionnelle.

La recherche de soi, ébauche de ce que les Neuropsychiatres d’Outre-­Rhin appelle l’autisme, forme paroxystique, chez nos sujets dépersonnalisés, de cette intériorisation si fréquente en psychologie pathologique, nous parait un phénomène primordial de fatigue mentale, de désordre émotionnel, de névrose.

Quant à la question de savoir, si c’est bien parcequ’ils perdent leur fonction du réel que nos sujets se replient ainsi en eux-mêmes, nous croirions plus volontiers au contraire que c’est parcequ’ils se replient en eux-même, qu’ils perdent leur sens du réel. Supposer une fonction (raison ou sens du réel) pour expliquer un symptôme morbide (folie ou névrose) qui consisterait dans la’suppression de cette fonction, c’est un peu revenir à la scolastique. Meux vaut décrire et analyser un fait morbide que de créer une hypothèse de psychologie normale pour l’interpréter.

Quoiqu’il en soit, il nous semble conforme à l’analyse scientifique penser que les dépersonnalisés « perdent leur personnalité » non parcequ’ils ne savent la conserver devant les vicissitudes de la vie pratique, mais parcequ’ils la cherchent trop souvent et trop intensément, en vertu d’une tendance morbide primordiale, encore mal connue, à rompre l’équilibre des intérêts en faveur de leur égotisme irréductible.

 

NOTES

(1) Ces troubles du sentiment de la personnalité ont été étudiés par une foule d’auteurs, parmi, lesquels ont peut citer : Krishaber, Taine, Ribot, Janet, Oesterreich. Dugas en a fait une étude très complète (Dugas et Moutier. La Dépersonnalisation, Alcan, 1911). Nous avons nous-mêmes rassemblé une série de cas de ce genre dans notre thèse parue en 1909, (Hesnard : Les troubles de la personnalité dans les états d’asthénie psychique, Alcan. — On a pris l’habitude après les premiers travaux de Duqas, d’appeler cette curieuse maladie bénigne : la dépersonnalisation. Nous aurions préféré, pour en marquer le caractère foncièrement subjectif, la voir dénommer : le sentiment de dépersonnalisation.

(2) Le trouble parait asthénique à l’origine. Chez les anciens dépersonnalisés, il paraît surtout du à un déséquilibre émotif spécial. Comme toutes les névroses, la dépersonnalisation a une évolution ; elle appartient au début à un trouble général du fonctionnement psychique et physique ; puis elle évolue pour son propre compte, en revêtant généralement une forme plus intellectualisée.

(3) Dans ce schéma, la recherche du dépersonnalisé part de l’attention intérieure pour se perdre dans le virtuel, en quête d’un point non matériel, la personnalité vue par le dedans.

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2 commentaires pour “Une maladie de l’attention intérieure : la dépersonnalisation. Par Angelo Hesnard. 1921.”

  1. RamLe dimanche 26 mars 2017 à 17 h 14 min

    Je suis depersonalisé derealisé depuis un an maintenant a cause d’un probleme familiale qui ma trop angoissé et je n’arrive plus a m’en sortir de ca j’ai essayé plusieurs antidepresseur (6) anxiolytique neurolyptique mais rien ne change a mon etat j’amerais savoir si on s’en sort un jour de ca parceque j’en peut plus

  2. Michel ColléeLe dimanche 26 mars 2017 à 17 h 28 min

    Bonjour. Avez-vous entrepris une thérapie quelconque ? Cordialement.