Henri Delacroix. Note sur la cohérence des rêves. Extrait du « Rapport au Congrès international de philosophie », seconde session, (Paris), 1905, pp. 556-560.

Henri Delacroix. Note sur la cohérence des rêves. Extrait du« Congrès Internatinal de Philosophie – IIme sessin tenue à Genève du 4 au 8 septembre 2904. Rapports et comptesrendus publié par les soins du Dr Ed. Claparède », (Genève), 1905, pp. 556-560.

 

Henri Delacroix 1873-1937). Philosophe et psychologue. Il est l’élève de Henri Bergson au Lycée Henri IV à Paris. Agrège de philosophie il soutient une thèse de doctorat intitulée Essai sur le mysticisme spéculatif en Allemagne au XIVe siècle en 1900. Il enseigne au lycée de Pau (1899-1901) puis est maître de conférences à l’université de Montpellier (1901-1902), de Caen. Il est nommé ensuite à la faculté des Lettres de Paris à partir de 1919, comme maître de conférences puis à une chaire professorale. Il est élu doyen de la Sorbonne en 1928.
Quelques publications retenues parmi les nombreux articles publiés :
— Sur la structure logique du rêve. Article paru dans la « Revue de Métaphysique et de Morale », (Paris, douzième année, 1904, pp. 921-934. [en ligne sur notre site]
—  Études d’histoire et de psychologie du mysticisme, Paris, Félix Alcan, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », 1908
—  La religion et la foi. Paris, Félix Alcan, 1922. 1 vol. in-8°, XII p., 462 p., 1 fnch.
—  Le rêve et la rêverie, in DUMAS, Traité de psychologie, t. II, Alcan, Paris, 1924, pp. 211-226.
—  Le temps et les souvenirs. Le rêve et la rêverie, in DUMAS, Traité de psychologie, t. V, Alcan, Paris, 1936,
—  Le langage et la pensée. Paris, Félix Alcan, 1924. 1 vol. in-8°, 602 p., 1 fnch. Bibliographie. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ». – Nouvelle édition, revue, remaniée et augmentée. Deuxième édition, revue et complètée. Paris, Félix Alcan, 1930.
—  Au seuil du langage. Journal de psychologie normale et pathologique, 1933..
—  L’enfant et le langage. Paris, Félix Alcan, 1934. 1 vol. 12/18.8, 4 ffnch., 118 p., 1 fnch. Dans la « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine ». Broché. E.O. 02/08/98
—  Le Temps et les Souvenirs. Le rêve et la rêverie. Extrait du Nouveau Traité de Psychologie de Georges Dumas. T. V. Paris, Félix Alcan, 1936. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., pp. 305-404. 5/3/97
—  Les grands mystiques chrétiens. Nouvelle édition. Paris, Presses Universitaires de France, 1938. 1 vol. in-8°, 2 ffnch., XIX p., 470 p., 1 fnch.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Les notes en bas de page ont été renvoyées en fin de texte. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

[p. 556]

NOTE SUR LA COHÉRENCE DES RÊVES

Par M.· H. DELACROIX
Professeur à la Faculté des Lettres de Montpellier.

Tous les psychologues s’accordent à reconnaître que le rêve est un complexus de sensations et d’images ; on a établi avec beaucoup de précision, par l’observation et l’expérimentation, le rôle des sensations internes, des sensations externes et en dernier lieu des sensations subjectives. Le rôle des images apparaît clairement ; même dans cette espèce de rêves qui semble formée uniquement de tableaux perceptifs, c’est l’image qui, en s’ajoutant à la sensation, constitue l’illusion. Le rêve peut-il être constitué par une simple suite d’images sans intervention de sensations ? Cette question est plus délicate ; il y a des rêves qui semblent n’être que des reproductions de souvenirs ou des rêveries analogues à celles de la veille, lorsque la distraction supprime autant que possible toute perception ; mais on ne peut affirmer que la sensation n’y joue aucun rôle ; et il est sage d’admettre le caractère à la fois sensoriel et psychique de la plupart des rêves. Nous laisserons de côté toutes les questions qui concernent la combinaison de la sensation et de l’image dans le rêve, la construction des illusions du rêve et nous chercherons seulement comment s’explique la cohérence, l’unité que nous trouvons dans certains rêves.

En effet, le rêve est rarement un tableau perceptif, une simple illusion ; plus souvent, il présente une succession de tableaux, d’états affectifs, logiques, de souvenirs, etc. Comment se peut-il faire que cette suite présente, comme il arrive souvent, un certain caractère de cohérence ? En effet, l’incohérence semble devoir être la règle : 1° les sensations du sommeil, distinctes, discontinues, hétérogènes semblent devoir interrompre à tout moment la continuité du rêve, et former un point de départ à de nouvelles associations sans lien avec les précédentes ; 2° le jeu des images, livré au hasard de l’automatisme, affranchi du contrôle de la réflexion, devrait dériver à tout instant, comme il arrive dès que nous cessons de surveiller nos idées. [p. 557]

Si l’on examine les rêves sous le rapport de la cohérence qu’ils présentent, on peut distinguer cinq catégories (1)

1° Les Rêves cohérents et sensés ; ceux qui pourraient à la rigueur pénétrer et qui pénètrent parfois, par une illusion du souvenir, dans le système de la veille ; ces rêves sont analogues aux successions d’événements ou de représentations bien réglées qui se déroulent dans la veille ; quelquefois ils ne sont que la reproduction d’événements réellement vécus ; souvent ils sont la représentation d’événements irréels, mais possibles (2).

2° Les Rêves cohérents, mais non sensés ; tout s’y tient, mais ils enferment quelque invraisemblance, quelque étrangeté. Pris en eux­-mêmes, ils présentent un caractère logique ; comparés à la vie réelle, ils sont illogiques. Ces rêves sont parents de certaines rêveries de la veille qui s’évadent dans l’impossible ; ils ont quelque chose des contes de fées et des récits merveilleux. Les principes de l’expérience n’y sont pas appliqués.

Dans ces deux catégories, nous trouvons une suite bien liée d’images, une certaine unité d’action, qui parfois même s’accompagne d’unité de temps et de lieu. Ce sont des Rêves-rêveries.

3° Les Rêves incohérents, mais dont on ne peut dire qu’ils n’aient aucun sens ; auxquels on soupçonne un sens lointain ou une pluralité de sens. Ce sont des rêves rébus ; ils expriment, par exemple, un faisceau de préoccupations différentes : c’est un écheveau embrouillé, l’amalgame d’un certain nombre de tendances dissembla­bles ; et les images qu’ils enferment sont liées à l’idée qu’elles expriment par une relation accidentelle.

4° Les Rêves incohérents et à transformation, c’est-à-dire qui présentent successivement plusieurs sens et qui sont incohérents par là même : tissu d’épisodes sans idée sous-jacente, et qui ne réussit que momentanément à faire son unité.

5° Les Rêves incohérents et dépourvus de sens : simple suite d’images qui n’ont point de rapport entre elles ou du moins ne paraissent pas en avoir ; ou bien une image unique et indistincte, qui ne semble pas liée à un contenu mental précis. On peut se demander si de tels rêves existent comme rêves, ou si nous n’avons pas devant nous des débris de rêves plus complexes et plus harmonieux. [p. 558]

Nous ne chercherons point ici à fixer la quantité d’observations qui rentrent dans chacune de ces catégories. Bornons-nous à dire que de nombreuses observations nous montrent fréquente la cohérence logique, telle que nous l’observons dans les deux premières catégories et que nous devons l’expliquer ainsi que les compositions moins cohérentes.

Leroy et Tobolowska ont, dans ces derniers temps, proposé une intéressante hypothèse : la cohérence serait l’œuvre d’une construction rationnelle qui s’exerce sur les images incohérentes et confuses du rêve et les compose en un ensemble intelligible, L’homme qui rêve assiste à un défilé d’images en soi incohérentes, à une suite de tableaux dont les liens réels sont des analogies qui nous échappent complètement, ou des associations qui n’ont rien de rationnel ; mais il y ajoute une interprétation qui fait corps avec ces images, leur donne un sens et, s’objectivant, lui apparaît comme la pensée qui a régi la succession de ces tableaux. De plus, elle provoque dans la conscience du dormeur des images qui la traduisent et des hallucinations secondaires qui sont sa projection. Le rêve est fait du même travail de coordination logique que la veille. J. Sully avait expliqué de la même manière ce qu’il appelle l’unité dramatique du rêve : « Dans un chaos d’impressions nous cherchons un schéma pour le comprendre ».

Il y a du vrai dans cette théorie ; elle explique fort bien notre 4e classe de rêves. Mais elle ne s’applique pas à tous les faits : 1° Il y a des rêves qui se déroulent de bout en bout avec une suite parfaite, où nous assistons au développement d’une image complexe, plutôt qu’à une suite d’images ; 2° Il y a des rêves qui reviennent parfois (rêves familiers), variés dans leurs détails, mais traduisant à la conscience un même faisceau de préoccupations et de tendances ; amplification diverse d’un thème unique. Ainsi, d’une part, il y a dans notre esprit une tendance à rêver d’une certaine manière, de certaines habitudes de rêver, pourrait-on dire, qui se satisfont parfois, des schémas tout prêts à donner un sens aux images du rêve, des combinaisons mentales toutes formées, qui passent à l’acte à la première sollicitation, de sorte que si l’on admet dans le rêve un effort de construction rationnelle, il faut signaler que cette construction se fait souvent selon certaines formules préétablies ; et, d’autre part, on ne peut admettre, au moins dans tous les cas, que l’incohérence des images soit le fait primitif et que l’unité sorte d’un travail parallèle ou secondaire d’organisation. [p. 559]

En effet, il n’est pas exact que dans le rêve nous allions toujours d’une image donnée sans lien logique avec les images antécédentes à d’autres images incohérentes et à une interprétation; car souvent le rêve est la continuation de la rêverie présomnique ; l’image mentale de la rêverie, qui devient l’image hallucinatoire du rêve, est donc solidaire de tout un contenu intellectuel, et souvent aussi les images du rêve, à quelque moment du sommeil qu’elles apparaissent, se montrent complexes et nettes, portant pour ainsi dire leur légende en elles-mêmes. En d’autres termes, il arrive souvent que le rêve développe ce que l’on peut appeler des thèmes, c’est-à-dire des systèmes d’images orientés autour d’une ou de plusieurs images principales, et que le rêveur pense par dissociation, par analyse d’un de ces systèmes, plutôt que par association d’images extérieures les unes aux autres. L’étude de la rêverie a montré que nous avons tous certains thèmes préférés que nous laissons évoluer aux heures favorables ; l’analyse de certaines formes de création artistique nous l’enseigne également sur la formation et l’évolution de ces thèmes. Bornons-nous à les nommer ici. Bien des rêves sont analogues à ces rêveries ; que le rêve, du reste, emprunte son thème à la veille, ou l’improvise, comme il fait parfois.

La valeur émotionnelle de ces thèmes assure souvent leur unité, leur persistance et leur répétition ; nos désirs ou nos craintes s’y jouent en aspirations confuses ou en réalisations claires ; l’excitation et la dépression, la tension et la détente que toutes les émotions et tendances détiennent, règlent le mouvement des images. Il y a ainsi à côté de l’unité intellectuelle une unité affective (ce que J. Sully appelle l’unité lyrique du rêve). L’émotion prédominante donne au contenu mental une tonalité uniforme et opère une sorte de tri entre les représentations. Les rêves cohérents (nos deux premières catégories) et même les rêves incohérents (troisième catégorie) — ceux d’entre eux du moins qui sont l’expression d’un faisceau de tendances enchevêtrées — sont donc analogues aux rêveries de la veille. Ils sont le développement plus ou moins régulier d’un thème qui résiste à l’assaut des sensations et des images importunes et se défend soit en les passant sous silence, soit en se les assimilant ; de cette combinaison, lorsqu’elle se produit, sortent souvent de nouveaux épisodes. Il est très intéressant d’étudier parallèlement le rêve, la rêverie et les états similaires, je veux dire, tous ceux où nous construisons et combinons des images sans réflexion méthodique et sans intervention de la volonté consciente ; en tous nous trouvons une même [p. 560] fonction, l’aptitude à composer des ensembles, à penser par figures et par systèmes. La pensée, endormie ou éveillée, lorsqu’elle rêve, construit des thèmes ou exploite des thèmes préexistants. Nombreux sont les thèmes de la veille qui passent dans le sommeil. Le sommeil n’est pas, comme on l’a prétendu, un état de désintéressement total, de transmutation de toutes les valeurs psychiques.

Il n’y a donc entre le rêve et la rêverie qu’une différence de complication et de systématisation ; quand l’organisation de la veille s’écroule dans le sommeil, la conscience ne tombe pas à l’amorphe, à l’inorganisé. Ce qui disparaît, c’est l’unité centrale, la hiérarchie des processus mentaux, l’orientation psychique ; il demeure des systèmes désagrégés dont quelques-uns franchissent le seuil de la conscience et deviennent des rêves. Il y a tous les degrés, toutes les formes de transition possible entre les rêves analogues aux rêveries de la veille et la poussière d’images qui tombe à l’incohérence ; mais l’incohérence, si l’on entend par là le fait d’unir des représentations d’après des rapports purement externes, n’est pas plus l’état ordinaire du sommeil qu’elle n’est celui de la veille. La vie du rêve est une vie élémentaire ; mais les éléments psychiques sont déjà des systèmes, et le rêve ne tombe à l’incohérence que par accident. Souvent même, si nous pouvions analyser assez avant, nous verrions que cette incohérence n’est qu’apparente et que telle image isolée, ou tel groupe d’images sans lien apparent, se rapportent, en réalité, à un système sous-jacent.

La vie du rêve est la vie même du subconscient : soit qu’il prolonge les combinaisons de la veille, soit qu’il élabore des combinaisons nouvelles.

Il faudrait chercher quel rapport il y a entre la cohérence des rêves et la profondeur du sommeil : sur ce point, nous ne connaissons pas encore de faits précis, qui puissent donner raison à l’une des deux tendances théoriques, actuellement en vigueur ; le sommeil profond, de par l’élévation du seuil de la conscience, qui la rend inaccessible an tumulte des sensations, est-il le lieu d’élection des grands rêves et constitue-t-il un milieu favorable à la formation de personnalités secondaires et accessoires ? Ou bien est-ce au contraire l’approche du réveil, la réapparition de la claire conscience de la veille qui amène avec elle ces états analogues à la demi-conscience de la veille ? Nous ne croyons pas que l’observation ait encore décidé.

Notes

(1) Cf. FREUD, Ueber den Traum, 1901.

(2) Dans ce bref sommaire, nous ne citons point d’observations.

 

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