Les Jardins de Pan. Par Eric Duvivier. 2014.

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Danse Panique Prélude A Un Envol Lunaire.

– LES JARDINS DE PAN –

 

1 – ET IN ARCADIA EGO…

La Vie ?
Guéri. Mortellement guéri!
Ses pas sont pareils à des échantillons de vie, perdus et desséchés, derrière lui, comme les pauvres squames secs de son existence. Des miettes, des flots cons de « n’ai-je… ? »
Les miettes, les squames, les feuilles de l’Arbre de Vie? Il se retourne et les piétine, et son regard perce l’air -L’air de rien, se dit-il… – Volte face, pieds à terre, au pied du mur, le mur mûr de l’eau, l’eau des ponts, l’eau-delà. .. L’eau d’ici, l’eau de là, se dit-il… L’eau d’ici jusqu’à l’hallali! Ah, là, là ! Comme c’est loin la vie… !
Et, tout à coup, Pan !
Pan ? Pan. Ce n’est pas une balle, ni un ballon, ni pis. Pan – pour ceux qui ne connaissent pas Pan – c’est Tout! Pas de panique (Quoique… ) ! Ce bon vieux Pan ! Bon comme du vieux Pan…
Pan dans l’aïeule!… Quand on se retourne sur son passé, celui-ci finit toujours par nous rattraper, pensa notre anti-héraut.

Et Pan était là, devant lui. « Vieux bouc ! » L’apostropha-t-il dans un geste emmanché, une arabesque se cognant aux murs, devenus miroirs, de la géométrie euclidienne… L’Euclide qui tue, pensa-t-il, pendant que son geste retombait comme un soupir, et que sa main, telle une hirondelle frappée de folie, venait éclater d’un bruit mat la surface silencieuse de sa cuisse jusqu’alors muette.
Le Pan se retourne. Il fait la roue (évidemment) pour la forme, et trace ainsi dans les airs les limites imitées de sa juridiction (Entendons : Le Monde Naturel) puis s’arrête, torse bombé et membres rayonnants, en un point d’orgue solaire, un X (Point d’interrogation des algébristes) flamboyant. Tout est là : Le monde et son orbe (son ordre, c’est autre chose… bien qu’à l’évidence un cercle soit toujours bien rangé… ), les éléments : L’Air, que son geste a emprisonné; la Terre, poussière d’étoile qui vient iriser sa toison; l’Eau, qui vient la consteller de perles arrachées aux herbes hautes; et le Feu, du Soleil, qui vient y enflammer ses folles boucles rousses.

 Procession Bovine Dans Un Paysage Idyllique.

Dans Une Riante Vallée.

« L’X est Tout, dit l’animal (si l’on me passe cette expression… !) Regarde ! Je suis le Feu de la Vie ! » Et pan, rapide tel l’éclair il se fend d’une belle roue solaire et flambant neuve, comme descendue tout droit des escaliers du ciel ! Et vlan, en v’là un qu’en descend ! L’autre est épaté : Ça tue un Pan impromptu !
Bon… ! On socialise, ils font les présentations :
– « Amédée. »
– « Pan. »
Emois…
– « Et in Arcadia ego… ! – Ah, les arcanes de l’Arcadie, dit… ! »
– « Oui! Mais l’archaïque, sans ses archontes! »
– « Et ses bacchantes dans les acanthes! Et Arcas, héllas… ! »

Et bla-bla ! Et ça glose… Sur toutes choses! Jusqu’à ce que Pan, dans un geste panoramique (après tout, on s’y attendait…) déchire toutes ces paroles en l’air des éclats mineurs – le vieil adolescent! – de sa flûte aux multiples roseaux, le regard perdu au loin, cloué au banc bleu de l’horizon. Syrinx, ne vois-tu rien venir?…

Le regard d’Amédée aussi, de pair, se perd, filant vers l’infini. Ah, l’infini, ce n’est pas raisonnable, mais quelle belle éponge! Tout converge vers l’Infini qui conjugue le parfait, l’imparfait et le futur dans le présent (ou serais-je allé trop loin?… ) Amédée, notre Faust intérimaire aux préoccupations lasses, étourdi par ce concert aussi mystique – dans un certain sens – que mythologique, sentait que ses jambes ne le supportaient plus. Et pour cause! Porté par les accords aussi puissants qu’immémoriaux de l’instrument rustique de notre faune ami, il flottait entre deux airs, à quelques centimètres de la cime des herbes dont les têtes, foule d’autant d’épis sauvages, ondoyaient souplement – on l’aurait juré ! – sous l’influence de la musique fruste mais divine!

Notre Caliban à la cuisse velue, l’œil animalement divin noyé d’une buée mélancolique, abreuvait d’un souffle mythique les antiques mesures d’un hymne écologique.

Notre Faust, lui, dérivait, comme hypnotisé, ou halluciné, fortuitement transmué en aérostat… Il était transporté (Enfin, il était temps !) Et quand Pan cessa de jouer… il était déjà loin.

2 – AMÉDÉE PEND

Amédée, en fils de la brise que porte le souffle le plus doux, voyageant de Cordoue à Pise accroché à des courants flous, ne songe qu’à ces heures exquises sises en ses moments les plus fous ; et la vitesse qui le grise fait battre ses veines à son cou.
Son corps, son profil aquilin, sont aiguisés par Aquilon. Emporté par ses ailes, au loin, par-dessus les abutilons, sur ses reins zélés de félin au souffle long et aérien, il flotte, pris comme Absalon.
Aéronaute à ses dépends, la tête haute Amédée pend dans le ciel aimant qui le prend comme son hôte et son amant ; il passe et il défie le temps tout comme au temps du bon vieux Pan !
Amédée voyage irréel, en emportant ses idées haut et en laissant ses ires réelles affronter seules ses idéaux.
Libre comme l’air qu’il chevauche – éthéré et puissant vaisseau – il voit l’avenir qui s’ébauche : des champs d’énergie en faisceaux ! Et ces gerbes belles il les fauche pour les assembler en fuseaux.
Les astres, joyaux éclatés, au cœur de leurs révolutions dessinent des cartes codées guidant ses circonvolutions. Ainsi voyage notre Amédée, miracle de l’évolution, dont rien ne saurait altérer ni compromettre l’impulsion.

3 – UBIQ-CUB

Les déambulations aléatoires en circonvolutions excentriques (ou bien épicycliques !) de notre Faust-copie, après son expérience panique dans des sphères extatiques, l’avait laissé lipothymique, aussi vide que la musique des sphères de Magdebourg, et le plongeait dans une torpeur proche du semi-coma. Evanescient…

Et pendant qu’il essayait de rassembler ses esprits (Son ex-stase l’avait scindé en hypostases…) ces bribes de lui-même lui renvoyaient les échos de ses frasques passées, des images en forme de mirages, de rivages, de visages…
Le voilà encore parti, partout, par tous les lieux où il est allé, par delà les lignes du passé, passé irrévolu ( revoulu? ) parmi tous ceux, toutes celles qu’il a connus…

Et comme en quête d’horizon (horizon-thalle, sur lequel se fixer ?) il fuit devant lui, suivant son ombre – souvent prémices de lui-même. (Dichotomie prémonitoire?) – dans des pérégrinations aléatoires (Des pèlerinages prospectifs?) qui le ramènent du bout de l’ennui, dans des lieux mythiques d’épisodes métaphysiques ou épiques, pittoresques ou pathétiques…

Campagnes secrètes de ses campagnes de conquête de l’inconnu, courues lors de ses quêtes des passions concrètes, circonvenues par ses enquêtes exhaustives et ses fêtes votives… Forêts festives, ésotériques, bois érotiques aux fragrants bouquets, fringants bosquets où d’extatiques hoquets se balbutiaient dans l’écho des futaies… Vallons et vallées moussus avalant les moussons, gorges avides et ravinées, scènes de mystères rustiques et de cènes bucoliques et raffinées… Collines coulant leurs longs galbes satinés d’oves rondement polis, d’orbes érodés en mamelons amollis, déliant, collant leurs lombes alanguis au long des plaines épanouies… Grottes mystagogues, matrices mythiques, entrailles entaillées de la terre, antres antiques aux arcanes concrétisées en arcades de concrétions, tanières entériques ou utérines, accouchant de leurs écots d’échos de chants primaires, primaux ou primordiaux, polyglottes et troglodytes. Et des limbes ! Des limbes nimbés d’ombre, et lors, d’or. Limbes elliptiques, ou sphères éthérées, strates sans astreinte où l’esprit atteint des états autant spiritueux que spirituels, où l’émersion suit l’immersion!

Toutes ces évocations – autant d’invocations au temps d’avant (Temps de tant de passion!) – effluents et affluents de son existence hypéresthésiaient ses sens ravivés.

Il revoit Mélisande qui, vêtue d’alépine et de cellular, repue d’alkékenges, d’alkermès, de lassi, de myrtilles, de kaïmac, d’eau de naffe, et de rahet’, à l’ombre de palissades de palissandre, sur un lit de papyrus, de pampre, de myrte et de myrrhis, gorgée d’une lascive langueur, s’adonnait, abandonnée, alanguie, donc allongée, à la chiromanie…

Il se voit à Stonehenge (surnommé alors Palais aux Lithiques) où il allait communier avec la lune, cette froide hostie des pulsions, des passions, des communions charnelles. Là, sûrement, loin de ses campagnes familières, le fameux Pan l’avait précédé, il y a bien longtemps, pour séduire, éperdu (et presque hyperdule…) la blanche Séléné à l’aide d’une toison immaculée de sa conception.

Dolmens, menhirs, et monolithes, forêts de pierre aux troncs géants, aux frondaisons d’étoiles, où se jouent les mystères de ces temps reculés. Voilà là un Walhalla bis, ensemble sacré, monument-thalle d’où se ramifie la spiritualité d’alors; un hypèthre d’où se lisent les commandements de la nature. Gnomon titanesque que n’arrive pas à polir le flot des heures. Empire des astres et des castes druidiques. Domaine des esprits cachés partout, où les Nibelungen, caressant les granits dans les enceintes désertées, pleurent sur leurs héros séculaires et sur leurs dieux crépusculaires.

 Luxe, Calme Et Amanite Muscaria.

 Au Pays De Quetzalcoatl.

Oui Au Nô Sans Limite.

4 – ISIS & ORIFICES

Sans sa lyre – son essence – le poète se fait satyre. Connaissance ! De son verbe inventif, il use (Ô, lascive salive !) et sa verve invective les sens et les incendie. Sans salir… les sens attisés s’attirent.

Alors fait, pâle Orphée, que s’allume sous ta plume d’oiseau-lyre ce délire délicieux, par des vers séditieux, plaisants et pernicieux, par plaisir ambitieux, par paires vers mi-vicieux, mutins et mi-précieux, offrande ou bien butin offert aux plus offrants ! Et jusqu’aux cieux dévers, par devers la nourrice des vers que tu nous glisses, dans son divin calice aux délices suprêmes hisse ces prémices qu’elle les aime et chérisse ! Arase toute ire rétive ! Embrase (délires, délices, extases !)  les lys aux ardents calices ! Que débute l’épitase sans craindre l’épectase !

Prémices lisses, bouches qui glissent, lèchent, lèvres qui se plissent, se déplissent, s’ouvrent. Délices. Mains qui touchent, frôlent, affolent, effarouchent, chavirent, étirent, font frémir. Peau à peau. Effleurements déflorant les surfaces soumises qui s’électrisent, s’attisent: Feux d’artifices sous l’interface qui nous tapisse. Que ne tarisse le plaisir jailli comme une vague brisée sur les brisants, ses embruns fusant dans la brise! Et que résonnent, euphoniques, frissonnants & euphoriques, tels des AÛM spagiriques, les orgues pyrotechniques des phéromones, hormones féeriques que façonnent, autonomes, les lents feux chimiques des élans physiques!

Corps à corps. Encore, encore! Attention tendue, tensions étendues, hyperesthésie frisant l’hystérie. Les ombres sont moites, les membres s’emboîtent, des perles miroitent aux jonctions : Sécrétions secrètement excrétées dans l’action; gemmes-aimants aimés des amants venant s’ajouter ¬- dans ces joutes de vaisseaux déployés en faisceaux convoyeurs de joie – aux joyaux convoités des voyeurs et des voleurs dévoyés.

Trésors. Couronnes, écrins ornés d’agapes d’agates, de grenades de grenats, de rubis humides et rutilants! Rivières de diamants-chair, Rubis-cons à franchir à gué au gré des affranchis des sens.

Par Isis et ses orifices! Ses aurifices, d’orichalque et d’onyx, si féconds tant faits cons! Matrices maîtresses, ou maîtresses matrices généreuses générant – Muses aux us osés! – poisons, pâmoisons, à foison. Toisons où se mêlent chattes et oisons, chatons de damoiselles, touffus et bouffants, étouffants et bourrus, émouvants et moussus, ou émus et mouvants, épilés, éplorés implorants. Sexes hâlés au pubis rasé de sa ceinte barbe pudibonde dévoilant la candeur incandescente du sein des seins, anse des décadences des sens! Si touchants!… Attoucher leur humidité avec humilité!

Toutes ces bouches, tous ces yeux, farouches ou fallacieux, louches ou licencieux: Les aboucher tous, les lécher, s’en délecter, délicatement, délictueusement ! S’enlacer, lascivement, se mêler, intimement, s’immiscer !

Le vice des sens, c’est l’essence du vit, et le sens de la vie!

5 – BUCOLIQUE EPIGRAMME
(Et son cortège lexical)

 Traversons bien vite les pœciles
Allons, Ma Belle, en conciliabule
Nous égayer dans les muscipules,
Et babiller parmi les strobiles
Des racémifères gypsophiles,
Batifoler, puis faire des bulles
Du jus des saponaires graciles,
Admirer les corolles labiles
Prisées de l’anthophage héliophile.
Et nous cacher, tels deux sciaphiles
Dans des terriers, sous des monticules,
Embusqués, guettant des homoncules,
Folâtres êtres glabriuscules
Folichonnant dans les renoncules,
Balbutiant tels deux imbéciles
Tous barbouillés du suc alibile
Des baies glanées emplissant nos sébiles
Et puis repus, coincer-là la bulle.

[ Pœcile : Portique grec orné de peintures. / Muscipule : Plantes muscipules, plantes qui prennent les mouches, dites vulgairement attrape-mouches : telles sont la silène muscipule (caryophyllées) et la dionée muscipule (droséracées). / Strobile : Formation serrée ayant l’aspect d’un cône ou d’un épi. / Racémifère : Qui porte des fleurs en grappes. / Gypsophile : Plante herbacée à petites fleurs ornementales blanches ou roses, dite aussi, à cause de sa délicatesse et de sa finesse « désespoir du peintre ». / Saponaire : Plante des milieux humides, à fleurs roses et odorantes, à tige dressée et qui renferme de la saponine, principe « savonneux » que l’on peut éprouver en se frottant les mains avec le suc de la plante et de l’eau. / Labile : Susceptible de tomber, de changer. / Anthophage : Qui consomme des fleurs. / Héliophile : Qui aime le soleil. / Sciaphile : Qui aime l’ombre. / Homoncule : Petit être vivant à forme humaine, sans corps, asexué et doué d’un pouvoir surnaturel, qui était censé être fabriqué par les alchimistes. / Glabriuscule : Qui est presque entièrement glabre ; qui n’offre qu’une villosité à peine perceptible. / Folichonner : Aimer à se livrer à quelque gaie folie. / Alibile : Propre à nourrir. ]

6 – HABITS D’OS

Il délaisse Abydos où sa libido liquidée l’avait laissé cassé, vidé, esseulé, et lassé, hélas! Et encore, Angkor, où son corps accort (dans des corps à corps incessants) s’exhibait désinhibé et dénudé, dansant indécemment indéhiscent dans les nuées inouïes d’encens, incandescent, effervescent, phosphorescent dans les halos diffus des faisceaux de fanaux palots, exultant.

Lorsque, donc, assez lassé, désenlacé, il s’arrête harassé, c’est éreinté d’étreintes astreintes. Alors sa lassitude le relance, insatiable, sur les lacets des chemins incessamment redessinés de son destin d’errance, dans l’exil perpétuel. Mais doit-on parler d’exil pour un tel apatride, sujet à la dépendance de l’ailleurs dans l’espérance du meilleur? Car sa fuite inéluctable, sa quête avide, c’est sa soif inextinguible de l’Autre: Autrui, l’autre lui ; ailleurs – des ailleurs d’ailleurs inconnus – d’autres lieux moins communs ; et le futur, cet inconstant avenir en constant devenir, cet autre présent. Et, sous la direction dilettante de sa lassitude, sa dilection pour la solitude intermittente hale son attitude hâlée par l’addiction de l’ambulation subsolaire dans les sillons de son odyssée aléatoire délinéés en surimpression sur les longitudes sensuelles, les latitudes intellectuelles, ou les altitudes spirituelles.

C’est sa retraite – itinérante – au désert où, nourri des sauterelles de son vécu d’errance alibile, il s’abreuve à l’air du temps des temps immémoriaux, source immortelle, et se purifie à la face du ciel irradié des flux cosmiques catalyseurs de sa pansée.

Partout règne presque irréelle, l’ombre en négatif de Pan (c.-à-d. lumineuse), car rien – puisque lui-même est Tout – n’échappe à ses caprins caprices, et qu’il éclaire tout de son auréole de feu (Le feu de la vie). Partout la pierre s’est polie sous sa main caressante, s’est éclatée sous un claquement de ses sabots, ou s’est griffée sous ses ongles nerveux lorsque, anxieux de tant de puissance et de si peu de pouvoir, Pan s’inquiétait de la fragilité de son existence. La Nature, toute entière est empreinte de ses traces – parfois si peu lisibles pour le profane – et les échos de ses rugissements, de ses chants, de ses plaintes ou de ses soupirs, résonnent encore parfois dans des géographies reculées, sur des coteaux abruptes, des cimes quasi inaccessibles, des gorges encavées, ou dans les entrailles terrestres à la minéralité presque organique, et jusque dans les profondeurs abyssales.

Mystère Du Passage Entre Deux Mondes.

 Amédée, sensible à cette présence, la ressentait dans tous les lieux qu’il habitait simultanément. Il vibrait avec elle et la buvait comme un charme, il en appréciait intuitivement la subtilité complexe et fragile, et se gorgeait de sa radiante puissance.

De telles irradiations le laissaient nu jusqu’à l’os et c’est cet habit d’os qu’il s’applique indéfiniment à recouvrir de la chair si chère de son expérience.

7 – DOUTES D’AOÛT

Antre de Pan ; un paon sort. Sur ce, Pan, pensif, sort aussi, esseulé, soucieux. Soir silencieux. Décor encré. Antre caché entre les rochers.

Le pampre pend, s’étend, rampant, s’accroche au porche de l’abri proche. Dans le fouillis des bris de roche un serpent d’émail insinue sa frise d’écailles menues, frémissant, fraye ses mailles nues dans une faille de l’assise. L’herbe ténue tressaille sous la brise.

Ultime don du crépuscule, dans les frondaisons séculaires percent des rayons de miel solaire animant, lampions minuscules dans la treille tentaculaire, d’oscillantes abeilles d’or brillant de vacillants éclats ; dans la toison de Pan scintillent d’infimes paillettes de mica.

En un obsédant nocturne, autour du faune taciturne fusent et résonnent les chants presque aphones de la faune diurne ; la brune indolente infuse sa brume émolliente et diffuse. Enfin, la nuit tombe en douceur sur les voiles sombres du soir, toile d’ombre où sombrent les couleurs qui fondent dans le noir. Un souffle berce les frondes qui roulent doucement. Les étoiles perçant de leurs fines aiguilles le flanc céleste insondable laissent échapper d’infimes pépites d’ivoire et d’argent s’éparpillant sur l’onde en reflets fourmillants.

Le paon s’ébroue puis fait la roue. Pan se secoue et il soupire, étire ses pas jusqu’au ruisseau. Le paon flâne, et, penché mais digne, glane, et dîne de vermisseaux, tous frais déterrés et tirés du terreau. Clapots : Un crapaud clopine hors du ruisseau, se hisse et coasse, il part en chasse. Pan s’assoit-là, sur une roche basse, saillie sise au-dessus de l’eau jaillie. La source, au-dessous, sourd et susurre, lasse. Et le temps, tel l’eau, s’écoule, lent, et passe.

Paisible Crépuscule Préhistorique.

 Le Corbeau Consulte L'Esprit De L'Alamo.

8 – VOIX FORESTIÈRES

Des voix chuchotent, glapissent, crient dans la forêt ; des voix perçantes comme des forets.

Les voies forestières en sont pleines, les plaines en résonnent ; et sonnent les plaintes pleines de craintes d’étranges et d’australes syrinx, fuyant fuselées et modulées les fentes étranglées et claustrales des larynx.

Les feintes de l’écho, colorées et clinquantes s’évadent, s’étalent et s’étendent, s’éventent. Palpitante, polypée, la mélopée des plaintes plane, déployée ; puis affaiblie par sa fuite folle, se délite en vol, s’étiole et, diluée, se fane, défunte.

Pourquoi tant d’émois troublent les bois ?

9 – APOPHIS PASSE

Apophis passe,
Ses écailles de glace bruissent…
SSSsssssSSsssssSsssss…

Bruits non pas entendus mais ressentis :
Les ombres glissent sur elles-mêmes.
La nuit s’emplit de ces chuintements :
Chuchotis de marées sableuses
Unis aux soupirs de dunes harassées
S’affaissant en effusions lasses, souples, nappées et lisses.
Des vagues, très vagues, se mêlent, molles
Et coulent en courants lents au sein des masses amassées.
Les masses, d’ombre, lourdes, coulissent, massées, brassées,
Entrelacées aux objets, qu’elles enfouissent ou effacent.
L’ombre explore le vide et digère la matière, dissout.
Ses trous goinfres engouffrent tout.
L’ombre s’avance sur le territoire du vivant
Comme un rideau de pluie tombant au ralenti
Mais sec et impalpable, implacable et opaque,
Et son brouillard abstrait isole au milieu des flots noirs
Le naufragé du jour sur l’île de la nuit.

 [  Serpent mythique qui, chez les anciens Egyptiens, dévore chaque soir le soleil Ré. ]

10 – COMPOST SCRIPTUM

Amédée s’étira comme un fil de bave, la moiteur gagnant s’étant faite déliquescence. La fuite du temps – épais et gluant comme du sirop d’érable – imbibait son corps que la chaleur avait rendu spongieux ; trop gorgé, celui-ci n’épongeait plus, saturé, la diarrhée mélancolique des ans. Il gisait, proie envenimée inanimée de l’attraction universelle, écœuré paralysé par la viscosité intoxicante de ces fluides liquoreux.

« Tout fout le camp, eut-il à peine la force de penser ! Et les beaux bouquets, les vieilles branches, les débris des belles plantes, comme ceux des mauvaises herbes ou les avatars des mauvaises graines, finissent par alimenter le fumier des belles espérances… Couché en strates d’espoir et désespoir, tout se superpose, se décompose et se composte avec les tombereaux de feuilles mortes ramassées à la pelle et – le plus souvent, hélas – au râteau ! Les illusions ne sont plus qu’alluvions, vomies de marées nauséeuses, les sentiments atterrés terreau. Les vers ne se chantent plus mais digèrent, invertébrés glabres et sans couleur, les déchets entassés dans la douleur.

Les brandons ne sont plus que brindilles noircies et cendres. Leur feu étouffé couve ses flammes éteintes sous les ramassis d’émincés de vie évincés et rassis où persiste, entêtante, une chaleur diffuse et odorante, éthylique et méthanée. L’alambic des alchimies vitales ne distille plus que des vapeurs troubles. Les fluides exprimés, gras, noirs et lourds ne sont plus soumis qu’à la pression de la gravité, et dégueulent hors de l’outre crevée des corps, produits des décompositions, jus d’épandage. »

Ainsi se répandait, s’épanchant limoneuse, la pensée laborieuse d’Amédée délité. Démoli, amolli, élimé, il haletait, étalé, étiolé, étoile moite empâtée, en pathétique astérisque, en odalisque apathique, affalé sur le sofa soufré du sol, souffrant sous le souffle solaire insolent. Et soûlé, suant, sale et salé, saluant ses passions scellées dans l’impuissance et ses pensées passées cernées par l’inconscience, il attendait étendu-là, las, l’hallali, la lente abolition, dissolution des sens. Il espérait, près de désespérer, presque expirant, pauvre hère errant en esprit, que la mort le prît ou la vie le reprît, dans cette ambiance de serre trop chaude, trop humide, tropicale, où le fouaillaient et le fourvoyaient, ô, fétides et pernicieuses exhalaisons, les émanations, les éthers délétères de putréfaction de ses déceptions.

Auto-Psy De L'Ange Auriculaire.

« Les stencils de nos attitudes, les ustensiles des habitudes, les viaducs de nos certitudes, les aqueducs de solitude : Tout est caduque et tout s’élude ! Tout part en vrille ! Qu’on se dessille, qu’on se détire, qu’on se détisse et qu’on se hisse, avant que tout glisse et finisse ! Il faut sans faillir fouler les fruits véreux tombés, broyer les trognons bréneux mal rognés ! Planter-là pépins éparpillés et grains engrangés, semences de démences, tronçons d’existence à bouturer ! Et mettre les pieds dans les plats pleins de plants laissés en plan ! Tout mettre à plat ! Tout retourner ! Se détourner ! Bouder les enrobant terreaux bourbeux ! Leur substituer de subtils substrats ! Car subsistent dans ces états subvertis de substantiels sursis, des sursauts du sort. Ainsi c’est sûr, sous de cléments climats, la terre est promise et le vert est de mise ! »

Il tâcha de se détacher de cette terre amère qui lui collait au corps gourd, mais il dérivait encore rivé au sol, le sang lourd, sans pouvoir se mouvoir. Ses idées dessinaient des désirs idylliques d’oasis osiriaques délinéées dans des lacis de labours. Des jardins hardis où dardaient fermes et fertiles les germes juvéniles de ses verdures futures. Il se voyait choyer dans les sillons fouaillés les scions de ses visions.

Amédée tenta de nouveau de s’extraire de sa torturante torpeur, à tort car ses efforts étaient sans effet et ses espoirs s’affaiblissaient. Il soupira, poussiéreux cloporte éclopé, puis conclu perclus et éploré, atterré et terre à terre : « Quand ? Mais quand le phénix se relèvera-t-il fringant sous sa pellicule de merde ? » Sous ses pensées en édicule, il espérait le crépuscule, prostré sous le ciel, minuscule, comme une larve ridicule, attendant que ses particules se perdent.

11 – MANGEURS DE LUNES

« C’est bien dit, marchons sur la brune
Et parlons des mangeurs de lune. »

“ Sotye Nouvelle Des Croniqueurs ”, v. 239, Pierre Gringore (1515)

Quand la fin du jour se consume,
Les tortues de nacre et de brume
Brillent, volant le long des flancs
De la montagne peinte en blanc.
Les paroles d’une chanson
S’évadent, comme en flottaison,
Les mots, voguant, viennent et vont,
Sans l’unisson, et l’air se fond
Dans les courants troubles et blonds
De la montagne qui s’enflamme
Du feu qui fait vivre les âmes.
Des oiseaux de calligraphie
Ont des danses de graffitis,
Faisant comme des escarbilles
D’encre et de feu qui
Dans le désert informulé
Des hasards inarticulés.
Tels des lasers immaculés,
Des trous noirs vascularisés
De veinules d’or irisées,
Des bulles, gonflées d’ombre pure
Ou remplies d’ondoyant mercure…
Les chassant ou chassés par elles,
Les lézards bleus déploient leurs ailes
Et, portés par l’apesanteur,
Evoluent, délayant les heures
Et leurs sirops de solitude
Dans leurs fluides attitudes.
Jusqu’aux plus hautes altitudes
Atteintes par leur multitude…
En double écho de la musique,
Un duo dodécaphonique :
Phases croisées et elliptiques
Se déroulant en écliptiques
Dans les dimensions explicites,
Bouleversant les implicites.
Et les lézards, dont la voilure
De dragons d’un ardent azur
Lance de bleus éclairs d’acier,
Glissent au sein des cieux fasciés,
Créant des courants contrariés
Déroulant des courbes vrillées
Dont les isthmes tentaculaires,
En hélices spectaculaires,
Flambent sur des années-lumière,
Semblant traverser l’univers.
Mais la montagne a disparu
Et des myriades de tortues,
Comme effusions de sa fusion,
Sont issues de sa dilution.
La nuit luisant comme le jour,
Balafrée de nombreux ajours,
Sombre à nouveau, dans les spirales,
Dans des vrilles phénoménales,
Palpite, s’allume et s’éteint.
Plein d’éclats de bronze et d’étain,
D’éclairs de lapis-lazuli,
L’espace aboli, dépoli,
Est fragmenté, remodelé,
Refondu, puis démantelé.
Les tortues semblent le clouter,
Luisant d’un nacré velouté
Sur ses lambeaux déstructurés.
Les lézards semblent suturer
De lacets élégants et souples,
D’électriques liens qui accouplent,
Tant d’improbables partenaires :
L’eau et le feu, le temps et l’air,
Des éléments indéchiffrables,
Indéfinis et innombrables…
De cet état cataclysmique
Surgit l’espace aneuristique :
Hypothétique et inouï,
Hétérogène et évanoui,
Palpable-impalpable, quantique,
Baigné d’un étrange cantique.
Ce sont matières, sons, lumières,
Formant la voix de l’univers
Issu de cet espace unique,
Qui créent l’incroyable musique.
Mais la musique magnétise
L’espace qui recristallise,
Par le fait de son incidence
Pourtant née de son influence.
La grande hydre paradoxale,
Sous la bégayante focale
De cet univers balbutiant,
Renait, organise ses champs.
Tout est plus précis, plus présent.
Tout s’étrécie, ou se détend.
Palpitante palpitation,
Propulsant par ses impulsions
Des options de compréhension
Dans d’hypothétiques options :
Des projections très suggestives,
Des suggestions très subjectives,
Objets sujets à l’objection,
Conjectures en conjonction…
L’énergie se mue en matière,
Dont elle devient subsidiaire.
Le temps à nouveau interfère.
La raison est autoritaire,
Elle ordonne, range et traduit
Sans savoir ce qui se produit.
Les tortues, devenues des œufs,
Sont couvées par les lézards bleus.
Des torsades de gaz en feu,
Etoffés cocons lumineux
Vibrants de sons et de lumières,
Servent ainsi de pouponnières
À ces surprenantes couvées.
Les œufs et leur lézard lové
Foulé du flou flux et reflux
A chaque pulsion évoluent.
Subissant les éblouissants,
Émoussant ensemencements
Des mitraillements rayonnants
De particules, d’éléments,
D’ondes, de photons et d’atomes.
Les molécules, chromosomes
Se mêlent, s’emmêlent, se fondent
Dans une confusion profonde.
Et l’intense métamorphose,
Montrée par ce que la forme ose
Sous les proportions d’une rose
(Proposition à peine éclose
Et veinée de crème et de bleu,
Pétales vifs et vaporeux,
A d’autres instants cristallins,
Limpides ou bien opalins),
Peint un électrique lotus
Dans un psychédélique opus.
Et quand cette fleur s’épanouit
Ses contours alors évanouis
Laissent échapper aussitôt
Une pléiade de cristaux
Lancés à travers l’univers.
Voyageant pour des millénaires,
Peu à peu transformés en perles
Polies par le temps qui déferle…
Mais la gravité dans ses voiles
Capture ces graines d’étoiles
Qui s’en vont happées une à une,
Gobées par les mangeurs de lune.

 12 – ACMÉ JUVÉNILE

Hâlé, Borée avait fait place belle aux ellébores et ses derniers reflets avaient éclaté aux yeux hypnotisés en millions de brisures de miroir incandescentes sur les flots faussement lascifs à la permanence feinte. Dans une ambiance déteinte et passée, en deçà des quais délaissés et glacés, ces eaux lâchement agitées léchaient les enrochements déchiquetés. Au-dessus, la cité déchue, délitée, aux limites mitées, où infusaient la brune et ses brumes nébuleuses, frissonnait, transie et stuporeuse. Une fine bruine froide déchirait sur les ruines roides, confuses et anguleuses, ses effilochades vaporeuses. Par-dessus les toits, un grand oiseau au vol lent et lassé, haut dans les cieux, esseulé, fuyait silencieux ces lieux désolés.

Dans les décombres sombres d’un monastère austère où – tels de ternes cavernes – perduraient les murs perclus et sales de salles sépulcrales, persistaient, âmes perdues, six spectres reclus, seuls hôtes authentiques hantant l‘antique cité. Ces revenants peu avenants, abandonnés et bedonnants, boudinés et ballottant, balbutiaient bredouillant d’inaudibles doléances.
Catéchumènes lymphatiques, la carrure molle et emphatique, la mine morne et apathique, exténués, ces exsangues sumos exhumés attendaient leurs Chimènes aux pieds de cheminées exhaussées. Les six gras escogriffes, égarés, aigres, gris, effarés, agrippés, agrafés aux degrés dégarnis, dégradés, de granit grainé, égrenaient gargouillant des guirlandes de Glorias dégoulinants et décalés, désarticulés, qui sonnaient comme des glas. Ils expiaient-là, dans leur exil fixe et inexpugnable, d’inextinguibles impiétés, des fautes inexcusables.

Leur libido livide et avachie, sordide et sacrifiant à l’indécence la plus assassine, pendouillait ondoyante sur leur surplis surfaits et défraîchis. S’immisçant suintante par les fissures et les failles de leur obscur sérail, la brise aussi surfait sur les plis festonnés qui godaient tous de godaille. Des lambeaux détissés des surplis laissaient, indésirables, des morceaux misérables de peau blafarde luire, blêmes, à travers leur béance.

Ces sochons en chaussons, gras comme des cochons, frappaient sur leur couenne blette – comme sur des tablas replets mais flasques, immondes – où chaque claque avivait des ondes. La chair couvait sous les plis de lin fin, ou plutôt coulait, molle, et tremblotait sous leurs assauts fantasques, connaissant-là, à la limite, les ultimes aléas animant ces amas las. Mais aussi ils sursautaient à tout instant, augmentant l’incidence de ces événements sur leur chair inconsistante résillée de flapotis tremblotants qui rendaient les contours mous de leur corps lourds flous.

Des marais maussades et saumâtres sertissaient, enserraient, cernaient l’enceinte incertaine de la ville anémiée, minant ses murs où les cristaux de sel et de salpêtre s’incrustaient suintants. Sur ces rustres étendues palustres où macéraient depuis des lustres des terres putrides sillonnées d’eaux fétides, plaines frustres imbibées et acides, s’avançaient, simultanément, errantes, spectrales et hésitantes six houris éreintées. Six femmes décharnées, six âmes adirées, désincarnées, qu’un élan lent animait, glissaient exsangues et égarées, éplorées et apeurées ; apparitions fantomatiques déchirant évanescentes les nuées phosphorescentes, les écharpes lactescentes des émanations méphitiques.
Les Chimènes, plus élimées que leur chemise parcheminée, inélégamment anguleuses, glissaient lentes, lasses et glacées sur les galets poisseux du chemin désolé. Elles se pressaient lentement car oppressées par la consistance de l’air qu’elles tranchaient comme des couteaux émoussés, buttant contre les murs moites de l’air lourd dont les voiles de plomb blanc bouchaient des horizons où la vision luttait avec l’illusion, la raison avec la dérision. Leur déraison obsessionnelle poussait leur progression processionnelle dans les remugles répugnants des infusions d’éthers délétères ; leur ambition tendue ardemment vers l’effusion attendue, la fusion défendue avec leurs gras amants.

Sur un pignon du monastère où, léchés par des fanions de brume effilochés, s’attachaient les moignons décharnés et tubulaires des cheminées ruinées, Amédée perché comme un autour sur un acrotère, vautour solitaire accroché à la roche séculaire, scrutait stoïque la pathétique steppe palustre embruinée où se devinait, distante, dissoute dans les vapeurs persistantes, la route hésitante des six houris errantes.
S’il se penchait, déhanché, sur son perchoir, au risque de choir, il voyait, pitoyable tableau, les six gras hobereaux au bas des murs de schiste, lémures mûrs et tristes, ondulant lentement, graves et hâves, crayeux, au creux des murs de la sinistre cave. Défiant la pesanteur et déniant sa peur, en haut de l’édifice où il était hissé, vissé à son pinacle terrifiant, il assistait halluciné à l’édifiant spectacle. Car, si même les six Chimènes cheminaient vers eux en chemise élimée, ceci n’éliminait pas, l’air assez harassé, rance et saisissant des six tristes sires, rassis, cireux et véreux, arrimés aux cheminées exhaussées, et susurrant, minés, leurs vœux veules inexaucés.

Durant la nuit les cieux se dessillèrent : Les nuées homogènes se fendirent et l’océan d’encre du ciel submergea leurs écueils gris sous le faisceau blafard du phare hagard de la lune ; les étoiles, lointains petits vaisseaux levèrent l’ancre et, sillant sur cette eau noire, allumèrent leur fanot falot. Au sol, une couche mouvante de brume aux volutes tentaculaires et phosphorescentes recouvrait terres, marais, mer et rivage, et s’étalait tel un mirage de nues tourmentées. Si bien qu’à contempler cette mer céleste et ce ciel terrestre la perspective de l’espace s’en trouvait inversée, et, sens dessus-dessous, les sens étaient bouleversés, assaillis par des sensations intenses et insensées.

Amédée sentit une force quasi irrésistible le tirer par le milieu du corps, son centre de gravité agrippé par un poing puissant, pressant, saisissant ce point précis. Sa respiration se saccada, il succomba aux  sensations, tomba comme en commotion ; son esprit pris par l’illusion implosa, son corps explosa.

Un Episode Chamanique.

Les particules de son être s’atomisèrent, se vaporisèrent, et désolidarisées, dessoudées, toutes dissoutes, se dissocièrent, se dispersèrent dans l’univers. Mais en une convulsion subite, une palpitation unique, l’inflation foudroyante du nuage atomique de ses particules fut résoute en une contraction immédiate, une rétraction non moins puissante qui, réaspirant tous les éléments de cette bulle incommensurable, les reconcentra.

A cette impression de succion immense, succéda la transe, associant à la dissociation de la conscience, à sa fission, la distorsion, la confusion, la fusion des perceptions. Alors cédant à l’excitation, il se laissait aller aux impressions exaltantes de ce moment mystique où la gravité universelle faisait fi des valeurs inhérentes aux lois de la physique, où l’espace temps explosait, prisant toute la saveur enivrante, presque métaphysique, tout le sel de cet instant profond plein de légèreté et d’étrangeté.
Il exultait, exalté, exilé qu’il était sur son épine de pierre. Amédée n’en était pas à sa première expérience transcendantale mais cette transe tant abyssale qu’ascensionnelle était sensationnelle.

Une telle puissance l’avait traversé, une telle énergie ! Il s’en trouvait lavé, revigoré, régénéré. Recondensé, rassemblé, il renaissait, rasséréné.

A mesure que son ivresse s’estompait, et que se rompait, trompeuse, l’impression d’aspiration par ce céleste abysse, Amédée désorienté, chaviré mais ravi, retrouvait ses esprits et observait ceux des si tristes spectres. A la faveur de la lune en guetteur sur sa hune, il passa tout le reste de la nuit, perché, à épier cette étrange scène : Les circonvolutions quasi aveugles des fiancées, les appels quasi muets de leurs galeux galants…

Il les regardait poursuivre comme des automates opiniâtres cet amour qui les avait tant fait souffrir, les avait détruits de leur vivant, qui les déchirait encore douloureusement par-delà la tombe et qui les torturait d’autant plus qu’il restait inassouvi.
Etres vides dont la flamme de vie déprimée s’était envolée, fourvoyés par leurs désirs, leurs envies périmées, marionnettes dérisoires d’un amour révolu et illusoire. Impuissants Tantales au supplice, à qui se dérobaient sans cesse les plaisirs complices de leur passion fatale. Piètres Sisyphes empêtrés qui roulaient devant eux cet amour pesant, rugueux et minéral, désincarné. Pauvres Prométhées enchaînés à ce rocher par des délices qui tant promettaient, livrés aux serres et au bec d’aigle des désirs aigres qui dévoraient leur foi.

Après le miracle vécu sur son pinacle, ce spectacle d’êtres déchus pour qui l’amour renâcle éternellement lui semblait insignifiant ; cependant – ô, stupeur – s’il ne lui mettait la larme à l’œil, il lui mettait l’alarme au cœur : « Quel piège que l’Amour, qui, joint à nos faiblesses les plus humaines – et donc les plus irrépressibles – nous plaçait baigné de brouillard au cœur d’un labyrinthe inextricable, et nous ramenait aux mêmes erreurs douloureuses, aux mêmes situations sans issue et sans cesse renouvelées ! » Songeait Amédée du haut de son observatoire glacé. Et il était près de désirer et de jurer ne plus vouloir jamais connaître la dictature, l’addiction, la destruction d’un Amour dont la mascarade et les agitations lui semblaient fades et futiles en regard de l’exaltation, des émotions exacerbées et subtiles, des bouleversements qu’il venait de vivre.

Et quand les rayons d’orichalque de l’aurore auréolèrent le calque blanchissant du ciel, d’un bond extraordinaire et prodigieux, Amédée prit son essor par-dessus ces lieux désolés oubliés des hommes, de la joie, et de la vie même ; et d’un vol fulgurant, franchissant cieux, mers et terres renaissants, il rejoignit la douce colline d’Arcadie où sous la garde jalouse de Morphée gisait encore son corps placide et gourd. Son double de rêve contempla un instant son corps endormi si paisible, et si… détaché. Puis, s’immisçant à travers l’horizon, un rai doré de pure énergie l’inonda, riche d’un flux chaleureux et généreusement vital ; alors, baigné de sa plénitude, il se ré-immergea dans sa douce geôle de chair, se couchant lové contre la conscience qui doucement s’éveillait.

 12 – BUCOLIQUE ÉPIGRAMME

Traversons bien vite les púciles…
Allons, Ma Belle, en conciliabule
Nous Ègayer dans les muscipules,
Et babiller parmi les strobiles
Des racÈmifËres gypsophiles,
Batifoler, puis faire des bulles
Du jus des saponaires graciles,
Admirer les corolles labiles
PrisÈes de l’anthophage hÈliophile.
Et nous cacher, tels deux sciaphiles

 Dans des terriers, sous des monticules,
EmbusquÈs, guettant des homoncules,
Fol‚tres Ítres glabriuscules
Folichonnant dans les renoncules,
Balbutiant tels deux imbÈciles
Tous barbouillÈs du suc alibile
Des baies glanÈes emplissant nos sÈbiles
Et puis repus, coincer-l‡ la bulle.

LEXIQUE

> Púcile : Portique grec ornÈ de peintures.
> Muscipule : Plantes muscipules, plantes qui prennent les mouches, dites vulgairement attrape-mouches : telles sont la silËne muscipule (caryophyllÈes) et la dionÈe muscipule (drosÈracÈes).
> Strobile : Formation serrÈe ayant líaspect díun cÙne ou díun Èpi.
> RacÈmifËre : Qui porte des fleurs en grappes.
> Gypsophile : Plante herbacÈe ‡ petites fleurs ornementales blanches ou roses, dite aussi, ‡ cause de sa dÈlicatesse et de sa finesse « dÈsespoir du peintre ».
> Saponaire : Plante des milieux humides, ‡ fleurs roses et odorantes, ‡ tige dressÈe et qui renferme de la saponine, principe « savonneux » que l’on peut Èprouver en se frottant les mains avec le suc de la plante et de l’eau.
> Labile : Susceptible de tomber, de changer.
> Anthophage : Qui consomme des fleurs.
> HÈliophile : Qui aime le soleil.
> Sciaphile : Qui aime l’ombre.
> Homoncule : Petit Ítre vivant ‡ forme humaine, sans corps, asexuÈ et douÈ díun pouvoir surnaturel, qui Ètait censÈ Ítre fabriquÈ par les alchimistes.
> Glabriuscule : Qui est presque entiËrement glabre ; qui n’offre qu’une villositÈ ‡ peine perceptible.
> Folichonner : Aimer ‡ se livrer ‡ quelque gaie
> Alibile : Propre ‡ nourrir.

/ Éric Duvivier /

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2 commentaires pour “Les Jardins de Pan. Par Eric Duvivier. 2014.”

  1. Teulé YvanLe vendredi 18 avril 2014 à 15 h 08 min

    On sent,fou,l’influence conjuguée au présent de Picasso ( Le désir attrapé par la queue) et de Paul Valéry ( Monsieur Tête ) ! Mais notre ami Duvivier a enfin trouvé sa place, ici et parmi les Grands !

  2. Michel ColléeLe vendredi 18 avril 2014 à 16 h 04 min

    Merci pour Eric qui sera heureux de lire votre commentaire, que je lui transmets.