La Pensée magique chez le névrosé. Par John Leuba. 1934.

LEUBAMAGIE0001John Leuba. La Pensée magique chez le névrosé. Article parut dans la « Revue française de psychanalyse », (Paris), tome septième, n°1, 1934, pp. 32-50.

John Leuba naquit Corcelles (aujourd’hui Corcelles-Cormondrèche), canton de Neuchâtel, en 1884. Il mourut en 1952. Ce médecin et psychanalyste suisse, fut un des premiers adhérents de la Société psychanalytique de Paris (S.P.P.). Il fut très proche de René Laforgue, avait qui il eut plusieurs différents, en particulier en accusant celui-ci de collaboration avec les Allemands, qui l’amenèrent à la rupture. Il fit une analyse avec Rudolf Loewenstein. Il fur un membre actif de la Société suisse de psychanalyse en 1919 par Emil Oberholzer.

Les [p.] renvoient aux numéros de la pagination originale de l’article. – Nous avons gardé l’orthographe, la syntaxe et la grammaire de l’original.
 – Les images ont été rajoutées par nos soins. – Nouvelle transcription de l’article original établie sur un exemplaire de collection privée sous © histoiredelafolie.fr

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La Pensée magique chez le Névrosé

Par J. LEUBA

C’est presque un abus de parler de la pensée magique chez le névrosé, alors que les formes d’expression de cette pensée viennent d’être étudiées, à leur source même, chez le primitif. Et la logique, autant que l’utilité, eût commandé de poursuivre les manifestations de cette pensée chez l’enfant avant de les poursuivre chez l’adulte névrosé. En effet, la névrose a toujours ses racines dans l’enfance, le névrosé est toujours, par quelque côté, un adulte attardé ou régressé à un stade infantile de son évolution psychique. Dès lors, les conflits du névrosé s’expriment dans un langage infantile : et c’est précisément par la couleur magique donnée à l’expression de ces conflits que l’adulte névrosé présente le plus de ressemblance avec l’enfant.

Il offre, de même, avec le primitif une ressemblance qui est bien près de l’identité dans une forme de névrose où la pensée magique s’exprime de la façon la plus pure, la plus évidente : la névrose obsessionnelle.

Il est donc impossible de parler de la pensée magique chez le névrosé sans revenir piétiner quelque peu les platebandes des conférenciers qui m’ont précédé.

On pourrait, il est vrai, s’ingénier à rechercher, de ce point de vue de la magie, les différences plutôt que les ressemblances entre le névrosé d’une part, le primitif et l’enfant d’autre part. Ces différences ne sont pas fondamentales. Elles sont de pure forme et portent autant dire uniquement sur des phénomènes de camouflage, de refoulement, de conversion, de déplacement, qui ont pour effet de masquer, chez l’adulte névrosé et, au plus haut degré, chez l’adulte réputé normal ce qui est transparent chez le primitif.

Pour bien comprendre les mécanismes de cette pensée magique chez l’adulte, force nous est de remonter à sa source originelle. Je m’en excuse auprès de ceux d’entre vous, Mesdames et Messieurs, qui ont déjà entendu les deux conférences précédentes. Il ne s’agira d’ailleurs que d’une rapide incursion rétrograde chez le primitif [p. 33] afin de faciliter aux nouveaux venus la compréhension de la suite.

En toute démonstration, c’est l’exemple concret qui fixe le mieux les idées. Nous construirons la théorie sur les faits. Voyons dans les faits, en les choisissant parmi les plus simples. Comme le précepteur des enfants de M. Jolibois, nous procéderons du particulier au général.

Lorsque M. Bergeret, apercevant fortuitement sur le canapé du salon M. Roux, son disciple préféré, et Mme Bergeret dans une attitude qui ne trompe point, il pense tout d’abord à les tuer tous les deux. Mais il le pense très peu et se retire discrètement en prenant une revue sur un guéridon. Rentré dans son cabinet de travail, il avise le mannequin d’osier sur lequel Mme Bergeret bâtit ses robes.

Il mutile avec rage cette effigie d’osier, lui rompt les côtes et l’expédie par la fenêtre. Ce faisant, M. Bergeret s’est abandonné à une réaction primitive. Il a détruit Mme Bergeret en effigie et l’a supprimée de son existence.

Veuillez noter, dès à présent, que la mutilation du mannequin ne saurait en aucune manière, dans l’esprit de M. Bergeret, porter atteinte à l’intégrité physique de Mme Bergeret, et que son acte n’est que l’expression irrationnelle d’un affect violent.

En son principe, ce geste ne diffère pas du geste magique par lequel le primitif mutile, scalpe, décapite, transperce, brûle un ennemi en faisant subir à une statuette modelée à l’image de cet ennemi l’un quelconque de ces supplices. Car nous retrouvons, dans cette magie homéopathique, l’expression d’un affect violent qui conduit à une pulsion agressive.

Mais si ces deux gestes, si identiques en apparence, traduisent une pulsion identique, il n’y a aucune parité dans la pensée qui les dicte. Car M. Bergeret, en détruisant le malencontreux mannequin, symbole de sa médiocrité matérielle et de la médiocrité de son épouse, sait fort bien qu’il n’a pas le pouvoir de faire disparaître aussi simplement une femme qui lui est devenue odieuse.

Le primitif, au contraire, croit en la toute-puissance de la pensée qui lui a dicté son acte. Lorsqu’il lèse, sur la statuette modelée à l’image de son ennemi, la place du foie ou celle du cœur, il ne doute point, ou du moins il agit comme s’il ne doutait point que les organes correspondants de son ennemi pussent par là même être lésés. Il croit en la toute-puissance de sa pensée, il croit en son pouvoir dynamique. [p. 34]

Cette croyance en la toute-puissance de la pensée n’est pas le privilège des seuls primitifs ni des seuls névrosés. Elle joue un rôle important dans la vie de tous les jours. Mais ceci est une autre histoire et M. le Docteur Codet vous la racontera en long et en large. Je voudrais cependant marquer à quel point elle s’impose à certaines gens, afin de bien souligner son pouvoir .

Pendant la première année de mes études-médicales, j’occupais une chambre au-dessus de laquelle logeaient deux dames, une mère et sa fille. La mère était une septuagénaire pleine de venin. Ces dames avaient accoutumé de se barricader tous les soirs dans leur appartement, avant de se coucher. A cet effet, elles se livraient à un véritable déménagement, poussant les meubles devant portes et fenêtres. Quand elles sortaient, le soir, et cela leur arrivait au moins trois fois par semaine, ce déménagement se faisait à une heure avancée de la nuit, souvent après une heure du malin, qui est la meilleure heure pour le travail, comme chacun sait. Aussi m’étais je plaint avec véhémence à ma logeuse du bruit que faisaient mes voisines, la priant de leur demander d’avoir égard aux autres locataires de la maison. Ma logeuse m’avait fait comprendre que ces dames avaient un sale caractère et entendaient continuer d’agir à leur guise.

Au lendemain d’une scène nocturne et grotesque où j’avais donné libre cours à mon exaspération, je dis à ma logeuse toutes les douceurs qui me vinrent à l’esprit, sachant qu’elles seraient colportées à l’étage au-dessus sans rien perdre de leur vigueur, on se soulage comme on peut, et terminai par ce souhait gracieusement formulé : « Vieille carne. Qu’elle crève ! » Le soir même, à ma grande joie, j’apprends que la vieille chipie est morte. Subitement. Attaque d’apoplexie,

Mais ma logeuse, « mômière » racornie et farcie de superstitions, est persuadée, dur comme fer, que c’est mon souhait de mort qui a causé la mort subite de la locataire du haut. A partir de ce moment, elle me rend l’existence impossible et me contraint de quitter la maison, juste punition de mon cynisme.

Mais revenons à M. Bergeret.

Si M. Bergeret avait été un névrosé, alors son agression sur le mannequin aurait eu, dans son esprit, le pouvoir de causer la mort de Mme Bergeret. Elle eût équivalu à un assassinat et M. Bergeret en eût été écrasé de remords. Car le propre de la pensée magique du [p. 35] névrosé, c’est d’être douée de cette même toute-puissance que lui prête le primitif.

Et nous touchons ici du doigt une conséquence immédiate de la pulsion agressive : cette pulsion entraîne un sentiment de culpabilité, généralement accompagné d’angoisse, qui appelle automatiquement l’autopunition. Car on ne peut impunément porter contre ses proches un souhait de mort. Encore moins supporter que la seule pensée de la mort, projetée sur un proche, sur son père, sa mère, enfant ou son conjoint, suffise à entrainer la mort de ce proche. Le sentiment de coulpe qui accompagne cette pensée (on devrait plutôt dire l’attitude intérieure de culpabilité, car ce sentiment est inconscient et un sentiment est par définition un phénomène conscient), ce sentiment de coulpe est d’une efficacité extraordinaire quant aux sanctions et s’explique de lui-même. L’angoisse, elle, peut s’expliquer, grosso modo, par l’antagonisme entre le désir de mort de la personne aimée et l’idée de sa réalisation possible .

Mais il y a dans la pulsion homicide du névrosé quelque chose de plus que dans l’acte magique du primitif. Ce dernier semble n’éprouver nulle gêne de tuer son ennemi en effigie. Quand par une heureuse l’encontre son opération magique réussit, il en est enchanté. Chez le névrosé, il en va très différemment, si ces deux modes d’expression de la pensée magique ont un point commun, à savoir la croyance en la toute puissance de la pensée, il y a cependant deux différences fondamentales entre l’acte du primitif et l’acte de l’obsédé. La première est relative aux plans sur lesquels se déroulent ces événements psychiques : le primitif est conscient de son désir de tuer et il accomplit dans ce but un acte conscient et voulu. L’obsédé, lui, accomplit cent mille fois par jour un acte conscient, mais non voulu, parce qu’il ignore la signification de son obsession.

Seconde différence : l’acte du primitif traduit une pulsion agressive, tandis que l’acte obsédant traduit, ainsi que nous allons le voir, une protection contre une pulsion agressive. Cette pulsion est implicitement contenue dans l’obsession, puisque l’obsédé s’en défend. Mais l’obsédé est en perpétuelle contradiction avec lui même parce que « l’affect » (qui conduit à la pulsion agressive) « est refoulé par le moi. alors que le surmoi continue de se comporter comme s’il n’y avait pas eu de refoulement » (Odier dixit).

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Comment cela est-il possible ? Qu’est-ce que ce moi et ce surmoi [p. 36] qui ne parviennent pas à se mettre d’accord et qui tirent à hue et à dia ?

Pour le comprendre, il est nécessaire d’inventorier rapidement le contenu psychique de tout humain, et je m’en excuse auprès des habitués de ces conférences, qui sont depuis longtemps déjà familiarisés avec ces notions.

Notre vie psychique comprend deux instances : le conscient et l’inconscient. Le conscient correspond à peu près au moi de la psychologie dite normale. On pourrait le définir la somme de toutes les représentations, de tous les sentiments simultanément présents ou susceptibles de l’être.

Quant à l’inconscient, inutile de rappeler que c’est à Freud que nous devons de connaître de mieux en mieux cette instance. Elle est de beaucoup la plus importante, car l’inconscient est la somme de tous les événements oubliés au cours de notre vie et surtout de tous les sentiments et pulsions inavouables, et donc refoulés par l’effet des contraintes sociales. Des sentiments de ce genre, nous en sécrétons à toutes les minutes de la journée, mais nous les écartons au fur et à mesure.

L’inconscient comporte à son tour deux instances : le ça et le surmoi. On voudra bien m’excuser de schématiser à l’excès pour plus de clarté. En réalité, ce n’est pas aussi simple, car le moi ne correspond pas exactement au conscient des psychologues ; il est étroitement lié au ça et au surmoi, et soumis à eux.

Le ça, c’est le chaos des tendances instinctives, qui sont toujours brutales et égoïstes, et par là-même réprimées.

Le surmoi, c’est l’instance morale supérieure, juge d’instruction et censeur impitoyable qui tient en respect les bas instincts et qui punit, bien souvent à l’insu du moi. Qui punit sans indulgence, puisque dans certaines névroses le malade, durant toute sa vie, s’accable de punitions, s’inflige mille tourments pour expier un sentiment, une tendance, une pulsion homicide ignorés de son moi.

Voilà une chose bien étonnante ! Comment ·des sentiments, des tendances, des pulsions capables d’effets aussi importants et aussi durables peuvent-ils être ignorés ? C’est ici qu’interviennent deux notions capitales : celle du refoulement et celle de l’ambivalence des sentiments.

Reprenons l’histoire comique de la vieille dame morte subitement. Cette dame, je ne la connaissais pas, ne l’ayant jamais vue. Je [p. 37] n’avais fait que l’entendre. Sa présence m’incommodait. Dans ma rage d’être dérangé, la nuit, au milieu de mon travail, je ne lui adressais que des imprécations et la tuais en imagination de mille manières. Tous les sentiments éprouvés et formulés à son encontre étaient des sentiments hostiles. Pas l’ombre d’un sentiment positif.

Pas trace de refoulement non plus : les sentiments étaient cyniquement exprimés, la mort hautement et ouvertement souhaitée, à la manière de Bardamu. Morte, son oraison funèbre se résumait en un cri de délivrance : « Bon débarras. Bien fait pour elle ! » Dans ma haine satisfaite, pas un regret pour la fille, complice et principal bruiteur. Le ça déchaîné contre le mandarin.

Mais supposons que cette dame, loin d’avoir été une étrangère, ait été une personne aimée, par exemple ma mère. En aucun cas la scène grotesque ne se fût produite. Encore moins le souhait de mort n’eût été formulé. Le déménagement nocturne eût été ressenti moins vivement parce que toute la rage eût été refoulée sans se manifester. Mais le fait d’avoir été refoulée n’eût rien enlevé à son être et elle eût même pu se développer dans l’inconscient tout à fait à l’aise, recouverte par des démonstrations affectueuses. Dans ces conditions, le souhait de mort, non formulé, refoulé avant d’être parvenu au conscient, eût pu devenir une source d’obsessions à effet rétrograde, si cette situation eût répété une situation, un conflit infantiles non résolus. Cette obsession aurait eu pour signification : « Si je pouvais faire que ma mère ne fût pas morte. »

Cet exemple n’est pas très heureux, parce que purement théorique. Mats il m’a paru commode pour introduire, sous une forme simplifiée et donc facile à comprendre, ces importantes notions du refoulement et de l’ambivalence des sentiments.

En réalité, il n’est pas donné à tout le monde de convertir en obsession un souhait refoulé. Car alors le monde entier serait en proie à l’obsession, parce qu’il est à la portée de tout le monde de souhaiter la mort d’un proche. Qui n’a rêvé que son père, ou sa mère, un frère, une sœur, ou son conjoint disparaissait ou était gravement malade ? Si les pensées hostiles qui nous traversent l’esprit, à l’égard des personnes qui nous gênent, avaient le pouvoir magique de tuer ces gêneurs, l’humanité serait « nettoyée » en vingt secondes. Pour devenir névrosé, il faut donc encore autre chose que les données élémentaires qui viennent d’être soulignées.

Cet exemple théorique pourrait se rapporter à ce que 1’on appelle [p. 38] une névrose d’obsession actuelle, c’est-à-dire née à l’occasion d’u événement affectif actuel, et donc sans racines dans l’enfance.

Pour autant que 1’on puisse admettre la réalité de ces névroses actuelles, elles correspondent bien à un mécanisme dc ce genre.

Mais l’immense majorité des névroses, sinon toutes, ont leurs racines dans des événements vécus dans l’enfance et refoulés. En ce qui concerne les névroses d’obsession, la psychanalyse montre que leur noyau est toujours un événement portant une forte charge affective, un ou plusieurs traumas sexuels précoces, vécus dans l’enfance et dont le souvenir a été complètement oublié.

C’est ici que les choses se compliquent terriblement. Le mieux est d’éclairer le terrain au moyen de quelques exemples brièvement résumés, aussi simples que possible. La théorie s’en dégagera d’elle même.

On voudra bien m’excuser ne suis-je pas tout excusé, puisqu’il s’agit de névrosés ? de faire, dans cet exposé, une large part aux observations cliniques. Elles ont l’avantage d’être vivantes, de montrer en clair les diverses modalités de la pensée magique chez les névrosés et les buts que cette pensée poursuit.

Elles nous montreront aussi, à l’évidence, que le névrosé, tout de même que l’enfant, attribue une valeur énorme à la toute-puissance de sa pensée ct donc que son moi est régressé à cette phase de narcissisme qui s’affirme chez l’enfant avec une telle vigueur. C’est là le caractère fondamental de cette pensée.

Vous savez que toute personne qui se fait analyser oppose à l’investigation de son inconscient des résistances parfois insurmontables. Voici un exemple de cette défense par un moyen magique.

Une malade d’Odier se présentait à chaque séance d’analyse coiffée d’une petite calotte qu’elle n’enlevait jamais. Elle gardait aussi son manteau. Pendant deux mois, l’analyse ne permit aucune découverte. Un jour, il eut l’idée de demander à cette malade pourquoi elle n’enlevait pas son chapeau (toutes les autres malades enlevaient leur chapeau et leur manteau). Elle ne répondit pas directement à la question, mais elle dit, après un assez long silence : « Je ne comprends rien de ce que vous me dites. J’entends bien des mots, mais ils n’entrent pas. Je n’ai pas perçu, ni retenu un mot de ce que vous m’avez dit depuis deux mois. » Le chapeau avait, dans son esprit, le pouvoir magique d’empêcher tout contact avec son analyste. Elle entendait des vocables dénués de tout contenu. [p. 39]

Il s’avéra, de même, que le fait de garder son manteau pendant les séances avait le pouvoir de la préserver d’une agression sexuelle de la part de son analyste.

Dans ce cas, la pensée magique poursuivait un but d’isolement. Il fallait empêcher tout contact avec l’analyste.

Voici un autre exemple d’isolement offert par un vieux schizophrène. Car il n’y a aucune raison pour que les mécanismes psychiques qui jouent dans les névroses ne jouent pas aussi dans les psychoses.

Ce malade, âgé de quelque cinquante ans, se livrait, dans la cour de la maison de santé où il était interné, à une mimique qui l’absorbait au point de rendre presque impossible toute utilisation de ses facultés de travail. Il avait constamment tendance à s’isoler dans quelque coin et faisait devant son bas-ventre des gestes cabalistiques en marmonnant. Il dissimulait avec un soin extrême ses pratiques et ce ne fut que par une ruse que je pus surprendre les mots qu’il prononçait. M’étant dissimulé, un après-midi, derrière une fenêtre aux volets fermés, qui donnait de plain-pied dans la cour, j’eus la chance de le voir se poster devant ces volets, à l’extérieur, et se livrer à son rituel magique. On ne peut imaginer visage pus ravagé, plus douloureusement anxieux que celui de ce malade tandis qu’il prononçait très rapidement, en écartant de son bas-ventre une chose importune : « Drunte zittere, zittere, drunte zittere, zittere ». Cela signifie, en français : « Par en bas tremble, tremble ». Il ajoutait parfois : « Oberberg, Oberberg », ce qui signifie : « montagne d’en haut ». Il faut ajouter que ce malade avait aussi un autre cérémonial. Toutes les fois qu’il allait uriner, il prenait un chiffon récolté on ne sait où, le compissait d’un jet minuscule et fraternel au commencement et à la fin de la miction, puis l’allait glisser avec mille ruses sous le traversin d’un malade ou d’un infirmier qui lui plaisait. L’ayant un jour rencontré dans un escalier, alors qu’il avait les mains occupées par une corbeille de crin, il se tourna vers le mur et, ne pouvant faire sa magie avec les mains, Il la

fit avec le genou fléchi.

Il s’isolait ainsi des hommes qui lui plaisaient et se préservait du désir de se livrer sur eux à un attentat homosexuel. Oberberg était le nom d’un alpage où l’enquête nous l’apprit il s’était livré sur un berger à un attentat de ce genre.

Voici un autre cas, d’une richesse de contenu extraordinaire, [p. 40] traité avec un plein succès par mon ami le Dr Odier, qui me l’abandonne généreusement. C’est celui d’un jeune homme affligé d’une. névrose grave, faite de ce qu’il appelle des scrupules et d’obsessions.

Le défoulement, par étapes progressives, de ses scrupules aboutit à la connaissance d’un événement capital, qui sera relaté à sa place. Ce jeune homme raconte tout d’abord le « scrupule » suivant : « Quand je vais par les rues, de nuit, je regarde devant moi l’ombre de mon corps projeté sur le chemin par une lampe qui est derrière moi, et je vois avec anxiété mon ombre s’atténuer progressivement. Je regarde alors derrière moi, avec beaucoup d’angoisse, s’il n’y a pas une autre ombre, projetée par une lampe qui serait placée devant moi. Si j’en vois une, je suis tranquillisé. Mais j’éprouve une angoisse inexprimable à la pensée que tout à coup il pourrait ne plus y avoir d’ombre de mon corps autour de moi. »

Le malade exprime clairement par là Sa crainte de mourir.

2° étape. Dans une phase ultérieure de l’analyse, après de longues résistances, le malade raconte qu’il a la compulsion à sauter par-dessus les copeaux de bois, les bouts d’écorce, les rameaux. détachés qu’il rencontre sur son chemin (il habite une région boisée).

3° étape. Après une nouvelle phase de résistance, le malade raconte qu’il a la compulsion à sauter par-dessus l’ombre des personnes vivantes, quelles qu’elles soient.

On verra tout à l’heure que ce civilisé se comporte, à l’égard de l’ombre de ses semblables, de la même manière que certains indigènes des îles Fidji, pour qui le fait de marcher sur l’ombre d’un congénère constitue une grave injure et un acte hostile. Pour ces Fidjiens, percer l’ombre d’un homme avec une lance équivaut à blesser cet homme à la partie correspondante du corps.

En effet, dans une quatrième étape, il déclare qu’il a la compulsion à marcher sur l’ombre de quelqu’un. L’énoncé de ce désir appelle le souvenir capital que voici.

A l’âge de 5 ans, il fit, un jour, avec son père, une promenade dont le but était la visite d’une grotte d’accès assez difficile, sur le flanc d’une montagne. Arrivés à l’entrée de la grotte, son père le laisse dehors et pénètre seul dans la grotte. L’enfant est pris d’une angoisse épouvantable, parce qu’il est demeuré seul, dans une forêt sombre, et surtout parce qu’il pense : « Si papa ne revenait pas ! »

Car il y a un petit lac dans la grotte, et son père lui en a sans doute [p. 41] représenté le danger pour lui tout petit. En réalité, si l’enfant a été si anxieux, ce n’était pas seulement parce qu’il était seul, mais parce qu’il avait, au moment où son père pénétrait dans la grotte, désiré la mort de son père.

Cela ne vous parait peut-être pas très évident. La pensée « si papa ne revenait pas » n’exprime pas un souhait, direz-vous, mais une crainte bien légitime. Raisonner de la sorte serait méconnaître gravement le réalisme de la pensée enfantine. Car il ne faut pas oublier que le petit enfant n’est pas conscient de sa pensée. Elle s’impose à lui, il la subit comme une réalité extérieure à lui, donnée immédiate et non contrôlée. Toute pensée qui traverse l’esprit d’un enfant est donc vraie, puisqu’il l’a, même si cette pensée est en contradiction flagrante avec le réel.

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C’est d’ailleurs en raison de ce réalisme intellectuel que l’enfant ment si franchement, les yeux dans les yeux.

Quand donc notre malade pensait : « Si papa ne revenait pas », cela équivalait pour lui à la certitude de ne pas le voir revenir. Cette seule pensée avait le pouvoir de le faire disparaître. Mais comme il aime et jalouse son père tout ensemble, le souhait de mort ainsi formulé est immédiatement déplacé, de la manière que voici :

Le père et l’enfant rentrent au clair de lune. La lune projette sur le sol, côte à côte, l’ombre de son père et, l’ombre des grands sapins. C’est alors que naît le symptôme obsessionnel. Si l’enfant marche sur l’ombre de son père, son désir de mort se réalisera (on retrouve ici la conception animiste du primitif). Aussitôt, il refoule le désir de mort et déplace le désir-crainte de marcher sur l’ombre de son père en le transportant sur l’ombre des vieux sapins. Or ces ancêtres sont à l’image de son père; ils sont l’image-totem typique : un sapin très grand, très fort, majestueux, qui porte barbe grise de lichens (son père avait une barbe grisonnante). L’enfant se met à sauter par-dessus l’ombre des sapins d’une manière si bizarre que son père s’en étonne. Il répond que c’est pour se réchauffer. Plus tard, il sera obligé de contourner l’ombre des sapins, puis de tout arbre, ou de la franchir sur la pointe des pieds, en plaçant les pieds dans les zones où le soleil, à travers les branchages, met sur le sol des plaques de lumière,.

Ces symptômes sont rapidement refoulés et réapparaissent sept ou huit ans après, vers 14 ans, sons la forme où il les décrit dans [p. 42] l’analyse : obligation de sauter par-dessus les branchages, les copeaux, les lambeaux d’écorces, tous objets provenant du totem : angoisse à l’idée de perdre son ombre, c’est-il-dire de mourir. Cette crainte de mourir résultait d’un déplacement sur lui-même du désir de voir son père mourir. C’est par ce déplacement sur l’ombre du sapin, c’est-à-dire sur l’image-totem de son père, que sa névrose s’est révélée.

Et pourquoi ce souhait de mort ? Parce que c’est son père qui est entré dans la grotte, et non lui, la grotte étant un symbole évident du ventre maternel, dans lequel l’enfant eût voulu rentrer. Cela exprime en même temps, de la façon la plus claire, le complexe oedipien. Si l’on en veut d’autres preuves, il suffira d’ajouter que, depuis l’âge de 14 ans, le malade ne peut plus voir une fissure de rocher, une excavation naturelle, une « baume », sans tenter de s’y introduire. Il réussit un jour à engager si bien sa jambe dans une crevasse de rocher qu’il ne put la dégager et qu’il fallut aller chercher le secours d’hommes armés de solides leviers et de « barres à mine » pour le libérer.

Ce même malade devait dire cent prières par jour pour que son père ne mourût pas. Mais comme Ces prières lui prenaient beaucoup trop de temps, il avait fini par les réduire à un acte rituel. Il serrait ses mains jointes, fermait vigoureusement les yeux, pendant un quart de seconde et ne disait plus que : « O Dieu-Amen ».

Un autre malade, aussi du Dr Odier, jeune homme fort cultivé, détestait son frère cadet, de vingt mois plus jeune que lui. Or, à l’âge d’onze ans et demi, ayant reçu de son père une vieille montre de famille, très grosse, ainsi qu’on les faisait jadis, il lui vint cette idée : « Je dois casser cette montre en frappant dessus. Si une petite pièce saute hors de la boîte, je dois me suicider. Il éprouve un sentiment d’angoisse affreux au moment de frapper. Il frappe sur la montre : aucune pièce n’en sort (son petit frère n’est pas expulsé). Mais l’obsession du suicide réapparaît, bientôt remplacée par l’angoisse. Pour s’infliger une pénitence, il prononce sept vœux. Parmi ces vœux, il fait celui de saluer tout le monde. Pour une punition, on peut dire que c’est une punition. Car ce malheureux ne parvient pas à saluer tout le monde, lorsqu’il croise de nombreuses personnes sur le trottoir. Par l’effet du doute perpétuel dont souffrent les obsédés, il n’est jamais sûr de n’avoir pas manqué une de ces personnes. Il est alors obligé de revenir sur ses pas, en faisant [p. 43] un grand détour, afin de croiser à nouveau la personne qu’il croit n’avoir pas saluée. En cours de route, il rencontre de nouvelles personnes, et donc de nouveaux doutes, qui l’entraînent à de nouveaux détours. « C’est à en devenir fou. »

Le coup de chapeau avait un double et triple sens. Le père de ce jeune homme était extrêmement poli. Il était fort sévère dans l’éducation de ses enfants et exigeait d’eux une obéissance exacte. En répétant à l’infini le geste de saluer, il poussait, par dérision envers son père, l’obéissance jusqu’à la caricature. Chaque coup de chapeau signifiait : « Je me fous de toi, je me fous de toi. » Mais il signifiait aussi autre chose, ainsi que le montre le contexte des associations spontanées. Le chapeau melon était un symbole pénien. Oter et remettre son chapeau dénonçait clairement le complexe de castration et le complexe oedipien et se traduisait : « J’ôte mon pénis, je le remets ; je renonce à maman, je n’y renonce pas. »

Un but fréquemment poursuivi par la pensée magique est de conjurer un événement dans le passé, de faire que cet événement ne soit pas arrivé. Tel est le but ignoré que poursuivait une jeune femme affligée d’un tic. « Il est à peine nécessaire de vous dire, à ce propos, que le type de l’acte obsédant est le tic.) Cet acte obsédant, conscient mais non voulu, consistait en un clignement alternatif de l’œil droit et de l’œil gauche. Elle en était arrivée à ne plus pouvoir se livrer à un travail suivi, tant elle grimaçait.

Cette malade était hantée par ce qu’elle appelait les mauvais signes. N’importe quel événement pouvait être un mauvais signe. Toute sa vie, elle avait eu de mauvais signes.

Elle disait : « Si j’ai un clignement de l’œil gauche, c’est un mauvais signe. Si j’ai un clignement de l’œil droit, c’est un bon signe. » Mais dès qu’elle avait un clignement de l’œil droit, le clignement de l’œil gauche effaçait aussitôt ce bon signe. Elle en concluait : « De toutes façons, un malheur doit arriver. » S’apprêter au sommeil posait un problème qu’elle n’en finissait pas de résoudre. Car il lui fallait réussir à fermer les deux yeux simultanément, afin de neutraliser les signes. Elle rouvrait et fermait les yeux des centaines de fois, parfois des heures entières, dans le doute où elle était toujours que l’œil gauche ne se fût fermé « un tantinet » avant l’œil droit.

L’analyse nous apprend que, lorsqu’elle était fillette, elle eut une adoration pour sa mère, puis pour son père. Sa mère, femme probablement frigide, très prude, très inhibée, réservée, ne lui donnait des [p. 44] caresses qu’au compte gouttes. Un soir que ses parents étaient l’entrés tard, ils étaient venus embrasser leur fillette endormie. La fillette s’était réveillée sous une pluie de baisers dévorants de sa mère, qui profitait du sommeil de l’enfant pour s’adonner sans contrainte au plaisir de la caresser. Dès lors, quand sa mère, avant d’aller se coucher, passait dans la chambre de sa fillette, celle-ci fermait les yeux, feignant de dormir pour recevoir les caresses de sa mère (autrement dit, elle ne dormait que d’un œil).

Un ami de la famille, personnage de comportement assez bizarre, gros célibataire moustachu et très libre d’allures, se prit, un jour, à appeler la fillette « ma petite fiancée » et à la caresser avec assez de véhémence. Elle eut une peur et un dégoût horribles de ce gros homme à moustaches. Dès lors, quand elle le voyait arriver, elle s’étendait sur un canapé ou se blottissait dans un fauteuil, et elle fermait les yeux, feignant de dormir pour échapper aux caresses du gros dégoûtant (elle ne dormait que d’un œil).

On comprend maintenant ce que signifie le clignement alterné. Si elle ouvre un œil, elle perd la tendresse de sa mère. Si elle ouvre l’autre, elle s’expose aux caresses brutales du vieux garçon libidineux : de toutes façons, un malheur arrive. Mais si elle se place dans la seconde alternative, c’est-à-dire si elle s’expose aux caresses du vieux garçon, alors elle retrouve les caresses de sa mère. Elle se prouve ainsi qu’elle redoute les entreprises du vieux garçon, qu’au fond elle désire secrètement, avec une trouble curiosité. Et elle se prouve du même coup qu’elle aime sa mère, puisqu’elle recherche sa tendresse. En réalité, l’analyse nous apprend qu’elle déteste sa mère et que ce qu’elle recherche, c’est la tendresse exclusive de son père. (Ce cas est encore du Dr Odier.)

Autres exemples de pensée magique mise au service de l’« ungeschehen machen », ainsi que l’on dit en allemand, c’est à-dire (mille

excuses pour ce charabia) au service du « faire que ce ne soit pas arrivé ». Disons, plus correctement : de l’abolition d’un événement dans le passé. Dans cet exemple, la pensée magique s’est exprimée par un rêve, et j’en demande bien pardon au Dr Nacht, dont c’est le privilège de traiter ce côté de la question.

Une malade d’Odier, femme mariée, faisait un rêve, toujours sensiblement le même, où elle se voyait vêtue de blanc. C’était clairement un retour obstiné au temps de sa virginité. Lorsqu’elle eut le bonheur de perdre son mari, elle ne conserva rien, pas un objet, pas [p. 45] un rouge liard de ce qui lui provenait de lui. Elle distribua, en donations savamment « rationalisées », toute sa fortune, se dépouillant rigoureusement de tout avoir. Elle fit, en particulier, don d’un château à une sienne cousine dont le mari lui avait, un jour, dérobé un baiser. Elle avait été bouleversée par ce baiser et en avait conçu d’effroyables remords. Le don de ce château était destiné à compenser, auprès de sa cousine, ce baiser adultérin : mais il avait aussi, secondairement, le pouvoir de faire que le baiser n’eût pas été reçu.

Autre exemple, très bref. Il ressortit aussi au domaine de la pensée magique dans le rêve et je redis au Dr Nacht mille excuses pour l’audace.

Un jeune homme rêve à sa fiancée. Elle est parée d’une fleur rouge. Cela dit en clair que cet ardent fiancé a commencé par ce qui pressait le plus et, dame, qu’il a peur des conséquences. Aussi se tranquillise-t-il par le rêve : la fleur rouge assure le cours normal des règles de sa fiancée. Elle a le pouvoir de faire que la conjugaison n’ait pas eu lieu. Le jeune homme ne peut que confirmer cette interprétation.

On pourrait multiplier les exemples à l’infini. La littérature psychanalytique foisonne de cas semblables. Avant de tirer les conclusions théoriques de ce riche matériel, je voudrais encore vous donner deux exemples très brefs de crainte obsédante de la contagion.

Toutefois, puisqu’il est possible de le faire sans dépasser la limite de temps qu’impose la civilité puérile et honnête, je ne résiste pas à l’envie d’exposer un cas d’obsession, caractérisée par un cérémonial particulier, que je dois encore à l’amitié d’Odier.

Un jeune homme de quelque 33 ans respectait anxieusement un rituel spécial en faisant sa toilette. Avant de prendre son bain, il commençait toujours par se laver dans le lavabo. Alors seulement il prenait son bain, mais en se donnant garde de vider le lavabo. Il y laissait « l’eau sale », ainsi qu’il disait.

Sa toilette terminée, à l’instant de quitter la salle de bain, il ouvrait le robinet de vidange du lavabo. Et c’est ici que les choses se compliquent, car en aucun cas il ne devait entendre le glouglou spécial qui se produit au moment où, à la fin de la vidange, l’air entre dans le tuyau d’écoulement. Il fallait donc qu’il n’oubliât rien dans la salle de bain, qu’il ouvrît le robinet et se précipitât dehors sans entendre le glouglou. A peine a-t-il refermé la porte de la salle de bain, il dit rituellement : « Je suis sauvé ». Si, par malheur, il [p. 46] entend le glouglou final, ses projets importants de la journée échoueront à coup sûr.

Si d’aventure il oublie quelque objet dans la salle de bain, il y rentre précipitamment, ferme vivement le robinet de vidange pour ne pas entendre les borborygmes et ajoute de l’eau propre pour avoir le temps de se sauver. Mais alors il a triché et il en éprouve de l’angoisse. Le voilà donc obligé de se dévêtir pour se laver à nouveau, parce que la précaution ne vaut que si c’est de l’eau sale qui s’écoule.

Le soir, avant d’aller se coucher, il se lavait les mains neuf fois. Plus exactement trois fois trois fois. Seuls les trois derniers lavages avaient un pouvoir libérateur, c’est-à-dire le pouvoir de laver une saleté, autrement dit la souillure de la masturbation.

Ceci n’est pas une interprétation gratuite. En effet, avant de se laver les mains, il doit toucher le robinet d’eau chaude (pas celui d’eau froide, celui d’eau chaude, n’est-ce pas) neuf fois de suite. Et il doit le toucher d’une façon très particulière, dans un rapide contact, sans aucune friction, aucun glissement. (Ce n’est pas par hasard que les mamans nous disent parfois, en grand mystère, lorsqu’elles découvrent les habitudes de masturbation de leur gosse : « Et puis, vous savez, Docteur, il se touche ».) S’il a le sentiment d’avoir glissé quelque peu, il est obligé de tout recommencer, mais en aggravant la peine d’un multiple de neuf. C’est ainsi qu’un soir où le doute était particulièrement fort, il recommença sa manœuvre quatre-vingt-une fois neuf fois. En évitant toute friction sur le robinet d’eau chaude, il se préservait de la masturbation, mais, en même temps, il satisfaisait sa tendance sous une forme caricaturale.

Quand aux borborygmes du lavabo et à la crainte obsédante de les entendre. un souvenir de la seconde enfance nous en fournira l’explication.

Un jour (il avait environ 5 ans) que sa mère l’avait purgé, il avait été pris. le soir, de diarrhée. En rentrant d’une de ses courses aux W.-C., il était venu s’offrir, dans le plus simple appareil, à la vue de toute la famille et de quelques invités. Cet exhibitionnisme intempestif lui avait valu une verte semonce et d’être expulsé de la salle à manger. Il était allé cacher sa honte dans les W.-C., où il s’était enfermé, en se soulevant sur la pointe des pieds pour atteindre le loquet.

Par un singulier hasard, ou parce que les souvenirs du malade à [p. 47] cet égard sont incomplets, ses parents ignorèrent, un peu plus tard. sa présence dans les W.-C. Ceux-ci étaient attenants à la chambre à coucher de ses parents. L’enfant entendit, de là, par la porte de la chambre imprudemment laissée ouverte, sa mère gémir sous les caresses de son père. Les enfants qui assistent aux débats amoureux de leurs parents (c’est un accident beaucoup plus fréquent qu’un vain peuple pense, même dans les milieux réputés bien élevés, en raison de la candeur que 1’on prête gratuitement aux enfants), ces enfants en conçoivent généralement de la terreur. Ils perçoivent l’acte sexuel comme un acte sadique de leur père sur leur mère. Dans le cas de notre obsédé, l’enfant vécut un moment de véritable épouvante : il crut que son père allait tuer sa mère et il souhaita la mort de son père.

Cette mort, il la conçut sous la forme d’un engloutissement dans la cuvette des W.-C. : Mais il déplaça par la suite le souhait de mort sur soi et le danger d’engloutissement, de la cuvette des W.-C. à la cuvette du lavabo.

Lors donc qu’il disait, en fermant la porte de la salle de bain sans avoir entendu le glouglou : « Je suis sauvé », cela signifiait : « Je ne suis pas englouti dans les W.-C.) Et aussi: « Je n’ai pas été aux W.-C. les écouter » (les, ce sont ses parents) : et encore : « Je n’ai rien entendu. »

Les névrosés d’obsession qui ont pour symptôme la peur d’une contagion sont parmi les plus fréquentes. Il serait fastidieux d’en multiplier les exemples. En voici un, très typique, qui a l’avantage d’être bref.

Une jeune femme, qui nourrit, pour des raisons dont l’exposé est superflu, à l’égard de son mari une haine assassine et irréductible, a transféré sur son enfant une part de cette haine. Sa haine de cet enfant s’explique, entre autres raisons, par le fait que l’enfant la lie à ce mari détesté. Mais elle convertit cette haine en une crainte obsédante de le voir mourir.

Elle se dissimule cette haine par des soins extraordinairement attentifs, car elle craint pour son enfant des contagions mortelles. La maison est munie de tous les engins hygiéniques les plus perfectionnés. Les draps de lit de l’enfant sont stérilisés d’une façon spéciale. Ses vêtements itou. Ses aliments doivent être stérilisés spécialement aussi. Ceux qui sont soumis à la cuisson sont stériles ipso facto. Mais les aliments crus subissent des traitements absurdes. Les [p. 48] fruits, le pain, les légumes crus sont flambés à la flamme d’un bec de Bunsen.

Elle est à l’affût de toutes les épidémies. Alors, c’est l’affolement. Le cours normal de la vie est bouleversé par les multiples et minutieuses précautions qu’il lui faut prendre pour préserver son enfant.

On remarquera que cette obsession est des plus fréquentes. Tout le monde est frappé des soins attentifs que donnent à leur progéniture les mamans d’enfants débiles, ou idiots, ou hydrocéphales, et en général à tout enfant anormal. On a le sentiment que ces pauvres êtres sont aux yeux de leurs mamans d’autant plus précieux qu’ils ont coûté plus de soins. En réalité, ils le sont d’autant moins. Mais le désir inconscient de mort est converti en une tendresse excessive et en une crainte anxieuse de perdre le pauvre idiot, qui, au fond, est ressenti comme le déshonneur éternel de la famille et une véritable calamité.

Il mc semble inutile de donner d’autres exemples. Il est d’ailleurs grand temps de conclure. Auparavant, qu’il me soit permis de dire ici au Dr Odier ma vive reconnaissance de m’avoir permis de piller sa riche collection de faits cliniques. Car la part majeure des exemples si démonstratifs et si clairs sur lesquels s’est appuyé mon exposé, je la dois à son amitié.

Quant aux conclusions théoriques, vous les avez déjà en partie dégagées au fur et à mesure de cet exposé. Ce qui caractérise la névrose, ce sont les proportions démesurées du moi, de ce moi régressif qui fait du névrosé un enfant. Un enfant qui dit : « Ma pensée est toute puissante. »

Ce moi régressif fonctionne, chez l’adulte névrosé, exactement comme il fonctionnait au moment du refoulement principal, c’est-à-dire lors du trauma initial. C’est particulièrement frappant. dans le cas du jeune homme aux ombres. Son moi a continué de fonctionner toute sa vie comme il fonctionnait à l’époque où il avait 5 ans. A ce moment-là, sa pensée avait le pouvoir de décréter de mort son père simplement en marchant sur son ombre.

L’acte obsédant ne traduit plus l’affect qui a conduit à la pulsion agressive. Car cet affect a été refoulé par le moi ; mais par le moyen de l’acte obsessionnel, le moi doit se défendre contre cette pulsion, parce que le surmoi continue d’agir comme s’il n’y avait pas eu de refoulement, ou comme s’il y avait une perception endopsychique de la pulsion. [p. 49]

Cette défense se fait par des mécanismes variés. En gros, on peut distinguer le mécanisme de l’isolement ; le mécanisme qui tend à faire que deux choses n’entrent pas en rapport ; l’obsession du toucher, qui traduit la crainte de la contagion ; et enfin le mécanisme qui tend à faire qu’un événement ne se soit pas produit.

En résumé, on peut donc dire que l’obsession est l’expression irrationnelle, consciente mais non voulue, ni acceptée, d’un affect refoulé dissimulant une pulsion agressive.

Les organes exécuteurs de la pensée magique sont généralement ceux qui ont été érotisés au moment de la naissance de l’obsession. L’on a ainsi la magie de l’anus, la magie du pénis, du sein, etc.,

On comprend alors que l’anus puisse avoir, chez certains névrosés et même chez des gens qui ne sont pas névrosés, un pouvoir magique destructeur. Témoin cet exemple très bref. C’est une grandiose imprécation, entendue en Haute Savoie. Je vous supplie de ne pas vous arrêter à la lettre de cette imprécation, qui est « un tantinet » rugueuse. Un voiturier s’était pris de bec avec un quidam. Petit, trapu, violet de colère, il trépignait sur la route comme un gosse rageur, tenant à deux mains le fond de son pantalon. Et il invectivait vers son adversaire : « Cré nom de dieu d’bon dieu, la foudre de mon tiu te tombe dessus en pierre de taille », comme si un inoffensif sonnait avait eu le pouvoir de l’écrabouiller.

La magie du pénis se retrouve dans les amulettes phalliques, dans le culte du phallus, dans le goupillon, survivance du phallus célébré dans le culte osirien.

Cette magie du pénis, on la retrouve encore dans les phantasmes urinaires, qui sont des plus fréquents. Tel celui d’un paralytique général, qui se cramponnait des deux mains à son robinet parce que, si par malheur il le lâchait, tout l’asile allait être emporté par le flot de son urine.

Vous avez pu noter aussi que le rituel, le cérémonial correspondent à un besoin affectif et que le doute dont souffrent perpétuellement les obsédés est un doute relatif à l’amour, soit qu’ils n’aient jamais pu décider s’ils devaient aimer ou haïr, soit qu’ils aient douté s’ils étaient aimés ou haïs.

Ce qu’il faut surtout retenir, c’est le caractère infantile, et donc narcissiste, de cette croyance en la toute-puissance de la pensée. Et comme cette croyance joue un rôle très important chez l’adulte réputé normal, et que d’ailleurs il contient une part de réalité le [p. 50] Dr Codet vous dira comment, il n’y a rien de désobligeant à en conclure que nous sommes tous, à cet égard, demeurés de grands enfants.

Et comme il faut aussi tirer la conclusion des conclusions, vous avez pu vous convaincre, par tout ce que vous a fait entrevoir d’inexprimé l’exposé de ces conclusions mêmes, qu’il fallait être doué d’une intrépide ingénuité pour oser aborder un sujet vaste comme le monde. Je n’ai pu vous eu donner que quelques aspects sommaires, outrageusement simplifiés, dans l’espoir que ces notions auraient du moins le mérite d’être claires et de digestion facile.

Enfin, il importe de dire, pour ceux qui ne s’en douteraient pas, que la dissection de ces mécanismes psychiques n’est pas un simple jeu de l’esprit. Elle a pour but et pour effet de délivrer des malheureux. de leur démon. Ce but est atteint lorsque l’analyse, par un patient clivage des strates accumulées, est remontée au foyer initial de la névrose.

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