Psychanalyse et phénoménologie. Par Antoine Vergote. 1957.

VERGOTEPHENOMENOLOGIE0005Antoine Vergote. Psychanalyse et phénoménologie. Article parut dans le revue « Recherches et débats du centre catholique des intellectuels français », (Paris), Librairie, Arthème Fayard, Cahier n°21, novembre 1957, page 125-144.

Antoine Vergote (921-2013), prêtre catholique, professeur à l’Université catholique de Louvain, Ancien élève de Jacques Lacan, et écrivit en particulier sur les rapports entre la foi chrétienne et la psychanalyse. Il fut à l’origine avec Jacques Schotte (1928-2007) et Alphonse de Waelhens (1911-1981) de l’École belge de psychanalyse.
Auteur d’au moins une douzaine d’ouvrages et de plus de vingt articles, nos avons retenu :
Psychologie religieuse. 1966.
La psychanalyse, science de l’homme. 1964.
Interprétation du langage religieux. 1974.
Dette et déisr. Deux axes chrétiens et la dérie pathologique. 1978.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Par commodité nous avons renvoyé la note originale de bas de page en fin d’article. – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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PSYCHANALYSE
ET PHÉNOMÉNOLOGIE

A. VERGOTE

« On pourrait presque dire que l’eau est folle, à cause de cet hystérique besoin de n’obéir qu’à sa pesanteur, qui la possède comme une idée fixe. »
FRANCIS PONGE,
Le parti pris des choses.

En cette fatalité de la nature, nous reconnaissons le reflet familier d’un visage humain. Depuis Freud, l’homme ne se définit plus uniquement par son pouvoir de parler, ou par les aspirations métaphysiques qui le portent, même à son insu, vers une quête de vérité. Il est aussi cet être menacé de déséquilibre psychique et de maladie mentale, non pas seulement par un accident de sa constitution physiologique, mais par la pesanteur qui est logée au cœur de son cheminement spirituel lui-même.

La sagesse des nations sait que le génie frise la folie. Freud nous a révélé qu’en tout homme sommeille cette étincelle de génie par laquelle il côtoie la névrose et la folie. A l’instar des dieux, l’homme marche sur des ponts légers suspendus au-dessus des abîmes. « Amor meus, pondus meum », disait saint Augustin. C’est le même amour qui élève l’homme vers sa destinée, et qui l’attire insidieusement vers les abîmes de la folie.

Riant au nez de ses spectateurs candides, Molière fait paraître sur scène la pureté éthique dégradée en la folie du misanthrope. Hegel dénonce en la vertu de « la belle âme » la secrète passion qui engendrera la folie de l’intolérance fanatique et subversive. Kierkegaard de son côté juge le psychiatre, qui se croit assuré contre toute menace de folie, plus obtus que ses malades (1). Freud s’insère dans cette lignée de scrutateurs d’hommes, lorsque dans le détail des actes humains d’apparence [p. 126] déshumanisés, il décèle la marque propre de l’homme. Et c’est sur cette route qu’il rejoint un autre courant d’idées : la phénoménologie.

La phénoménologie est maintenant aussi variée que la psychanalyse. Un certain nombre de thèmes sont cependant communs à toutes les écoles. L’évantail de ces thèmes se renoue en un souci identique chez tous ceux qui se réclament du fondateur : celui de purifier la pensée philosophique de tout naturalisme aussi bien que de tout idéalisme.

Même si certaines élaborations de Husserl lui-même paraissent virer vers l’idéalisme (2), la phénoménologie reste cet effort permanent pour restituer à la philosophie sa vocation première, et pour l’arracher aux deux folies où elle tend à glisser: celle de l’abandon ou celle de la démesure.

Elle veut rétablir l’homme dans son être vrai: constitution de sens dans le non-sens, parole qui émerge de la nature et lui reste attachée en la transfigurant, intention qui se libère de l’engluement du passé où elle pulse.

Edmund Gustav Albrecht Husserl (1859-1938).

Edmund Gustav Albrecht Husserl (1859-1938).

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Ni la psychanalyse ni la phénoménologie ne jaillissent du néant. Freud est très conscient, plus parfois que ses admirateurs ou détracteurs, de continuer et d’articuler les intuitions des génies littéraires tels que Shakespeare, Goethe ou Dostoïewski (3). La phénoménologie, par la grâce de son fondateur et sa non-culture philosophique, a retrouvé l’inspiration originaire de la philosophie : l’étude du sens humain. La révolution profonde opérée par Husserl est qu’il a thématisé dans une lucidité nouvelle, certaines démarches essentielles de l’esprit humain, qu’avant lui la philosophie exerçait dans la demi-conscience de sa spontanéité créatrice.

Cet effort de lucidité nouvelle présente une parenté surprenante avec le projet originel de la psychanalyse freudienne. En marge lui aussi des écoles officielles de psychologie, Freud a reconquis le champ propre de la psychologie telle qu’Aristote la conçut : étude de l’esprit humain en tant qu’il se manifeste parallèlement dans la logique et dans l’éthique, à la source même de l’activité théorique et pratique. [p. 127]

Par les seules dates de leurs premières publications fondamentales Freud et Husserl se situent déjà dans la même constellation de l’histoire de la pensée européenne. Les Logische Untersuchungen paraissent en 1899 et la Traumdeutung (Science des rêves) en 1900. Il est plus que probable que leur commune scolarité auprès du philosophe Brentano a marqué Freud aussi bien que Husserl (4). Vivant tous les deux dans un climat de psychologisme et de néo-kantisme ils ont dû découvrir dans les cours de ce philosophe aristotélico-thomiste quelques principes essentiels de la philosophie occidentale qui se sont révélés extraordinairement féconds. Et si le malentendu entre Freud et la philosophie reste proverbiale, il nous a cependant légué toute une philosophie en exercice. On peut lui appliquer le jugement que Lénine a porté sur Marx. Freud, pas plus que Marx, n’a écrit une logique. Mais comme Marx il nous en a transmis une dans l’analyse concrète du phénomène humain. Ce fait humain central et révélateur, dont l’analyse constitue chez Marx une logique en œuvre, était le capital. Pour Freud, ce fut l’histoire de la libido au sens englobant de 1’« éros » des philosophes (5).

La parenté entre phénoménologie et psychanalyse est si profonde que la rencontre effective des deux courants est souvent, de part et d’autre, estimée de première nécessité pour le développement des deux sciences de l’homme. Sartre a même jugé bon de substituer au terme de phénoménologie existentielle celui de psychanalyse existentielle (6), et un important courant de recherches psychanalytiques se présente sous le vocable de : analytique existentielle. Le dialogue est donc engagé. Il convient d’en mesurer l’utilité et l’ambiguïté.

Sigmund Freud (1856-1939)

Sigmund Freud (1856-1939)

1. Découverte par Freud du psychique comme phénomène porteur de sens.

La publication qui inaugure l’ère analytique portait comme titre : L’interprétation du rêve, que le traducteur a commis le contresens de rendre par: Science des rêves. C’est pourtant en opposition aux sciences [p. 128] des rêves, dont Freud fait un relevé complet au premier chapitre, qu’il situe son interprétation des rêves. Jaspers n’inventera donc rien lorsqu’il appliquera à la psychiatrie la distinction entre explication et compréhension (erklären-verstehen) (7), en usage général en Allemagne au XIXe siècle pour marquer les types d’intelligibilité propres aux sciences de la nature et aux sciences humaines.

Lorsqu’au cours des séances d’hypnose Charcot s’impatiente de la résistance des malades, Freud prend partie pour eux, et s’indigne du viol de leur psychologie (8). Il estime que les malades doivent avoir de bonnes raisons pour résister. Il soupçonne donc, dans leur maladie, des motifs réels encore qu’inavouables pour eux-mêmes. Comment alors la violence pourrait-elle avoir raison d’un motif auquel le malade adhère avec tout son être ?

Dans cette première intuition toute la psychanalyse est en germe. Les symptômes morbides ne peuvent être réduits par une action extérieure, par causalité de proche en proche exercée par un être sur un autre. La maladie psychique est au pouvoir du seul être humain malade, parce que celle-ci est le sens qu’il donne à sa vie. Et ce que Freud découvrira par de lents progrès de technique analytique est déjà à l’œuvre dans cette intuition étonnamment lucide : la résistance au traitement a une signification profondément humaine. Elle ne constitue pas un phénomène accessoire à la maladie. Elle n’est pas non plus une imposture. Elle est, de la maladie, l’exposant de la seconde puissance.

Ce fut une hystérique, Anna O. qui révéla à Freud que tous les signes de la névrose ont un sens : l’incapacité de boire et l’anorexie, la paralysie du bras gauche, les troubles de la vision, l’intense toux nerveuse et finalement la passion amoureuse de la patiente pour son médecin. Anna O. a livré à Freud l’expérience fondatrice de la psychanalyse.

Le propre de l’esprit scientifique est la capacité de mettre en question des données qui à d’autres paraissent simplement des faits bruts et quotidiens. Freud a su se laisser surprendre et avait la disponibilité d’écouter attentivement le message de cette expérience. Si la cure [p. 129] parlante (talking-cure) a pu guérir Anna O, de sa paralysie du bras gauche et de son anorexie, c’est que le corps humain, dans ses déficiences fonctionnelles aussi bien que dans ses gestes conscients, peut traduire un sens humain vécu. Se laissant investir par la pensée en acte, il devient lui-même parole vécue, Il suffit d’accueillir les données de fait honnêtement, de lire les phénomènes, comme dira Husserl, pour reconnaître l’inanité des hypothèses scientifiques purement physiologiques qui hantent l’esprit de l’homme en notre époque où domine une conception du monde façonnée par la technique. Si la parole du sujet a pu délivrer son corps, c’est qu’une autre parole, non pas prononcée mais vécue, l’a d’abord lié,

Dans une de ses conférences de synthèse, Freud nous présente l’objet et l’originalité de son travail en une formule aussi solide que simple : « Connaître le sens d’un phénomène est bien plus intéressant que les circonstances dans lesquelles il est apparu.., Pour nous, ce sens n’est autre chose que l’intention à laquelle il (l’acte manqué) sert et la place qu’il occupe dans la série psychique, Nous pourrions même, dans la plupart de nos recherches, remplacer le mot « sens » par les mots « intention » ou « tendance » (8 bis), Et l’un des paragraphes d’un article publié en l’Encyclopédie en 1922 (9), porte en son titre : « La Psychanalyse, art d’interprétation ». Et justifiant la technique de libre association, pratiquée par le patient et, selon le mode de l’attention libre et flottante, aussi par le psychanaliste, Freud écrit : « En premier ressort, la psychanalyse était art de l’interprétation, et elle se donnait pour tâche d’approfondir la première des grandes découvertes de Breuer : que les symptômes névrotiques étaient des substituts significatifs pour d’autres actes mentaux qui n’avaient pas été accomplis. La tâche était alors de considérer le matériel produit par les associations du patient comme signifiant un sens caché et de deviner ce sens ». Les symptômes expriment donc par procuration la vérité du sujet dont sa parole consciente n’est pas parvenue à accoucher,

Les hommes ne sont eux-mêmes que dans la mesure où ils peuvent [p. 130] s’exprimer : parole d’amour, plainte, prière, ordre, revendication sociale… sont autant de paroles par lesquelles l’homme se constitue lui-même dans la dignité humaine. Nous avons compris, avec A. Malraux, que l’art c’est l’anti-destin, et avec Marx, que l’insurrection sociale est cet acte souverain d’affirmation par lequel le prolétariat surmonte son affaissement dans une servitude de connivence avec ses tyrans. Dans un tout autre domaine qui paraissait plutôt celui de la caricature de l’homme, Freud a surpris cette même parole en travail de naissance.

Bornons-nous à l’expérience d’un rêve: le deuxième rêve de Dora au cours de son traitement (10). Les images classiques du code des symboles sexuels y foisonnent : la gare, le cimetière, le vestibule, les nymphes, le gros livre, la Madone… (11) Mais ce ne sont là que des mots de dictionnaires ou des signes d’un rébus à déchiffrer. Ils portent en eux des possibilités de significations. Ils ne sont pas indéfinis, mais ne sont pas pour autant définis, tout comme un terme de dictionnaire est riche de toutes les sédimentations étymologiques et sémantiques qui se sont agglutinées à lui, mais ne s’épuise pourtant pas en elles. Chaque terme reçoit sa détermination par la phrase en laquelle il s’insère. Mais la phrase d’un texte, à son tour, ne fait qu’ouvrir un champ de significations possibles. Aucune étude linguistique ne permet de cerner exactement le sens du signe diacritique qu’est le mot. Tout signe est en même temps en-deçà de l’intention à laquelle il donne corps et au-delà en tant qu’il ouvre une possibilité de significations que le sujet ne réalise pas immédiatement. De même les symboles oniriques, que ce soient des images ou des paroles, sont à interpréter, non pas à lire, à déchiffrer et non pas à rendre par une traduction juxtalinéaire. D’où l’extraordinaire complexité des interprétations freudiennes des rêves. Dans le second rêve de Dora, Freud reconnaît, au cours des séances qui le suivent, quatre plans d’interprétations, déterminés par quatre intentions étroitement imbriquées. La façade avancée est le phantasme de la vengeance contre le père ; puis, les idées vengeresses de Dora contre M.K. qui est en réalité le personnage qui vit sous le masque de son père ; au troisième plan : l’amour inconsciemment [p. 131] conservé pour le même M. K. ; et, au fond, enfoui à la même profondeur que dans ses symptômes hystériques: son attrait homosexuel pour Mme K.

N’en déplaise à certains psychologues techniciens et à certains psychiâtres qui nourrissent la nostalgie d’une simplicité mécanique, sur ces quatre plans de significations se fonde ensuite un cinquième que Freud n’a pas reconnu au moment même, trop désireux qu’il était encore à cette époque d’interprêter lui-même : « le sens transférentiel du rêve ». Sur le mode du voilement le rêve dévoile également le désir de Dora de se venger de son médecin, par l’interruption de son traitement (12). Ceci appelle quelques explications, parce que cette donnée nous situe au cœur même de la psychanalyse en tant qu’interprétation d’un sens, traduit symboliquement, et en substitution significative à des actes mentaux non accomplis.

Dora voulait tout à la fois se venger de son père et de M. K. pour des motifs en partie identiques et en partie contraires. Et elle continuait au fond d’elle-même d’aimer M. K. dont elle s’était vengée en le giflant, et en refusant sa compagnie dans le rêve. Mais son amour réel pour M. K. n’était pas un amour de femme pour un homme. En cet amour se glissait son désir homosexuel pour Mme K. Dora, dans son rêve vit en phantasme sa défloration, mais elle se place du point de vue de l’homme qui la pénètre : elle s’identifie à l’adorateur étranger et c’est en réalité lui qui pénètre la forêt épaisse, en allant vers la gare. La haine pour M. K. est donc doublement déterminée: elle voile l’attrait réel pour lui, et elle exprime en même temps la jalousie amoureuse pour Mme K. La vengeance du père n’est pas étrangère non plus au motif central du rêve ; le père étant précisément l’amant de Mme K., il représentait pour Dora le double .de M.K. Les quatre plans de significations se fondent tout naturellement l’un sur l’autre. Comment, dans ce cas, le psychanalyste aurait-il échappé à ce filet significatif qui resserre tout le drame de la malade ? Par maints traits il rappelle à Dora son père. D’autre part, par son action d’interprétation il la pourchasse dans les refuges de ses ambiguïtés symboliques. Point n’est besoin d’évoquer ici tout ce que [p. 132] Freud a pu représenter pour sa malade. Il suffit de le situer sommairement dans le drame actuel que Dora vit devant lui et avec lui. Freud représente pour elle entre autre l’accoucheur qui hâte l’heure de la naissance douloureuse de la vérité. Elle ne peut pas continuer le traitement psychanalytique sans être amenée à la reconnaissance de ses véritables intentions qui s’imposent avec une telle force qu’elle doit les exprimer dans le langage figuré du rêve. Une seule solution peut la dispenser de la mise au jour de ses intentions les plus intimes: l’interruption des traitements. Le rêve, en même temps qu’il dévoile les significations de la maladie de Dora, insinue à demi-mot cet ultime stratagème. Freud n’était pas suffisamment averti à cette époque de l’importance et de la signification de la résistance pour être bon entendeur. Il n’a pas su amener sa malade à la reconnaissance du sens de sa résistance transférentielle. A ce point décisif, le traitement devint un échec.

Rien d’étonnant qu’après une éclipse au cours de la seconde période analytique (1900-1920), l’idée de résistance s’est de nouveau imposée à Freud avec son importance primordiale. Elle marque la valeur positive du voilement des significations vécues en symboles et en symptômes. Elle fait donc corps avec les symptômes significatifs. C’est parce que les symptômes ont un sens, ou plutôt sont un sens, qu’ils résistent. Ils sont l’expression de l’intention intime du sujet. Le sujet s’y projette autant qu’il s’y aliène. Hors de ce sens exprimé symboliquement, il s’étiolerait. La « résistance» à la démystification est au fond une réaction de santé de toute la substance personnelle qui se sauve de l’évanescence. En une phrase qui vaut son poids d’or, Freud écrit : « Les manifestations morbides sont, pour ainsi dire, l’activité sexuelle des malades (13) ». Une manifestation ne résisterait pas si elle n’était qu’un accident aux confins de la personnalité. Un sens vécu intentionnellement n’est pas une végétation parasite s’accrochant à la personnalité, et que l’on pourrait lui amputer sans la toucher dans le vif de son être.

Notons que « sens » et « intention » ne signifient nullement des états psychiques introspectivement conscients. Ils sont la structure même d’une volonté et d’une parole, même si celles-ci ne sont pas intégrées au [p. 133] niveau de la conscience explicite. Un épisode de l’histoire humaine, par exemple, peut avoir un sens, et obéir à une certaine intentionnalité, alors que celle-ci échappe à « l’expérience vécue » de la plupart des hommes qui font l’histoire.

Dora est bien cette multiple intentionnalité qu’elle vit dans le réseau de ses relations sociales. Elle est ces cinq plans de significations exprimées en rêves et en actes. C’est l’originalité de Freud d’avoir découvert, bien avant les psychologues phénoménologiques, que l’homme ne porte pas en lui ses rêves et ses phantasmes comme des tableaux décrochés du mur (14), mais qu’il est cet être phantasmant et rêvant. Les symptômes des malades sont leurs activités sexuelles : ils réalisent leurs rapports interpersonnels.

Les termes philosophiques manquaient un peu à Freud pour conceptualiser ses intuitions. Mais il a su garder sa pensée pure de la contamination par une psychologie positiviste en forgeant des termes dramatiques qui personnifient puissamment les pulsions et les conflits psychiques (15). Ses longues réflexions sur les rapports entre image ou concept et affectivité répondent au même souci de situer le sens et l’explication des manifestations de l’homme au cœur même de son être qui est désir et intention (16). Par là, il a contribué comme personne à débarrasser la psychologie du fatras scientiste de l’associationnisme qui aliénait l’homme en une chimie imaginaire de ses productions conscientes.

Le chemin que parcourt l’évolution de la technique analytique pratiquée par Freud accomplit le tracé de son intention première. Il a abandonné l’hypnose pour ce qu’elle méconnaît le droit et la nécessité de l’homme de résister, c’est-à-dire : d’exprimer comme il l’entend le sens qu’il est capable de réaliser en son corps et en ses relations avec autrui. A l’hypnose, Freud a substitué l’interprétation : la reconnaissance des significations que le malade élabore, et dont la prise de conscience dans un transfert symbolique a un effet cathartique, parce qu’elle rend [p. 134] l’homme disponible aux « représentations », aux intentions qu’il refuse encore et qui s’imposent pourtant avec une telle insistance qu’il les transforme en symboles corporels, en phantasmes-écrans, en actes manqués. Mais le psychanalyste n’impose pas impunément au malade ses interprétations. Si pour lui « tout acte manqué est un discours réussi » (17), il faut que le malade lui-même articule ce discours, sans quoi il est violence et non plus discours significatif, dans le rapport interpersonnel d’un transfert authentique. De la résistance éprouvée, Freud a tiré la conséquence, et sa technique devenait moins impérieuse (18). Il n’est pas tombé au piège comme ce stratège qui s’accroche à la prise d’une ferme isolée où l’armée ennemie, par méthode de diversion, a concentré quelque résistance trompeuse (19). Dans la résistance Freud a su reconnaître le même sens, la même intention qui l’interpellait dans les autres manifestations morbides.

Jacques-Marie Lacan (1901-1981).

Jacques-Marie Lacan (1901-1981).

Toute la tentative de Freud vise donc à rendre leur plein sens à ces intuitions centrales. La psychanalyse est l’art de l’interprétation des sens des phénomènes psychiques, c’est dire : de leur tendance ou intention. Cette interprétation permet d’accomplir les actes mentaux auxquels les symptômes névrotiques se sont substitués en vertu de leur parenté de structure. Les loisirs nous manquent ici pour analyser tous les éléments de ces termes « interprétation » et « sens », et pour les situer dans l’ensemble des interprétations et des significations qui se présentent dans les sciences humaines apparentées que sont : la psychologie de la conduite, l’histoire et la linguistique. Toutes ces sciences humaines convergent en cet intérêt originaire pour l’expression d’un sens humain [p. 135] en des paroles, en une série d’actes institutionnels, ou une conduite de vie. Chacune aussi a rencontré, au centre de leur convergence, le problème du sens et la science qui se donne pour tâche d’élucider le sens comme tel : la phénoménologie,

Freud s’est refusé au dialogue avec la philosophie, Ses meilleurs disciples ont cependant engagé la confrontation avec la phénoménologie. Ils ont compris qu’elle n’est pas cette philosophie fermée, définitive, le Baedecker (ou Guide Bleu) pour la vie (20) qui boucle toutes les questions, et trahit la puissance d’interrogation qui fait de l’homme auquel ont également affaire les psychiâtres, un être créateur de significations (21). En renouant avec l’intention philosophique originaire, la phénoménologie interfère avec la psychanalyse par le même souci de préserver et de mieux comprendre en l’homme son pouvoir adamique de nommer les choses et d’instaurer avec autrui des relations significatives. Voyons d’abord, en raccourci, comment la phénoménologie s’apparente à la psychanalyse et ce qu’elle peut lui apporter. En un troisième temps, nous marquerons ses limites, et préciserons l’originalité de la psychanalyse, menacée parfois par les rapprochements intempestifs aussi bien de la part des psychanalystes que des phénoménologues.

II – PHÉNOMÉNOLOGIE ET PSYCHOLOGIE.

Dans la philosophie à l’usage du dauphin, la phénoménologie se trouve ramenée à une prise de possession descriptive des données de fait. Et parfois psychiatres ou psychologues s’accommodent volontiers de cette présentation qui les flatte doublement : ils se présentent à la société savante oints d’une culture philosophique, et ils continuent de détenir la clé « scientifique » de leur inaliénable domaine dont la phénoménologie [p. 136] les a aidés à dresser la carte géographique. Somme toute, une technique descriptive ne peut que contribuer à mieux relever le caractère énigmatique des maladies mentales; elle ne fournira jamais 1′ « explication ». Mais surtout, elle n’oblige personne à réfléchir sur le sens d’une explication appelée par les phénomènes en question.

C’est là une phénoménologie qui relève de l’attitude naturelle: elle est exactement au contre-pied de l’attitude philosophique que Husserl a voulu inaugurer. Rappelons seulement que la doctrine de l’intentionnalité que Husserl a présentée dans les Recherches Logiques, est dirigée contre le psychologisme régnant dans ce début de siècle vide de vraie philosophie. Husserl réaffirme l’autonomie de la vérité. Elle subsiste en elle-même, encore qu’elle soit visée à travers une multitude d’actes intentionnels individualisés en nombre de sujets, et exprimée en langages très divers.

Dans les Idées Husserl tire la conclusion de cette nature de l’objet intentionnel: son corrélat noétique, le sujet qui parle et s’exprime; n’est pas le sujet empirique du psychologisme, soumis aux lois de la chimie mentale, mais le sujet transcendental orienté vers la vérité objective. La réduction phénoménologique première manière, la réduction eidétique, est une technique pour dégager dans les choses concrètes leur idéalité pure, indépendante de l’intuition effective des individus qui se prononcent sur les données. Cette réduction donne naissance à l’intuition créatrice (erzeugend) qui saisit dans les phénomènes leur loi idéale, leur eidos. L’intentionnalité de la conscience signifie que la présence des essences mêmes motive l’affirmation d’une vérité à visée supra-empirique et d’autre part, que l’eidos surgit devant une visée active qu’il est appelé à remplir. Les analyses eidétiques étudient sur le plan des objets constitués les corrélats noématiques des divers modes de conscience constituante (23).

La phénoménologie de Husserl n’est donc pas une exploration d’un terrain à étudier. Elle est une étude de l’intentionnalité comme acte constituant de la conscience qui pose et intuitionne en face d’elle des [p. 137] structures significatives. Ce terme de constitution est fort ambigu dans les textes de Husserl. E. Fink (24) distingue plusieurs significations : mettre ensemble, mettre en ordre les choses, produire et achever, aussi : mettre en ordre nos représentations des choses, produire le sens d’objet des choses qui nous sont présentes dans les représentations. Mais ce perpétuel glissement même des significations de la constitution témoigne de l’intention profonde de Husserl de maintenir à l’intentionnalité de la conscience sa fine pointe : elle est active et réceptive, elle institue le sens et le contemple à la fois. Ce paradoxe est le fondement même de la conscience humaine, et il accompagnera Husserl jusqu’aux ultimes tentatives pour saisir cette constitution de sens à l’origine même du monde (25).

Quoi qu’il en soit de la dimension ontologique de la phénoménologie, ce qui importe ici est que sur tous les plans la réduction phénoménologique signifie le renversement de l’attitude naturelle et le retour des choses constituées à leur sens fondé en la constitution. Ce mouvement à rebours de l’attitude naturelle en laquelle l’homme s’enlise dans la facticité du déjà-là, est à l’origine de toute une nouvelle ontologie de la parole et de la vérité, et de toute une analyse existentielle du corps, du moi, et du monde comme horizon du projet humain.

Martin Heidegger (1889-1976).

Martin Heidegger (1889-1976).

Nous ne nous étendrons pas sur la philosophie heideggerienne de la parole. Nous voulons seulement marquer que cette philosophie, prolongeant le souci de Husserl de restituer au langage sa véritable nature d’institution de sens, est de toute évidence le fond ontologique sur lequel l’intuition de Freud sur la maladie comme parole vécue peut se comprendre (26). Elle nous préservera de cette perpétuelle illusion à vouloir [p. 138] chercher la réalité du sujet au-delà du « mur du langage », et à croire que la vérité du sujet est dans le psychanalyste, déjà donnée, qu’il la connaisse par avance (27). Freud, à chaque tournant de son évolution, s’écartait davantage d’une psychothérapie qui consisterait à transvaser dans le sujet « les vérités que l’analyste possède ».

Une réflexion ontologique au niveau de Heidegger n’est certes pas indispensable. Freud s’en passait fort bien. Mais il était nourri de la sève de la grande littérature européenne, et les prophètes de la parole authentique que sont les poètes ont éveillé en lui l’écho de leur parole. Cependant le danger d’une pensée non philosophique est qu’elle en use à son insu, et de la mauvaise, et avec l’entêtement d’une pensée positiviste qui prétend se soumettre aux seuls faits.

La parole qu’écoute le psychanalyste est un langage bien indirect ; celui des phantasmes qui g’ enracinent dans le corps vécu, celui des troubles fonctionnels qui reprennent en une modulation propre le thème des phantasmes, celui des actes manqués qui sont éloquents pour ce qu’ils incarnent en un geste de somnambule une intention inavouée. Une philosophie dite cartésienne ne saurait que faire de ces idées freudiennes ! Et comme cette philosophie est l’expression et la justification d’une mentalité caractéristique d’une civilisation technique, elle imprègne l’atmosphère de toutes les sciences, détermine jusqu’à la conception des arts plastiques, et, suscite chez les psychologues et les psychiatres des hypothèses de travail aveugles aux phénomènes proprement psychiques découverts par Freud. Sur ce point également le renouveau de la phénoménologie, source d’inspiration aussi de la psychologie de la forme, peut rendre les hommes capables de capter les découvertes analytiques.

Attentif à la constitution du sens, Husserl a vite remarqué l’importance capitale du corps humain comme milieu d’intentionnalité constitutive et comme champ de motivation pour la volonté (28). Husserl compare le langage au corps : il est comme le corps de la pensée. « La visée (Meinung) ne git pas à l’extérieur, à côté des mots; mais dans notre discours, nous achevons continuellement une visée intérieure, qui se fond [p. 139] avec les mots, et les anime en même temps de l’intérieur. La conséquence de cette animation est que les mots et les discours entiers incarnent en eux une visée et qu’ils portent en eux cette visée incarnée comme un sens » (29). C’est dans le corps que naissent les intentionnalités et les valeurs par lesquelles l’homme transfigure les objets environnants en monde humain, et sa parole, il l’élabore à travers le médium du corps ; à son tour, elle assume et active l’ébauche de signification corporelle dans un rapport socialisé (30). Toute la peinture moderne nous a révélé un sens, un espace et même un temps immanent au corps, « tel qu’il est conçu par l’usage de la vie », selon l’expression de Descartes lui-même dans sa lettre à Élisabeth (28-6-1643). Cézanne a découvert que pour peindre un regard triste ou un sourire, il faut marier de certaine façon la couleur. Mais, dit-il : au diable, si les hommes s’en doutent !

Depuis, les phénoménologues et les psychologues de la forme se sont attachés à étudier les significations qui naissent dans le corps, ambigües et ouvertes aux déterminations multiples, traçant cependant des vecteurs de significations possibles où les intentions successives pourront prendre forme et réalité existentielle. Qu’il suffise de rappeler ici toutes les analyses des différents modes de spatialisation et de temporalisation, les études sur le concept de monde, sur l’émotion comme intention de type magique, sur le mode existentiel réalisé par la conscience imageante, et sur les sensations organisatrices d’ensembles significatifs. Les psychiatres les psychologues, même les biologues ont su profiter de ce ressourcement philosophique; certains psychanalystes aussi, L. Binswanger, un des amis fidèles de Freud, trop peu connu en France, a très tôt senti la parenté d’inspiration entre le courant phénoménologique et les idées maîtresses de Freud sur le temps, le corps vécu, le langage. Son effort .de synthèse, qu’il a qualifié de Daseinsanalyse (analytique existentielle) (31), est certainement appelé à faire fructifier les recherches [p. 140] psychanalytiques, à condition de ne pas adopter la phénoménologie et la philosophie existentielle en tant que paramètre des expériences analytiques. Dans le même style E. von Gebsattel (32) a écrit des pages lumineuses sur l’espace et le temps organisés obsessionnellement, sur la constitution de la personnalité et le dédoublement, etc…

Le danger d’une psychanalyse qui se veut à l’état pur d’expérience immédiate est qu’elle fasse de la philosophie à son insu. Car tous les concepts utilisés par Freud et ses successeurs véhiculent une charge d’anthropologie implicite. On oublie trop facilement comment Freud, doué d’une exceptionnelle capacité d’interrogation, a remanié tous les concepts psychologiques qui avaient pénétré dans toute la culture contemporaine. La phénoménologie ne se substitue pas aux expériences des sciences naturelles et humaines; mais elle les aide à « comprendre leurs propres productions en tant que l’intentionnalité qui les produit reste en elles à l’état implicite » (33). Elle fait l’analyse de la philosophie immanente à tout projet et toute théorie scientifique. Par là, elle exorcise dans les sciences les mythes qui les enveloppent et obscurcissent leur horizon.

Il suffit de peser certaines notions cardinales dans la psychanalyse contemporaine pour se rendre compte de toute la pesanteur naturaliste sous laquelle suffoquent les intuitions originelles de Freud. Les symboles des rêves sont souvent expliqués comme des images d’Épinal, hors du contexte de rapport vécu qu’ils symbolisent et ponctuent à la fois. Et tout le rapport du sujet à son monde se trouve parfois emprisonné dans la courbe : adaptation à l’objet-intégration de l’objet. On ne semble pas s’apercevoir que dans la psychologie expérimentale elle-même le concept formaliste de l’homéostasis est reconnu dans sa foncière ambiguïté. Ce qui est objet d’étude dans la perception, ce n’est pas cette interaction [p. 141] causaliste d’un sujet et d’un objet, mais l’organisation même du monde environnant par la perception; car elle aussi exprime le noyau du sujet percevant (34).

Une critique phénoménologique préservera aussi le psychanalyste d’un durcissement des concepts de langage et de corps, et l’aidera à faire la synthèse entre ces deux modes expressifs en constante dépendance et en permanent échange. Le corps vécu est animé par une intention qui l’humanise et lui confère sa fonction symbolique, Et c’est parce qu’il n’est pas figé dans sa matérialité que la parole cathartique peut descendre en lui, en remanier la forme qui l’anime, et lui conférer une fonction symbolique nouvelle (35). La parole naît elle-même dans une intention qui s’accomplit seulement grâce à la quasi-matérialité du langage articulé, mais reste cependant toujours au delà. Et cette intention traverse le corps avant, de se cristalliser en discours. Elle prend racine dans l’expérience concrète médiatisée par le corps, sans quoi elle est forme pure, et prend elle-même la pesanteur de la réalité qu’elle ne trouve plus à animer ; la parole matérialisée des schizophrènes peut indifféremment être qualifiée de matérielle ou de purement formelle,

En résumé : la phénoménologie, en maintenant jalousement tout donné noématique dans la corrélation intentionnelle avec une noesis, a fait la critique fondamentale de toute pensée naturaliste sur le langage, le corps, la liberté, les émotions… Elle installe la pensée au centre même de la visée intentionnelle et lui permet de saisir à leur source toutes ces ambiguïtés avec lesquelles le psychanalyste se trouve quotidiennement confronté : le symbolisme des images basculant en leur contraire, les motivations opposées se fondant l’une sur l’autre, l’image du corps constamment déstructurée et remaniée, Elle articule les schèmes qui émergent de l’expérience analytique. Toutefois elle ne supplante pas celle-ci. Et il n’est pas moins nécessaire d’insister brièvement sur l’envers des rapports psychanalyse-phénoménologie. [p. 142]

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CONCLUSION

L’APPORT DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE ET L’ORIGINALITÉ
IRRÉDUCTIBLE DE L’EXPÉRIENCE ANALYTIQUE 

Certains phénoménologues se sont sentis menacés par la psychanalyse en ce qu’elle maintient l’irréductibilité de la notion d’inconscient. Résumant la pensée de Sartre, qui lui-même fait écho à G. Politzer, Fr. Jeanson écrit : « L’entreprise phénoménologique perdrait toute signification s’il existait un Inconscient psychique » (36). Mais d’autre part certains trouvent dans la phénoménologie le moyen d’échapper à l’acuité de la découverte freudienne. Sur le plan des phénomènes immédiats la phénoménologie leur fournit l’outillage nécessaire pour « comprendre » le temps vécu des malades, et pour rattacher leur langage aux grandes lois de la linguistique, etc… Mais ils restent anti-analystes décidés parce qu’ils refusent de dépasser ce premier pas de la réduction eidétique (37). Au fond ils ne voient pas que le sens institué par l’homme est tellement sa fondation personnelle, que ce sens devient nécessairement histoire, tissée de questions et de conflits, virant vers la névrose, s’y figeant parfois ou s’en délivrant par l’accès à une signification vécue nouvelle.

La coupe transversale dans le temps présent du malade, telle qu’elle est pratiquée par certains à l’aide des analyses eidétiques, est une méconnaissance de cette historicité foncière qui caractérise l’homme en tout son être : phantasmes, gestes, conduite et langage. Cette historicité est proprement dialectique : elle progresse par négation et intégration. La phénoménologie en tant que étude du sens, doit donc être essentiellement [p. 143] historique ; elle ne débouche pas sur des idées éternelles, mais sur une genèse de sens (Sinngenesis) (38).

L’histoire intentionnelle de l’homme n’exclut pas les données de fait, les événements historiques, les déterminants biologiques et héréditaires. Freud insiste d’ailleurs constamment sur le conditionnement biologique des maladies mentales. Mais la trame événementielle et la constitution biologique ne sont jamais que des motivations assumées dans un projet intentionnel qui les affirme, les conteste et les dépasse. Un sens vécu n’est jamais qu’un signe indicateur d’autre chose que lui-même, que ce soit un événement historique déterminant ou un facteur biologique. La psychanalyse anecdotique n’est qu’une caricature.

A l’autre pôle, la « psychanalyse existentielle », en évacuant l’intentionnalité inconsciente, n’est pas moins infidèle à Freud et à la phénoménologie. Si au plan ontologique Husserl a rêvé de rendre transparents de part en part tous les concepts opératoires de la philosophie, et de remonter à la fondation originaire (Urstitung) qui coïnciderait avec la fondation ultime (Endstiftung), au plan des sciences humaines il a reconnu de plus en plus la vanité de son projet primitif de dégager par la réduction une logique et une linguistique universelles et absolues. La phénoménologie doit s’insérer au cœur même des différentes expériences et les élucider de par l’intérieur, que ce soit l’histoire, la psychologie, la linguistique ou la physique. Préjuger de l’inconscient psychique à partir des descriptions de la conscience actuelle va donc à l’encontre de la phénoménologie aussi bien que de la psychologie. Car aussi opaque que cette notion reste encore à l’état actuel des analyses, Freud en a fait la pierre angulaire de sa technique d’interprétation et de sa compréhension de la biographie humaine. Il a sans doute méconnu en une certaine mesure la densité propre des intentions conscientes du sujet, et la critique de M. Scheler à ce propos reste valable (39). Une des tâches d’une psychanalyse enrichie d’une philosophie plus authentique serait d’étudier le rapport dialectique entre conscient et inconscient à la lumière de cette [p. 144] idée de fondation de sens, centrale dans la pensée de Freud et dans la philosophie contemporaine.

Toutes ces réflexions critiques ne sont pas rigoureusement indispensables. Mais il s’avère que d’une façon ou d’une autre tout homme de science tend à élucider et à systématiser les concepts opératoires qui animent obscurément ses intuitions et ses hypothèses de travail. D’ailleurs, en cette philosophie spontanée se déploie cette puissance d’interrogation que Freud a dévoilée jusque dans les régions les plus opaques de l’homme. Quoi de plus fidèle au fondateur de la psychanalyse, que de mettre en œuvre par une réflexion critique cette lueur de vérité qui naît avec le premier geste et la première parole de l’homme ? Et quoi de plus humain ? « Denn das fragen ist die Frommigkeit des Denkens » (40).

A. VERGOTE

Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831).

Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831).

NOTES

(1) Dans : Le Concept d’angoisse.

(2) Cette interprétation est fausse parce qu’elle situe Husserl dans une problématique qui n’est pas sienne. Voir E. FINK dans : Problèmes actuels de la phénoménologie, 1952, p. 68-71.

(3) Sur l’influence décisive de Goethe, par exemple, voir Gesamrnelte Werke, XI, 120.

(4) Cf. E. JONES, Sigmund Freud. Lite and work, l, London, 1953, pp. 61-62.

(5) GW, XIII 98 (Massenpsychologie und Ich… Analyse): trad. fr. Essais de Psychanalyse, 1951, p. 99.

(6) L’Etre et le Néant 28, p. 656.

(7) Psychopathologie Générale. p. 277.

(8) et (8 bis), G W. XIII 97, trad. Fr. Essais … p. 99.

(9) G W, XI 53, trad. fr. Introduction d la psychanalyse, 1951, p, 50, Notons que Absicht est à traduire par intention, et non par fin. « Intention » marque le caractère processuel d’une tendance qui, même inconsciente, est de l’ordre de la conscience.

(10) G W, XIII 215.

(11) C’est la première des « Cinq Psychanalyses ». (G W, V).

(12) Cinq Psychanalyses, p. 81.

(13) T 3. Ibid., pp. 85-86.

(14) C’est la comparaison bergsonienne pour l’imagination.

(15) Voir W. MUSCHG : Freud ais Schriftsteller, in Die psychoanalytische Bewegung, II 5, 1930).

(16) Nous avons développé ces idées dans un article à paraître prochainement dans les Archives de Philosophie : L’intérêt philosophique de la psychanalyse freudienne.

(17) J. LACAN, Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, in : La Psychanalyse, T.I, p. 113.

(18) C’est se méprendre sur l’inspiration freudienne que de dire : « Il faut qu’un autre interprète et sache, pour que moi je me réconcilie avec moi-même. Il faut qu’un autre me traite comme objet, comme champ d’excitation causale, et considère ma conscience même comme le symptôme, comme l’effet-signe de forces inconscientes, pour que moi je redevienne maître de moi ». P. RICOEUR, Philosophie de la Volonté, l, p. 361. Il ne fait pas de doute que le Freud premier mode puisse prêter à pareille exégèse, et que la psychanalyse incline parfois vers ce causalisme contraire aux idée directrices qui ont guidé Freud à travers son évolution.

(19) Comparaison employée par Freud, dans la « Science des Rêves ».

(20) C’est ainsi que Freud qualifie les systèmes philosophiques.

(21) Voir : ERWIN STRAUSS, Man a questionning being in : Tydschrift voor Philosophie, 1915. – Voir aussi Dr H, Ey, Études psychiatriques, T 1, n°2 et n°3 ; ainsi que l’Introduction au traité de psychiatrie clinique et thérapeutique, in Encyclopédie médico-chirurgicale, 1954

(22) Formale und Transcendentale Logik, § 63.

(23) Ideen l, 153.

(24) Conférence au Colloque Phénoménologique de Royaumont, Avril-Mai 1957.

(25) C’est là le sens de ce mouvement vers ce qu’on a appelé « l’idéalisme transcendental » de Husserl, tel qu’il s’ébauche déjà dans les Ideen. Voir l’article décisif publié par E. FINK avec l’entière approbation de Husserl : Die phänomenologische Philosophie. E. Husserls in der gegenwartigen Kritik, in : Kantstudien, t. 38, 1933.

(26) En France, c’est le mérite du Dr J. LACAN d’avoir recentré la psychanalyse sur la parole. S’aidant de la linguistique, de l’ethnologie, de la philosophie aussi, hégélienne et heideggerienne, e.a, il a rendu aux textes fondatifs de Freud la dimension propre où lui-même situait son expérience. Voir surtout l’article cité de La Psychanalyse, I.

(27) J. LACAN, a.c., p. 160.

(28) Voir les excellentes pages de P. RICOEUR, Philosophie de la Volonté, l, p. 116 ss.

(29) Formale und Transcendentale Logik, Halle, 1929, M. Miemeyer-Verlag, p. 20.

(30) Sur le rapport corps-langage, voir aussi MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, p. 203 ss.

(31) Voir les deux recueils: Augewahlte Vortràge und Aufsatze, 1 et II, Francke-Verlag, Bern, où sont reprises les études sur la phénoménologie, l’analytique de Heidegger, sur le problème du langage et de la pensée, sur l’expérience, la compréhension et l’interprétation en psychanalyse, sur le rêve, etc… Deux importantes études sur le sujet viennent de paraître dans : Der Mensch in der Psychiatrie, Plullingen, 1957 (L’homme dans la Psychiatrie, et : Mon chemin vers Freud). En guise d’introduction à « Le Rêve et l’existence », traduit par J. Verdeaux, M. Foucault donne une importante étude sur Binswanger (éd. Desclée de Brouwer, 1954).

(32) Prolegomena einer medizinischen Anthropologie, 1954.

(33) Formale und Transcendentale Logik, p. 12.

(34) Voir J. NUTTIN, Tâche, réussite et échec, Théorie de la conduite humaine, p, 89 ss.

(35) A Paris, le Dr F. DOLTO a surtout développé cette idée de la médiation symbolique des rapports aux hommes et au monde par le corps vécu. — Cf., : Psychanalyse et pédiatrie, 1940, – Dans la même ligne, le Dr PANKOW a publié une étude critique sur une thérapie de deux schizophrènes, basée sur la prise de conscience des structures élémentaires de leur schème corporel : « Structuration dynamique dans la schizophrénie ». Huber, Bern, 1956.

(36) La Phénoménologie, 1951, p. 87.

(37) Toute la critique husserlienne du naturalisme en psychologie vaut également contre ce courant de pensée. Voir : Erste Philosophie, l, p. 51.

(38) Philosophie als Strenge Wissurschalt, in Logos, 1, 1910, p. 338.

(39) Nature et formes de la sympathie, p. 288.

(40) 40. M. Heidegger, Vortrdge und Aufsdtze, p. 44.

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2 commentaires pour “Psychanalyse et phénoménologie. Par Antoine Vergote. 1957.”

  1. Psychanalyse et phénoménologie (1953), par Antoine Vergote « Théologie & PsychanalyseLe mardi 9 septembre 2014 à 9 h 42 min

    […] Consulter l’article » […]

  2. DeeaLe mardi 25 août 2015 à 22 h 17 min

    Hey hey hey, take a gaednr at what’ you’ve done